Raphaël Authier et Vincent Carraud (dir.), Manifestation et Révélation. À propos du livre de Jean-Luc Marion, D’ailleurs, la Révélation
Raphaël Authier et Vincent Carraud (dir.), Manifestation et Révélation. À propos du livre de Jean-Luc Marion, D’ailleurs, la Révélation, Biblioteca dell’ Archivio di filosofia, 47, Pisa, Roma, Fabrizio Serra, 2022, 292 p.
Texte intégral
1La publication de D’Ailleurs, la Révélation par Jean-Luc Marion (Grasset, 2020) signale l’achèvement d’un travail de plus de quarante ans par un des plus remarquables penseurs de sa génération. L’importance de ce livre, sa longueur, et sa complexité rendent essentielle une réception rigoureuse et critique, à la fois par une analyse ciblée des nombreux fils tressant l’investigation historique et par une explication réinscrivant les idées de l’ouvrage dans des questions plus larges. L’une et l’autre sont amplement fournies dans ce recueil. Issues du colloque « Manifestation et Révélation » qui a eu lieu à la Fondation Singer-Polignac en juin 2021, et rassemblées par R. Authier et V. Carraud, ces contributions constituent la première tentative de prendre la mesure de l’importance que l’ouvrage massif de Marion a eue dans les temps qui ont immédiatement suivi sa parution.
2La portée de ce recueil souligne l’ampleur du livre en discussion : parmi les philosophes évoqués se trouvent Platon, Aristote, Augustin, Pascal, Kant, Schelling, Hegel, Husserl, Heidegger, Scheler, Héring, Lévinas, Balthasar, sans oublier la tradition analytique et la littérature (d’Homère à Tolkien). Au vu de cette diversité, on ne s’étonnera pas que l’organisation de ce livre soit loin d’être évidente ; les quatre thèmes (Métaphysique et révélation, Ce qui se donne et ce qui se montre, Alêtheia et apokalupsis, Le retard du regard) n’éclairent guère le contenu des articles qu’ils rassemblent. Cependant, des points de contact émergent souvent parmi des articles qui abordent le travail de Marion d’une manière complémentaire.
3Pour des lecteurs découvrant l’œuvre de Marion, certains de ces essais seront d’une grande utilité parce qu’ils situent ses thèses dans la continuité de son travail (P. Capelle, D. Arbib, O. Boulnois). Dès ses premiers ouvrages, Marion cherche à opposer à la métaphysique une nouvelle pensée inspirée par la théologie. Cela nous permet d’éviter les pièges de l’onto-théo-logie et d’autres idoles humaines pour penser un Dieu qui est amour. D’ailleurs, la révélation précise les enjeux : la théologie aussi a été corrompue par la métaphysique, surtout dans sa définition épistémologique de la « Révélation ». Nous ne pourrons échapper à la métaphysique par le biais de la théologie tant que nous n’aurons pas libéré la théologie de ce bagage métaphysique. Le premier grand pas dans cette direction est de trouver un chemin de connaissance en dehors des conditions de l’ego. Marion trace donc une distinction entre l’alêtheia, la manifestation définie par les conditions de mon expérience, et l’apokalupsis, la révélation qui se montre véritablement, mais d’ailleurs que moi. Or, comment comprendre précisément ce mouvement de décentrement ? Arbib trace le chemin de sortie de la métaphysique en soulignant l’incompréhensibilité, alors que Boulnois se concentre sur l’amour. L’écart entre les deux soulève une tension centrale évoquée dans ce recueil : jusqu’à quel point le cœur peut-il entrer dans la raison philosophique ?
4D’autres chapitres proposent des alternatives, des corrections, et des prolongations de l’analyse par Marion de penseurs particuliers. V. Blanchet et W. Schweidler, par exemple, interrogent la possibilité d’une Offenbarung chez Heidegger comme alêtheia ou apokalupsis. Il est notable que le désaccord avec Marion ne porte pas ici sur son argument central, mais sur sa mise en pratique. Cette tendance se retrouve également parmi d’autres auteurs rassemblés dans ce recueil, qui ne nient pas tant les affirmations centrales de Marion que les limites qu’il impose à leur application. On voit donc la correction et l’élargissement de ses analyses pour faire de la place aux penseurs qu’il exclut, peut-être prématurément : si, la Révélation de Schelling est suffisamment trinitaire
(J.-F. Courtine) ; si, le jeune Hegel est un penseur de l’amour (E. Cattin) ; si, le phénomène est déjà au centre d’une vérité anti-copernicienne chez Husserl (D. Pradelle).
5Les nombreux autres chapitres poussent plus loin les conclusions de Marion. Ils examinent des concepts clés (E. Housset étudie la transformation d’ego en témoin, S. Bancalari la possibilité de la quotidienneté), élargissent leur application à des régions différentes (R. Caldarone interprète l’eros de la philosophie grecque par l’apokalpusis), ou les considèrent à travers des pensées qui n’ont pas été développées par Marion (I. Römer considère la « place » de la révélation chez Levinas, C. Serban se tourne vers Jean Héring, sans toutefois organiser une confrontation d’ensemble avec la systématique de Manifestation et Révélation).
6Il ne sera pas possible de résumer ici l’intégralité des vingt articles, qui sont de haute qualité, ni de commenter les riches perspectives qu’ils offrent. Il n’est pourtant pas évident qu’ils méritent tous d’être inclus dans ce recueil, le lien à D’ailleurs la Révélation étant dans un ou deux cas quasiment absent. Par contre, si l’éventail de ce recueil est vaste, il n’est pas sans limites. Dans l’avant-propos, les éditeurs déclarent que la théologie « n’est présente dans ce cahier […] que thématiquement et non méthodologiquement, c’est-à-dire selon une approche phénoménologique » (p. 10). Il n’est pas illégitime de se concentrer sur le défi philosophique soulevé par l’analyse de Marion, mais la préservation d’une forte distinction entre ces deux champs de pensée semble peu logique face à un livre qui met systématiquement en cause sa justification, et dont près de la moitié est consacrée à l’explication des écritures et de La Trinité. La réticence de certains auteurs à aborder des questions de théologie (la grande exception est V. Holzer) conduit parfois à la simple omission d’idées importantes, mais aboutit aussi à une interprétation directement contraire de l’argument central. On peut noter, au moins, D. Pradelle, qui, après la rigueur et la lucidité de son analyse phénoménologique, conclut par son application à « la sphère théologique » comme une simple science régionale. Or, c’est surtout dans ce texte que Marion a démontré de manière approfondie pourquoi les conditions de la rationalité ne parviennent pas à rendre compte d’une Révélation qui vient « d’ailleurs » que des conditions humaines. La position de Marion n’est certainement pas à l›abri d›une critique phénoménologique, mais une telle critique n’est pertinente et efficace qu’à condition de répondre au décentrement demandé par la dimension théo-logique (et non théo-logique) de cet ailleurs. La difficulté méthodologique qu’il rencontre ici n’est pas anodine : quel est le rôle d’une approche théo-logique ou théocentrique de la pensée ? En quoi diffère-t-elle d’une approche athée, ou d’une approche païenne (comme abordée ici par F. Valeyre) ? Face à un livre qui remet en question la fondation historique de la division entre la philosophie et la théologie, la réponse n’est pas très évidente.
7Le dernier mot de ce recueil, fourni par Jean-Luc Marion, est donc d’autant mieux choisi. L’auteur reprend son affirmation audacieuse que la phénoménalité s’accomplit dans le Christ, et considère comment cette structure se découvre à travers l’Écriture sous la forme de la parabole et du paradoxe.
8Pour finir, il faut souligner le plaisir considérable de tenir en main un livre d’une si belle facture. Il rend justice à ses articles, qui constitueront un guide indispensable pour les lecteurs souhaitant aborder cet ouvrage majeur de Jean-Luc Marion, qui laisse entrevoir comment ce qui nous vient d’ailleurs se fait entendre.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphanie Rumpza, « Raphaël Authier et Vincent Carraud (dir.), Manifestation et Révélation. À propos du livre de Jean-Luc Marion, D’ailleurs, la Révélation », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 56 | -1, 295-297.
Référence électronique
Stéphanie Rumpza, « Raphaël Authier et Vincent Carraud (dir.), Manifestation et Révélation. À propos du livre de Jean-Luc Marion, D’ailleurs, la Révélation », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 56 | 2024, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/8748 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12trc
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