Jean Quétier, Le Travail de parti de Marx. Intervenir dans les organisations ouvrières | Sur le parti révolutionnaire
Jean Quétier, Le Travail de parti de Marx. Intervenir dans les organisations ouvrières, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2023, 320 p.
Jean Quétier, Sur le parti révolutionnaire, Paris, Les Éditions sociales, 2023, 640 p.
Texte intégral
1L’ouvrage de Jean Quétier, Le Travail de parti de Marx. Intervenir dans les organisations ouvrières, publié aux Éditions de la Sorbonne (collection « La philosophie à l’œuvre ») explore de manière inédite les modalités d’interventions politiques de Marx au sein des organisations ouvrières.
2Parallèlement à ce premier opus, Jean Quétier publie la même année aux Éditions sociales (collection « Les essentielles ») une anthologie de textes de Marx intitulée Sur le parti révolutionnaire. S’ouvrant sur une introduction de vastes dimensions (« L’adieu aux sectes. Marx, théoricien du parti ») dans laquelle l’auteur met en évidence les éléments principaux de la théorie marxienne du parti, le recueil comprend plusieurs dizaines de textes, dont certains inédits en français, la plupart étant ici traduits pour la première fois. Le livre se clôt sur quelques textes annexes sur le parti, qui ne sont pas de la main de Marx mais d’autres théoriciens ou dirigeants politiques, comme Ruge ou Lassalle, ainsi que sur un index nominum.
3L’introduction du Travail de parti de Marx, très riche également, présente clairement le dessein de l’auteur : mettre au jour le travail de parti de Marx depuis 1842 jusqu’à sa mort en 1883. Par « travail de parti », il faut entendre l’élaboration théorique collective menée par Marx au sein des organisations ouvrières du xixe siècle. À rebours de l’image usée mais persistante d’un Marx dominant le parti, ce dernier, insiste l’auteur, ne constitue pas une simple « caisse de résonance » des thèses marxiennes mais, au contraire, un véritable « lieu de production » (p. 24) théorique collaboratif. C’est en insistant, de manière originale, sur la pratique politique de Marx et son intervention militante au sein de ces organisations, décentrant provisoirement le regard des textes proprement théoriques, que l’auteur parvient à cette thèse stimulante. Le deuxième apport déterminant du livre porte sur la conception que Marx se fait du parti. Jean Quétier montre en effet, contre une lecture continuiste généralement admise, que l’on trouve en réalité chez Marx une « rupture significative » (p. 43) entre la manière dont il conçoit l’organisation à la fin des années 1840 – le parti communiste est alors présenté comme une fraction du parti ouvrier – et une nouvelle théorie du parti qui apparaît à partir des années 1860, centrée sur le concept de « parti de classe » et qui insiste sur les modalités de passage du parti ouvrier au parti communiste. La méthode contextualiste mise en place pour soutenir sa démonstration est précisément explicitée. Elle vise à interroger non seulement les écrits, mais aussi les « modalités de rédaction » (p. 14) des textes et les intentions stratégiques et politiques qui les étayent. Il mobilise en outre un ensemble de sources extrêmement riche, en partie constituées d’archives : textes théoriques bien connus, mais aussi correspondance, esquisses de textes, procès-verbaux du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Autant de matériaux, pour une part importante inédits en français, qui permettent de restituer avec finesse les évolutions et aspects principaux du travail de parti marxien.
4Le livre se compose de trois chapitres qui suivent un cheminement chronologique, chacun mettant en lumière une modalité d’intervention singulière correspondant à une certaine période du mouvement ouvrier et de la vie de Marx. Le premier chapitre, intitulé « Genèse du problème. Comment le communisme est devenu une question d’organisation » s’étend ainsi du début des années 1840, qui constituent les prémisses de la réflexion de Marx sur le parti, jusqu’à la fin des années 1850, alors que Marx s’exile à Londres et que l’horizon révolutionnaire s’obscurcit. En deux décennies, la question du parti et de l’organisation de la classe ouvrière est devenue fondamentale. C’est principalement à partir de la création du comité de correspondance communiste à Bruxelles en 1846 que ce problème s’impose et que les premiers éclaircissements conceptuels se font jour, notamment à travers différentes confrontations polémiques, avec Weitling ou Kriege par exemple. C’est ensuite au sein de la Ligue des communistes que ce travail de parti se déploie véritablement, culminant avec la rédaction par Marx et Engels du Manifeste du parti communiste en 1848 où une première conception du rapport entre parti ouvrier et parti communiste se fait jour, le second constituant une fraction du premier.
5Le deuxième chapitre, « Travailler sur place. Marx, membre du Conseil général de l’AIT », s’intéresse tout particulièrement au travail de parti tel qu’il se donne à voir à partir du milieu des années 1860. C’est durant cette période que ce travail collaboratif apparaît le plus évident. À travers l’étude notamment des procès-verbaux des réunions hebdomadaires du Conseil général de l’AIT, Jean Quétier montre l’attention soutenue de Marx à l’intégration d’un maximum de membres dans la rédaction des résolutions et écrits officiels de l’organisation – intégration qui n’est toutefois pas synonyme d’unanimisme à tout prix, ni exempte de controverses parfois âpres. En particulier, les préparations de Congrès sont des moments de débats communs théoriquement déterminants. Si l’auteur analyse avec soin les conditions d’écriture des textes, le contenu de ces débats n’est pas ignoré. Les positions de Marx sur le travail des enfants et l’éducation en vue du congrès de Genève en 1866, sur la distinction fondamentale entre « parti » et « secte », ou encore, dans une perspective polémique avec Bakounine, sur le droit d’héritage, sont ainsi précisément exposées et portent à notre connaissance des aspects parfois méconnus de la pensée de Marx. Cette intense activité politique s’estompe à partir du début des années 1870, notamment suite au déclenchement de la guerre franco-prussienne et au transfert du siège du Conseil général de Londres vers New York.
6Dernière étape du travail de parti de Marx, le troisième chapitre, « Travailler à distance. Marx, acteur de la social-démocratie allemande », expose une modalité plus subtile d’intervention théorique et politique. C’est en effet la position d’« exilé » qu’endosse alors Marx, qui participe à la construction de la social-démocratie allemande depuis Londres. Jean Quétier souligne en particulier la critique marxienne des positions politiques de l’ADAV (Association générale des travailleurs allemands) depuis sa création en 1863 par Ferdinand Lassalle, jusqu’au projet de programme d’unification avec le SDAP (Parti ouvrier social-démocrate) en 1875, que Marx commente et amende dans sa Critique du programme de Gotha. La distance géographique n’empêche donc pas Marx d’intervenir politiquement, avant tout par l’entremise d’une correspondance écrite avec les différents acteurs de la social-démocratie comme Liebknecht ou Bebel. Marx bâtit ainsi un véritable lieu de débat théorique, où il ne s’agit généralement pas de réfuter purement et simplement les positions de l’« adversaire », mais de pousser ces organisations à des clarifications et déplacements théoriques décisifs.
7Le Travail de parti de Marx vient assurément combler une lacune patente puisqu’il n’existait pas d’étude s’interrogeant sur les modalités d’intervention de Marx au sein des organisations ouvrières. En mettant au jour les rapports entre pratique politique et théorie, Jean Quétier situe son travail à l’intersection de la philosophie et de l’histoire. D’une part, outre un véritable travail d’historien sur les archives du mouvement ouvrier, l’auteur est particulièrement attentif à la conjoncture historique et aux évolutions du travail de parti (ses variations d’intensité, ses moments de reflux). D’autre part, les enjeux proprement philosophiques, qu’ils concernent la théorie marxienne ou la conception du parti en général, ne sont pas non plus oubliés. L’ouvrage se recommande par la clarté de son propos et la précision avec laquelle les débats sont présentés : la promesse de la mise en contexte annoncée en introduction est ainsi pleinement remplie. Les positions des acteurs sont systématiquement réinscrites dans leur cadre historique et politique, et les thèses avancées exposées avec nuance. Certes, faute de place, l’auteur ne reconstruit que sommairement la théorie marxienne du parti, qui ne se donne à voir que par fragments au fil de l’ouvrage. Mais on peut se reporter avec profit à l’introduction de l’anthologie Sur le parti révolutionnaire, pour disposer d’une telle synthèse. L’auteur y revient en effet sur les éléments structurants du concept de parti : composition de classe et caractère politique du parti, lutte contre la régression sectaire, enjeu de la centralisation et nécessité d’une perspective internationale. De ce fait, Sur le parti révolutionnaire forme un prolongement naturel au premier livre ; il peut être lu en parallèle, car il retranscrit les riches sources mobilisées et analysées par Jean Quétier dans Le travail de parti de Marx. On retrouve la scansion mise en valeur par l’auteur, puisque le recueil s’agence en deux moments principaux : les textes des années 1840-1850 premièrement (« Vers une théorie du parti communiste »), les écrits des années 1860-1870 ensuite (« Vers une théorie du parti de classe »), ces deux chapitres s’organisant ensuite de manière thématique. C’est un outil important et nouveau pour les études marxistes et la théorie politique, qui offre aux chercheurs un recueil de référence. Ces deux livres présentent finalement des enjeux philosophiques prometteurs qui ne sont ici qu’esquissés : en particulier celui de la place de la « forme-parti » (p. 289) dans la réflexion philosophique et politique contemporaine. Pour approfondir ce point, on pourra se reporter au nouvel ouvrage de Jean Quétier, De l’utilité du parti politique. Organisation, démocratie, émancipation (PUF, 2024).
Pour citer cet article
Référence papier
Théo Favre-Rochex, « Jean Quétier, Le Travail de parti de Marx. Intervenir dans les organisations ouvrières | Sur le parti révolutionnaire », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 56 | -1, 300-302.
Référence électronique
Théo Favre-Rochex, « Jean Quétier, Le Travail de parti de Marx. Intervenir dans les organisations ouvrières | Sur le parti révolutionnaire », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 56 | 2024, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/8737 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12trb
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