Arnaud Tomes, Qu’est-ce qu’un imaginaire social ?
Arnaud Tomes, Qu’est-ce qu’un imaginaire social ?, Paris, Hermann, 2024, 396 p.
Texte intégral
1Après deux ouvrages d’introduction à la pensée de Cornelius Castoriadis (Réinventer la politique après Marx et Pour l’autonomie, co-écrits avec Philippe Caumières), Arnaud Tomès revient avec un livre au contenu bien différent. Qu’est-ce qu’un imaginaire social ?, publié chez Hermann, se propose de faire l’inventaire de l’appareillage théorique castoriadien en se focalisant sur un concept central : l’imaginaire. Le sous-titre témoigne de ce changement de ton : c’est « une discussion critique de Castoriadis ». « Laboratoire pour celui qui veut faire de la philosophie sociale » (p. 380), la pensée de cet auteur est passée au crible afin de « constituer une théorie critique de la société » (p. 380). L’introduction à l’ouvrage explicite ce lien entre la « philosophie sociale » – c’est-à-dire une « philosophie soucieuse de penser la société de manière critique et de s’interroger sur les conditions d’une vie accomplie » (p. 7) – et l’autonomie en son sens castoriadien. Avec ce livre, il s’agit pour Tomès de « savoir en quoi la philosophie sociale peut s’inscrire dans un projet d’autonomie individuelle et collective » (p. 13). L’interrogation de l’auteur porte sur le lien entre une « praxis autonome » et l’idée de création telle qu’elle est défendue par Castoriadis. Le lecteur curieux pourra retrouver en fin d’ouvrage une bibliographie assez exhaustive des ouvrages du philosophe gréco-français.
2Le premier temps de l’ouvrage est donc consacré à la pensée du social proposée par Castoriadis. Cette partie est guidée par la nécessité de s’armer de l’hypothèse de l’« imaginaire social » afin de « penser la société dans sa spécificité ». En rappelant la critique castoriadienne des approches de type physicaliste ou logiciste, Tomès définit cette « réalité sui generis » qu’est la société comme un domaine de l’être à part entière. C’est « une théorie qui s’efforce non seulement de définir l’être du social mais qui n’hésite pas à faire du social une dimension irréductible de l’être » (p. 21). Le social-historique se donne alors comme « un ensemble cohérent de significations imaginaires, qui forment ce que Castoriadis n’hésite pas à appeler un “monde propre” » (p. 27). Partant de cela, Tomès s’appuie sur la fameuse polémique entre Sartre et Lévi-Strauss autour de la « conscience historique » afin de se demander s’il n’est « pas excessif de faire de la réalité sociale une réalité nécessairement historique » (p. 77). C’est ici qu’est rappelée la réflexion de Castoriadis sur le langage, qui est un « système impensable […] comme pure synchronie » (p. 80). Castoriadis acte la limite d’un structuralisme vulgaire qui ne peut saisir que « la dimension ensembliste du langage », ou la « dimension du code » (p. 34). En introduisant l’idée de création, Tomès rappelle que l’auteur grec affirme que le social n’est pas simplement composé de rationnel, mais comporte toujours une part d’imaginaire, de non-causal. L’impossibilité de comprendre le réel à partir de prémisses déterministes est actée. C’est ici que la thèse du social-historique s’associe à deux autres notions : l’imaginaire social et le symbolique.
3La deuxième partie du livre retrace l’itinéraire de l’imaginaire social, notamment à partir de la critique du structuralisme et de « l’équivoque du symbolique ». La principale difficulté du livre se trouve ici. Tomès remarque à juste titre l’héritage lévi-straussien endossé par Castoriadis quant à la méthode structurale. Toutefois, dans cette discussion, bien que soit exhumée l’appropriation par Lévi-Strauss, dans l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, de la pensée de ce dernier, Tomès laisse de côté la continuité entre le symbolisme durkheimien et le symbolique maussien. Il est dès lors difficile de saisir la singularité de Castoriadis dans cette généalogie de la sociologie française, et la tension qui persiste dans l’usage de cette notion par l’auteur grec. Tomès souligne ainsi que Castoriadis adopte une démarche similaire à celle de Lévi-Strauss : « il part du symbolique […] pour comprendre le social. Et il fait de ce réseau ce qui constitue l’identité d’une société […] » (p. 160). Ceci rentre en contradiction avec une affirmation, pourtant juste, se trouvant quelques pages après : il y aurait un « primat de l’imaginaire sur le symbolique » (p. 170), ou encore une « emprise décisive de l’imaginaire sur le symbolique » (p. 187). Ceci découle de l’ambivalence du terme « imaginaire » chez Castoriadis, que Tomès pointe à raison. En effet, c’est à partir de l’Institution imaginaire de la société que Castoriadis acte le fait que le « symbolisme suppose la capacité imaginaire », non sans introduire une nouvelle équivoque que Tomès passe sous silence – et qui ne sera pas non plus rediscutée dans la récupération finale d’un concept d’« imaginaire » au sein de la philosophie sociale.
4C’est à partir de cet édifice théorique que ce livre entend redéfinir l’imaginaire dans le cadre d’une philosophie sociale. Tomès critique l’affirmation de Castoriadis selon laquelle « il existe une contradiction entre l’existence de déterminations causales et l’existence de la création dans l’histoire, si bien qu’il faudrait changer d’ontologie pour faire une place à l’imaginaire ». Il souligne justement le double sens du mot création, indifféremment défini comme « processus de création et chose créée » (p. 254) chez l’auteur grec. Tomès se veut alors déflationniste afin de sauvegarder un concept d’imaginaire opérationnel, qu’il définit comme une capacité d’invention à la fois individuelle et collective. De ce fait, il concilie « à la fois l’existence de déterminations dans le social-historiques (on ne peut en effet créer sans que certaines causes poussent ou incitent à créer) et la possibilité même de la création » (p. 255). En s’appuyant sur les travaux de Simondon, Tomès propose même un autre terme : celui d’« invention » (p. 257-258).
5L’ouvrage réussit dans son entreprise initiale : il offre une discussion critique stimulante et bien étayée. Face à un édifice théorique très complexe, et un concept particulièrement malmené par la philosophie, Tomès retrace avec justesse l’itinéraire de la pensée de Castoriadis pour l’examiner avec acuité. Toutefois, cette discussion de l’ontologie sociale castoriadienne n’est pas sans répercussion sur le plan politique. Si l’auteur cherche évidemment à poser les prolégomènes d’une théorie critique de la société, il est légitime de lui demander s’il ne nous faut pas être également déflationniste quant à la théorie révolutionnaire castoriadienne et à son projet d’autonomie.
Pour citer cet article
Référence papier
Quentin Mur-Rodriguez, « Arnaud Tomes, Qu’est-ce qu’un imaginaire social ? », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 56 | -1, 298-299.
Référence électronique
Quentin Mur-Rodriguez, « Arnaud Tomes, Qu’est-ce qu’un imaginaire social ? », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 56 | 2024, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/8720 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12tra
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