Présentation
Texte intégral
1Le 17 octobre 2008 à l’université de Nantes s’est tenu, à l’initiative du CAPA (Centre atlantique de philosophie allemande), un colloque intitulé « Europes phénoménologiques ». Outre les conférenciers, étaient notamment présents Jean-François Courtine, Jean-Marie Lardic (directeur du CAPA) et André Stanguennec (professeur émérite de l’université de Nantes), qui ont bien voulu présider les séances. André Stanguennec nous a finalement livré une étude sur la question de l’Europe chez Gadamer. Étienne Tassin et Robert Uriac, qui n’étaient pas présents, ont accepté de s’associer à la publication des actes en nous offrant respectivement un texte sur Hannah Arendt et un texte sur Heidegger : les sept penseurs les plus importants de la tradition phénoménologique ont de la sorte pu se voir étudiés et leurs sept noms se trouver réunis dans le présent volume. Robert Legros, éminent phénoménologue activement présent aux débats, a quant à lui accepté de prendre en charge le thème Europe en amont même de la tradition phénoménologique, chez Hegel, dont il est également spécialiste, en explorant les évolutions de pensée et les paradoxes, qui sont encore les nôtres, de la trajectoire du philosophe d’Iéna et de Berlin : la Phénoménologie de l’esprit n’a donc pas été oubliée.
2Qu’est-ce alors que l’Europe comme phénomène, le « phénomène Europe » ? Que vise la tradition phénoménologique sous ce mot ? On le sait, si cette tradition est diverse, elle s’ingénie aussi constamment à retrouver les phénomènes qui, de prime approche, se trouvent occultés par divers niveaux de langage et d’expérience. Elle vise ainsi à les restaurer à vif alors même qu’ils ont pu se trouver voilés par de multiples discours, idéologiques ou même philosophiques. Le phénomène n’est en ce sens pas forcément ni tant ce qui se montre immédiatement, s’il faut d’abord faire éclater les strates qui se sont déposées sur lui avant qu’il n’apparaisse incontestablement, et à celui-là en premier lieu qui a fait l’effort de se rendre présent à lui. Le phénomène Europe n’échappe pas à la règle, si son sens – selon Husserl – est déjà la capacité propre d’une culture ou d’une civilisation à se déprendre des évidences de son monde particulier, à les interroger, les critiquer et à viser l’universel. Si telle est la proto-expérience, propre, de l’Europe et si nous précisons que l’expérience retrouvée, pour la phénoménologie, peut aussi bien servir de norme, d’idéal, il faut s’empresser d’ajouter que cet idéal, en dépit de son ancrage en une « expérience », ne doit bien sûr pas, en tant qu’idéal, être confondu simplement avec la « réalité » historique, avec les faits, qui peuvent plus ou moins confirmer, plus ou moins infirmer, l’essence. Le phénomène Europe retrouvé apparaît alors avant tout comme un impératif qui invite aussi bien l’Europe que toute autre culture à une même attitude, à être européenne, en sorte que l’Europe n’est plus forcément l’Europe géographique, n’est plus forcémenten Europe, sans qu’il y ait pour autant homogénéisation des diverses cultures ainsi ouvertes à l’universel.
3Comme on le voit, c’est le statut de l’universel qui a souvent été ici au cœur des analyses et, avec lui, un nouvel examen – encore une fois, mais toujours indispensable – de ce que l’on entend par « eurocentrisme ». A-t-il été possible de donner un statut non idéologique à l’universel, de conférer à l’impératif de l’Europe idéale tout son sens sans qu’il ne soit contaminé – en aucune façon – par quelque tentative de justification des démarches colonisatrices de l’Europe et des horreurs incontestables qui les ont accompagnées ? Par-delà cette question, et à l’autre bout de la course de ce colloque, il restait encore à se demander ce que ces Europes philosophiques que sont les phénoménologies de l’Europe avaient à nous dire sitôt que nous envisagions la question politique de l’Europe : Hannah Arendt nous est justement apparue comme la phénoménologue qui abandonne la phénoménologie pour affronter, sans position philosophique de surplomb, cette question politique en termes politiques. Nous avons donc parcouru cet arc qui menait de Husserl, ou même avant lui de Hegel, à Arendt.
4Examinons maintenant chacun de ces philosophes pour eux-mêmes et ce que montrent les textes certes écrits à l’occasion de ce colloque mais aussi bien réécrits, peu ou prou, après sa tenue, après la réflexion des uns avec les autres, c’est-à-dire au contact, plus ou moins rugueux, des uns aux autres.
5S’agissant de la pensée hégélienne de l’Europe, l’exposé de Robert Legros montre que l’on peut opposer la vision des écrits de jeunesse (de l’époque francfortoise – 1797-1800) d’une part, et, de l’autre, la conception qui s’esquisse dans la Phénoménologie de l’esprit (1807) et dans l’Encyclopédie (1827 et 1830), plus précisément dans l’addendum au § 393 de la « Philosophie de l’esprit », qui est consacré à « la diversité raciale des hommes », envisagée « sous le rapport physique » et « sous le rapport spirituel ». La première annonce une conception romantique, la seconde repose sur une conception de l’histoire comme progrès de la raison. Or, chacune de ces deux conceptions repose sur la reconnaissance d’une incompatibilité foncière entre le principe d’une égalité entre les hommes (ou l’idéal d’une égale liberté de tous les hommes) et le principe d’une égalité entre les cultures. Ainsi, tant qu’il exaltait les différentes cultures restées fidèles à leur tradition et étrangères à l’individualisme, le jeune Hegel dénonçait « l’Europe actuelle », fondée sur l’idée d’un « même droit pour tous », mais lorsqu’il en est venu à reconnaître le principe moderne de la subjectivité comme fondamental, à souscrire à une idée d’égalité entre tous les hommes, Hegel a du même coup rejeté l’idée d’une égalité de toutes les cultures fidèles à leurs traditions et a établi une hiérarchie entre les civilisations, au sommet de laquelle il a placé l’Europe moderne. La civilisation européenne moderne est, selon lui, au sommet de la hiérarchie des civilisations car elle conduit à la réconciliation de la raison et du monde. L’esprit proprement africain (Afrique noire) et l’esprit proprement asiatique (les Mongols) restent inaccomplis car ils ne se montrent pas encore en mesure de se détacher radicalement du sensible ; les civilisations juive, mahométane et caucasienne se sont détachées du sensible mais en sombrant dans un dualisme du sensible et de l’universel abstrait ; enfin l’esprit proprement européen, c’est-à-dire l’esprit chrétien, s’est montré capable d’une réconciliation avec le monde. Robert Legros met ainsi lumineusement en relief le paradoxe, déjà hégélien, de l’affirmation de la prééminence de la culture qui affirme l’égalité des hommes, paradoxe qui survit sans doute à ce que l’on appelle parfois la « métaphysique hégélienne de l’histoire ». Il achève son étude en montrant que la Phénoménologie de l’esprit laisse entrevoir trois modalités distinctes de cette réconciliation ultime.
6Husserl, premier de la tradition phénoménologique moderne, n’est ainsi pas, loin s’en faut, le seul philosophe à avoir parlé de l’Europe mais avec lui, ainsi que le souligne Emmanuel Housset, rarement le souci d’une approche purement philosophique de l’Europe aura été poussé aussi loin. Tout en écrivant sur l’Europe pendant le moment tragique de la montée de la barbarie nazie, il parvient à se libérer de toute considération historique, sociologique ou psychologique pour élucider le pur concept d’Europe qui n’est pas pour lui une « vision du monde » particulière, mais une Idée qui appartient à la structure de toute conscience. Cette Europe n’est donc pas un espace géographique, économique et culturel, mais une Idée téléologique qui permet de comprendre les développements passés de l’humanité européenne ainsi que ce qu’elle peut et doit devenir si elle accepte de répondre de cette Idée. Une telle entreprise peut assurément sembler étrange au non-philosophe, mais elle permet de prendre conscience que tout le travail de construction d’une communauté européenne ne peut prendre son sens véritable que si la figure spirituelle de l’Europe est portée de façon consciente. On ne résoudra pas la crise de l’identité européenne par des tâches finies d’ordre politique ou économique si on ne prend pas conscience que l’histoire de l’Europe c’est l’histoire de la science, c’est-à-dire l’histoire du développement infini de la raison en l’homme. L’Europe est donc d’abord non une réalité géopolitique, mais une Idée infinie, une tâche infinie, et donc un avenir à porter. C’est ainsi une responsabilité universelle vis-à-vis du monde dans sa totalité qui définit l’Européen et la force de Husserl est de formuler en 1936 cette exigence absolue de responsabilité face à toutes les formes de lassitude, de passivité, de renoncement qui menacent l’Europe. Nul ne peut vouloir ce qu’il ne connaît pas et la tâche du philosophe est de donner à voir ce sens idéal de l’Europe qui doit guider toutes les réflexions techniques.
7L’intervention de Jean-Michel Salanskis prolonge les analyses précédentes concernant Husserl, mais envisage la conception husserlienne de l’Europe spirituelle, sa définition idéaliste – l’humanité assumant la tâche infinie de la connaissance de tout étant au sein de l’universum des étants et ainsi le mode de vie de l’autonomie rationnelle associé à cette tâche – en commençant tout d’abord par lui faire justice de l’interprétation qu’en avait donnée Jacques Derrida en 1987 dans De l’esprit. Cette lecture derridienne en effet, souvent reprise, devenue pour ainsi dire « classique », a fini par constituer comme un écran à la juste appréciation de la pensée de Husserl. Or, tandis que Derrida commente longuement la remarque husserlienne de la conférence de Vienne sur la non-appartenance des « Esquimaux, des Indiens des ménageries foraines et des Tziganes » à l’Europe spirituelle en laissant pour le moins entendre qu’entre ces propos et ceux de Heidegger accompagnant son engagement nazi le pire n’est pas là où on l’attendrait, Jean-Michel Salanskis, ne se laissant nullement conter par de tels tours de prestidigitation – et indiquant aussi bien quelle logique les sous-tend –, estime pour sa part que la seule interprétation possible de cette formule de la célèbre conférence de Vienne est que Husserl repère, à tort ou à raison (la question ici n’est pas là), au sein de ces populations désignées, une inappétence de fait et jusqu’à nouvel ordre pour le télos de l’Europe spirituelle, mais sans qu’une inadaptation essentielle ou de nature soit pour autant affirmée à leur égard. La conséquence est alors qu’à rebours de l’interprétation derridienne qui invitait à penser une dimension excluante de la définition husserlienne, l’insistance tout au contraire se trouve désormais portée sur la difficulté de la dimension ultra-incluante de la définition husserlienne qui marque l’Europe spirituelle d’une non-géographicité essentielle : si l’on veut, et à l’inverse aussi bien de la conception de Heidegger qui présente l’Europe comme prise dans un étau entre la Russie et l’Amérique, équivalents d’un point de vue métaphysique (cet Est et cet Ouest assumant la domination du monde par la technique), l’Europe husserlienne n’est jamais complètement établie chez elle, est au fond toujours déjà par Husserl projetée ailleurs, en sorte que c’est bien plutôt cet absolu inclusivisme européen qui, souligne fortement Jean-Michel Salanskis, crée une difficulté. Car il est assurément possible de se demander si l’Europe géographique et historique ne se trouve pas inéluctablement dissoute dans cette Europe illimitée, dans cette téléologie rationnelle dont le seul niveau adéquat semble bien être le monde. En d’autres termes, comment donner, à partir de la conception husserlienne de l’Europe spirituelle, à l’Europe géo-historique elle-même – que l’on ne peut que prendre en compte à l’heure de la construction européenne – une certaine consistance qui puisse être vécue, la stature d’un objet collectif assumé subjectivement par les Européens ? Plus précisément, comment cette Europe géo-historique (avec ses limites conventionnelles et diverses particularités léguées par la tradition) peut-elle s’attester comme Europe – spirituelle s’entend – pour des Européens qui n’entendent ni sacrifier la particularité géo-historico-politique de ce qu’ils construisent ni l’universalité de ce que l’Europe idéaliste de Husserl vise ? Quelle est la force phénoménologique de la définition idéaliste de Husserl, c’est-à-dire finalement quelles sont les expériences qui permettent d’attester de cette Europe et aussi bien de justifier que l’on continue, au sein même du projet politique européen, de se référer à Husserl ? Tel est le type de questionnement remarquablement important auquel s’attache in fine la réflexion de Jean-Michel Salanskis.
8Pour ce qui est de la philosophie de Heidegger, déjà évoquée, avec Derrida, par l’article précédent, on la considère souvent comme motivée par la question fondamentale de l’ontologie, celle du sens de l’être, et s’instituant à travers un débat avec quelques grands textes comme la Métaphysique et la Physique d’Aristote, les Recherches logiques de Husserl, la Critique de la raison pure de Kant, de telle sorte que la question de l’Europe pourrait d’abord lui paraître étrangère. Mais, ainsi que le souligne Robert Uriac, si au lieu de lire Sein und Zeit, nous lisions par exemple l’Introduction à la métaphysique, nous pourrions observer que cette question ontologique est explicitement considérée comme déterminant le destin de l’Occident ; revenant en arrière nous pourrions découvrir que l’élaboration du maître livre de Heidegger se trouve guidée par cette pensée, qui s’explicite à travers les dernières pages, consacrées à l’historicité du Dasein. Ce livre peut se comprendre comme la recherche d’un sol pour reconduire l’Occident sur le chemin de sa vocation spirituelle – chemin qui n’est pas celui d’un penseur solitaire mais d’un peuple, le peuple allemand, s’inscrivant dans l’histoire de l’être [Seinsgeschichte], histoire ouverte aux limites de l’Asie par un autre peuple, le peuple grec : l’Allemagne, placée au milieu de l’espace européen, entourée de tous les autres peuples et, riche d’une langue incomparable, se voit destinée à réveiller cet esprit grec occidental. Tout ce que l’on appelle d’ordinaire l’Europe, la Rome impériale puis catholique, la raison universelle, l’humanisme, les Lumières, le développement des sciences et des techniques, la démocratie libérale, provient de cette ouverture ; mais, tout en étant déterminé par elle, en altère la signification authentique et nous déracine. La tâche de la philosophie allemande, en tant qu’allemande, est alors, en Europe, de sauver l’Occident. Il s’agit donc chez Heidegger, souligne Robert Uriac, d’une pensée de l’Occident plus que de l’Europe et l’accent se trouve mis sur la vocation historique singulière des Grecs présocratiques et du peuple allemand orienté par « ses poètes, ses penseurs, ses fondateurs d’État ».
9C’est à la figure de Levinas qu’Ari Simhon s’est pour sa part attaché en présentant ce qui est « son » phénomène Europe par le biais de la confrontation du phénoménologue français avec l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. Si Levinas a parfois déclaré, tout particulièrement lors d’entretiens, que l’Europe était à ses yeux « la Bible et les Grecs » – l’universel éthique et l’universel de la raison – il a pu aussi la caractériser comme une mauvaise conscience. Or, cette mauvaise conscience de l’Europe, c’est la conscience morale même, la Bible donc, qu’incarne tout particulièrement au XXe siècle l’ethnologie ou l’anthropologie dans sa ligne critique à l’égard de l’universel et de ses méfaits – dont le colonialisme et les meurtres de masse sont le pire. Avec l’anthropologie, avec Lévi-Strauss, l’Europe se trouve donc critiquée, ce qui revient aussi bien à dire, mais en changeant son fusil d’épaule et sous forme active cette fois, qu’elle s’autocritique par la médiation de ses anthropologues. En d’autres termes, et si l’on prend en compte qu’il y a là comme une proto-définition de l’Europe, cette dernière, par cette autocritique non seulement intellectuelle mais aussi morale, brise par essence, ou doit (toujours plus) briser, la clôture ethnocentrique et a pour particularité de s’arracher aux particularismes en visant l’universel. Le paradoxe peut alors s’expliciter de la manière suivante : au moment même où l’anthropologie dénonce la barbarie de l’eurocentrisme comme s’il n’était toujours qu’ethnocentrisme, cette discipline incarne encore, inéluctablement mais à son corps défendant, une centralité de l’Europe d’un nouveau type en ce sens qu’elle manifeste la capacité européenne d’autocritique que n’ont guère les cultures autocentrées des peuples dits « premiers » auxquels elle s’intéresse. Paradoxale centralité ou même encore, en franchissant un nouveau pas (qui nous ramène au chemin de pensée hégélien et à ce qu’il ouvre comme perspective, mais que ne franchit pas Levinas), paradoxale supériorité de la culture qui affirme, mais seule ou presque, l’égalité de toutes les cultures humaines : au moment même où l’anthropologie dénonce ainsi – à juste titre faut-il encore souligner (puisqu’une abyssale herméneutique du soupçon toujours nous pousse à le faire) – la fermeture de l’Europe sur ses altérités ou, ce qui revient au même, son ouverture à l’altérité sur le mode de la simple domination, elle constitue ainsi la contradiction performative d’être, tout en ayant affirmé cette fermeture et cette visée de domination comme dimensions essentielles de l’Europe, une forme d’ouverture européenne faite de curiosité et d’intérêt pour les altérités – lesquelles, de surcroît, ne le rendent guère à l’Europe. Ainsi, si Levinas comme Lévi-Strauss savent dénoncer le colonialisme, le premier assume néanmoins, mais à rebours du second, une forme tout à fait paradoxale de centralité européenne qui ne renvoie ni à un centre s’ouvrant sur le mode de la domination ni à un centre fermé sur lui-même, en sorte que sa position consiste finalement à récuser non seulement l’eurocentrisme idéologique, qui se sert – mésuse, abuse – de l’universel comme un prétexte afin de justifier les visées de domination (politico-économique), mais aussi bien l’anti-eurocentrisme qui, tout à l’inverse, prenant prétexte cette fois des mésusages de l’universel (éthique), le dénonce purement et simplement et entend en faire l’économie. C’est la prise en compte du fait même de l’anthropologie comme européen, typique de la mauvaise conscience européenne, qui oriente Levinas vers cette conception tout à fait originale – et souvent incomprise – de centralité. Au fond, conclut Ari Simhon, c’est Levinas, et non Derrida, qui donne sens au programme pourtant derridien d’en finir avec l’anti-eurocentrisme comme avec l’eurocentrisme (mais sans tomber dans l’anti-européisme). L’œuvre de Jacques Derrida, au départ de l’article de Jean-Michel Salanskis, est donc de nouveau considérée, mais à la fin cette fois, de cette contribution sur Levinas.
10Émilie Tardivel, quant à elle, s’attache à l’œuvre de Patočka. La réflexion de Patočka sur l’Europe, précise-t-elle, s’inscrit dès l’origine dans une double filiation : celle de Husserl et celle de Masaryk. Du premier, Patočka partage l’exigence d’une résolution phénoménologique de la crise qui traverse la modernité européenne. Du second, il retient l’idée d’un privilège de la question de la liberté – de la « foi personnelle », de l’« élément de la décision ultime » – sur celle de la raison. C’est à l’aune de ce legs éthico-philosophique, revendiqué dès 1936 dans le texte qui a pour titre « La conception de la crise spirituelle de l’humanité européenne chez Masaryk et chez Husserl », que se trouvent relus les trois grands moments qui jalonnent l’élaboration de la conception patočkienne de la crise : (1) du milieu des années trente au début des années cinquante, émerge chez Patočka l’idée selon laquelle la crise relève de l’essence même du projet de vie européen ; (2) au début des années soixante-dix, après avoir constitué son propre système phénoménologique, Patočka revient donc à la philosophie de l’histoire en opérant une réduction du projet de vie européen à son essence, à savoir au « soin de l’âme », « souci d’être », dans lequel il voit le principe spirituel de la genèse, de l’essor et du déclin de l’Europe ; (3) au milieu des années soixante-dix, il vient alors décrire les évolutions historiques de ce principe, en tentant de déterminer comment mettre fin à sa dérive moderne. Selon Patočka, la crise de l’humanité européenne n’est donc pas uniquement une crise de la raison, « de la liberté et de la responsabilité dans la pensée », mais une crise de la vie, c’est-à-dire « de la liberté et de la responsabilité dans l’être ».
11Selon André Stanguennec, Gadamer décèle dans l’Europe de son temps une Krisis, une crise, mais qui n’a pas le sens de celle que Husserl mettait en évidence. Pour Husserl, la crise européenne était liée à une crise des sciences dans la mesure où il y avait une crise des fondements scientifiques : les sciences avaient perdu le contact avec le monde de la vie. La crise de la seconde moitié du XXe siècle se présente plutôt, d’après Gadamer, comme une crise de la culture, plus précisément des formes rationnelles de la culture : non seulement les sciences et les techniques mais aussi la politique, l’art, la religion. Cette crise – Gadamer utilise plutôt l’expression de situation tendue, périlleuse – se signale principalement par une triple séparation : séparation entre les disciplines ou entre les formes rationnelles de la culture européenne, séparation entre les cultures européennes et non européennes, séparation entre notre culture et la nature. Cette triple fragmentation commence toutefois à être surmontée. Sur la manière dont l’Europe tend à surmonter cette triple séparation ou fragmentation, on peut déceler une herméneutique qui renoue avec les Grecs, plus précisément avec la dialectique de Platon et avec la conception aristotélicienne de la praxis. S’agissant des sciences, on peut repérer une manière de surmonter leur fragmentation dans une commune conscience critique soucieuse de s’en tenir à l’expérimentation et hostile aux simplifications demandées par les médias. S’agissant des différentes cultures, l’herméneutique tend à surmonter leur fragmentation en montrant que c’est bel et bien sur un même monde que parlent toutes les langues. S’agissant de la rupture avec la nature, l’humanité se sent aujourd’hui mise en demeure d’empêcher les destructions de la nature qui ont été engendrées par des techniques débridées. Ici à nouveau, c’est en renouant avec l’idée aristotélicienne de phronèsis que l’on pourra introduire un nouveau rapport avec la nature, plus respectueux.
12André Stanguennec conclut en regrettant que Gadamer n’ait pas été plus loin dans sa recherche herméneutique. Il suggère ce qu’aurait pu être une herméneutique permettant de surmonter la rupture moderne avec la nature, à savoir une herméneutique de la nature comme habitée par une finalité interne :
Non seulement Gadamer fait ici silence sur cette médiation que j’oserai dire « grecque » de Kant, mais il ne semble pas percevoir tout ce que le jugement kantien réfléchissant de finalité peut apporter à la clarté interprétative pour certaines données de la biologie et de la physique contemporaines.
13En poursuivant sur cette ligne kantienne de la nature comme finalité interne, l’herméneutique aurait pu découvrir une relation nouvelle entre la nature porteuse d’un soi [Selbst] agissant sur soi et l’homme comme soi devenu « sujet ».
14Étienne Tassin clôt ce volume : il montre que Hannah Arendt s’efforce de penser la brèche temporelle qui, avec la Seconde Guerre mondiale et le totalitarisme européen, sépare la vieille Europe de celle à venir. Comme elle l’écrit dans la préface à Between Past and Futur, le fil de la tradition est rompu et, selon les mots de René Char, « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Aussi est-il impossible, et vain, de prétendre réactiver au sortir du cataclysme européen une entente de l’Europe qui pouvait encore être défendue à la veille de la guerre, celle que proposait le diagnostic husserlien de la Krisis habité – certes non sans une tonalité tragique – de la confiance en la raison mais qui, dix ans plus tard, est sans doute devenue pure folie, ou illusion. On ne saurait penser philosophiquement l’Europe après 1945 comme on pouvait encore le faire en 1935. À cette dernière date, Husserl pouvait écrire que « les idées sont plus fortes que les forces empiriques ». En septembre 1946, Jean Lescure déclare aux premières Rencontres internationales de Genève consacrées à l’esprit européen que
le moment historique est déjà passé où l’Europe pouvait se présenter comme un problème philosophique. Sa mise en question serait donc aujourd’hui de nature politique. Je dirai que l’Europe ne peut plus se situer sur le plan de l’esprit, mais sur le plan des forces.
15Le rapport de reprise critique et décalée qu’Arendt entretient avec la phénoménologie, note Étienne Tassin, la conduit, de manière cohérente, à prendre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ses distances avec une représentation philosophique de l’Europe qui la fait naître sur les bords de la mer Égée, croître dans les rues d’Athènes et s’épanouir aux Lumières de la raison scientifique. Cette Europe que Husserl tente de sauver en démarquant les dérives naturalistes et objectivistes de la science de l’héritage platonicien, marqué par la foi en la raison et la mission rectrice de la vérité qui voueraient l’Europe à l’universalité d’un humanisme supranational est, aux yeux d’Arendt, une construction théorétique qui témoigne de l’incapacité, pour ainsi dire structurelle, de la tradition philosophique à se plier aux événements et à accepter que la politique ne se déduise pas du concept. Au milieu du XXe siècle, l’Europe historique appelle une autre compréhension philosophique de l’Europe. Et cette autre compréhension sera, qu’on le veuille ou non, politique. En 1952, Arendt salue en Henri Frenay le militant du Mouvement pour l’Europe, l’homme du congrès de La Haye (1948) d’où est né le Conseil de l’Europe. Et elle voit dans la perspective d’une fédération européenne le moyen de sortir des impasses de l’État-nation.
16Étienne Tassin souligne que ce passage d’une Europe philosophique à une communauté politique européenne est indissociable d’une compréhension critique de la « philosophie politique » mais aussi des blocages de la tradition phénoménologique, husserlienne, heideggerienne et existentialiste à l’égard du politique. On pourrait dire, d’ailleurs, qu’au sein de la phénoménologie au sens strict, seul Jan Patočka a su réactiver la leçon husserlienne et l’infléchir au service d’une élucidation de ce qu’il nommera la post-Europe, proposant une philosophie de l’histoire qui pense à la fois l’échec historique de l’Europe prise dans l’engrenage de la surcivilisation technique – d’où procède ce qu’on nomme aujourd’hui la globalisation –, et son héritage spirituel, le soin de l’âme qu’il nous invite à penser à partir du platonisme négatif. Cette question du legs philosophique sépare cependant Arendt et Patočka. Nul testament, fût-il celui d’un platonisme négatif, ne saurait nous faire croire, aux yeux d’Arendt, que l’Europe est encore une réalité philosophique. Si son concept est politique, alors il nous faut en assumer toute la charge : l’Union politique européenne qui se construit politiquement sur les décombres d’une gloire spirituelle passée et encore hantée de prétentions culturelles globalisantes, ne saurait se réclamer d’aucune tradition culturelle (la chrétienté appuyée sur l’empire) ni se justifier d’aucun testament spirituel (le télos de la vérité, le soin de l’âme…). Elle n’a d’autre assise que l’agir en commun des peuples, à supposer qu’ils soient capables d’inventer une concitoyenneté effective et de se doter des institutions démocratiques qui rendent effective une politique commune.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Marie Lardic et Ari Simhon, « Présentation », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 47 | 2010, 13-22.
Référence électronique
Jean-Marie Lardic et Ari Simhon, « Présentation », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 47 | 2010, mis en ligne le 02 septembre 2020, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1111 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1111
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