Texte intégral
- 1 Soloviev utilise non pas le mot d’origine romane « литература », mais le mot « слов (...)
- 2 « Словесность или истина? », article publié pour la première fois en 1897 dans le journal Р (...)
- 3 « Мысль », qui signifie à la fois « pensée » et « idée ». Le russe a trois racines là où le (...)
- 4 « Истинность ». Le russe a deux mots pour « vérité » : « правда » et « истина ». Le premier (...)
- 5 « Ce qui est grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut (...)
- 6 « Сродство », littéralement, « parenté », « apparentement », est néanmoins distinct de « ро (...)
- 7 « Тяготение » est au sens figuré à peu près synonyme de « склонность », qui est plus fréque (...)
- 8 Nouveau Testament, Actes des apôtres 17, 22-31. Il semble que Soloviev fasse surtout référe (...)
- 9 L’expression russe « спасибо и на том » est ironique et signifie quelque chose comme (...)
- 10 « Оссуществление » est difficile à rendre : le mot est formé sur la racine « сущ- » dont so (...)
- 11 Le russe comme l’allemand a deux mots pour dire « réel ». « Реальность » est absent du text (...)
- 12 C’est le même mot, on pourrait presque le rendre dans les deux cas par « véritable (...)
1Un des phénomènes les plus caractéristiques de la vie intellectuelle contemporaine, et une de ses tentations les plus dangereuses est l’idée3 à la mode de surhomme. Cette idée attire avant tout par son authenticité4. Le malheureux Nietzsche n’a-t-il pas raison, quand il affirme que toute la dignité, toute la valeur de l’homme tient à ce qu’il est davantage qu’homme, à ce qu’il est transition vers quelque chose d’autre et de supérieur5 ? De fait, cette vérité au sujet d’un principe supérieur et surhumain en nous, de notre affinité6 avec l’absolu et de notre inclination7 vers lui n’était déjà pas neuve, quand l’apôtre Paul a dû la rappeler aux Athéniens8. Nietzsche, de nos jours, l’a annoncée comme une grande nouvelle découverte. C’est déjà pas mal9. Mais voici le malheur : l’apôtre Paul a rappelé aux Athéniens la dignité et la signification supérieures de l’homme uniquement afin de montrer à l’instant leur accomplissement10 bien réel11 dans un juste bien réel12, ressuscité des morts ; en parlant du surhomme, il le désigne par Lui, tandis que le prédicateur moderne du surhomme n’a rien à quoi se référer dans la réalité et n’a personne à nommer.
- 13 Le mot « чуждый » peut servir à qualifier le diable (voir par exemple Le Maître et Margueri (...)
- 14 « Живой » signifie « vivant ». Il serait plus élégant de traduire « en chair et en os », ma (...)
- 15 Le « jeu de mots » est inévitable dans la traduction, mais n’existe pas en russe. Il (...)
2Étranger13 à la foi chrétienne et pas encore assez mûr pour avoir une foi sérieuse dans le futur antéchrist vivant14, le professeur bâlois s’est mis à écrire sur le surhomme en général, de la même façon que Tentetnikov, si l’on en croit les protestations de Tchitchikov, écrivait « sur les généraux en général »15.
- 16 Soloviev emploie le mot sans italiques ni guillemets.
- 17 Il s’agit de la première scène du Faust de Goethe après les deux prologues (La nuit (...)
- 18 « Немощный » désigne tout le contraire du caractère véritable parce que réel, en fait et en (...)
- 19 Voir par exemple Par-delà bien et mal, § 42. Néanmoins chez Nietzsche l’expression (...)
- 20 « Неестественно » : « non naturel ».
- 21 Nouvelle allusion, tout aussi peu innocente que la précédente, à Gogol – au Journal d’un fo (...)
- 22 Allusion, qui prolonge la précédente, à la table des rangs, selon laquelle s’échelonnaient (...)
- 23 C’est probablement une référence à la notion de « fin de siècle », que Max Nordau, psychiat (...)
- 24 « Настоящий » (et non « истинный » comme à la ligne suivante) signifie également « présent (...)
- 25 Josué, fils de Navé (ou Nun), remplaçant de Moïse, qui introduisit le peuple juif dans la (...)
- 26 Josué, fils de Jotsadak, souverain sacrificateur mentionné par l’Ancien Testament d (...)
- 27 Auteur vers -180 du Siracide ou Ecclésiastique, livre de l’Ancien Testament reconnu par (...)
- 28 Allusion tout à fait obscure. Cette boutade est-elle fondée sur des faits réels ? C (...)
- 29 Autrement dit « de Charybde en Scylla ».
3Chacun d’entre nous est un surhomme virtuellement, potentiellement, mais pour devenir tel en réalité, cela exige, bien sûr, un appui plus solide que son propre désir, son sentiment, ou une pensée abstraite. Nietzsche lui-même, pensant être un surhomme bien réel, n’était qu’un surphilologue. Ses talents faisaient de lui exclusivement un savant de cabinet, n’ayant ressenti véritablement aucun drame vital (comme on le voit clairement à sa biographie). Ce ne sont pas les limites de la nature humaine terrestre qui pesaient à Nietzsche – il n’en avait, en dehors des livres, qu’une connaissance très unilatérale et élémentaire –, ce qui le gênait, c’était les limites de la philologie ou de ce qu’il appelait « Historie »16. Sa propre histoire n’a été que la reproduction du premier monologue de Faust17 – la lutte d’une âme vivante, mais malade et impuissante18 avec le fardeau d’un savoir livresque immense. Restant malgré tout philologue, et trop philologue, Nietzsche a voulu en outre devenir « philosophe de l’avenir »19, prophète et fondateur d’une nouvelle religion. Un tel objectif conduisait inévitablement à la catastrophe, car pour un philologue, être fondateur d’une religion est aussi peu naturel20, que pour un conseiller titulaire d’être roi d’Espagne21. Je ne parle pas de distance entre des rangs22, mais de différence entre des facultés naturelles. La bonne philologie, sans aucun doute, est préférable à une mauvaise religion, mais il est impossible au philologue même le plus génial de créer une secte religieuse, fût-elle la plus mauvaise. L’aspiration de Nietzsche à s’élever au-dessus de l’Histoire et à devenir un surphilologue s’est achevée par un triomphe manifeste de la philologie. Ne trouvant aucune réalité religieuse ni en lui, ni au-dessus de lui, le professeur bâlois a imaginé une figure littéraire, l’a appelée « Zarathoustra » et a annoncé aux gens la fin du siècle23 : voici le véritable24 surhomme ! La philologie triomphe déjà rien qu’avec cette appellation. Le vrai surhomme authentique portait un nom simple, ordinaire dans son pays, appartenant à d’autres hommes connus de son peuple (Jésus Navin25, Jésus fils de Josédech26, Jésus Ben Sira27). Mais le « surhomme » imaginé par le professeur bâlois ne peut pas s’appeler Henri, ou Friedrich ou Otton, il faut que ce soit Zarathoustra – même pas Zoroastre, mais justement Zarathoustra – pour qu’il fleure bon la linguistique, toutefois ce brave Allemand très savant n’a pas songé que son héros était menacé par le danger inévitable d’être pris pour une femme par certains traducteurs russes28. Dans son aspiration sincère à la surphilologie, Nietzsche n’a en fait réussi qu’à franchir les limites de la philologie classique, pour tomber dans la philologie orientale – du feu au brasier29 ! Zarathoustra – c’est un nom pas mal, bien sûr, pour un nouveau surhomme, il n’a qu’un seul défaut, c’est que même avec l’aide de toutes les forces célestes, terrestres et infernales, devant ce nom-là ne frémiront et ne s’agenouilleront que les décadents et les décadentes psychopathes d’Allemagne et de Russie.
- 30 Voir dans le Nouveau Testament : Matthieu 4, 2 ; Marc 1, 13 ; Luc 4, 2.
- 31 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Prologue de Zarathoustra », 1, p. 17. C’est plu (...)
- 32 Ibid., 3, p. 20 (Soloviev cite sans guillemets).
- 33 Seule occurrence de « литературный » dans le texte (voir note 1).
- 34 « Дух » est l’équivalent de l’allemand « Geist » et correspond donc à ce qu’on ente (...)
- 35 « Существо » : « être », « créature », « essence », « fond » (voir note 10). Il s’a (...)
- 36 On entend le mot « cerveau » (« мозг ») dans « мозговой » encore plus directement que (...)
- 37 « Несостоятельный », littéralement « insolvable », « inconsistant », « qui manque de poids (...)
- 38 « Задача ».
- 39 Les mots employés sont précisément ceux dont on se servirait en russe pour décrire une femm (...)
- 40 Nouveau Testament, Jean 14, 11.
- 41 L’expression « на деле » (« en fait », « en réalité ») comprend le mot (« дело ») qui dans (...)
- 42 « Intellectuel » traduit ici « умственный », formé sur « ум », qui s’oppose aussi bien à « (...)
- 43 Deuxième occurrence du même modalisateur, qui sera répété en début de phrase suivante. Il (...)
- 44 Nouveau Testament, 2 Thessaloniciens 2, 8-10.
- 45 « Выражения » : « expressions ».
- 46 « Подкладка » désigne la « doublure » d’un vêtement, et dérive du verbe « подложить » : (...)
4Le vrai surhomme avant de commencer son ministère public a passé quarante jours dans le désert30. La figure exotique du surhomme, imaginée par le professeur allemand, ne peut pas, bien entendu, se satisfaire d’un délai aussi court. Zarathoustra passe dix ans dans une caverne31, en s’adonnant à la solitude. Encore faut-il être reconnaissant à l’école classique d’une telle modération, car pour les véritables surhommes orientaux il est naturel de passer dans des cavernes des millions et des milliards d’années. En quittant sa caverne pour se rendre en ville, Zarathoustra s’adresse au peuple qui s’est rassemblé et lui annonce son intention d’enseigner le surhomme (« Ich lehre euch den Uebermenschen! »)32. Si vous pensiez que le surhomme est quelque créature supérieure, alors renoncez à cette erreur. Le surhomme n’est qu’une matière à enseignement universitaire, nouvellement établie à la faculté de philologie. Il y a là des chaires de mythologie grecque et romaine, d’antiquités, d’histoire de la littérature, de stylistique – on ouvre maintenant une nouvelle chaire – de surhomme. Mais qu’enseigne-t-on à proprement parler dans cette chaire ? C’est bien là qu’est le malheur, qu’est le tragique de la situation pour Nietzsche, c’est qu’il n’a décidément rien à enseigner sur le surhomme et que tout son sermon se réduit à des exercices littéraires, magnifiques quant à leur forme littéraire33, mais dénués de tout contenu réel. Nietzsche n’a pas supporté un tel triomphe final de la philologie sur les aspirations plus profondes, mais impuissantes, de son esprit34 – et il est devenu fou. Par cela il a prouvé la sincérité et la noblesse de sa nature et, sans doute, a sauvé son âme. Je ne crois pas aux causes purement physiques des maladies mentales, et bientôt plus personne n’y croira. Le dérangement psychique dans des cas semblables à celui-ci est un moyen extrême d’auto-sauvegarde de l’essence35 humaine intérieure, par le sacrifice de son moi cérébral36, celui-ci s’étant avéré indigent37 dans la résolution du problème38 moral de notre existence. L’exemple de Nietzsche n’a pas fait la moindre impression sur ses adeptes qui avec passion et sans aucune résistance se sont abandonnés à la tentation39 : substituer la littérature à la vérité et élever le surhomme imaginaire au-dessus de celui qui est bien réel. Celui-là, le réel, disait : « Si vous n’avez pas foi dans Mes paroles, alors ayez foi en les actes que J’accomplis »40 – et en réalité41 Il est ressuscité d’entre les morts. Le surhomme imaginaire ne possède rien de plus que des mots, et ces mots par leur sonorité et leur élégance attirent une foule à moitié instruite, et la forcent à oublier la tragédie édifiante de leur auteur. Il y avait, bien entendu, dans le maître plus de profondeur spirituelle que dans ses élèves. Il a été saisi par la honte et l’effroi de sa fraude vis-à-vis de la vérité, quand il s’est aperçu de sa vacuité et de sa stérilité, mais eux continuent d’être captivés par la brillante couche superficielle littéraire, sous laquelle repose un cadavre intellectuel en décomposition42. Mais il y a dans cet engouement, peut-être, encore quelque chose de plus grave et important. Le surhomme imaginé par le malheureux Nietzsche et qu’il a lui-même moralement vomi, avec toute son absence de contenu et son caractère artificiel, figure, peut-être43, le prototype de celui qui, en plus des mots brillants, manifeste des actes et des signes, quoique mensongers44 ? Peut-être, que les exercices littéraires du philologue bâlois n’étaient que les expressions45 sans force d’un pressentiment réel ? Alors la catastrophe qui lui est arrivée aurait eu un envers46 encore plus tragique et encore plus édifiant. Qui vivra verra !
530 mars 1897.
Notes
1 Soloviev utilise non pas le mot d’origine romane « литература », mais le mot « словесность », plus rare, formé sur « слово » (« mot », « parole », « Verbe »), qui signifie « les Lettres ». Dans l’article le mot désigne un jeu verbal, qui s’avère être un jeu (dangereux) avec le Verbe.
2 « Словесность или истина? », article publié pour la première fois en 1897 dans le journal Русь et réédité dans le tome 10 des œuvres complètes, Польное собрание сочинений, СПб., Книгоиздательское товарищество : Происвещение, 1914, t. 10, c. 29-35.
3 « Мысль », qui signifie à la fois « pensée » et « idée ». Le russe a trois racines là où le français n’en a que deux : « дума » (« pensée ») – vieilli en ce sens –, « идея » (« idée ») et « мысль » qui signifie tantôt l’un, tantôt l’autre. Lorsqu’il s’agit de parler de « l’idée russe », et que « idée » acquiert un sens noble et substantiel, Soloviev emploie « идея ».
4 « Истинность ». Le russe a deux mots pour « vérité » : « правда » et « истина ». Le premier signifie aussi « justice », et l’adjectif formé sur la racine se traduit « avoir raison », tandis que le second, qui figure dans le titre, a fréquemment une connotation plus noble voire religieuse. « Истинность » (« véridicité », « authenticité ») est le terme dérivé de cette racine, couplée à un suffixe qui marque l’abstraction de la notion. Soloviev marque par là que l’idée de surhomme tire sa force de ce qu’il y a de vrai en elle (et que son emploi par Nietzsche déforme).
5 « Ce qui est grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer dans l’homme, c’est qu’il est une transition et qu’il est un déclin », F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Le livre de poche, 1983 (trad. par G.-A. Goldschmidt), « Prologue de Zarathoustra », 4, p. 24.
6 « Сродство », littéralement, « parenté », « apparentement », est néanmoins distinct de « родство », et peut être utilisé dans un sens plus métaphorique : le mot est formé sur « род » (« genre »), dont sont par exemple dérivés « родина » (« patrie ») et « родиться » (« naître »).
7 « Тяготение » est au sens figuré à peu près synonyme de « склонность », qui est plus fréquent, mais au sens propre le premier, employé ici, signifie « attraction » au sens de « gravitation », le second « penchant ».
8 Nouveau Testament, Actes des apôtres 17, 22-31. Il semble que Soloviev fasse surtout référence aux versets 27-28 : « c’était afin qu’ils cherchent la divinité pour l’atteindre, si possible, comme à tâtons et la trouver ; aussi bien n’est-elle pas loin de chacun de nous. C’est en elle en effet que nous avons la vie le mouvement et l’être. Ainsi d’ailleurs l’ont dit certains des vôtres : “Car nous sommes aussi de sa race” » (cité d’après La Bible de Jérusalem). Versets qui n’emploient pas le terme « surhomme », mais font écho au texte célèbre de Genèse 1, 26-27.
9 L’expression russe « спасибо и на том » est ironique et signifie quelque chose comme « c’est déjà ça », « c’est déjà pas mal ».
10 « Оссуществление » est difficile à rendre : le mot est formé sur la racine « сущ- » dont sont dérivés des mots qui signifient « être », « essence », « substance », « nature », « créature », « importance », « vitalité », « fond », « vrai », « véritable ». Il s’agit d’une réalisation, d’un passage à l’être.
11 Le russe comme l’allemand a deux mots pour dire « réel ». « Реальность » est absent du texte, le mot employé ici comme plus loin est à peu près l’équivalent de « wirklich », mais il est formé sur la racine « действие » qui se traduit « Tätigkeit », soit « action ».
12 C’est le même mot, on pourrait presque le rendre dans les deux cas par « véritable » si le substantif « действительность » (« réalité ») n’était pas employé juste après. Mais il y a précisément un écart entre ce qui est simplement vrai et ce qui est réalisation en acte : la vérité ne tire son sens que du rappel des faits, ce qui est un point crucial du texte.
13 Le mot « чуждый » peut servir à qualifier le diable (voir par exemple Le Maître et Marguerite). Il y a de fortes chances que son emploi ne soit pas neutre dans un texte qui s’achève sur une allusion à l’Antéchrist.
14 « Живой » signifie « vivant ». Il serait plus élégant de traduire « en chair et en os », mais cela donnerait l’impression que la formule est ironique, ce qui n’est pas le cas, comme l’indique la fin du texte.
15 Le « jeu de mots » est inévitable dans la traduction, mais n’existe pas en russe. Il s’agit d’une allusion au chap. II des Âmes mortes de Gogol, où le héros Tchitchikov s’efforce de recommander au général Betrichtchev son voisin Tentetnikov. Le détail de la scène en question éclaire la critique adressée par Soloviev au concept nietzschéen de surhomme et la suite du texte : « — “[…] il a le don de la parole et sait tenir une plume. — Il écrit sans doute des balivernes, des vers quelconques ? — Non pas, Excellence…, quelque chose de sérieux… Il écrit… l’histoire. — Quelle histoire ? — L’histoire…” Tchitchikov s’arrêta et, soit parce qu’il avait devant lui un général, soit pour donner plus d’importance à la chose, ajouta : “L’histoire des généraux, Excellence. — Quels généraux ? — Les généraux pris dans leur ensemble… C’est-à-dire, à proprement parler, l’histoire de nos généraux.” Tchitchikov s’enferra, faillit cracher de dépit et se dit in petto : “Tu radotes, mon ami…” », N. Gogol, Les âmes mortes, Paris, Gallimard (Folio), 1973 (trad. par H. Mongault), p. 329.
16 Soloviev emploie le mot sans italiques ni guillemets.
17 Il s’agit de la première scène du Faust de Goethe après les deux prologues (La nuit), qui s’ouvre ainsi : « Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !… je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant », et où il est question d’un « amas de livres poudreux et vermoulus, et de papiers entassés jusqu’à la voûte » qui interdisent à la lumière du ciel l’accès au cabinet (trad. G. de Nerval). La référence au personnage titanesque de Faust est bien sûr tout sauf un hasard. Soloviev, par un renversement remarquable quand on songe au titre de son article, se guide sur une figure de papier pour décrypter l’homme réel Nietzsche. C’est Faust qui lui permet d’opérer le rapprochement entre le surhomme et le diable, c’est aussi Faust qui permet d’interpréter l’aspiration au surhomme en termes d’élévation à une nature divine, et plus simplement d’identité à une essence supérieure, notamment à travers son dialogue avec l’esprit de la Terre : « — Je suis Faust, je suis ton égal […] combien je me sens près de toi. — Tu es l’égal de l’esprit que tu conçois, mais tu n’es pas égal à moi. — Pas à toi !… À qui donc ?… Moi ! l’image de Dieu ! pas seulement à toi ! ». En intégrant le Faust dans l’horizon de son texte, Soloviev produit la transition de la référence biblique qu’il a convoquée plus haut au concept nietzschéen de « surhomme », ce qui lui permet d’intégrer ce dernier en le réduisant à des références familières. Par la même occasion, il rabat Nietzsche sur une figure révoltée, mais chrétienne, qui déclare « nous aspirons à une révélation, qui nulle part ne brille d’un éclat plus pur et plus beau que dans le Nouveau Testament » (scène III, Cabinet d’études I), et surtout il ancre l’alternative qui donne son titre à l’article sur le propre travail philologique de Faust traduisant l’Écriture et cherchant une traduction adéquate au « Verbe ». En effet la gradation esprit, force, acte (« Sinn », « Kraft », « Tat ») constitue une grille d’intelligibilité conceptuelle du texte de Soloviev.
18 « Немощный » désigne tout le contraire du caractère véritable parce que réel, en fait et en acte, de l’incarnation (« действительный »).
19 Voir par exemple Par-delà bien et mal, § 42. Néanmoins chez Nietzsche l’expression apparaît toujours au pluriel (voir M. Crépon, « Les philosophes de l’avenir », Lignes, 7, 2002, p. 220-232).
20 « Неестественно » : « non naturel ».
21 Nouvelle allusion, tout aussi peu innocente que la précédente, à Gogol – au Journal d’un fou cette fois (à partir du 5 décembre). Lisant dans les journaux que le trône d’Espagne est vacant, et qu’une doña est la seule prétendante à sa succession, le narrateur se persuade (puisqu’il ne peut pas par définition y avoir d’État sans roi) que ce roi se cache, puis qu’il est lui-même ce roi. C’est à ce moment que sa folie, latente depuis le début de la nouvelle, se déclare de façon assez frappante pour qu’il se fasse interner.
22 Allusion, qui prolonge la précédente, à la table des rangs, selon laquelle s’échelonnaient suivant une stricte hiérarchie de 1722 à 1917 quatorze niveaux de fonctions de l’administration civile, guerrière et « de cour » : les héros des Nouvelles de Pétersbourg occupent des fonctions médiocres qui leur interdisent l’accès aux milieux les plus choisis. « Conseiller titulaire » est la neuvième fonction civile sur quatorze en partant du haut.
23 C’est probablement une référence à la notion de « fin de siècle », que Max Nordau, psychiatre qui s’est penché sur le cas Nietzsche, a élevé au rang de concept dans son livre de 1892 – Entartung – auquel se sont référés de près certains commentateurs russes de Nietzsche (Mikhaïlovski et surtout Tsertelev). Voir M. Nordau, Dégénérescence, Paris, F. Alcan, 1894 (trad. par A. Dietrich).
24 « Настоящий » (et non « истинный » comme à la ligne suivante) signifie également « présent ». Soloviev joue donc, en plus de l’ironie de la phrase, avec l’ambiguïté que la traduction ne peut pas rendre, puisque la phrase signifie aussi : « Voilà le surhomme d’aujourd’hui ».
25 Josué, fils de Navé (ou Nun), remplaçant de Moïse, qui introduisit le peuple juif dans la terre promise, porte en hébreu le même nom que Jésus (Yeshoua) et donne son nom au premier « Livre historique » de l’Ancien Testament.
26 Josué, fils de Jotsadak, souverain sacrificateur mentionné par l’Ancien Testament dans les livres des prophètes Aggée (1, 12 et 14 puis 2, 2 et 4) et Zacharie (3).
27 Auteur vers -180 du Siracide ou Ecclésiastique, livre de l’Ancien Testament reconnu par les juifs alexandrins et les catholiques, mais considéré comme apocryphe par les juifs et les protestants.
28 Allusion tout à fait obscure. Cette boutade est-elle fondée sur des faits réels ? Certes, les noms en a sont généralement féminins en russe, mais les pronoms personnels ne laissent pas l’ombre d’un doute sur le sexe du personnage – sans parler des passages qui traitent spécifiquement des femmes.
29 Autrement dit « de Charybde en Scylla ».
30 Voir dans le Nouveau Testament : Matthieu 4, 2 ; Marc 1, 13 ; Luc 4, 2.
31 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Prologue de Zarathoustra », 1, p. 17. C’est plus précisément « dans les montagnes » que vit Zarathoustra, s’y délectant « de son esprit et de sa solitude ».
32 Ibid., 3, p. 20 (Soloviev cite sans guillemets).
33 Seule occurrence de « литературный » dans le texte (voir note 1).
34 « Дух » est l’équivalent de l’allemand « Geist » et correspond donc à ce qu’on entend en français en parlant de « spiritualité », plutôt qu’à « esprit » au sens d’intelligence ou d’intellect (« ум », « рассудок »).
35 « Существо » : « être », « créature », « essence », « fond » (voir note 10). Il s’agit de l’essence en tant que créature réelle, et non en tant qu’abstraction (« сущность »).
36 On entend le mot « cerveau » (« мозг ») dans « мозговой » encore plus directement que dans le français « cérébral ». C’est la dimension organique de l’être humain, celle qui fait l’objet des sciences naturelles, qu’a en vue Soloviev. On perçoit là précisément la ligne de partage, omniprésente chez les penseurs russes, entre les deux sens du mot « vie » (spirituel et religieux d’une part, biologique de l’autre).
37 « Несостоятельный », littéralement « insolvable », « inconsistant », « qui manque de poids » (ou de fondement pour un argument).
38 « Задача ».
39 Les mots employés sont précisément ceux dont on se servirait en russe pour décrire une femme qui s’abandonne à un séducteur.
40 Nouveau Testament, Jean 14, 11.
41 L’expression « на деле » (« en fait », « en réalité ») comprend le mot (« дело ») qui dans la phrase précédente signifie « acte », et qui poursuit l’élaboration dans le texte du réseau lexical de l’œuvre réelle du Christ autour de la racine du « faire » (« де- »). Voir notes 11 et 12.
42 « Intellectuel » traduit ici « умственный », formé sur « ум », qui s’oppose aussi bien à « дух » qu’à « душ » (« l’âme »), et désigne l’activité de l’esprit en tant qu’elle dépend des fonctions organiques, donc du corps.
43 Deuxième occurrence du même modalisateur, qui sera répété en début de phrase suivante. Il est placé, ici comme plus haut, en incise, ce qui a pour effet de ralentir et d’entrecouper le débit en multipliant les virgules – moins courantes en russe qu’en français. Ainsi se combinent dans cette fin de texte suspension prudente du jugement (et d’abord du jugement moral sur l’essence de l’homme Nietzsche) et hypothèse divinatoire de nature apocalyptique sur le sens de la survenue de ses écrits.
44 Nouveau Testament, 2 Thessaloniciens 2, 8-10.
45 « Выражения » : « expressions ».
46 « Подкладка » désigne la « doublure » d’un vêtement, et dérive du verbe « подложить » : « mettre sous », « ajouter ». En faisant du bout des lèvres allusion à une possible intervention de l’Antéchrist, on conférerait à la destinée de Nietzsche un sens souterrain et caché, qu’il faudrait savoir déceler et « sous-entendre », un sens supplémentaire plutôt qu’opposé à l’interprétation exposée plus haut, puisque s’ordonnant nécessairement dans un plan providentiel qui le dépasse à son tour, et l’on se placerait ainsi dans la perspective d’une fin imminente. Il s’agit dans tous les cas de guetter et de déchiffrer pour notre gouverne les signes annoncés que constituent les œuvres maléfiques de l’Antéchrist. Il faut relier pour le comprendre le texte de Soloviev aux passages bibliques suivants : « un antéchrist vient, il y a maintenant plusieurs antéchrists : par là nous connaissons que c’est la dernière heure » (Jean 1, 18), ce qui ouvre la possibilité d’une série graduée de précurseurs, et surtout : l’Antéchrist « est déjà maintenant dans le monde » (Jean 4, 3). Sur les faux prophètes, voir notamment, 2 Corinthiens 11, 4 ; Matthieu 7, 15 ; Matthieu 24, 4-5 et 24.
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Référence papier
Vladimir Soloviev, « Littérature ou vérité ? », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 48 | 2011, 187-193.
Référence électronique
Vladimir Soloviev, « Littérature ou vérité ? », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 48 | 2011, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1028 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1028
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