Paul Evdokimov : une « autre » phénoménologie de l’érôs ?
Plan
Haut de pageTexte intégral
1La pensée de Paul Evdokimov (Saint-Pétersbourg, 1901 – Meudon, 1970), située à la croisée de la théologie, de l’anthropologie et de la philosophie, se caractérise par un accent globalement existentiel et expérientiel qui invite spontanément le lecteur, suivant en cela l’invitation expresse de l’auteur, à mettre des « lunettes » phénoménologiques pour relire et, par là, éclairer la tradition des pères orthodoxes grecs et russes.
2Le philosophe russe se réfère en effet de façon très familière aux penseurs de la tradition phénoménologique, qu’il s’agisse de Husserl, de Heidegger, de Sartre ou de Merleau-Ponty, même s’il ne ménage pas ses critiques à l’égard d’une phénoménologie dont la référence à l’expérience est parfois à son goût trop plate ou dépourvue de sens, comme c’est selon lui le cas chez Sartre, Camus ou Simone de Beauvoir notamment.
- 1 Concernant l’entente du terme « mystique », voir P. Evdokimov, La femme et le salut du mond (...)
- 2 À propos de la distinction entre scribe et expérience : ibid., p. 12-13, et p. 16.
3Au-delà de ces réserves, Evdokimov adosse la profondeur de sa réflexion sur le mystère du divin à la phénoménologie entendue comme une méthode exemplaire de ressourcement au vécu et à l’expérience concrète. À ce titre, la référence fréquente à la méthode de l’épochè en tant que suspension des préconceptions, et celle de la conversion réflexive, qui reconduit de l’objet au vécu, tout autant que, plus avant, la ligne de partage entre une philosophie seulement conceptuelle et une démarche opératoire comme l’est la phénoménologie en son essence, tout cela lui permet de rencontrer naturellement une vision théologique animée, non plus par la démonstration de l’existence de Dieu, mais par la contemplation du mystère de sa présence. C’est là que mystique et dogme, mystère et schola ne font plus qu’un1, tout autant que savoir expérimental et langage conceptuel, entre lesquels règne alors une forme native d’indivision2.
-
Pourquoi l’érôs ?
- 3 P. Evdokimov, L’amour fou de Dieu, Paris, Seuil, 1973.
4Evdokimov aborde dans son œuvre de nombreuses questions, comme le problème du mal dans ses ouvrages bien connus sur Dostoïevski, la question de l’icône dans la théologie qui porte ce nom, mais aussi la prière, le Christ, l’Esprit Saint, ou encore, de façon très ouverte, la ville et l’espace humain. Il mène également dans deux ouvrages principaux, La femme et le salut du monde et L’amour fou de Dieu3, et c’est ce qui va nous intéresser ici, une réflexion extrêmement aiguisée sur le sens de l’amour, selon un axe double et intimement corrélé, celui de l’amour de Dieu et de l’amour en jeu dans la relation entre l’homme et la femme. Des analyses fascinantes sur le féminin et le masculin s’ensuivent, elles-mêmes éclairées par une anthropologie théo-phore et éclairant à leur tour, réciproquement, l’expérience de « l’amour fou de Dieu ».
-
Pourquoi « autre » ?
- 4 C. Yannaras, Variations sur le Cantique des Cantiques. Essai sur l’érôs, Paris, Des (...)
- 5 C. Yannaras, Person and Eros [1970 ; 4e éd. grecque très élargie, 1987], Brookline, (...)
5Christos Yannaras, qui dans ses Variations sur le Cantique des Cantiques4, dont le rythme de composition musicale donne le ton, dans sa forme, au mode de l’érôs comme mode de relation à l’autre comme personne, mais aussi dans Person and Eros5, dont la construction plus systématique propose une véritable somme de l’érôs comme dimension existentielle cruciale de l’humain, nous offre une pensée radicale de l’érotique située au cœur de son maître mot de l’être-en-relation. Une telle pensée se trouve elle-même entée sur l’analogie vécue entre la relation humaine entre l’homme et la femme d’une part, et la relation divino-humaine entre Dieu et l’être humain d’autre part. Sur le fond d’une unité profondément théo-phénoménologique se déploie dans une constance remarquable le fil conducteur majeur de la pensée de Yannaras, à savoir l’érôs comme mode de l’existence de la personne, mode de la vie, expérience immédiate de l’être-en-relation, par distinction d’avec une connaissance seulement conceptuelle ou intellectuelle, qui enclenche par contraste un mode qui est celui de la séparation mortifère. L’originalité de la pensée de Yannaras consiste à approcher l’érôs comme un mode d’être, et particulièrement selon le mode d’être de l’énergie. Ici, le terme énergie est enraciné dans la conception orthodoxe des énergies créées et incréées, mais la vertu de l’effort de pensée de Yannaras est d’inscrire la théologie orthodoxe des énergies qui signe la relation de participation inouïe de l’humain au divin dans le contexte existentiel phénoménologique d’une anthropologie élargie, où le mode relationnel signe l’humain et se distingue du mode individuel, individualiste, toujours en passe de perdre le contact et de se replier sur lui-même.
6Dans ce qui suit, nous nous proposons d’explorer l’originalité et la singularité de la phénoménologie de l’érôs déployée par Evdokimov. Pour ce faire, notre méthode sera comparative : en prenant la phénoménologie de l’érôs de Yannaras comme point d’appui et levier de contraste tout à la fois, nous espérons libérer l’espace evdokimien de l’érôs et révéler par là même les limites réciproques des deux penseurs orthodoxes, à même leur profonde communauté, ressort de leur différentiel culturel gréco-russe.
Une communauté de pensée érotique
- 6 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 53.
- 7 C. Yannaras, Person and Eros, p. 38.
- 8 Ibid., p. 41.
- 9 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 59.
- 10 Ibid., p. 63.
7Yannaras et Evdokimov sont nourris en profondeur par une tradition forte de plusieurs millénaires qui confère à leur pensée une gravité et une fermeté dont la résonance est remarquable. Pour commencer, si le Cantique des Cantiques a servi au premier d’épine dorsale pour son Essai sur l’érôs, il est également très présent dans la réflexion du second : « L’amour ne s’apprend pas dans les livres. Seule la poésie peut l’évoquer, comme le Cantique des Cantiques »6. Plus avant, chez l’un comme chez l’autre, le témoignage des Pères grecs est crucial. Dans Person and Eros, Yannaras sollicite de façon exemplaire Grégoire de Nysse dans les Noms divins : « divine eros is also ecstatic, so that the lovers belong not to themselves but to the beloved »7 ; ou bien, cet extrait des Ambigua de Maxime le Confesseur : « Since the divine exists as eros and moves as agapé, it draws towards itself as the objects of its eros and agapé those things that are receptive of eros and agapé »8 ; P. Evdokimov sollicite de son côté des pensées de choix : « “L’Éros divin”, dit s. Macaire, “a fait descendre Dieu sur la terre” (Homilia, XXVI, 1) »9 ; ou encore : « c’est l’éros humain, tendu vers l’éros divin, dit s. Grégoire Palamas »10.
- 11 Ibid., p. 53.
- 12 C. Yannaras, « In praise of marriage », publié à l’origine dans Epignosi [Thessalonique], (...)
8Puis, par-delà ce fond de références communes qui crée une assise profonde, il y a la communauté d’une analogie structurelle : l’homme est à la femme ce que le Christ est à la Création, en vertu d’un lien unique d’amour inconditionné : « Ce sont les rapports du mariage et de l’épithalame : la Bible y recourt chaque fois qu’il s’agit des rapports entre Dieu et l’homme. Dans l’expérience spirituelle, l’eucharistie a sa figure dans l’union conjugale. En disant le fiat, je m’identifie avec l’être aimé »11. Et Yannaras de s’exprimer ainsi de son côté : « […] we should manifest marriage as the measure and model of the ecclesial struggle, both the struggle of the married couple and that of the monk »12.
- 13 Voir L. Giard, Introduction à P. Evdokimov, L’amour fou de Dieu, p. 8.
- 14 Propos tenu lors du colloque « Variations sur l’érôs », organisé par N. Depraz et P. Font (...)
9Enfin, tous deux sont dans une admiration sans mesure à l’égard de la pensée occidentale, admiration qui se traduit par une connaissance profonde de celle-ci liée à une immersion authentique. Issu de l’émigration russe, Evdokimov s’installe à Paris dès 1923, alors qu’il n’est âgé que de vingt-deux ans : toute sa formation philosophique (licence à la Sorbonne) et théologique (licence au nouvel Institut Saint Serge sous la direction de S. Boulgakov), puis sa thèse de philosophie sur Dostoïevski soutenue à Aix-en-Provence en 1942, l’invitent à s’immerger dans le milieu intellectuel parisien et à s’interroger plus largement sur la destinée propre à l’Occident : « […] l’Orthodoxie devait y trouver une occasion essentielle de sortir de son isolement et de rencontrer l’Occident chrétien […] »13. Quant à Yannaras, tout son parcours l’a conduit à rencontrer la philosophie et les sciences occidentales, jusqu’à y déplacer son centre de gravité, en affirmant par exemple récemment que « l’Orient n’existe plus »14. D’où son interrogation incessante de la tradition orthodoxe à la lumière de la philosophie contemporaine, essentiellement phénoménologique (Husserl, Heidegger, Levinas), mais aussi de la psychologie (Lacan) et des sciences physiques (Heisenberg, Whitehead).
Le contraste phénoménologique
- 15 Voir à ce propos, Paul Evdokimov, témoin de la beauté de Dieu, numéro spécial 73-74 de la (...)
- 16 C. Yannaras, La foi vivante de l’Église. Introduction à la théologie orthodoxe, Paris, Ce (...)
- 17 C. Yannaras, Orthodoxy and the West [1992 en grec], Brookline, Mass., Holy Cross Orthodox (...)
- 18 C. Yannaras, Philosophie sans rupture [1980], Lausanne, Labor et Fides (Perspective (...)
- 19 Ibid., p. 241-242.
10Cependant, au-delà de ce consensus (qui est loin d’être mou, vu les prises de parole tranchée de leurs auteurs), on peut observer une différence fondamentale dans le recours fait à la phénoménologie. Evdokimov vit à Paris dans les années 1930, puis dans les années 1950-1960, où il donne de nombreux enseignements à l’Institut Saint Serge, puis, à partir de 1967, à l’Institut d’études œcuméniques : il est en contact direct avec les intellectuels parisiens, notamment avec Gabriel Marcel, phénoménologue existentialiste chrétien en grande affinité avec l’Orthodoxie15. Yannaras vit en Grèce et développe, depuis un ancrage profond dans l’Orthodoxie grecque, une réélaboration philosophico-phénoménologique de la vision chrétienne orthodoxe : ce travail inaugural se manifeste dès le départ, on l’a noté, dans l’unité théo-phénoménologique de sa pensée, laquelle se décline en fonction des versants explorés et des publics. Soit sur un mode plus théologique, de façon exemplaire dans La foi vivante de l’Église et La liberté de la morale16 où se déploie de manière réglée une critique virulente du « piétisme » du XIXe et de la division psychologiste entre psychè et vie spirituelle, ou encore dans Orthodoxy and the West17, qui interroge la distinction Orient / Occident, revient sur la dimension mythique de l’Orient et finit par affirmer que l’Orthodoxie est occidentale ou n’est pas ; soit sur un mode philosophique, exemplairement dans Philosophie sans rupture18. Dans cet ouvrage référentiel, le pari est de montrer l’unité de la philosophie et de la théologie en pensant le creuset commun de la Grèce des philosophes et des Pères grecs du désert et de l’Église. Dans la dernière partie, intitulée « Référence et extase : la dynamique du mode de l’existence »19, Yannaras mène une confrontation serrée avec Husserl (l’intentionnalité), Heidegger (l’extase), et Levinas (l’altérité), et réinvestit à plein la distinction phénoménologique de base entre le quoi et le comment, déjà thématisée d’ailleurs (comme il le note) par Maxime le Confesseur dès le VIe siècle.
- 20 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 111 : « […] théologie pratique. […] l’inc (...)
- 21 C. Yannaras, Variations sur le Cantique des Cantiques…, p. 7-11.
- 22 C. Yannaras, Person and ros, p. 144.
- 23 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 110.
- 24 C. Yannaras, Philosophie sans rupture, p. 225 : « Sartre est, sans aucun doute, le (...)
- 25 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 23 et p. 183.
11Or, le vécu différencié de chaque auteur, lié à la différence d’ancrage spatial (parisien, grec), fait écho, de façon remarquable, à une différence d’accent et de mode de relation avec la tradition et la pensée phénoménologiques. On peut décliner une série de contrastes entre les deux penseurs, lesquels ont pour vertu de faire ressortir la richesse des directions possibles de résonance avec la phénoménologie : alors qu’Evdokimov entend dans la phénoménologie une voix concrète, expérientielle et existentielle20, qui résonne au quotidien et se situe sur le plan d’une psycho-phénoménologie anthropologique des relations du masculin et du féminin, Yannaras y voit une ontologie radicale des structures existentiales (mode de la vie = érôs / mode de la mort) de l’humain absolutisé21. Par conséquent, ce dernier cultive une phénoménologie de l’érôs qui entérine la sortie du fait en direction du mode d’être par la loi méthodique du « quoi » au « comment », et ce, selon le geste princeps de la conversion réflexive du contenu au vécu qui épouse le passage maximien du logos au tropos, ou encore, dans les termes de Yannaras inspirés de Maxime, la transition du « divided eros » au « true eros » as the « disclosure », « the unmediated experience of personal universality »22 ; en revanche, le premier nous invite, de prime abord sur un mode intrigant, à une inversion du motif de la conversion réflexive qui nous ramène, par-delà la méthode du « comment », laquelle ouvre sur le mode d’être, à un « quoi » requalifié, celui du mystère de la présence concrète : « du “comment” de l’existence, de sa qualité d’être libre, l’homme est invité à passer au “quoi” de sa vie, à son contenu positif, et cela mène à la dignité sacerdotale »23. C’est dire qu’il y va là d’une phénoménologie du mystère à même la profondeur du quotidien de l’expérience corporelle, où Gabriel Marcel et sa conception du corps comme mystère s’oppose au Sartre de l’existentialisme athée24 ; par contraste, la phénoménologie de l’extase apophatique de Yannaras fait se rejoindre Heidegger et Sartre dans l’affirmation commune d’une liberté radicale de l’humain poussé à ses limites dans le Dasein ou le Pour soi. À cet égard, Sartre joue ici un rôle crucial au sein de ce contraste phénoménologique : il y a là un gond autour duquel tourne la phénoménologie, entre la revendication yannarassienne de Sartre comme le plus grand théologien du XXe siècle, l’athéisme servant d’antidote éminent au piétisme sentimental du XIXe siècle (nous reviendrons sur ce dernier point dans la troisième section à propos du sens à accorder au « cœur »), et le rejet evdokimien de Sartre au nom de la platitude de sa conception de l’humain sans profondeur et sans densité mystérique25.
12Dans le même esprit, et en guise de transition en direction de notre troisième temps, tout entier consacré à tracer la ligne de partage entre les deux auteurs relativement à l’entente de l’érôs, la phénoménologie des tonalités affectives qui régit leur approche est elle aussi extrêmement antipodique : Yannaras nous propose une phénoménologie des affects puissants, à la mesure de la radicalité existentiale des structures ontologiques (désir, souffrance, pathos) : on entend résonner, même si les affects sont différents dans leur contenu, la radicalité des tonalités affectives heideggérienne (angoisse, ennui) ; Evdokimov quant à lui déploie une phénoménologie des émotions ténues et fragiles, qui ont tout des fluctuations infimes et délicates (douceur, tendresse), davantage en écho avec les descriptions schélérienne de la pudeur ou ricœurienne des émotions fines dans Le volontaire et l’involontaire.
Rebondissements de l’érôs
13Sous le même terme d’érôs, et sur le fond d’une entente commune profonde de l’érotique théologique, les deux penseurs orthodoxes nous proposent en réalité une entente fortement différenciée de l’amour, qui passe par 1) une approche très distincte de la relation homme / femme, 2) une compréhension spécifique du féminin et de la féminité et, enfin, 3) une vision différente du cœur.
- 26 Ibid., p. 154.
14Pour commencer par ce dernier point, Evdokimov met en équation le cœur, le sentiment, l’âme, l’émotion et le psychique, en tant que niveau d’expression propre de l’humain dans sa finitude et sa capacité limitée de tension vers le divin. Il n’est pas dupe de la « sentimentalité » « douceâtre » ou « sensuelle » qui peut en procéder, mais il choisit de faire pleinement droit, sans vergogne, à la « sensibilité artistique, [au] sens cosmique et communautaire et [à] l’attitude profondément mystique devant la vie [à titre de] de traits spécifiquement féminins du génie russe », et plus généralement, « à l’origine de la sensibilité des grands mystiques »26. Yannaras en revanche, voit dans le sentiment le risque majeur du psychologisme subjectiviste (d’où le garde-fou qu’il trouve dans la pensée heideggérienne des modes d’être, à rebours de toute pensée psychique), de pair avec la tiédeur du piétisme, ce qui le conduit à se montrer dubitatif à l’égard de l’âme et à rechercher davantage l’esprit ou le corps. Pour le penseur grec, le cœur est à dissocier de l’âme, et à reconduire à la profondeur radicale du souffle de la vie.
*
15C’est ce qui le conduit à situer l’érôs sur le terrain même de l’être-en-relation comme mode de la vie exemplaire de l’humain, qui en l’humain signe ce qui fait l’humain, à savoir l’impossibilité de l’être :
- 27 C. Yannaras, Variations sur le Cantique des Cantiques…, p. 7-8.
Notre nature humaine (ce mélange indéfini de notre âme et de notre corps) sait, avec une terrible acuité, au-delà de toute pensée, que la plénitude de la vie ne se gagne que dans la réciprocité de la relation. […] Notre nature a désespérément soif de relation sans savoir exister sur le mode de la relation27.
- 28 Ibid., p. 8.
- 29 Voir N. Depraz, « Théo-phénoménologie I : l’amour. Jean-Luc Marion et Christos Yannar (...)
Dès lors, ce qui fait l’émergence de l’amour, c’est ce plan relationnel, entendu à un niveau, on l’aura compris, qui n’a rien de seulement psychologique ou subjectif. Les Variations sur le Cantique des Cantiques mettent en scène la radicalité du désir, ses dévoiements, ses échecs : « Après l’échec nous savons que l’éros est le mode de la vie, mais un mode inaccessible à notre nature humaine […]. Le mode de la vie […], nous le touchons dans le manque, dans l’empreinte de son absence »28. D’où un certain tragique qui pointe à certains moments et résonne avec la vision exclusivement pessimiste de la relation érotique dans Incarnation de Michel Henry ou dans Le phénomène érotique de Jean-Luc Marion, mais aussi ses sommets et ses extases29. Bref, la conception yannarassienne de l’érôs est tout entière nourrie de et par l’espace brûlant de la relation en jeu dans le couple (où les paroxysmes côtoient sans transition, par un mouvement de bascule fulgurant, les instants absolus de désastre). En définitive, dans l’amour, c’est la conjugalité qui ordonne ici les autres aspects de la relation homme / femme.
- 30 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 152-153, et p. 193-195.
- 31 Ibid., p. 184.
16En revanche, Evdokimov explore davantage les pôles en relation que sont le féminin et le masculin que le mode relationnel en tant que tel : il décrit avec acribie les tendances inhérentes à l’être humain, soit vers le féminin, soit vers le masculin, la manière dont elles s’inscrivent dans la société, dans l’histoire en fonction des époques, dans les civilisations également. Il qualifie le féminin depuis la douceur, la tendresse, la protection, le mystère, le religieux, et l’adosse intrinsèquement à la maternité divino-humaine en la figure de Marie Théotokos (Mère de Dieu)30. En dernière instance, il situe la femme du côté de l’être et l’homme du côté de l’action31 ; pour autant, ce jeu des polarités est rien moins que symétrique :
- 32 Ibid., p. 151-152.
[…] dans sa structure, l’homme est à l’image de Dieu ; il est conforme à celui qui est Père dans son essence, et la découverte la plus étrange qui nous attend est le fait que l’homme ne possède pas d’instinct paternel au même titre que la femme possède l’instinct maternel. Conquérant, aventurier, constructeur, l’homme n’est pas paternel dans son essence, et c’est là un grand paradoxe. Il signifie que l’homme n’a rien d’immédiat dans sa nature qui réponde spontanément à la catégorie religieuse qui est celle de la paternité. Il signifie que le principe religieux dans l’humain s’exprime par la femme, que la sensibilité particulière au spirituel pur est dans l’anima et non pas l’animus et que c’est l’âme féminine qui est la plus proche des sources de la Genèse. Cela est si vrai que même la paternité spirituelle use des images de la maternité : Je souffre des douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que Christ soit formé en vous (Gal. 4, 9) […]. L’idée est claire dans son affirmation théologique : la maternité de la Vierge se pose comme figure humaine de la Paternité divine32.
17Bref, le féminin est étayé par le maternel et va jusqu’à fournir l’assise de la paternité divine elle-même. On a affaire là à une pensée qui puise son originalité dans la traditionnalité, ce qui peut rendre perplexes féministes comme « machistes », car l’opposition s’y trouve repensée comme une « antinomie » où le féminin et le masculin sont intégrés dans une réalité humaine pleinement accomplie dans son humanité :
- 33 Ibid., p. 199.
Si, dans une contradiction logique, les membres contradictoires s’excluent, dans l’opposition existentielle, des membres contraires mais interdépendants (par exemple dans le cas du masculin et du féminin) peuvent entrer dans une intégration suprême qu’on peut définir par le terme de Nicolas de Cusa : coincidentia oppositorum33.
18Ce que Evdokimov formule ici au niveau des archétypes permet de saisir comment l’humain reçoit une unité intégrée existentielle dès lors que l’on ne s’en tient pas au seul plan de la logique rationnelle (du logos).
*
19Concernant la conception du féminin et de la féminité, il semble de prime abord extrêmement difficile de démêler deux phénoménologies distinctes, car nos deux auteurs semblent tous deux dans une attention extrême à la beauté, à la singularité et à la réalité de la femme, du féminin. Si l’on examine de plus près le mode de prise de parole de Yannaras, on reconnaît très vite une écriture de l’érôs placée sous le signe de l’altérité relationnelle, de la réciprocité, où la femme est pleinement estimée comme altérité, et l’homme tout autant appelé à une telle exigence d’ouverture et d’abandon. Pourtant, ce qui intéresse Yannaras, c’est moins le féminin en l’être humain que la femme comme altérité relationnelle. D’ailleurs, il parle essentiellement en mode « nous », et en mode « Autre » :
- 34 C. Yannaras, Variations sur le Cantique des Cantiques…, p. 12-13.
Une insignifiante maladresse de l’Autre, une omission, […] une réponse défectueuse à ma soif. Et elles ouvrent tout à coup mes yeux à la révélation inverse : l’Autre se trouve inopinément à distance […]. Comparé à mon propre désir de vie, il est étriqué, timoré […]. Si nous avions réellement aimé – si nous avait été donné un peu d’abnégation réelle – peut-être à la première faille aurions-nous discerné quelque chose de nos propres manques […]34.
- 35 C. Yannaras, « Psychoanalysis and Orthodox Anthropology », in Identity in Psychology (...)
- 36 Notons cependant, pour arrondir le distinguo et le situer sur le plan intégré de l’an (...)
- 37 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, troisième section, chap. 2, « Les Archét (...)
- 38 Ibid., p. 154. Voir, en guise de prolongement, E. Kovalevsky, Le mystère des (...)
20Il est d’ailleurs frappant que le vocabulaire de Yannaras, son mode d’expression le conduit tout naturellement à privilégier parmi ses références Jacques Lacan, qui défend une radicalité analytique quasi ontologique et fait le pari de l’altérité irréductible d’autrui35, tandis qu’Evdokimov fait la part belle à la psychologie jungienne des profondeurs36 et à l’hypothèse d’une « structure universelle et identique de la psychè » polarisée en animus / anima, collective et historique37. À cet égard, le penseur russe décrit moins dans l’érôs la conjugalité que la féminité qui offre selon lui, très clairement, l’assomption de l’humain. Ce n’est pas pour rien que la femme est selon lui, comme le titre de son ouvrage l’indique, « le salut du monde », et qu’il voit dans l’icône de Notre-Dame de Vladimir la « féminité archétypique » (transcendantale ?), à savoir le creuset même de l’antinomie du féminin et du masculin au plan naturel38.
*
21Qu’il s’agisse de privilégier l’être-en-relation ou le chiasme du féminin et du masculin en l’être humain, ce qui ressort de cette enquête croisée sur les phénoménologies respectives de l’érôs propres à Yannaras et à Evdokimov, c’est que le mode de rapport caractérisé par l’opposition entre l’homme et la femme (conflit, perversion du lien, solitude) relève, en termes théologiques, du monde déchu, ou encore, en termes phénoménologiques, de l’attitude naturelle, c’est-à-dire d’une forme de contr’érôs. En revanche, le mode de la vie, de l’existence et de l’expérience est porteur d’ouverture infinie à l’autre, et c’est ce qui caractérise l’érôs humain comme toujours en dépassement de lui-même : de même que seul l’être humain peut être inhumain, de même, seul il peut se dépasser et intégrer le divin de l’intérieur de lui-même.
22Pour autant, le penseur grec et le penseur russe sont porteurs de deux visions phénoménologiques de l’érôs fort contrastées : l’érôs de l’un est enté de façon radicale, de façon ontologique, sur le désir de l’autre, la plénitude de l’extase et le tragique des défaillances infinies, au cœur d’une relation pensée comme essentielle et qui fait l’être de la conjugalité ; l’érôs de l’autre participe d’une culture anthropologique du mystère de la féminité, de sa douceur et de sa tendresse, tout en nuances et en demi-teintes, où le féminin est ce qui est mis en avant en vertu de la splendeur de son effacement.
- 39 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 155 : « La sagesse d’une vieille civi (...)
- 40 Une partie de l’Église orthodoxe de France suit ce rite dit « occidental », tel qu’on (...)
23Tranchant de l’un, sens de la continuité de l’autre : cela produit des effets fort différents, d’un point de vue culturel, sur les liens qui peuvent ou non se tisser dès lors avec d’autres espaces, tout à la fois culturels, géographiques et spirituels : alors que Evdokimov place la féminité archétypique de la Théotokos (résonant avec la douceur du Christ) en continuité avec les sagesses extrême-orientales39, en vertu de leur souplesse et ouverture communes, Yannaras reste étrangement silencieux sur ce terrain ; de même, l’Histoire nous montre comment, dans les premières décennies du XXe siècle à Paris, les émigrés russes orthodoxes ont cherché dans le terreau local de la chrétienté occidentale (notamment en prenant appui sur le chant grégorien et la liturgie de saint Germain de Paris40) une inscription et un renouvellement de l’Orthodoxie. Dès lors, l’Orthodoxie dite occidentale naît par osmose avec l’anthropologie orthodoxe russe, entre en continuité avec elle comme jamais l’anthropologie grecque, en vertu de sa forte conscience de soi, n’eût rendu possible une telle émergence. Au plan culturel comme au plan relationnel, l’érôs n’exerce pas sa phénoménalité de la même manière, agissant tantôt par nappage continu et liant, tantôt par rupture tragique et violente.
Notes
1 Concernant l’entente du terme « mystique », voir P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, Paris, Desclée de Brouwer, 1978, p. 92.
2 À propos de la distinction entre scribe et expérience : ibid., p. 12-13, et p. 16.
3 P. Evdokimov, L’amour fou de Dieu, Paris, Seuil, 1973.
4 C. Yannaras, Variations sur le Cantique des Cantiques. Essai sur l’érôs, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.
5 C. Yannaras, Person and Eros [1970 ; 4e éd. grecque très élargie, 1987], Brookline, Mass., Holy Cross Orthodox Press, 2007 (trad. américaine de N. Russell).
6 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 53.
7 C. Yannaras, Person and Eros, p. 38.
8 Ibid., p. 41.
9 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 59.
10 Ibid., p. 63.
11 Ibid., p. 53.
12 C. Yannaras, « In praise of marriage », publié à l’origine dans Epignosi [Thessalonique], 109, juillet-septembre 2009, p. 3-8 ; traduction américaine de N. Russell : Intams review, 16, 2010, p. 216-218.
13 Voir L. Giard, Introduction à P. Evdokimov, L’amour fou de Dieu, p. 8.
14 Propos tenu lors du colloque « Variations sur l’érôs », organisé par N. Depraz et P. Fontaine, ERIAC, université de Rouen, 7-8 avril 2011.
15 Voir à ce propos, Paul Evdokimov, témoin de la beauté de Dieu, numéro spécial 73-74 de la revue Contacts, t. XXIII, 1971, où l’on trouve une analyse détaillée de la vie et de l’œuvre d’Evdokimov, ainsi qu’une bibliographie précise.
16 C. Yannaras, La foi vivante de l’Église. Introduction à la théologie orthodoxe, Paris, Cerf, 1989 ; La liberté de la morale [1970], Lausanne, Labor et Fides (Perspective orthodoxe), 1982.
17 C. Yannaras, Orthodoxy and the West [1992 en grec], Brookline, Mass., Holy Cross Orthodox Press, 2006.
18 C. Yannaras, Philosophie sans rupture [1980], Lausanne, Labor et Fides (Perspective orthodoxe), 1986.
19 Ibid., p. 241-242.
20 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 111 : « […] théologie pratique. […] l’incarnation du dogme dans le concret de la vie, la prophétie par la vérité de l’existence ».
21 C. Yannaras, Variations sur le Cantique des Cantiques…, p. 7-11.
22 C. Yannaras, Person and ros, p. 144.
23 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 110.
24 C. Yannaras, Philosophie sans rupture, p. 225 : « Sartre est, sans aucun doute, le théologien le plus important dont dispose la tradition philosophique de l’Occident ».
25 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 23 et p. 183.
26 Ibid., p. 154.
27 C. Yannaras, Variations sur le Cantique des Cantiques…, p. 7-8.
28 Ibid., p. 8.
29 Voir N. Depraz, « Théo-phénoménologie I : l’amour. Jean-Luc Marion et Christos Yannaras », Laval théologique et philosophique, à paraître.
30 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 152-153, et p. 193-195.
31 Ibid., p. 184.
32 Ibid., p. 151-152.
33 Ibid., p. 199.
34 C. Yannaras, Variations sur le Cantique des Cantiques…, p. 12-13.
35 C. Yannaras, « Psychoanalysis and Orthodox Anthropology », in Identity in Psychology and Religion, 1988, chap. 9, p. 84.
36 Notons cependant, pour arrondir le distinguo et le situer sur le plan intégré de l’antinomie orthodoxe, que Yannaras comme Evdokimov se réfèrent tous deux, de façon extrêmement positive au docteur psychanalyste I. Caruso (P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 83 ; et C. Yannaras, Person and Eros, p. 48 et, notamment, p. 310, n. 39).
37 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, troisième section, chap. 2, « Les Archétypes », p. 197 sq. (citation p. 199).
38 Ibid., p. 154. Voir, en guise de prolongement, E. Kovalevsky, Le mystère des origines, Paris, Friant (L’Orant), 1981, p. 102 sq.
39 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, p. 155 : « La sagesse d’une vieille civilisation, qui n’est pas du type masculin, annonce par la bouche de Lao Tseu : “le plus doux l’emporte sur le plus dur, l’eau sur le rocher, le féminin sur le masculin” » ; ou encore, p. 155, n. 2 : « L’Inde serait particulièrement intéressante à étudier, car sa dernière phase d’évolution […] est marquée par un resurgissement de vieux symboles féminins, avec le tantrisme. La doctrine de la shakti peut être considérée comme une sophiologie hindoue ».
40 Une partie de l’Église orthodoxe de France suit ce rite dit « occidental », tel qu’on le trouve décrit dans un texte du VIe siècle et qui correspond à l’usage de la liturgie eucharistique pratiquée en Gaule à cette époque. Voir notamment sur ce point : E. Kovalesky (Archiprêtre Eugraph, devenu Mgr Jean, évêque de Saint-Denis), La sainte messe selon l’ancien rite des Gaules, ou liturgie selon saint Germain de Paris, Paris, Saint-Irénée, 1956 (Mélanges de l’Institut orthodoxe français de Paris ; 5) ; et Battifol (Mgr Pierre), « L’Expositio liturgiae gallicanae attribuée à saint Germain de Paris », in Études de liturgie et d’archéologie chrétiennes, Paris, J. Gabalda – A. Picard, 1919, p. 245-290.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Natalie Depraz et Frédéric Mauriac, « Paul Evdokimov : une « autre » phénoménologie de l’érôs ? », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 48 | 2011, 173-183.
Référence électronique
Natalie Depraz et Frédéric Mauriac, « Paul Evdokimov : une « autre » phénoménologie de l’érôs ? », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 48 | 2011, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1008 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1008
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page