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1Pourquoi les philosophes, et plus précisément les philosophes européens (mais justement en quel sens y en a-t-il qui ne le soient pas, d’une manière ou d’une autre, européens ? – voilà un problème européen par excellence) écrivent-ils tant sur l’Europe ? Sans doute parce que l’Europe elle-même apparaît comme une question prioritaire de la pensée et même prioritairement à penser, donc une question prioritaire pour la philosophie. Mais en quel sens, plus qu’aucune autre question d’histoire, de géographique ou de politique, l’Europe mérite-t-elle un tel privilège ?

2Une première réponse tient à la difficulté où nous nous trouvons de donner une définition univoque, dans le cadre d’une science positive, de l’Europe, de son identité et de son sens. Elle n’a en effet pas de frontières physiques nettement identifiées en géographie (va-t-elle jusqu’à la Vistule ou à l’Oural, comprend-elle la Russie, et alors jusqu’où, la Turquie, et alors jusqu’où ?). Elle n’a pas non plus de cohésion politique, divisée qu’elle reste en États nationaux, en place depuis très longtemps et sans doute appelés à résister encore longtemps. Et ces États ne suffisent même pas encore à rendre compte de toutes nations qui les composent (eux et l’Europe), nations qui sauvegardent, parfois sans structure politique forte, leur singularité soit linguistique, soit coutumière. De toute manière la pluralité des religions, qui va en s’accroissant (les confessions chrétiennes, catholiques, protestantes, orthodoxes bien sûr, mais aussi le judaïsme depuis l’origine, judaïsme d’ailleurs démultiplié, plus récemment l’islam, voire des religions orientales) augmente encore, s’il se pouvait, l’effet de mosaïque. Cette indétermination des limites spatiales de l’Europe lui a permis d’ailleurs son expansion coloniale (et son tropisme colonialiste) et plus largement son inclination exploratrice ; mais le fait qu’elle ne sache pas positivement quelles sont ses fines (et sa finalité), cela résulte d’abord de ce qu’elle ignore quelle définition théorique pourrait jamais parvenir à l’identifier. L’Europe, comme continent et donc aussi comme destin historique, a ainsi la caractéristique et l’étrange privilège de s’ignorer elle-même.

3Cette défaillance pourtant a un sens, et d’importance : si l’Europe ne coïncide pas avec elle-même dans une seule définition, cela résulte des conditions et des circonstances de sa naissance et de ses renaissances. L’Europe se définit et se déclenche par opposition à l’emprise de l’Empire. Ainsi ne devint-elle possible qu’avec la dissolution de l’Empire romain, et réelle avec la division tripartite de l’Empire de Charlemagne, dont la France (et la Lotharingie) surgit en ne s’intégrant précisément pas à ce qui devait devenir, sous le nom de Saint-Empire, au mieux une imitation élective, donc instable et imprécise de l’idée impériale de Rome. Aucune des hégémonies royales (espagnole, française, anglaise, prussienne, dont Valéry rappelle qu’aucune n’a duré plus de quarante ans) ne put ensuite revenir à une détermination impériale de l’Europe, pas plus que les tentatives explicites, mais avortées de Napoléon ou Hitler (qui ne durèrent, eux, qu’une dizaine d’années). Sans doute l’Empire soviétique perdura-t-il plus de soixante-dix ans, mais il ne fut que partiellement européen. Risquons donc une définition négative : l’Europe naquit de la mort d’un Empire (romain) et se développa en résistance obstinée et répétée à toute restauration en elle d’un autre empire. Alors que l’empire (c’est-à-dire la superposition et le renforcement mutuels de caractéristiques identitaires fortes : un seul pouvoir politique, une seule religion ou du moins une religion civique dominante, liées entre elles dans une seule histoire mythique, un espace unifié par un limes continu et une idéologie totalisante qui ne laisse place à aucune laïcité, aucune distinction des pouvoirs, ni la moindre extériorité) a la plupart du temps et sur la plus grande partie de la surface du globe été la règle et le reste encore aujourd’hui, l’Europe demeure inégale à elle-même, pour ainsi dire non superposable à ses multiples et contradictoires déterminations, au point que son Union supposée ignore ce que sont sa constitution, son gouvernement, sa défense, ses finances, ni même ses frontières et ses citoyens ou ses résidents. L’histoire de l’Europe pourrait se résumer dans l’accroissement des divisions et donc la démultiplication des identités irréductibles en elle, bref dans la résistance à l’unification impériale. Si l’empire se définit précisément comme une définition – l’empire se définit par cela même qu’il a le pouvoir de définir ce dont il s’empare en l’identifiant à lui-même et lui assurant ainsi son essence –, alors il faudrait dire que l’Europe n’a pas d’identité, parce qu’elle ne parvient jamais à s’identifier à elle-même. L’Europe s’ignore.

  • 1 E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » [conférence de Vienne, (...)

4Et c’est sans doute pourquoi, s’ignorant elle-même, elle se caractérise par sa constante obstination à connaître autant qu’elle le peut – et d’abord, bien sûr, autre chose qu’elle-même. L’Europe a exploré ce qui n’était pas européen (et non le contraire), pour la même raison que ceux qui ne se nommaient alors pas encore des Européens (« les Grecs et la Bible », pour parler comme Levinas) ont commencé à connaître ce qui ne coïncidait justement pas avec eux : Dieu et pas seulement les dieux ou le sacré, l’éthique et pas seulement les coutumes, les mathématiques et pas seulement les arts et métiers, le discours et l’argumentation et pas seulement la parole elle-même. En ce sens, l’Europe n’a commencé et ne perdure que par la philosophie – la mise en œuvre de l’esprit. Ici Husserl parle au nom de tous ou presque, les philosophes modernes : « C’est dans la percée de la philosophie en un tel sens dans lequel toutes les autres sciences sont co-incluses, que je vois, si paradoxal que cela puisse sonner, le proto-phénomène de l’Europe spirituelle »1. L’identité de l’Europe ne relève ni de la géographie, ni d’un Empire, ni même d’une structure politique dominante et unificatrice, mais de ce qui résiste à tout cela et les relativise en les réglant : la philosophie. Comme Zeus avait ravi Europe à son père, un roi d’Asie mineure, pour la féconder en Crète, ainsi la philosophie arrache l’Europe à l’identification impériale et ontique, pour la faire dépendre de l’esprit seul.

  • 2 Voir la fin de E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », (...)
  • 3 F. Nietzsche, Werke [1885-1886, 2 (127)], K. Schlechta (éd.), Munich, C. Hanser Verlag, 195 (...)

5Certes, mais la question rebondit : que doit-on entendre pas un tel « esprit » ? En effet la crise qui ébranle l’Europe après la Première Guerre mondiale, puis la détruit après la Seconde, provient elle-même, comme un symptôme monstrueux, de la fatigue de l’esprit qui identifie l’Europe à elle-même : « Le plus grand danger de l’Europe est la lassitude »2. Mais cet événement politique n’offre que le simple mais terrifiant symptôme d’une crise plus radicale, le nihilisme. Le nihilisme ne vient pas, comme de l’extérieur, frapper l’Europe. « Le nihilisme se tient devant la porte : d’où nous vient cet hôte des plus étranges ? » demandait Nietzsche3. Il l’affecte d’autant plus radicalement qu’il provient essentiellement d’elle, c’est-à-dire de son esprit, la philosophie. La dévaluation des plus hautes valeurs ne peut se produire que là où des valeurs furent évaluées, donc là où les étants finirent par devenir des valeurs, à force d’avoir pris rang d’objets, d’atomes de certitudes pour la connaissance qui les produisait, et donc d’abord pour l’esprit qui les connaissait. Et, en les connaissant, s’assurait de lui-même. Si le nihilisme définit l’Europe, c’est parce qu’il provient de l’esprit, que l’Europe revendique comme sa seule définition correcte. Il la définit, et donc les philosophes doivent d’autant plus tenter de redéfinir l’Europe que l’esprit, auquel ils avaient affermé sa définition, devient le nihilisme européen.

  • 4 L’esprit européen, Paris, O. Zeluck, 1947, p. 119. Voir É. Tassin, « De l’Europe ph (...)

6Tel apparaît l’enjeu des études ici rassemblées : tenter de comprendre comment la philosophie moderne comprend l’esprit de l’Europe, l’esprit comme la vérité de l’Europe et le nihilisme comme la vérité de cette Europe de l’esprit. Ici Hegel (et en fait d’abord Kant) représente la philosophie qui possède encore une définition accomplie de l’Europe, parce qu’elle connaît (et se connaît) comme esprit absolu (R. Legros). Husserl reste sur la même position, bien que, pour lui déjà, le nihilisme transforme l’esprit en une tâche téléologique, désormais abstraite et différée (E. Housset). À quoi se rattache le soupçon que lui adresse Derrida, d’exclure certains esprits de l’esprit lui-même, soupçon que l’on peut au contraire interpréter à l’intérieur de la téléologie de l’esprit (J.-M. Salanskis). Surmonte-t-on le nihilisme de l’esprit européen en récusant l’universalité de l’esprit (celui des Lumières françaises, de Kant, donc aussi de Husserl) en se reportant à l’esprit particulier des Grecs, donc de leurs héritiers, les Allemands, selon le geste de Heidegger (R. Uriac), démarqué et déplacé par Gadamer (A. Stanguennec) ? Mais l’universalité européenne de l’esprit ne doit pas s’entendre comme une universalité impériale, donc finalement abstraite et impuissante : il faut l’entendre comme une instance critique, qui critique tout européocentrisme et impérialise ad extra, parce qu’elle critique ad intra et en elle d’abord tout projet impérial, ainsi que le montre la polémique implicite entre Levinas et Lévi-Strauss (A. Simhon). Faut-il, alors, comme H. Arendt, renoncer, devant la crise nihiliste de l’esprit, à toute définition spirituelle de l’Europe, selon le jugement de J. Lescure, qu’elle assume : « Le moment historique est déjà passé où l’Europe pouvait se présenter comme un problème philosophique. Sa mise en question serait donc aujourd’hui de nature politique. […] Je dirai que l’Europe ne peut plus se situer sur le plan de l’esprit, mais sur le plan des forces »4 (É. Tassin) ? Mais quitter « le plan de l’esprit » pour « le plan des forces » ne mène sans doute à rien d’autre qu’à la répétition tautologique du nihilisme lui-même, loin de le surmonter. Car le nihilisme consiste précisément à réduire l’esprit à un jeu de forces, à autonomiser la politique par rapport à la philosophie, sans même voir qu’une telle réduction reste de fond en comble un geste philosophique, plus exactement métaphysique, accomplissant la dévaluation des plus hautes valeurs au bénéfice et au nom de la volonté de puissance. Il se pourrait que, sur ce point, Arendt n’apparaisse comme la plus étrangère de tous les protagonistes du débat à l’interprétation du nihilisme par Heidegger.

  • 5 J. Patočka, « Die nacheuropäische Epoche und ihre geistigen Probleme », Péče o duši, Prague (...)
  • 6 J. Patočka, « Platón a Evropa » [1973], Péče o duši, II, Prague, Oikoymenh, 1999, p. 160 ; (...)

7Une autre voix se fait pourtant entendre, celle de Patočka, finalement meilleur lecteur de Heidegger en ce qu’il tente de discerner dans la crise de l’Europe ce qui doit permettre non pas la restauration, mais un « retour critique à l’idéal de la ratio, ou d’un approfondissement de la ratio européenne en ratio mondiale, donc en ratio tout court » (É. Tardivel). En effet, la question qui fait vraiment tourner la crise sur elle-même, Patočka la formule exactement : « Peut-être le déclin de l’Europe a-t-il un sens positif »5. Quelle positivité ? En strict philosophe, Patočka s’en tient à une définition de l’esprit au sens encore philosophique, non certes selon une acception spéculative (métaphysique), mais comme une tâche pratique : « Tous [les philosophes] affirment qu’il faut se soucier de l’âme »6. Mais on peut s’interroger ici sur cette dernière posture. Ne dit-elle pas trop peu ? Car la distinction même entre théorie et pratique relève de la métaphysique la plus originelle, tout de même que le concept d’« âme » (ou ses substituts). Ne dit-elle aussi pas trop ? Car en quel sens doit-on entendre ici le « souci » et de quel « esprit » peut-il provenir ? D’ailleurs quel droit garde-t-on de parler, en situation de nihilisme, d’un « esprit » quelconque ?

8L’étonnant pourrait en fait se trouver ici ? Aucun des philosophes ici convoqués ne paraît douter que l’esprit ne relève de l’apanage de l’Europe (ou, à l’inverse, l’Europe de l’apanage de l’esprit), et donc de la philosophie elle-même. Mais, surtout en situation de nihilisme, la philosophie peut-elle garantir encore le moindre sens non annihilé et non dévalué de l’esprit ? La question ne se pose jamais, même indirectement, même dans la déconstruction. De ce silence s’ensuit une conséquence (ou un symptôme) : jamais l’acception non philosophique de l’« esprit », je veux dire son acception (donc ses acceptions) théologique(s) ne se trouve envisagée, ne fût-ce que marginalement, à la limite ou pour la critiquer. Une fois encore, l’absent du débat sur l’Europe reste, massivement, la théologie, c’est-à-dire d’abord et surtout la théologie juive et chrétienne. Cela même caractérise l’état nihiliste de la question. Et comme tel constitue un résultat prometteur.

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Notes

1 E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » [conférence de Vienne, mai 1935], La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, G. Granel (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1976, annexe III, p. 355. Voir Nietzsche : « Ici, où l’on met presque en équivalence “moderne” et “européen”, on entend par Europe une étendue de territoire beaucoup plus grande que l’Europe géographique qui comprend la presqu’île de l’Asie : elle englobe évidemment aussi l’Amérique, dans la mesure où celle-ci est le pays frère de notre culture » (Humain, trop humain, « Le voyageur et son ombre », § 215).

2 Voir la fin de E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », p. 382.

3 F. Nietzsche, Werke [1885-1886, 2 (127)], K. Schlechta (éd.), Munich, C. Hanser Verlag, 1956, t. 3, p. 881.

4 L’esprit européen, Paris, O. Zeluck, 1947, p. 119. Voir É. Tassin, « De l’Europe philosophique à l’Europe politique », in Existe-t-il une Europe philosophique ?, N. Weil (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.

5 J. Patočka, « Die nacheuropäische Epoche und ihre geistigen Probleme », Péče o duši, Prague, Archivní soubor, 1988, p. 375 ; trad. fr. E. Abrams, L’Europe après l’Europe, Lagrasse, Verdier, 2007, p. 212 (cité p. 131 par É. Tardivel).

6 J. Patočka, « Platón a Evropa » [1973], Péče o duši, II, Prague, Oikoymenh, 1999, p. 160 ; trad. fr. E. Abrams, « Platon et l’Europe », Platon et l’Europe, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 20.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Luc Marion, « Préface »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 47 | 2010, 7-12.

Référence électronique

Jean-Luc Marion, « Préface »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 47 | 2010, mis en ligne le 02 septembre 2020, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1106 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1106

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Auteur

Jean-Luc Marion

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