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Traductions

Érôs chez Platon1

Alexis Lossev
Traduction de Olga Kobenko
p. 211-238

Texte intégral

  • 1 Nous traduisons le texte de 1916, « Эрос у Платона », réédité dans Алексей Федорович (...)
  • 2 Lossev cite le poème de Fiodor Tiouttchev « Последний катаклизм » [« Le dernier catacly (...)

Lorsque retentira l’heure ultime du monde
La terre volera en multiples éclats
Tout le visible alors s’engloutira dans l’onde
Le visage de Dieu seul s’y reflétera !

Tiouttchev2.

I

  • 3 Cette éternelle, ou sempiternelle, question est posée par Pilate au Christ, d’après l’É (...)
  • 4 Le thème du « voile de Maya » vient de Schopenhauer ; voir Le monde comme volonté et comme représen (...)
  • 5 Le russe n’ayant pas d’article, il a parfois été difficile de trancher entre « Érôs », (...)

1Plus que toute autre époque, notre modernité aspire à la synthèse. L’impuissance qui frappe aujourd’hui la pensée philosophique et la nostalgie qu’elle éprouve pour une synthèse suprême sont le prix qu’elle doit payer pour racheter la confiance aveugle qu’elle a accordée à la technique et aux « découvertes » du XIXe siècle, racheter l’égarement qui l’a enfermée dans le labyrinthe d’une scolastique gnoséologique, racheter l’absence de religiosité, autant de traits marquants de la culture moderne tout entière. Désabusés, nous avons franchi le seuil du XXe siècle avec la même éternelle question : qu’est-ce que la vérité3 ? Et cela suffit déjà à justifier l’attrait des formes anciennes de la pensée philosophique, et le besoin d’étudier les opinions au sujet de la vérité là où elle s’est fait entendre pour la première fois en jaillissant des profondeurs de l’esprit humain. Mais ce n’est pas seulement l’égarement moderne, peut-être passager, de la pensée philosophique qui invite à chercher chez Platon des formes nouvelles de la synthèse suprême ; ce qui ramène nos pensées et nos sentiments à Platon, c’est la recherche d’un apaisement purement et simplement vital, concret et personnel. De tout temps la vie humaine a affronté le tragique. Tout ce que notre âme rencontre et tout ce qu’elle aime, tout ce que la vie fait surgir à nos yeux scrutateurs et étonnés, tout cela se trouve, l’heure venue, recouvert du voile de Maya, parfois éclatant mais aussi souvent terne et sans relief, éclatant mais qui occulte toujours le mystère qu’on avait percé4. En ce temps de ruminations crépusculaires sur les destinées de notre vie, de foi ébranlée en la possibilité que le Royaume de Dieu sur la terre ne soit jamais instauré dans une société humaine déchirée par des guerres sanglantes, comme dans l’amour qui a oublié l’union des âmes apparentées, dans ce temps donc – que l’homme a attendu depuis toujours –, qu’il nous soit permis de nous plonger dans les rêves grecs et d’y puiser l’eau du salut et de la vie. Ne craignons pas le reproche de manquer de volonté, d’être incapables de transformer la vie et de vivre d’une manière créatrice les joies et les cataclysmes de la vie. Ne craignons pas de passer pour des navigateurs lâches qui, une fois ayant atteint la terre ferme, se contentent d’avoir vaincu la mer par le refus de l’affronter. Nous trouverons dans le rêve grec une capacité de souffrance raffinée et de courage persévérant, face à la Nuit universelle, insondable, impersonnelle et sans contours, et enfin cette espérance et ce réconfort qui manquent si souvent à nos cœurs et à nos esprits épuisés. Nous verrons comment Platon a souffert et a vécu l’Érôs5 qu’il avait saisi et comment le drame de l’âme du philosophe nous instruit dans la volonté véritable et dans l’action juste. Nous verrons comment la pensée du philosophe, manquant d’assurance et non éclairée par la Lumière de la Vérité a atteint des révélations quasiment chrétiennes et comment cette pensée de l’Érôs n’a pas pu se maintenir à la hauteur des intuitions acquises. Aussi ne soyons pas dans l’erreur au sujet de notre recours au rêve grec et ne cessons pas de croire en sa capacité de nous rendre plus forts. Il nous est apparenté et il est plus raffiné que nous.

2J’aborde donc Platon non en historien ou en critique de l’histoire de la philosophie mais pleinement en philosophe. Nous souhaitons connaître ce que la doctrine de l’Érôs de Platon peut apporter à nos aspirations philosophiques, à notre désir le plus intime et le plus profond d’appréhender le sens de la vie. La vie a un sens. Comment Platon a-t-il vécu cette vérité ?

II

  • 6 Cette affirmation mérite un commentaire. Il s’agit là d’un argument « à plus forte rais (...)

3Si l’on traite Kant de grand éclectique6, ce terme convient, semble-t-il, à chaque prophète et donc par excellence à Platon. L’Érôs platonicien fut une synthèse créatrice d’éléments qui ont existé bien avant lui et qui ont inspiré les rêves philosophiques grecs dès l’époque d’Hésiode. Ce fut la même synthèse créatrice que la doctrine platonicienne des Idées qui a réconcilié le flux continu sans repos d’Héraclite avec l’être plein des Éléates, ou bien que la doctrine de l’anamnèse, de la réminiscence de ce que l’on avait vu avant la vie terrestre, doctrine dans laquelle l’injonction socratique « connais-toi toi-même » s’est combinée avec la croyance orphique dans la préexistence des âmes. Quelle conciliation Platon a-t-il opérée dans sa doctrine de l’Érôs et qu’a-t-il apporté de lui-même ?

4Les nombreuses et les grandes vérités contenues dans la conception platonicienne de l’Érôs ont été précédées par deux conceptions de l’Érôs très différentes l’une de l’autre aussi bien que différentes de la conception platonicienne. De manière très générale, les deux remontent à Homère et à Hésiode.

  • 7 Cette idée est au cœur de la présentation schellingienne de la mythologie grecque. Voir (...)

5On cite souvent le célèbre témoignage d’Hérodote selon lequel Homère et Hésiode ont créé une théogonie pour les Grecs et ont réparti les fonctions entre les dieux (Enquête, II, 53)7. Mais cette affirmation est fausse à bien des égards et surtout parce que Homère et Hésiode ont une conception incomplète de l’Érôs.

  • 8 La distinction entre ces deux termes est indiquée par Platon dans le Cratyle (419e) ain (...)

6Homère utilise deux termes qui serviront de synonymes pour la conception ultérieure d’Érôs : himeros et pothos8. Mais Homère les utilise en général en tant que concepts, et en on ne trouve pas chez lui de conception frappante de l’amour, et encore moins de conception présentant une image et une forme pleinement élaborées.

  • 9 Si l’on exclut un autre passage (v. 201), il n’y a aucune notation sur Érôs dans la Thé (...)
  • 10 Khaos de kha- (khainô, khaskô) comme phaos de phainô, phaô, sig (...)

7Selon Hésiode, Érôs apparaît au tout début du processus cosmogonique (Theog., 116-122)9. La Terre et Érôs sont issus directement du Chaos, de la matière primordiale10 ; il organise le monde. Mais il n’est absolument pas l’esprit, le démiurge. C’est une force aveugle et inconsciente, il rend déments les dieux et les humains et les délivre de tous leurs soucis.

  • 11 Sixième hymne orphique (glorification d’Érôs-Protogonos). Des quatre groupes des théogo (...)
  • 12 Voir N. I. Novosadskii’, Hymnes orphiques, Varsovie, Presses universitaires, 1900, p. 5 (...)

8On trouve une conception légèrement différente dans l’orphisme. Ici Érôs est déterminé, on l’appelle sophon autodidakton Erota11. C’est une divinité, intelligente et lumineuse. D’après la doctrine orphique, l’œuf du monde est sorti des ténèbres primordiales ; s’étant brisé il a donné naissance à Érôs Protogonos qui avait la tête d’un bœuf et les ailes brillantes, qui volait dans l’éther et qui avait les deux sexes. Tous les humains sont nés de lui et il est devenu source de lumière. Par ailleurs, la parodie d’Aristophane dans les Oiseaux12 sur le sixième hymne orphique, nous montre clairement que ces croyances sont très anciennes.

  • 13 Voir l’article de Waser dans la Pauly Realencyclopaedie, VI, 486 (Érôs).
  • 14 Voir Lucien, Dialogue des dieux, II, 1 (« Érôs et Zeus »).

9Il n’est pas aisé d’affirmer quoi que ce soit avec certitude sur le plan historique au sujet du rapport entre Hésiode et l’orphisme. Mais cela n’a pas grande importance ici. Il se peut que la conception d’Hésiode soit identique à celle des Orphiques, exception faite pour le mythe orphique de l’œuf du monde13. On doit indiquer ici seulement les points généraux et essentiels que ces deux doctrines ont en commun. L’Érôs d’Hésiode et des Orphiques est le principe cosmique, vivifiant et omniprésent. Il a mis de l’ordre dans le monde et rien de ce qui fut ne fut sans lui. Ce ne sont pas les amours de la poésie grecque et romaine plus tardive. C’est le dieu le plus ancien et le premier Archaios – l’épithète lui a été conservée même à l’époque où l’humanité avait perdu sa foi dans l’Olympe14.

10Cependant les Grecs connaissaient aussi un autre Érôs. Alors que nous avons désigné le premier des deux comme l’Érôs cosmique, le deuxième est celui de la passion individuelle.

  • 15 Sapphô, Odes et fragments, Paris, Gallimard (poésie), 2005 (trad. par Y. Battistini), p (...)

Cet Érôs est tout particulièrement chanté par la tendre Sapphô.

Érôs, de nouveau, le briseur de membres,
Sous les frissons me courbe
Doux-amer
Qui déjoue la manœuvre, sinueux15.

  • 16 Poetae Lyrici Graeci, 4e éd., Leipzig, Teubner, T. Bergk (éd.), 1882, Sapphô, fragment  (...)
  • 17 Ibid., fragment 40.
  • 18 Sophocle, Antigone (trad. par P. Mazon), v. 781-790 : « Amour, invincible Amour, tu es (...)

11Il est à la fois lusimelès, celui qui affaiblit les membres, et glukupikros, doux-amer. Il est comparable à une tempête16. Ibycos compare Érôs à un forgeron qui frappe avec un marteau sur le fer rouge17. Cet Érôs qui a tant de pouvoir sur le cœur humain est aussi connu des Tragiques. Eux aussi le craignent et le vénèrent. Également dans l’Antigone de Sophocle, le chœur entonne un chant entier consacré à cet Érôs invincible qui rend dément et qui rôde sur les flots18. On trouve une représentation encore plus frappante de l’Érôs individuel chez Euripide dont la tragédie Hyppolite est, du début à la fin, une symphonie sur Érôs, langoureuse et douce amère. Euripide a peur d’Érôs.

  • 19 Euripide, Hippolyte (trad. par L. Méridier), v. 525-529.

Amour, amour ! qui par les yeux
Distilles le désir (pothos), inspirant une douce volupté
Aux âmes que poursuit ton assaut, ne te montre jamais à moi avec l’escorte du malheur,
Ne me presse pas sans mesure19 !

12Tel est l’Érôs lyrique. Alors que le premier ordonne et englobe le monde, le second attire les êtres les uns vers les autres en supprimant les barrières qui les séparent et en les faisant se fondre dans l’extase et la joie communes.

III

13Ainsi en étudiant l’histoire d’Érôs avant Platon, on rencontre tout d’abord deux conceptions de cette notion complètement opposées l’une à l’autre. L’histoire de l’érotisme grec (de l’« Érôs ») est l’histoire de ces deux conceptions et de leurs relations complexes. L’une attribue à l’Érôs le pouvoir magique de susciter l’amour, grâce auquel deux êtres humains ressentent une attirance mutuelle ; elle est une apothéose et une glorification des extases individuelles vécues par deux individus dans un acte de communion : c’est l’Érôs du domaine lyrique et de la passion individuelle. L’autre aborde l’Érôs sous l’aspect de représentations cosmogoniques et théogoniques. Un tel Érôs ordonne le monde, par ailleurs vivant et désordonné, il ordonne l’univers et crée les humains et les dieux : c’est l’Érôs cosmique et l’Érôs de la création. Ce sont ces deux conceptions, dont l’antithèse centrale est, d’une part, celle de l’individuel et du cosmique et, de l’autre, celle de l’attitude contemplative et de l’activité créatrice, dont Platon a hérité, les transformant à sa manière et créant une synthèse géniale restée immortelle.

14Notre tâche consiste à suivre de près la naissance d’Érôs dans l’âme de Platon, les étapes principales de son évolution, puis à découvrir quel fut l’aboutissement de sa conception d’Érôs. Étant donné que pour Platon, plus que pour qui que ce soit d’autre, la philosophie était la vie même, et qu’il a vécu ses convictions avec une âme noble d’hellène ayant peut-être, au demeurant, sacrifié sa vie pour elles, nous ne sommes pas en droit de nous en tenir uniquement à ce qui relève immédiatement du thème de l’Érôs. S’agissant d’élucider les conditions psychologiques de la naissance de cet Érôs chez Platon, il serait fâcheux d’ignorer ce qu’on pourrait supposer, avec une certaine marge de probabilité, au sujet des facteurs de l’évolution spirituelle de Platon.

  • 20 Вл. Cоловьев, Жизненная драма Платона [Le drame de la vie de Platon] // Собр. соч [Œuvr (...)

15Maints auteurs qui ont travaillé ce qu’il est convenu d’appeler la question platonicienne, c’est-à-dire l’interprétation de l’évolution et de la direction générale de sa philosophie, et qui ont produit une littérature monstrueuse, souffraient, à notre avis, d’un grand défaut : ils n’étaient pas à même d’adopter une approche intérieure, intime et profonde à l’égard de Platon – il en fut ainsi parce que les arbres leur ont caché la forêt elle-même. Tantôt introduisant chez Platon des constructions qui lui sont étrangères car inspirées par la philosophie moderne (par exemple Natorp), tantôt s’efforçant de déduire à tout prix Platon à partir d’un principe unique (par exemple Schleiermacher), tantôt se concentrant sur des observations trop superficielles et peu liées avec le contenu profond de la philosophie (méthode statistique des occurrences linguistiques), la critique avait constamment négligé le fait que la philosophie de Platon était pleine de vitalité et qu’il convient à la critique d’en rendre compte en tout premier lieu. C’est, semble-t-il, Vladimir Soloviev20 (nous autres russes pouvons être fiers de notre premier, unique mais génial interprète de Platon) qui a été le premier parmi tant d’auteurs qui ont écrit sur Platon à trouver dans son âme un contact véritable avec la philosophie de Platon et à adopter une approche purement intuitive et immédiatement vivante envers le philosophe. C’est sa position à l’égard de la question platonicienne qui nous sert de repère indispensable permettant d’ajuster toute approche envers la philosophie de Platon, qu’elle soit philosophique, historique, théologique ou autre.

  • 21 La philosophie pensée comme « art de mourir » est une thèse présentée dans le Phédon, 6 (...)
  • 22 Lossev fait allusion ici aux voyages de Platon en Sicile, à la cour de Denys premier, p (...)
  • 23 Вл. Cоловьев, Творения Платона [Œuvres de Platon], t. I, p. 30.

16Vladimir Soloviev indique les éléments suivants ayant eu une influence majeure sur l’itinéraire spirituel de Platon. Dans un premier temps ce fut sa relation avec Socrate. Le passage du Banquet (215e sq.) dans lequel Platon a mis dans la bouche d’Alcibiade un discours d’éloge de Socrate, représente un monument éternel de l’admiration que Platon a vouée à son maître. La rencontre de ce vainqueur des cœurs et des esprits a été décisive pour toute la vie de Platon. Au début, il se soumet complètement à son influence. Dans les dialogues dits socratiques il élabore uniquement des sujets socratiques, comme par exemple le triomphe de la vertu et du savoir, l’obéissance aux lois, etc. Mais cet homme juste et sage n’a pas été pour autant reconnu par Athènes. Ses compatriotes l’ont exécuté sans l’avoir compris en le prenant pour leur ennemi. S’il n’y a pas de place pour Socrate en ce monde, c’est que le monde est mauvais, c’est le monde du mal, et il doit exister un autre monde, le monde du bien et de la beauté. L’ancien optimisme social et métaphysique de Socrate est remplacé désormais par un système d’idéalisme abstrait, par l’éloge de la mortification de la chair et par l’apologie de la philosophie entendue comme art de « mourir »21. Deux mondes apparaissent. Cependant le destin réservait à Platon de nouvelles tragédies. Sans se contenter de l’idéalisme abstrait, ayant vécu et réfléchi sur un amour resté inconnu de la postérité, Platon commence à bâtir un pont entre ces deux mondes dans l’intention d’élever l’homme – grâce à sa théorie de l’Érôs, d’une part, et à sa conception de la république idéale, d’autre part – vers le paradis perdu. Mais cette tentative ne réussit pas davantage. La vie entrait en contradiction avec le caractère saint et salvateur de son amour en même temps que les rois de la terre refusaient sa république idéale22. Appesanti par les années et après maintes déceptions, le philosophe quitte donc le monde, ce monde dont il s’est tellement soucié et auquel il a tant voulu rendre service. Cette tragédie splendide demeure un reproche éternel fait au monde. « L’authentique histoire de la vie de Platon rendue éternelle par son œuvre prise dans son ensemble ne peut être qualifiée autrement que comme tragédie de l’humanité »23.

IV

  • 24 Par exemple A. Wirth s’appuie sur une forte parenté entre le Lysis et le Banquet (...)
  • 25 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre III, § 35 : « On rac (...)
  • 26 Traduction de V. Karpov : Сочинения Платона [Œuvres de Platon], СПб., Académie impériale de (...)
  • 27 Вл. Cоловьев, Творения Платона [Œuvres de Platon], t. I, p. 327.

17C’est dans le Lysis que Platon aborde pour la première fois les questions proches du thème de l’Érôs. L’avis le plus répandu selon lequel Lysis fait partie des premiers dialogues de Platon est aussi en même temps le plus juste. Il y a eu des tentatives de rapporter ce dialogue à une période plus tardive (Schleiermacher), par exemple à la fin des années 90. Or, les arguments qu’on avance en ce sens ne sont pas très convaincants24, alors qu’on possède un argument décisif en faveur de la composition du Lysis du vivant même de Socrate : la simplicité de sa composition qui le rapproche des autres dialogues socratiques d’une part, et le célèbre témoignage de Diogène Laërce selon lequel Socrate, après avoir entendu une lecture de Lysis, s’exclama : « Comme ce jeune homme a menti sur moi ! »25. Nos deux traducteurs principaux26 de Platon partagent également cet avis. Dans le Lysis il n’y a encore presque rien de spécifiquement platonicien. Le sujet principal du dialogue, celui de l’amitié, est traité sur la base de l’éthique socratique, et c’est seulement vers la fin du dialogue qu’apparaît l’idée nouvelle d’un amour premier (proton philon) qui, selon Vladimir Soloviev, « pointe déjà vers des cimes brumeuses de la philosophie platonicienne par-delà le petit verger socratique »27. Aussi bien l’intérêt du Lysis tient-il justement au fait qu’on peut y suivre, et cela à partir d’un seul dialogue, l’évolution de la pensée platonicienne depuis ses sources socratiques dans une logique claire et facile à saisir.

  • 28 Voir prince S. Troubetskoï, Métaphysique de la Grèce ancienne, Moscou, 1890, p. 475.
  • 29 Voir Xénophon, Mémorables, II, 4, 6.
  • 30 Voir Odyssée, 17, 21.
  • 31 Voir Lysis (trad. par L. Robin), 214c-d : « Les méchants ne sont, même jamais, semblabl (...)

18L’examen de la question commence de manière purement socratique. Socrate s’efforce de démontrer que le sens de l’amitié réside dans l’utilité. Être ami, c’est être utile. Bien entendu, dire que cette morale est utilitariste serait commettre une erreur grossière. La morale de l’utilité identique au bien ne se réduit pas à l’utilitarisme28. Or, comme elle n’est pas néanmoins sans utilité, elle est la même aussi bien chez Xénophon que dans le Lysis29. La notion d’amitié en général est traitée ici par Platon dans cet esprit. Mais cette conception de Xénophon n’est qu’un début. La nouvelle étape commence à partir du moment où Platon introduit un élément éthique dans la notion d’amitié. Auparavant la philia pouvait avoir aussi pour objet un chien, un cheval ou n’importe quel objet en général. Désormais, Platon introduit dès le début le principe important de la ressemblance30, et, par ailleurs, il s’avère que l’amitié ne peut s’instaurer qu’entre les hommes bons car les mauvais sont inconstants et donc dissemblables entre eux31 ; et, d’autre part, il n’y a d’amitié qu’à l’égard du bien et seulement chez celui qui n’est lui-même ni bon ni mauvais. Un œil attentif peut remarquer que ces réflexions, souvent naïves et sûres d’elles à la façon d’un enfant, annoncent déjà les révélations futures du Banquet. L’Érôs qui a pour père la Richesse et pour mère la Pauvreté se laisse déjà deviner dans ces termes confus de « bon », « mauvais », « ni bon ni mauvais », etc.

19Par ailleurs, le Lysis contient également un autre aperçu, encore timide mais déjà proche de la conception de l’Érôs plus tardive. En effet, dans la partie finale du dialogue la notion de ressemblance est remplacée par celle de l’apparenté [oikeion]. Dans l’amour on désire toujours quelque chose. « Mais ce qui désire, désire cela, je crois, dont il est en manque, n’est-ce pas ? » ; « ce qui éprouve un manque est donc ami de ce qui lui manque » ; « Or ce dont il y a manque c’est ce qui a été enlevé » ; « c’est donc l’apparenté qui est l’objet de l’amour, de l’amitié et du désir […] De ce fait si vous êtes amis l’un de l’autre, vous êtres apparentés par nature » ; « Si quelqu’un éprouve du désir, ou un amour pour quelqu’un d’autre, c’est parce qu’il lui est apparenté sous le rapport de l’esprit, ou d’une disposition de l’âme, ou de son caractère ou de l’aspect physique, autrement il ne pourrait pas le désirer, ni l’aimer, ni être son ami » (Lys., 221d-222a). Ce raisonnement manifeste déjà la tendance à traiter l’amour comme le sentiment profond, le sentiment philosophique par excellence. Aussi bien il est particulièrement intéressant de constater que cette tendance se met subrepticement en place et recouvre le fondement socratique. Platon a toujours été un véritable élève de Socrate. Il n’a fait rien d’autre que le développer, voire peut-être seulement le comprendre et l’expliciter. Dans le Lysis cette gradation progressive depuis Socrate vers Platon, et précisément dans la question qui nous intéresse à présent, est présente avec une rigueur sans failles.

V

20Nous sommes là au seuil des révélations proprement platoniciennes. Les pages inspirées du Phèdre et du Banquet nous attendent. Or « ce qui est bien est difficile » (khalepa ta kala). Tout ce qu’il y a de bien dans les dialogues platoniciens étant enveloppé dans la brume épaisse des faits concrets, faits concrets de la réalité terrifiante d’Athènes, et d’un autre côté, ces révélations de l’esprit platonicien étant encore si peu comprises par l’auteur lui-même et en même temps étant vouées à une tragédie qui a la profondeur de la vie, on sera obligé de parler dans un premier temps des aspects les moins importants peut-être de l’Érôs dont il est question ici, avant de passer aux formulations positives.

21Le Phèdre, dialogue suivant <après le Lysis> consacré à l’amour, abonde justement en détails insignifiants. Sa signification est pour la plus grande part négative. Il critique davantage qu’il ne crée du nouveau. Mais Platon est déjà ici sans aucun doute dans la sphère de sa propre philosophie, et par ailleurs Vladimir Soloviev présume, avec justesse probablement, un élément nouveau qui a ébranlé l’âme de Platon et qui a marqué sa philosophie. Un amour éprouvé très fortement et réfléchi très profondément serait l’explication brillante de l’élan qui emporte l’imagination dans le Phèdre et dans le Banquet. En effet ces deux œuvres ont peu de traits communs avec d’autres dialogues en termes d’intensité, de force d’imagination poétique et de profondeur inspirée par des révélations philosophiques. C’est là une explosion, et non le tissu calme, aussi poétique soit-il, d’un dialogue platonicien ordinaire.

  • 32 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre III, § 38 et Olympio (...)

22Aussi bien ces considérations nous font attribuer le Phèdre à une période plus tardive que ne le fait la tradition infondée de Diogène Laërce et d’Olympiodore qui le considèrent comme le premier dialogue de Platon32. Le premier, il ne saurait l’être en aucun cas ne serait-ce que parce qu’à cette période l’humeur philosophique de Platon visait d’autres objets : la doctrine et la vie de Socrate, ainsi que sa mort. Ce n’est qu’après avoir surmonté cette tragédie du grand homme juste, dans sa vie intérieure comme dans le cheminement de sa pensée, que Platon a commencé à jeter le pont dont il a tant rêvé entre le ciel et la terre, ce que justement ont manqué la philosophie et la vie de Socrate. Platon a soudain percé le mystère de l’amour, état qui instaure, ne serait-ce que pour un temps limité, un dialogue avec l’âme d’autrui et ce faisant, restaure l’union avec l’unité universelle perdue, c’est ce même Platon qui commence à mettre la notion d’Érôs au fondement de sa philosophie. Il a envie de tenter encore une fois de jeter un pont. Et voici qu’il le fait.

23Dessiner seulement un plan de ce pont aurait été insuffisant. Il fallait encore prendre en compte la dure réalité. Et ce n’est rien d’autre qu’elle qu’il s’agissait de maîtriser. Aussi Platon se charge de surmonter et de vaincre cette réalité. Dans le Phèdre il ne fait pour l’heure qu’une tentative pour surmonter seulement la réalité grecque, c’est-à-dire temporelle, donnée hic et nunc. Et ce n’est que dans le Banquet que Platon, préoccupé par la construction de son pont, rencontre les obstacles auxquels se heurte l’être humain en général.

24Nous avons dit que dans le Phèdre Platon critique davantage qu’il ne crée de son propre chef. Et il y avait de quoi critiquer.

  • 33 L’homophobie de Lossev n’est pas une exception chez les commentateurs de Platon du débu (...)
  • 34 Il s’agit de Lysias ; les commentateurs du XIXe siècle se sont interrogés pour savoir s’il (...)

25Le peuple, doté d’une sensibilité aiguë et d’une pensée rigoureuse était capable cependant, jusqu’à la partie la plus raffinée de la société, de se livrer aux débordements de la vie sexuelle, qui, même aujourd’hui sont difficilement explicables psychologiquement pour Athènes. De l’Orient, de la Perse, les Grecs avaient appris cette « Aphrodite bigarrée » à laquelle la psychiatrie accorde aujourd’hui une place considérable – cet amour homosexuel dont le nom habituel est par trop répugnant33 si bien qu’on lui préfère son équivalent grec, paidikos eros ou ta paidika (l’amour des garçons). Aussi bien dans le dialogue éponyme, un jeune homme du nom de Phèdre lit à Socrate le discours d’un orateur illustre34, qui traite précisément de cet amour, qu’il nous est difficile même de concevoir aujourd’hui. Il faut beaucoup de force de volonté et d’imagination pour comprendre l’état d’esprit dans lequel se trouve l’homme se livrant à ces paidika. Mais, à notre avis, on ne peut pas ne pas considérer cet Érôs autrement que comme un monstre, et, selon notre intuition, on ne peut pas ne pas reconnaître la philosophie platonicienne ne serait-ce que dans le fait qu’elle a osé rompre avec cet Érôs, considéré par la société d’Athènes comme un phénomène tout à fait normal.

  • 35 Cet échange (« взамен » écrit Lossev) est proprement la fameuse « palinodie » de Socrat (...)

26Le Phèdre est justement précieux de ce point de vue. On a ici une apologie de la lutte contre ta paidika. Le discours de l’orateur, lu à Socrate par le jeune Phèdre est construit d’une façon aussi sophistique et, quant au fond, décousue, aussi forte soit son intention de séduire « le beau jeune homme », que Socrate prononce un autre discours à sa place (237a-241d), dans lequel il adopte le point de vue du discours précédent, mais en le conduisant jusqu’à sa fin logique véritable. Pour être cohérent et logique, Socrate formule clairement le point de départ de ce discours donnant, de l’Érôs, la définition sophistique suivante : « La passion, aveugle […] qui se porte vers le plaisir que donne la beauté, et qui est fortement renforcée par les désirs de la même espèce qui s’adressent à la beauté physique […] cette passion s’appelle amour » (238c). Formulée désormais avec une clarté pareille, la pensée qui avait opéré auparavant, d’une façon presque inconsciente, dans le discours précédent conduit à des conclusions que les deux interlocuteurs, Socrate ainsi que Phèdre, qualifieront au bout de quelques pages d’« indécentes » (243c). En échange35, Socrate prononce son second discours proposant la doctrine véritable de l’Érôs.

VI36

  • 36 Dans ce paragraphe VI, Lossev résume et donne des extraits de la longue description pro (...)

27Célébrant l’inspiration divine, mania – terme autorisant une double traduction : « inspiration » et « extase » –, Socrate cherche à prouver par son discours que « l’inspiration nous est donnée par les dieux pour le bonheur suprême » (245b). Afin de l’entendre il faut commencer par plonger dans la nature divine et humaine de l’âme, ainsi que dans son immortalité. Elle est immortelle, car elle se meut elle-même et, par conséquent, ne saurait périr (245c-246a). On peut la comparer à la force de deux chevaux, dont l’un est bon, et l’autre mauvais, et qui tirent leur attelage dans des sens contraires. Le guide céleste suprême, Zeus, s’avance le premier sur son char ailé, ordonnant et gouvernant toutes choses. Derrière lui suit l’armée des dieux et des démons… Tous se dirigent au grand banquet où ils voient l’être véritable, et se nourrissent avec délices de la contemplation de la vérité. Celles parmi les âmes humaines, avides de monter et de contempler cet être véritable, qui possèdent des ailes assez puissantes pour rester dans le royaume de la vérité, demeurent à l’abri du mal pendant tout leur voyage. Mais lorsqu’une âme est impuissante à suivre les dieux, elle se plonge dans l’oubli et dans le vice, puis perd ses ailes et tombe sur la terre… (246c-249d). La vue des belles formes qu’on rencontre sur la terre réveille en nous le souvenir des choses de là-bas reflétées en elles. Mais il n’est pas également facile à toutes les âmes de se ressouvenir des choses du ciel. « Il ne reste qu’un petit nombre d’âmes qui en gardent assez de mémoire ; même celles-ci, apercevant quelque image des choses de là-bas, en sont saisies à un tel point, qu’elles ne sont plus maîtresses d’elles-mêmes et n’ayant pas de perception assez claire ne comprennent pas ce que signifie leur passion ». « La beauté était merveilleuse à voir lorsque mêlés au chœur des esprits, certains à la suite de Zeus, d’autres, à la suite d’un autre dieu, nous jouissions de cette vue et de cette contemplation ravissante, et nous étions initiés au mystère, le plus délicieux, – et lorsque nous le célébrions dans la perfection et à l’abri du mal qui nous attendait dans l’avenir ». L’homme corrompu ne désire pas remonter là-bas, vers la beauté en soi, quand il contemple ici son aspect inscrit sur quelqu’un. Mais celui qui a été récemment initié, qui a beaucoup contemplé dans le ciel, à la vue d’un visage harmonieux, qui imite heureusement la beauté divine, d’abord frissonne et ressent comme l’effroi de jadis, puis, il le vénère comme un dieu et il est prêt à lui offrir des sacrifices. Les plumes commencent à pousser sur l’âme, et la croissance des ailes provoque chez elle un plaisir douloureux et des démangeaisons. « Elle s’emporte et, comme furieuse, ne peut pas dormir la nuit ni rester en place pendant le jour ; aussi elle court où elle pense voir celui qui possède la beauté » (249d-252b). C’est là l’Érôs.

28« Quand donc le cocher, apercevant le visage aimé dont la vue a donné de la chaleur à son âme, est troublé par les chatouillements et par la passion, le cheval docile, à ce moment-là, comme toujours dominé par la pudeur, se retient de bondir sur le bien-aimé ; mais l’autre n’obéit ni aux rênes ni au fouet, et sautant entraîne avec violence l’attelage ; il donne toutes les peines du monde à son compagnon d’attelage et au cocher, et les contraint d’aborder le jeune garçon et d’oublier les souvenirs des plaisirs d’amour ». Une lutte commence dans l’âme. Le mauvais cheval est lâche et recule souvent. Mais, par moments, « il violente, hennit, tiraille et force à s’approcher du jeune garçon […] se penche, tend la queue, mord le frein et pousse avec une impudence extrême ». Mais le cocher tire sur les rênes avec force et ensanglante sa langue insolente. « Après ces expériences répétées, le cheval vicieux, abandonne enfin sa lascivité et obéit à la volonté du cocher, et, quand il voit le bel enfant il se meurt de terreur, si bien que l’âme de l’amant traite désormais le bien-aimé avec respect et avec crainte » (253d-255a).

29Donc, lorsque ce sont « les éléments supérieurs de l’âme disposant l’homme à mener une vie sage et à pratiquer la philosophie » qui ont la victoire, l’âme atteint une telle béatitude que ni la sagesse humaine ni l’extase divine ne sont capables d’en procurer une plus grande. Mais si ce sont les chevaux vicieux qui l’emportent, dans ce cas-là il n’y a ni amour ni philosophie, mais seulement ce que le vulgaire tient pour le bonheur. Or, si même de telles âmes ont part de l’extase et de l’Érôs, elles doivent se diriger vers la béatitude et faire pousser en elles absolument des ailes puissantes (255a-e).

VII

30Telle est la doctrine platonicienne de l’Érôs telle qu’on la trouve dans le Phèdre. Exposée d’une façon succincte, elle ne peut pas produire sur l’âme le même effet que le texte original grec. Or, la source grecque prise dans sa littéralité n’est pas suffisante pour autant. Il est nécessaire de projeter le Phèdre sur cette toile de fond tourmentée et majestueuse dont le nom est philosophie de Platon. Comme on a réussi à observer les choses, c’est ainsi qu’on les expose ; c’est la bonne nouvelle d’un amour nouveau qu’on est parvenu à discerner ici, mais c’est une bonne nouvelle aveugle et peu consciente d’elle-même. L’âme sensible et raffinée du grand hellène a prêté l’oreille avec peine et avec joie aux harmonies nouvelles que cet Érôs tout-puissant et omniprésent faisait naître en elle. Or, elle n’a pas encore trouvé pour elles, elle ne s’en est tenue qu’aux prémices des mystères ultimes de l’humanité.

31La conception de l’Érôs dans le Phèdre est presque exclusivement psychologique. C’est avec force et vivacité que les émotions et les sensations y sont rendues lorsque l’âme chante et <en quelque sorte> résonne à la vue de la beauté et quand elle se remémore soudain sa patrie lointaine et céleste. Platon est encore loin de l’approche immédiate et fondamentalement ontologique de cette patrie céleste. Il connaît et ressent cet autre monde, mais on ne voit pas clairement où et comment le ciel descend soudain sur la terre et comment l’âme commence à s’affliger et à soupirer pour le monde d’en haut. Cette descente est déjà présupposée, mais il manque encore une description du processus et de son lien avec le cosmos. Les idées sont encore livrées ici sous une forme très abstraite.

  • 37 C’est là assurément l’un des « coups de force » herméneutiques les plus manifestes de L (...)
  • 38 I. Bruns, Attische Liebestheorien, Munich, Beck, 1905, p. 125 sq.

32Ce n’est pas tout. Il n’y a toujours pas un seul mot au sujet de la femme, il est toujours fait référence au « beau garçon » et on est bien ennuyé de trouver, au beau milieu de ces propos au sujet des ailes de l’âme et du chatouillement suscité par leur croissance, ces paroles étranges : « Quand elle regarde la beauté du jeune garçon […] elle est saisie d’une passion et s’échauffe, se sent soulagée de sa peine et se réjouit » (251c). Ces mots nous font voir clairement l’apparition d’une <nouvelle forme d’> amour qui continue à être encore chantée dans les formes anciennes de ta paidika, bien qu’anoblies par l’exclusion de la corporéité. L’Érôs véritable grandissait et se développait dans l’âme de Platon, mais dans le Phèdre Platon n’en a pas encore pris conscience. Il semble toujours à Platon que le cœur de la question se trouve dans les paidika, au moment même où, dans ses tendances et au fond de son inconscient, Platon comprenait déjà clairement qu’il ne s’agit pas du tout de l’amour homosexuel. Ce que Platon a dit dans le Phèdre au sujet de l’Érôs manifeste une telle plénitude de sentiment et un tel élan de la nature humaine qu’on peut sans hésitation effacer ce regrettable garçon et affirmer avec force : la femme37. C’est pourquoi on ne peut pas donner raison à Bruns qui, résumant le contenu du Phèdre, affirme que « l’amour entre les sexes différents au vu des données qui constituent la théorie de Platon dans le Phèdre est entièrement ignoré »38. S’agissant du contenu factuel et littéral de la théorie de Platon cela est tout à fait légitime ; tout comme il est légitime de dire que la seule explication métaphysique de l’amour, dont il s’agit dans le Phèdre, est présentée ici sous la forme d’une déduction purement matérialiste dans l’esprit de Démocrite (251 sqq.). Toutefois, du point de vue de ses tendances Platon brûlait déjà dans le Phèdre d’un autre feu, absolument dépourvu de paidika et de matérialisme.

*

33Par conséquent, ce qu’il y a de positif dans le Phèdre c’est, tout d’abord, la critique des paidika, et deuxièmement, l’affirmation d’un absolu dans l’amour qui existe comme une perception de l’éternel dans les formes passagères. Toutefois, le premier point relève de la critique seule, alors que le deuxième est une assertion positive. La critique des paidika dans le Phèdre n’est pas allée au-delà des obstacles à l’Érôs véritable existant en Grèce, tandis que l’affirmation de l’absolu dans l’amour se distingue de ce qu’il y a de semblable dans le Lysis par sa conception psychologique frappante. Les deux problèmes qui en découlent sont : 1) l’analyse de la réalité non pas seulement grecque mais aussi de la réalité prise dans toute son ampleur en vue de sa transfiguration selon les lois de l’Érôs, et 2) l’élaboration d’une conception ontologique fondamentale d’Érôs ; ces deux problèmes ont occupé Platon dans la Républiqueet dans le Banquet. Par leur solution, ils sont devenus pour Platon la tragédie de l’ensemble de sa vie et de sa philosophie tout entière.

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34Tournons-nous vers le Banquet.

VIII

35Sur l’époque de la rédaction du Banquet la critique historique et philosophique est moins en peine que par rapport à n’importe quel autre dialogue. La forme extérieure brillante et le contenu philosophique de cette œuvre la font attribuer à l’époque de la maturité philosophique de Platon. Ce fut aussi le point culminant de la philosophie tout entière de Platon. L’importance du Banquet pour notre but tient au fait que l’Érôs constitue l’unique et le principal objet de son analyse. Alors que le Lysis ne faisait qu’esquisser le thème d’Érôs, et que le Phèdre ne faisait que le traiter sous son aspect psychologique, le Banquet en revanche l’aborde d’un point de vue philosophique tout à fait général.

  • 39 Cela est bien montré par V. Karpov dans : Сочинения Платона [Œuvres de Platon], t. IV, (...)

36Le Banquet surprend par une cohérence et une clarté de composition extraordinaires39. Mais cela ne doit nous intéresser que du point de vue du rapport du dialogue pris dans son entier avec sa partie principale, le discours de Socrate. Les convives d’Agathon prononcent plusieurs discours consacrés à Érôs. Les cinq premiers discours n’ont qu’une signification propédeutique. Leurs grandes lignes sont justes, mais c’est leur application qui est fausse. Le sixième discours appartient à Socrate à travers lequel parle, bien évidemment, l’attitude philosophique la plus authentique de Platon. Enfin, le septième discours qui relève d’Alcibiade et qui est identique au sixième quant à son fond, fait un éloge d’Érôs dans sa forme concrète, tel qu’il s’est manifesté dans la vie et dans la doctrine de Socrate. Par conséquent, tout d’abord se pose la question : qu’y a-t-il de véridique dans les cinq premiers discours, si l’on tient les deux derniers pour une expression achevée de la pensée de Platon lui-même ?

37On sera bref. Dans le discours de Phèdre (178b-180b) Platon souhaite mettre en avant l’idée de l’ancienneté de l’Érôs. Il se réfère ici à Hésiode, Acousilaos et Parménide. L’Érôs a existé de tout temps. Or, par la suite Phèdre rattache à l’idée de son ancienneté la valeur et la signification de l’Érôs, ainsi que l’idée de la vertu en général, ce qui le conduit à se pencher vers une attitude sensuelle et despotique envers le bien-aimé.

38Dans le discours de Pausanias (180c-185c), qui, par ailleurs, trouve son point de départ dans le reproche adressé à Phèdre de confondre les deux Érôs, on distingue l’Aphrodite Céleste et l’Aphrodite Terrestre, et en même temps, les deux Érôs. On a donc ici l’idée d’un conflit entre l’amour véritable et l’amour grossièrement physique. En tant que principe cela correspond au point de vue final de Platon, mais ramené au développement concret de ce principe, qui consacre les usages grecs des paidika, cela est réfuté par Platon par la suite, en vertu de quoi, par ailleurs, la notion même de « l’Érôs de la déesse céleste », dans le discours de Pausanias, demeure parfaitement peu claire.

39Dans le discours d’Eryximaque (186a-188e) la notion d’Érôs est traitée en prenant appui sur la philosophie de la nature. « Ce n’est pas seulement dans les âmes des hommes qu’Érôs se dirige vers les belles créatures ; il tend à diverses choses dans beaucoup d’autres objets, par exemple, dans les corps de tous les animaux, dans les plantes, en un mot, dans tous les êtres […] » (186a). On a affaire ici à l’idée de la dimension cosmique de l’Érôs. Et une fois encore, du point de vue de l’exécution de ce principe, le discours d’Eryximaque est très faible : il n’y a pas de traits caractéristiques concrets d’Érôs très différents par nature <tels que sont> l’Érôs humain et l’Érôs végétal.

  • 40 Lossev voit bien que le discours d’Aristophane ne permet pas de penser l’homosexualité (...)

40Le discours d’Aristophane (189c-193a) offre l’idée extrêmement importante d’androgynisme. D’après Aristophane, il y avait à l’origine des androgynes, êtres dans lesquels se combinaient les traits propres à l’un et à l’autre sexe. Ils étaient très forts et avaient de grands projets. Afin de les empêcher de commettre des actes pernicieux dirigés contre les dieux, Zeus les a coupés en deux moitiés. Depuis, ces deux moitiés s’attendent l’une l’autre, cherchent à se fondre en un seul <tout>. Ce désir, c’est précisément l’Érôs. Nous étions en ce temps-là des êtres entiers. Désormais nous sommes divisés et nous sommes travaillés par la passion de la plénitude. Cette idée d’androgynisme, si importante, n’est pas maintenue pour autant dans sa pureté jusqu’au bout. Non seulement elle laisse tout un vaste espace aux paidika, mais en plus ces derniers doivent également être présupposés nécessaires (191d-192a)40.

  • 41 Platon, Phèdre ; le Banquet, Paris, Garnier-Flammarion, 1964 (trad. par E. Chambry), p. (...)
  • 42  В. Н. Карповъ, Сочинения Платона [Œuvres de Platon], t. IV, p. 133.

41Enfin, dans le discours d’Agathon (194e-197e), de manière analogue, on trouve des caractéristiques essentielles de l’Érôs. C’est l’Érôs de la beauté, de la jeunesse, de la tendresse et de la dignité ; c’est l’Érôs de la vertu : il n’offense pas et ne subit pas les offenses, il est intelligent et raisonnable ; c’est un bon poète. « C’est lui qui nous délivre de la sauvagerie et nous inspire la sociabilité, qui forme toutes ces réunions comme la nôtre et nous guide dans les fêtes, dans les réunions et dans les sacrifices. Il nous enseigne la douceur, il bannit la rudesse ; il est propice aux bons, approuvé des sages, admiré des dieux ; envié de ceux qui ne le possèdent pas, précieux à ceux qui le possèdent ; père du luxe, de la délicatesse, des délices, des grâces, de la passion, du désir, il s’intéresse aux bons, néglige les méchants ; dans la peine, dans la crainte, dans le désir, dans la conversation, il est notre pilote, notre champion, notre soutien, notre sauveur par excellence ; il est la gloire des dieux et des hommes, le guide le plus beau et le meilleur, que tout homme doit suivre, en chantant de beaux hymnes et en répétant le chant magnifique qu’il chante lui-même pour charmer l’esprit des dieux et des hommes »41 (197d-e). Karpov remarque très justement au sujet de ces paroles superbes : « Les traits particuliers de l’Érôs trouvés de façon analytique sont rassemblés de manière arbitraire, en sorte qu’ils ne laissent pas apercevoir la richesse de sa nature et ne dirigent pas la pensée vers l’idée de son essence, idée qui a pour rôle d’assurer que l’examen a été conduit de manière irréprochable et que sa nature a été étudiée de façon exhaustive. Ramener la contemplation de l’Érôs à son idée et développer à partir de cette idée tout ce qu’il doit contenir en son essence, c’est-à-dire exposer l’amour sous une forme synthétique, c’est ce qui incombait à Socrate »42.

42Il incombait alors à Socrate d’exposer synthétiquement et de faire cohabiter les éléments suivants : l’idée d’ancienneté, l’idée d’opposition à la sensualité grossière, l’idée de dimension cosmique, l’idée d’androgynisme, et divers traits de la beauté et de la vertu d’Érôs. C’est ce qu’il tente de faire dans le Banquet.

IX

43Si Érôs ne fait que tendre vers la beauté c’est qu’il ne la tient pas encore. Il manque de beauté (201b). Il ne faut pas penser pour autant que si Érôs n’est ni bon ni beau, il est nécessairement vil et laid. Non, il est « un terme médian entre mortel et immortel ». Il est la force qui conduit l’homme vers les dieux et les dieux vers l’homme. Sans lui ni l’éducation, ni l’art, ni les initiations, ni la magie ne seraient possibles (202e). Il est le fils de l’Abondance divine (Poros) et de la Pauvreté humaine (Pénia). Et il partage éternellement tantôt le sort de son père, tantôt de sa mère.

44« D’abord il est toujours pauvre et il s’en faut de beaucoup qu’il soit toujours délicat et beau, comme le croient la plupart des gens. Au contraire, il est rude, souillé, va-nu-pieds et il n’a pas de maison, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes et sur le bord des chemins, car, comme il tient de sa mère, il a toujours la misère en partage. Cependant à l’instar de son père il déjoue ceux qui sont beaux et bons, il est viril, téméraire et prompt à agir ; c’est un chasseur habile ; il ne cesse de tramer des ruses, il aime la raison, il est ingénieux en expédients, et il passe sa vie à philosopher, c’est un sorcier redoutable, un empoisonneur et un sophiste. D’habitude il n’est ni mortel ni immortel, mais en l’espace d’une même journée, tantôt il est en fleur et plein de vie, lorsqu’il a de l’abondance, tantôt il meurt, puis, soudain, de par la nature qu’il tient de son père, il revient à la vie de nouveau » (203c-e).

45« Tout désir du bien et du bonheur, c’est pour tout le monde le très grand et le très industrieux Érôs » (205d). Aussi on le détermine selon son activité comme suit : c’est l’enfantement dans la beauté selon le corps comme selon l’âme (206b).

46Enfanter est une œuvre divine. Lorsque notre nature atteint l’âge prévu elle éprouve le désir d’enfanter par le corps et par l’âme. Chez le mortel c’est là le gage de l’immortalité. De ce fait Érôs n’est pas l’Érôs du beau, mais l’Érôs de l’enfantement dans la beauté. « L’enfantement, lorsqu’il a lieu chez le mortel, est éternel et immortel ; en ce qui concerne l’immortalité, il faut la désirer en même temps que le bien, dès lors qu’Érôs est le désir du bien pour soi ; il s’ensuit nécessairement qu’il faut considérer qu’Érôs est aussi Érôs de l’immortalité » (206e-207a).

47Tout être qui aime le beau tend à enfanter. Il veut se fondre avec le beau, se fondre au point d’enfanter un être nouveau et de rendre son amour plus ferme que celui qui entoure la naissance des enfants au sens ordinaire. Ainsi les âmes grosses de beauté accouchent des œuvres magnifiques dans le domaine de la vie artistique, sociale et politique (209c-e). Platon détermine plusieurs variétés de cet Érôs. « Celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but doit dès sa jeunesse commencer par chercher des beaux corps, et, par ailleurs, s’il est bien guidé par celui qui le dirige, il doit d’abord aimer un seul corps et enfanter ici des beaux discours ; puis il doit constater que le beau dans un corps quelconque est apparenté au beau qui se trouve dans un autre corps, et que, dès lors qu’il convient à rechercher le beau comme espèce, il serait insensé de ne pas le tenir pour identique à la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois qu’il gardera cela à l’esprit, il sera tenu de devenir amoureux de tous les beaux corps et d’atténuer l’amour ardent pour un seul corps, le dédaignant et le supprimant ». C’est la première forme de l’Érôs, l’Érôs des beaux corps. « Après cela, il devra tenir le beau dans les âmes pour plus précieux que celui qui se trouve dans les corps, en sorte que même si une personne ayant une âme admirable avait un visage dépourvu de charme éclatant, il se satisferait d’aimer un tel être, de prendre soin de lui et d’enfanter en lui des discours susceptibles de rendre les jeunes hommes meilleurs. Ainsi il sera contrait à discerner le beau qui est dans les actions et dans les lois et de considérer comme apparenté à lui-même, et d’anéantir en revanche la beauté physique ». C’est la deuxième forme de l’Érôs : l’Érôs des belles âmes et de leurs rejetons. Ensuite, partant des corps et des âmes, l’amour se tourne vers le monde entier, dans sa totalité. Engendrant cette fois-ci de beaux et de somptueux discours, il contemple le vaste océan du beau. C’est la troisième forme. Enfin, telos ton erotikon, le stade suprême de l’Érôs, c’est ce beau magnifique et primordial qui ne naît, ni ne meurt, ni ne s’accroît, ni ne diminue. « Si tu parvenais à contempler ce beau, tu ne penserais absolument pas à le rapprocher ni de l’or, ni des habits, ni des beaux enfants et des beaux adolescents dont la vue te bouleverse à présent, en sorte que toi et beaucoup d’autres qui souhaitez toujours contempler vos bien-aimés et toujours profiter de leur présence si cela était possible, vous êtes prêts à vous priver de manger et de boire, en vous contentant de contempler vos bien-aimés et de jouir de leur compagnie. C’est le beau en soi dont il n’y a aucune définition ici-bas. Celui qui est parvenu à contempler ce monde là-haut au-delà du nôtre, jouit d’une vie véritable et il est plus aimé des dieux que tout autre mortel » (210a-212a).

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48Tel est Érôs.

X

49Si l’on se demandait à présent en quoi consiste l’Érôs selon ce dernier discours de Socrate et quel peut bien être son rapport à l’Érôs des discours précédents, répondre à cette question ne serait pas une tâche facile. Une chose est claire : le centre le plus profond de l’Érôs socratique est l’enfantement dans la beauté. Qu’est-ce que cette formulation retient de celles qui la précèdent et qu’est-ce qui la relie à elles ?

50Tout d’abord et de la manière la plus éclatante elle contient l’idée d’ancienneté, ou, mieux encore, de propagation et de signification universelle. Tous partout et toujours sans défaillance revendiquent cet Érôs. Dans l’interprétation donnée de l’Érôs dans le Phèdre est encore présente la connotation d’une sorte de maladie. Dans le Banquet en revanche l’Érôs est l’expression tout à fait naturelle de la nature humaine lorsque celle-ci est parvenue à l’âge prévu (206c). Aussi l’idée d’ancienneté entre de plein droit dans la formulation de « l’enfantement dans la beauté ».

51Il en va tout autrement de l’idée de spiritualité. Comme on peut le voir ci-dessus à partir d’un exposé condensé, Platon ne nie absolument pas l’amour physique. Seuls ceux qui n’ont jamais lu Platon peuvent parler sans cesse d’amour « platonique » pour désigner par ce terme des relations dépourvues de tout contenu physiologique. Au contraire, non seulement Platon ne nie pas l’amour sensuel, mais encore il reconnaît sa nécessité inconditionnelle ; afin d’assurer un développement correct de l’Érôs il convient de commencer dès la jeunesse à se diriger vers les beaux corps (210a). Tout le pathos du platonisme tient non pas à la pure et simple spiritualité de l’amour – s’il lui a jamais fait une part, ce n’est que sur le tard dans sa vieillesse, dans les Lois, qui, comme on le dira plus loin, n’ont plus rien de platonicien – non pas donc à la pure et simple spiritualité, mais à une sorte de corporéité spirituelle (духовная телесностъ) qu’il a éprouvée et pressentie sans aucun doute, mais qu’il n’a formulée clairement ni pour lui-même, ni pour nous. Tenant la sensualité pour une pierre de soutien indispensable à son Érôs, sans laquelle les autres stades de l’Érôs étaient impossibles, Platon la révoque cependant d’une certaine façon lors de ces stades, tout en puisant en elle une description psychologique tirée des analogies d’ordre purement sensible. Platon en arrive même à employer l’expression : il faut dédaigner et anéantir l’amour pour un seul corps (dans la deuxième forme de l’Érôs) (210c), alors que la beauté suprême, attente ultime de la quatrième formulation de l’Érôs, est définie comme mè anapleôn sarkôn, non remplie d’aucune chair (211e). Aussi la question se complique-t-elle.

  • 43 C. Boetticher, Eros und Erkenntnis bei Plato, Berlin, Hofman, 1894, p. 10.
  • 44 « La vraie voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même ou qu’on s’y laisse conduire, (...)

52La considération de Carl Boetticher selon laquelle les quatre degrés de l’Érôs d’après Platon ne doivent pas être pris au sens de quatre stades n’est pas dépourvue de fondement. Aussi bien, c’est, quant au fond, le même Érôs ; il n’a qu’une apparence différente d’un point de vue formel43. Pourtant les arguments de C. Boetticher ne sont pas tout à fait convaincants : Platon parle sans aucun doute de stades différents. Et le texte ici cité à l’appui44 atteste clairement que Platon emploie justement le terme de epanabathmoi, de stades de l’Érôs. Mais si l’on ne peut pas prouver que Platon n’a pas parlé des stades différents de l’Érôs, en revanche il y a des raisons de présumer que Platon a ressenti inconsciemment ces « stades » comme des éléments d’un seul et même Érôs. C’est ce à quoi fait penser son interprétation fondamentale de l’Érôs comme enfantement dans la beauté.

53En effet, Érôs est, toujours et partout, d’un seul tenant. Il est toujours l’enfantement dans la beauté en vue de l’immortalité. Platon ne parle pas de plusieurs Érôs. Chez lui il n’y a qu’un seul Érôs : et pour la beauté et pour l’immortalité. D’ailleurs, il ne s’est pas servi d’autres termes grecs pour exprimer la notion de l’amour, il a pris justement le mot Érôs qui était employé le plus souvent justement pour désigner les aspects physiques et sensuels de l’amour. Et s’il a tenu à cette dénomination, il est évident qu’il voulait parler avant tout de la corporéité en souhaitant maintenir l’idée qu’il avait de l’amour. Aussi bien en méditant sur la brillante psychologie de l’Érôs dans le Phèdre il est absolument impossible d’ignorer sa corporéité. Un tel Érôs n’est possible que dans le cas d’une forte pulsion physiologique. C’est dans un tel Érôs qu’il faut chercher le centre. Il est toujours présent chez Platon.

54Or, affirmer qu’il s’agit seulement de corporéité reviendrait à se moquer de Platon. De quelle corporéité parle-t-il donc ? Est-ce bien la corporéité animale, ordinaire, aveugle et incontrôlable ? Non, ce n’est pas d’elle qu’il s’agit. Platon ressent une corporéité particulière, une sorte de corporéité spirituelle et transfigurée. Son Érôs c’est l’Érôs qui parvient à la limite au-delà de laquelle deux âmes, cessant d’exister séparément, « communiquent dans les enfants les plus beaux et immortels ». En affirmant que Platon professe seulement l’amour spirituel on commettrait une erreur grossière, mais il serait encore plus fâcheux de soutenir que Platon ne professe que l’amour sensuel. Il prend celui-ci dans tout son caractère extatique et dans son oubli de soi, dans sa dimension d’explosion et de tourment – il le prend. Mais il aspire à le transfigurer. Il tient à le réformer d’une façon telle qu’en fin de compte les enfants ne soient pas comme ceux qui sont malades et mortels, mais comme des enfants beaux et immortels. Si Platon avait traité de l’amour spirituel tout simplement, l’amour terrestre et sensuel aurait été mis entre parenthèses ; il aurait fallu seulement fermer les yeux sur lui en le laissant demeurer tel qu’il est. Platon en revanche lui fait face hardiment, l’appelle par son nom courant et le transfigure, le rend spirituel. Platon vise à une transfiguration du monde telle qu’elle arrive à une chair pure, précisément la chair de l’esprit et non pas un principe mauvais.

55Aussi bien cette véritable révélation de l’esprit platonicien est demeurée une allusion, pour lui-même inconsciente, mais pour nous douloureuse et opaque, à un stade nouveau de la vie du monde, d’une vie belle et transfigurée. Et nous remarquons les hésitations de la pensée de Platon. Tantôt il parle de la nécessité de partir de la beauté du corps, puisque c’est bien le corps et non pas quelque chose d’autre, cette matière inerte, qu’il faut transfigurer en la rendant immortelle, tantôt il faut anéantir la chair car elle ne renaîtra pas si elle ne meurt pas. On ne peut réconcilier cette contradiction et la comprendre qu’à la condition de supposer l’idée secrète d’une corporéité spirituelle promise à la résurrection. Platon ignorait encore que cela n’était pas une voie humaine, mais divino-humaine, et sa vue était trop courte pour distinguer et nommer l’objet entièrement… Le temps de la simplicité des pêcheurs de la Galilée n’était pas encore advenu, et le monde ne connaissait pas encore la Parole de Dieu. Il ne pouvait qu’aspirer inconsciemment à la résurrection des morts.

  • 45 Sur les différentes conceptions pour comprendre la « naissance » et « l’immortalité » a (...)

56Demeurent non conscients et non explorés entièrement deux autres thèmes majeurs de l’Érôs « platonicien » : l’idée d’appartenance cosmique de l’Érôs, et l’idée d’androgynisme. Qu’Érôs soit universel et que la nature tout entière lui soit soumise, Platon le tient pour une vérité absolue, comme cela ressort du discours d’Eryximaque, aussi bien que de celui de Socrate lui-même (207a-d). Mais ayant compris que l’Érôs est pour la nature humaine le point de départ de son union avec le ciel et par suite de sa transfiguration, il en est resté là sans aller jusqu’à affirmer que la nature, mauvaise et séparée, possède elle aussi son propre Érôs et attend d’être réunie dans une unité perdue. Cependant le caractère cosmique de l’Érôs est évident dès lors qu’il aspire à la naissance dans la beauté et dans l’immortalité. De même l’idée d’androgynisme n’est pas non plus exprimée pleinement. Platon connaît cette union dans l’amour, lorsqu’une moitié trouve son autre moitié et lorsque leur communion fait surgir une individualité nouvelle, une, belle et immortelle. Les deux âmes cessent d’exister séparément. Elles se rencontrent l’une l’autre et se transfigurent : c’est un être nouveau qui surgit à partir d’elles… Certes, Platon connaît cette transfiguration et il aspire à elle. Mais il n’est pas encore en mesure de lui trouver un nom approprié. Il n’en est pas encore pleinement conscient. Une fois parvenu à la phase suprême de son Érôs, il retombe – en dépit de la formule bien trouvée et volontariste de « l’enfantement dans la beauté » qui appelle à la transfiguration – dans la contemplation passive, statique et intellectuelle, grecque et païenne, propre aux idées éternelles. Le christianisme a été le premier à introduire en philosophie le volontarisme éthique et métaphysique et c’est en cela que réside sa différence ontologique par rapport à la philosophie grecque. Platon a percé dans <la direction> de cette vérité, mais étant païen il ne l’a pas reconnue pleinement, et dans les niveaux suprêmes de son Érôs, lorsque justement doit avoir lieu la communion des âmes au sein de l’unité universelle divine, il professe soudain la contemplation séparée et passive tellement il était asservi à l’intellectualisme et à l’intuitionnisme de son peuple. La genesis agissante cède la place à une theôria extatique45.

XI

  • 46 Sur les principes d’une comparaison entre le Banquet et la République (VI, 509b et VII, (...)

57La lumière qui a éclairé l’âme de Platon dans le Phèdre et dans le Banquet était éclatante autant qu’instantanée. Situant ces deux œuvres sur la toile de fond de la philosophie platonicienne on a l’impression d’un feu d’artifice. Tellement tout a été illuminé soudainement… Il a suffi de quelques pages seulement pour qu’une telle profondeur philosophique soit atteinte et pour que tous ses recoins les plus éloignés, consciemment et inconsciemment, soient pris en compte et éprouvés. Outre la synthèse, ne serait-ce qu’inconsciente, des idées principales de l’Érôs indiquées ci-dessus, il convient de reconnaître également une synthèse de la gnoséologie <en lien> avec l’Érôs. Là encore Platon est parvenu, par ailleurs une fois de plus inconsciemment, à concilier l’Érôs avec sa théorie de la connaissance, si bien que celle-ci reçoit dans le Banquet un sens nouveau et singulier. Il suffit de faire des distinctions suivantes46 :

  1. Objets de la connaissance (eph’ho estin hè dunamis) [Rep., VI] :

    1. inférieurs (horaton genos) : eikones, sômata ;

    2. supérieurs (noèton genos) : mathèmatika, ideai.

  2. Moyens de la connaissance (ho apergazetai hè dunamis) :

    1. inférieurs (doxa) : eikasia, pistis ;

    2. supérieurs (noèsis) : dianoia, epistèmè.

  3. Objets de l’Érôs (hou estin ho Eros autôi einai) [Symp., 206a] :

    1. inférieurs : kala sômata, kalè psukhè ;

    2. supérieurs : to polu kalon, to eidos tou kalou.

  4. Formes de l’Érôs (hè praxis tou Erôtos) [Symp., 206b] :

    1. inférieures (erôtika, ha tôn teleôn kai epoptikôn heneka estin [210a] : tiktein en sômasi [208e] ; tiktein athanaton kleos kai mnèmèn [209d] ;

    2. supérieures (ta telea kai epoptika tôn erôtikôn) : tiktein dianèmata en philosophia aphthono [210d] ; tiktein ou eidôla aretès all’alèthè [212a].

  • 47 Сочинения [Œuvres], t. IX, p. 235.
  • 48 Е. Трубецкой, Социальная утопия Платона [L’utopie sociale de Platon], М., Типо-Литограф (...)

58Cette synthèse éblouissante eut un seul défaut : elle ne fut pas consciente. Platon n’a pas remarqué que dans le Banquet il était occupé des difficultés universellement humaines, sur la voie qui mène à l’Érôs véritable. Et il ne les a pas surmontées. « Il ne les a pas prises ensemble, écrit Vladimir Soloviev (c’est-à-dire les principes d’androgynisme, de corporéité spirituelle et de divino-humanité), et il ne les a pas mises au commencement réel d’une voie suprême, et, par conséquent, la fin de cette voie – la résurrection de la nature morte en vue d’une vie éternelle – lui est restée cachée, bien qu’elle découlât logiquement de ses propres pensées. Il s’est approché du concept de l’œuvre créatrice de l’Érôs, l’a comprise en tant que tâche vitale, “enfantement dans la beauté”, mais il n’a pas défini le contenu final de cette tâche, sans parler de son accomplissement »47. « Pour la Grèce antique la divinité ne devait rester qu’idée ; partant, le royaume de Dieu lui-même ne devait demeurer qu’à l’état de royaume philosophique et abstrait. Platon a tenu au monde une parole prophétique. Mais cette parole n’a pas pu passer à l’acte, devenir chair et s’incarner dans l’homme pour une seule raison, elle n’était pas Dieu. La divinité-idée ne pouvait pas descendre sur terre, ni l’élever vers elle-même. Elle devait rester hors du domaine du devenir, autrement dit, elle ne pouvait pas naître au monde »48.

  • 49 Lossev fait allusion ici au livre X des Lois (896e) (J. L.).

59C’est là la principale tragédie de Platon. N’ayant pas compris son Érôs comme un lien vivant, ontologique et divino-humain, l’ayant compris seulement d’une façon très abstraite, il n’a révélé ni Érôs, ni ce qu’Érôs engendre. Dans la République il postule la communauté des femmes et des enfants, bannit les poètes et fait tout sauf <promouvoir> l’Érôs dans son sens suprême. Par ailleurs dans les Lois, où l’on voit clairement un déclin manifeste de la foi dans le bien et où est reconnue une autre âme du monde, âme mauvaise49, on ne peut que constater le désespoir complet du philosophe dans ses propres forces et dans sa tâche vitale. À quoi il faut associer l’amertume éprouvée face aux trois voyages sans succès chez les tyrans siciliens, entrepris dans le but de mettre en œuvre des principes de l’État « idéal ».

60Ainsi s’est achevé le destin du philosophe devenu âgé : il a éprouvé le charme de son maître qui fut un homme juste, sa mort terrible, puis le pessimisme abstrait lié à sa proclamation du refus du monde, ainsi que le nouvel essor des espérances, l’époque de l’Érôs et de l’État idéal, et pour terminer, le retour, définitif cette fois-ci, des déceptions considérables aussi bien quant au sens de la vie qu’à l’égard de sa propre philosophie.

61Voilà ce qu’est l’Érôs de Platon et quelle est sa place dans la vision du monde du philosophe.

62Quelle est la position occupée par l’Érôs platonicien par rapport aux deux autres Érôs grecs dont nous avons parlé au début ?

63L’Érôs lyrique a offert à Platon deux richesses. La première, consiste, d’une part, dans l’abandon total de la personne tout entière à l’extase érotique, le don et le sacrifice absolus de soi, et, d’autre part, cet Érôs lyrique selon Platon est mis en relation avec une perception de l’individualité d’autrui destinée à établir une communion intime des âmes. « Ici on les oublie tous, écrit Platon, mère, frères, camarades, ici peu importe que par son incurie on perde sa fortune » (Phaedr. 252a). Mais, en même temps, Platon a retenu de cet Érôs son dionysisme général – c’est là la deuxième richesse –, c’est-à-dire, tout d’abord, l’attitude lyrique généralisée de l’âme, et, deuxièmement, l’abandon à l’extase érotique des révélations purement philosophiques. Démangeaisons, chatouillement, dit Platon, et en même temps connaissance de l’étant véritable.

64L’élément de l’Érôs cosmique est moins conscient chez Platon. Ce dernier est conçu trop abstraitement. Cependant en tant que force universelle et vivifiante qui transfigure le monde il n’est pas entièrement méconnu par Platon.

65Ainsi l’on peut affirmer que les Érôs grecs étaient reçus par Platon dans leurs traits les plus fondamentaux : Érôs lyrique comme communion créatrice des âmes, Érôs cosmique comme transfiguration du monde. Comment Platon a-t-il réussi à combiner ces deux conceptions ? Grâce à la même interprétation de l’Érôs, sainte et maudite, comme enfantement dans la beauté. Platon a ressenti tout le mal de la séparation de la nature humaine et il aspira, grâce à son Érôs, à faire tomber les barrières entre les âmes séparées et à transfigurer la corporéité inerte et mauvaise. Aussi a-t-il livré une synthèse de l’Érôs cosmique et lyrique. Mais on a déjà vu que ce n’est pas à cet Érôs lyrique, que l’on peut désigner comme abstraitement lyrique, que Platon aspirait. Il brûlait pour l’Érôs concrètement théurgique, autrement dit, divino-humain.

66Le monde attendait le rachat. L’homme n’était pas en mesure de vaincre la matière inerte avec son temps et son espace divisés en fragments. Il n’y a que Dieu qui a assez de force pour ce rachat, du moment où il descend des cieux par son amour éternel et, devenu homme, transfigure l’être humain mortel. C’est l’Érôs véritable qui réunit d’abord deux âmes, puis l’humanité en vue de l’unité universelle. Nous avons vu que l’Érôs de Platon est saint : il pressentait cette unité universelle, car son Érôs, c’est l’Érôs qui fait l’unité des dieux et des hommes, l’Érôs de l’enfantement dans la beauté pour l’immortalité. Mais nous avons dit que l’Érôs de Platon est maudit : le philosophe a voulu le créer de ses propres mains, et non pas avec le concours de la béatitude de l’Illumination, et il a voulu le réaliser dans l’État, dans les êtres humains.

67Nous ne pouvons pas nous permettre une telle audace. Nous savons que le royaume de Dieu, étant donné la réalité actuelle du monde, est seulement à l’intérieur de nous. Nous ne faisons qu’écouter avec recueillement l’obscurité dérobée de l’Univers qui tend vers la beauté, en attendant cette fin des temps lorsque tout sera un et

  • 50 F. Tiouttchev, Poésies, p. 32.

Tout le visible alors s’engloutira dans l’onde
Le visage de Dieu seul s’y reflétera50 !

68En attendant l’Érôs est seulement notre douloureuse aspiration théurgique. Face à la beauté, parfois son apparition fugitive suffit, nous sommes saisis par la nostalgie et commençons à désirer le siècle futur. Notre Érôs, réellement et vitalement humain, c’est l’Érôs de l’exploit et de la solitude, car difficile est l’œuvre divine et le feu divin n’est pas le partage de la simple poussière. Accueillir Érôs dans la solitude, comprendre et souffrir dans son ombre toute l’ignominie de l’être, telle est la justification ultime de l’Érôs.

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Notes

1 Nous traduisons le texte de 1916, « Эрос у Платона », réédité dans Алексей Федорович Лосев Бытие, имя, космос, M., Мысль, 1993, p. 31-60. Les notes de bas de page sont traduites et complétées par Jérôme Laurent (J. L.).

2 Lossev cite le poème de Fiodor Tiouttchev « Последний катаклизм » [« Le dernier cataclysme »] (1830), qu’on donne dans la traduction de Paul Garde : F. Tiouttchev, Poésies, Lausanne, l’Âge d’homme, 1987, p. 32.

3 Cette éternelle, ou sempiternelle, question est posée par Pilate au Christ, d’après l’Évangile selon saint Jean, 18, 37-38 ; le Christ dit « Quiconque est de la vérité écoute ma voix » et Pilate répond « Qu’est-ce que la vérité ? ». Cette citation met d’emblée le texte de Lossev dans la lumière de la tradition chrétienne (J. L.).

4 Le thème du « voile de Maya » vient de Schopenhauer ; voir Le monde comme volonté et comme représentation, § 4 : « C’est la Maya, c’est le voile de l’Illusion, qui, recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut dire s’il est ou s’il n’est pas, un monde qui ressemble au rêve, au rayonnement du soleil sur le sable », Paris, PUF, 1966 (trad. par A. Burdeau), p. 31. Schopenhauer a eu une grande influence en Russie dès les années 1870-1880 ; entre 1900 et 1910 paraissent en russe les œuvres complètes en quatre tomes. E. Troubetskoï, N. Berdiaev et A. Biely eurent un grand intérêt pour cette pensée ; voir « Schopenhauer en Russie », in Dictionnaire de la philosophie russe, F. Lesourd (dir.), Lausanne, l’Âge d’homme, 2010, p. 748-751 (J. L.).

5 Le russe n’ayant pas d’article, il a parfois été difficile de trancher entre « Érôs », le dieu de la mythologie auquel sont dédiés les éloges du Banquet (est-il un dieu jeune ? ancien ? etc.) et l’Érôs (ou l’érôs) comme affect dont parle par ailleurs le dialogue (l’expérience du désir est expérience d’un manque, par exemple). Il a fallu choisir selon le contexte, en sachant bien que, pour Platon, le dieu, ou plutôt le « grand démon » qu’est Érôs (202d9), est l’hypostase du désir amoureux (J. L.).

6 Cette affirmation mérite un commentaire. Il s’agit là d’un argument « à plus forte raison » qui suppose, ce que Lossev va montrer, que Platon est « éclectique » (en ce qu’il fait la synthèse de deux conceptions de l’érôs) et donc qu’il est un prophète (il « prépare au christianisme » comme dirait Pascal). Plus énigmatique est le début de la phrase, début polémique qui fait allusion au contexte philosophique de l’année 1916 comme me l’indique Michel Niqueux : Déborine venait de faire paraître son ouvrage Введение в философию диалектического материализма [Introduction à la philosophie du matérialisme dialectique], Петроград, Жизнь и знание, 1916, où conformément à la doxa léniniste, Kant était considéré de façon ambivalente, mais critique, une sorte d’hybride d’empirisme et d’idéalisme, bref un penseur bourgeois ; voir le texte en ligne de Vitalii’ Svintsov, http://www.ecsocman.edu.ru/data/474/861/1216/010_Svintsov.pdf (p. 103). C’est le préfacier, G. Plékhanov qui utilise l’expression « éclectisme » ; voici un passage du texte russe : « Люди, не способные к последовательному мышлению, останавливаются на полдороге и довольствуются помечью идеализма с материалиализмом. Таких непоследовательных мыслителей называют эклектиками. На это мне возразят, пожалуй, что существуют также сторонники “критической” философии, одинаково далекой как от материализма, так и от идеализма, и при том свободной от тех слабостей, которые всегда свойственны миросозерцанию эклектиков. Помнится, такое возражение делал мне когда-то профессор Челпанов. Но я отсылаю читателя к шестой главе предлагаемой книги Деборина (“Трансфендентальный метод”). Из нее он увидит, до чего несостоятельно это возражение. Деборин ясно и убедительно показывает, что “критическая” философия Канта страдает дуализмом. А так как дуализм всегда эклектичен, то лишь по недоразумению можно ссылаться на Канта в опровержение сказанного мною выше о том, что всякому последовательному мыслителю (стр.9) непременно надо выбирать между идеализмом и материализмом » (Введение в философию диалектического материализма [Introduction à la philosophie du matérialisme dialectique], p. 8 ; nous remercions A. Yastrebtseva pour cette référence). Du point de vue de l’éclectisme historique (Victor Cousin), Kant est un idéaliste. L’expression est en ce sens étrange et remarquable (J. L. / M. Niqueux).

7 Cette idée est au cœur de la présentation schellingienne de la mythologie grecque. Voir F. W. Schelling, Introduction à la philosophie de la mythologie [1827-1847], Paris, Gallimard, 1998 (trad. par J.-F. Courtine et al.), première leçon, p. 37-40 (J. L.).

8 La distinction entre ces deux termes est indiquée par Platon dans le Cratyle (419e) ainsi que dans une indication du Banquet (197d : « himerou pothou patèr »), et, ultérieurement, dans la distinction d’amor et de cupido chez Servius (Commentaire de l’Énéide, IV, 184) ; ce que l’on n’observe pas en réalité chez Homère (voir Iliade, I, 240 ; III, 446 ; V, 740 ; XIV, 216 ; XVII, 439). L’étymologie que l’on trouve dans le Phèdre de Platon (251c : himeros de merè [un flot de particules]) est fantastique.

9 Si l’on exclut un autre passage (v. 201), il n’y a aucune notation sur Érôs dans la Théogonie.

10 Khaos de kha- (khainô, khaskô) comme phaos de phainô, phaô, signifie à proprement parler ce qui est béant, ce qui est ouvert, un gouffre. Mais ce n’est surtout pas l’espace vide, comme l’ont pensé beaucoup <de commentateurs> (voir G. F. Schoemann, Comparatio theogoniae Hesiodeae cum Homero, II, 29, Berlin, éd. de l’Académie, 1857) : une telle abstraction est fort éloignée d’Hésiode. Le Chaos, c’est la matière sans forme, matière semblable à de l’air et aux nuées (voir G. F. Schoemann, De Cupidine cosmogonico, II, 67-70, Berlin, éd. de l’Académie, 1857).

11 Sixième hymne orphique (glorification d’Érôs-Protogonos). Des quatre groupes des théogonies orphiques qu’a acceptés Zeller (Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtliche Entwicklung, Leipzig, Teubner, 1892, t. I, p. 881), selon nous les plus importants sont le troisième et le quatrième. Au demeurant, le plus important est d’avoir l’ensemble présent à l’esprit plutôt que des détails.

12 Voir N. I. Novosadskii’, Hymnes orphiques, Varsovie, Presses universitaires, 1900, p. 59 sq., où sont comparées les expressions voisines du sixième hymne orphique et des Oiseaux (v. 693 sq.).

13 Voir l’article de Waser dans la Pauly Realencyclopaedie, VI, 486 (Érôs).

14 Voir Lucien, Dialogue des dieux, II, 1 (« Érôs et Zeus »).

15 Sapphô, Odes et fragments, Paris, Gallimard (poésie), 2005 (trad. par Y. Battistini), p. 67.

16 Poetae Lyrici Graeci, 4e éd., Leipzig, Teubner, T. Bergk (éd.), 1882, Sapphô, fragment 47.

17 Ibid., fragment 40.

18 Sophocle, Antigone (trad. par P. Mazon), v. 781-790 : « Amour, invincible Amour, tu es tout ensemble celui qui s’abat sur nos bêtes et celui qui veille, toujours à l’affût, sur le frais visage de nos jeunes filles. Tu vagues au-dessus des flots, aussi bien que par les campagnes où gîtent les bêtes sauvages. Et, parmi les dieux eux-mêmes ou les hommes éphémères, pas un être ne se montre capable de t’échapper. Qui tu touches aussitôt délire ».

19 Euripide, Hippolyte (trad. par L. Méridier), v. 525-529.

20 Вл. Cоловьев, Жизненная драма Платона [Le drame de la vie de Platon] // Собр. соч [Œuvres], 2e éd, M., 1896, t. IX, p. 194 sq. ; voir aussi l’introduction aux Творения Платона [Œuvres de Platon], M., 1896, t. I, p. 30.

21 La philosophie pensée comme « art de mourir » est une thèse présentée dans le Phédon, 64c et 67d-e (J. L.).

22 Lossev fait allusion ici aux voyages de Platon en Sicile, à la cour de Denys premier, puis du second Denys, son fils, tyrans de Syracuse, séjours pendant lesquels le philosophe tenta en vain de jouer le rôle de réformateur politique (voir Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre III, § 18-23) (J. L.).

23 Вл. Cоловьев, Творения Платона [Œuvres de Platon], t. I, p. 30.

24 Par exemple A. Wirth s’appuie sur une forte parenté entre le Lysis et le Banquet à cause des attaques par Platon de l’ancienne philosophie comme de celle de son époque et sur quelques expressions des Mémorables de Xénophon (A. Wirth, « Platon’s Lysis nach 394 », Archiv für Geschichte der Philosophie, 9, 1896, p. 163 sq.). Cependant, la conception de l’Érôs dans le Banquet est tellement claire et originale, les attaques contre les philosophes dans le Lysis tellement convenues et le lien avec les Mémorables tellement problématique, que tout cela n’ébranle pas du tout notre conception traditionnelle de la chronologie du Lysis <dans l’œuvre de Platon>.

25 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre III, § 35 : « On raconte encore que Socrate, qui venait d’entendre Platon donner lecture du Lysis, s’écria : “Par Héraclès, que de faussetés dit sur moi ce jeune homme” », Paris, Librairie générale française (Le livre de poche), 1999 (trad. par L. Brisson).

26 Traduction de V. Karpov : Сочинения Платона [Œuvres de Platon], СПб., Académie impériale de Russie, 1863, t. IV, p. 235 ; traduction de V. Soloviev : Творения Платона [Œuvres de Platon], M., 1896, t. I, p. 321-322 sq.

27 Вл. Cоловьев, Творения Платона [Œuvres de Platon], t. I, p. 327.

28 Voir prince S. Troubetskoï, Métaphysique de la Grèce ancienne, Moscou, 1890, p. 475.

29 Voir Xénophon, Mémorables, II, 4, 6.

30 Voir Odyssée, 17, 21.

31 Voir Lysis (trad. par L. Robin), 214c-d : « Les méchants ne sont, même jamais, semblables eux-mêmes à eux-mêmes, mais au contraire inconstants et déréglés. Or, difficilement, celui qui est personnellement dissemblable de lui-même serait-il capable de devenir semblable à un autre et son ami ? ». Le lien essentiel entre la pratique de l’amitié et la vertu sera central dans l’analyse aristotélicienne de l’amitié (voir Éthique à Nicomaque, VIII-IX) (J. L.).

32 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre III, § 38 et Olympiodore, Commentaire du Phèdre, début. La question de la date du Phèdre [dialogue actuellement tenu pour postérieur au Banquet et à la République] fut fort discutée à la fin du XIXe siècle ; voir A. Diès, Autour de Platon [1926], Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 250-257 (J. L.).

33 L’homophobie de Lossev n’est pas une exception chez les commentateurs de Platon du début du XXe siècle ; presqu’à la même date, en 1913, Auguste Diès écrivait ceci à propos de l’érotisme grec : « S’il était possible de remuer, sans dégoût, le terrain de fange d’où Platon transplanta la rose pourpre de l’Érôs philosophique, nous verrions peut-être que la transposition de l’amour en un instinct de communion intellectuelle et morale était au moins ébauchée avant le Platonisme. Les légendes qui célèbrent certaines amitiés guerrières [Banquet, 179e-180b] servaient au moins à jeter, sur certaines hontes, un manteau de gloire et de patriotisme », A. Diès, Autour de Platon, p. 432 (J. L.).

34 Il s’agit de Lysias ; les commentateurs du XIXe siècle se sont interrogés pour savoir s’il s’agissait d’un discours authentique de Lysias (tel était encore l’avis de Victor Brochard en 1906) ou bien d’une parodie rédigée par Platon (voir notamment É. Egger, « Observations sur l’Eroticos inséré sous le nom de Lysias dans le Phèdre de Platon », in Annuaire des études grecques, Paris, 1871, p. 17-38). Avec prudence, Luc Brisson refuse de trancher (traduction du Phèdre, Paris, Flammarion, 1989, p. 64, note 2) (J. L.).

35 Cet échange (« взамен » écrit Lossev) est proprement la fameuse « palinodie » de Socrate (Phèdre, 243b) (J. L.).

36 Dans ce paragraphe VI, Lossev résume et donne des extraits de la longue description proposée par Platon aux pages 246a-254d du Phèdre où il est question de « l’attelage » de l’âme, de la chute de l’âme et de l’expérience érotique ici-bas (J. L.).

37 C’est là assurément l’un des « coups de force » herméneutiques les plus manifestes de Lossev : l’évocation de l’amour homosexuel est si passionnée chez Platon, qu’elle ne peut avoir, en fait, pour objet que… la femme ! Or, rappelons-le avec Pierre Hadot : « Que Platon ait réprouvé ou non les amours contre nature, l’amour platonicien est un amour masculin. L’aimé est un jeune garçon, l’amant, un homme mûr, même s’il est philosophe », P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard [1963], Paris, Études augustiniennes, 1973, p. 69 (J. L.).

38 I. Bruns, Attische Liebestheorien, Munich, Beck, 1905, p. 125 sq.

39 Cela est bien montré par V. Karpov dans : Сочинения Платона [Œuvres de Platon], t. IV, p. 121 sq.

40 Lossev voit bien que le discours d’Aristophane ne permet pas de penser l’homosexualité comme un comportement « contre nature », tout au contraire ; il y a là une intéressante conception de l’unité de l’Érôs quelles qu’en soient les formes et les pratiques ; voir sur ce point l’étude de Sandra Boehringer, « Comment classer les comportements érotiques ? Platon, le sexe et erôs dans le Banquet et les Lois », Études platoniciennes, 4, 2007, p. 48-67 (J. L.).

41 Platon, Phèdre ; le Banquet, Paris, Garnier-Flammarion, 1964 (trad. par E. Chambry), p. 63.

42  В. Н. Карповъ, Сочинения Платона [Œuvres de Platon], t. IV, p. 133.

43 C. Boetticher, Eros und Erkenntnis bei Plato, Berlin, Hofman, 1894, p. 10.

44 « La vraie voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même ou qu’on s’y laisse conduire, c’est partir des beautés singulières et de monter sans cesse vers cette beauté suprême en passant comme par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous » (211c).

45 Sur les différentes conceptions pour comprendre la « naissance » et « l’immortalité » aux différents stades de l’Érôs, voir M. A. Koch, Die Rede des Sokrates im Platons Symposion und das Problem der Erotik, Berlin, 1886, p. 15.

46 Sur les principes d’une comparaison entre le Banquet et la République (VI, 509b et VII, 533), voir C. Boetticher, Eros und Erkenntnis bei Plato, p. 13 sq.

47 Сочинения [Œuvres], t. IX, p. 235.

48 Е. Трубецкой, Социальная утопия Платона [L’utopie sociale de Platon], М., Типо-Литография Товарищества И. Н. Кушнерев и Ко, 1908, p. 105.

49 Lossev fait allusion ici au livre X des Lois (896e) (J. L.).

50 F. Tiouttchev, Poésies, p. 32.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alexis Lossev, « Érôs chez Platon »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 48 | 2011, 211-238.

Référence électronique

Alexis Lossev, « Érôs chez Platon »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 48 | 2011, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1052 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1052

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Traducteur

Olga Kobenko

ENS Ulm

Ancienne élève de l’ENS Ulm est actuellement en thèse de philosophie intitulée Le néoplatonisme en Russie après la révolution bolchevique : l’œuvre d’Alexeï Lossev des années 20 sous la direction du professeur Philippe Hoffmann (EPHE) et du professeur Youri Chitchaline (Académie des sciences, Moscou). Ses recherches portent principalement sur les relations d’influence et les stratégies d’appropriation par la pensée religieuse et philosophique russe des XIXe et XXe siècles de la tradition néoplatonicienne en visant à dégager, au-delà d’une problématique étroite de la réception, des thèmes majeurs dont la continuité traverse l’histoire de la pensée occidentale. Traductrice depuis 2011 des textes philosophiques de la langue russe aux éditions l’Âge d’homme, elle prépare la publication de la traduction en français d’une œuvre majeure d’Alexeï Lossev, La dialectique du mythe.

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