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L’enjeu philosophique et politique du Congrès Descartes (1937)

The Philosophical and Political Stakes of the Descartes Congress (1937)
Édouard Mehl
p. 231-252

Résumés

L’étude porte sur la signification politique du « Congrès Descartes » de 1937, en l’inscrivant dans le sillage des précédents congrès internationaux de philosophie, en particulier le Congrès de Prague de 1934 – date à laquelle chacun sait déjà ce que représente l’« hitlérisme » sur le plan intellectuel, idéologique et politique. Les relations intellectuelles entre la France et l’Allemagne sont détériorées par une politique répressive allemande, qui interdit notamment à Husserl de venir en France en 1937, en dépit de l’invitation qui lui a été adressée par le Comité d’organisation du Congrès de Paris. En 1937, l’attention se focalise sur la constitution de la délégation allemande, et la participation de Heidegger. Une étude des échanges entre Heidegger et le chef de la délégation, Hans Heyse, permet de soutenir l’hypothèse qu’Heidegger a très tôt refusé de cautionner la réception idéologique et l’interprétation « völkisch » de Être et Temps, telle qu’on la trouve chez Heyse ou d’autres.

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Texte intégral

  • 1  L’USIAS nous a offert le cadre propice pour développer ces travaux, au cours d’un « fellowship » ( (...)
  • 2  Ces conférences de Strasbourg n’eurent pas lieu à l’université, mais à la grande salle de réceptio (...)
  • 3  Dans l’entourage strasbourgeois de Jean Héring, on peut encore mentionner les noms d’Émile Baudin (...)

1Les réflexions esquissées ici, complétées par celles de Raphaël Authier dans la contribution suivante, s’inscrivent dans le cadre d’un travail consacré à l’étude de la réception française de la phénoménologie husserlienne, et, plus spécialement, des Méditations cartésiennes1. Ce projet inclut l’étude et la valorisation du fonds Héring, conservé à Strasbourg, à la Fondation du Chapitre de Saint-Thomas. Ancien étudiant de philosophie à l’université de Göttingen, dans les années précédant immédiatement la Grande guerre, Jean Héring a enseigné à la Faculté de théologie protestante depuis le milieu des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950. Ses archives apportent un éclairage nouveau sur la première réception de Husserl en France, et quelques-uns des éléments présentés ici ont tiré parti des investigations menées dans ce fonds, même si nos recherches sont restées jusqu’à ce jour infructueuses sur un point important : nous n’avons pu trouver aucune trace dans les archives locales de la conférence donnée par Husserl à la Faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg, au printemps de l’année 1937. Cet événement – peu connu comparativement aux conférences données à Strasbourg au début de 19292 – a un intérêt particulier par rapport à la biographie de Husserl, quasiment assigné à résidence, et interdit, après 1934, de se déplacer à l’étranger pour participer aux grands Congrès internationaux de Prague, puis de Paris. Husserl, professeur émérite de l’université de Freiburg im Breisgau, est soumis à la loi allemande sur la restauration de la fonction publique d’avril 1933. Husserl renonce à émigrer aux États-Unis, malgré la proposition faite par l’université de Los Angeles (Californie), contrairement à ce qu’ont fait, au début des années 1930, des centaines, voire des milliers d’intellectuels, parmi lesquels les plus grands écrivains (Thomas Mann, Stefan Zweig, Bertolt Brecht) et philosophes de la plus jeune génération (Jacob Klein, Leo Strauss, Erich Weil, Erwin Panofsky…). L’accès de Hitler au pouvoir en 1933 a porté un coup fatal à la vie intellectuelle allemande, et tout spécialement à l’unité du « mouvement phénoménologique », qui trouve désormais, pour des raisons avant tout politiques, un terrain de réception plus favorable en France, aux États-Unis ou au Japon qu’en Allemagne, par l’intermédiaire, pour ce qui est de la France, de Jean Héring, au centre d’un réseau dans lequel ont œuvré et collaboré Alexandre Koyré, puis Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas, dépêchés par Héring à l’édition et à la traduction des Méditations cartésiennes (1931)3.

2Que Héring ait été lui-même un opposant au nazisme lucide et résolu dès 1933 ne fait aucun doute, comme en attesterait, si besoin était, une note manuscrite datée de 1934, et présentée dans un cercle d’étudiants protestants. Cette note présente de manière édifiante l’antinomie radicale des valeurs chrétiennes et de l’idéologie hitlérienne. En tous les cas, on ne saurait être plus clair et explicite :

Procès-verbal de la séance du 9.5.1934 (Cercle évangélique)

Le christianisme prêche

Le hitlérisme prêche

L’Amour

La Haine

La Fraternité

Le Mouchardage

La responsabilité personnelle

L’annulation de la personne par la collectivité

La folie de la Croix

Le culte de la force

La souveraineté de Dieu

La souveraineté de l’État

Le martyre

L’assassinat

La primauté de l’Esprit

La primauté de la race et du sang

Le Salut par le sang du Christ

Le Salut par « le fer et le sang »

La Sagesse de Dieu

La sagesse charnelle

L’Homme céleste

L’Homme terrestre

Le règne de l’Agneau

Le règne du Dragon

La descente de la Colombe

Le pas de l’oie

  • 4  M. Husserl à J. Héring, 7 mai 1933 (de Locarno-Orselina) : « Gesetz ist in Deutschland nur die Ges (...)

Il y a donc pas la moindre ambiguïté dans les dispositions de Héring, à titre personnel, vis-à-vis de l’« hitlérisme » et de son programme politique pro-aryen. Le confirmeraient encore ses liens d’affection, presque familiaux, avec Malvine Husserl, qui lui écrivait dès mai 1933, pour déplorer la calamité politique qui s’est abattue sur l’Allemagne : « La “loi” en Allemagne n’est que l’absence de la loi, ou alors c’est l’illégalité qui est devenue légale » dit laconiquement l’épouse du philosophe, comparant le système policier allemand à celui du Guépéou (police politique soviétique directement impliquée dans la persécution, la déportation et l’assassinat de milliers de ministres du culte4).

  • 5  E. Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Esprit, novembre 1934, p.  (...)
  • 6  Pour quelques aspects de l’histoire de la réception française de ce texte, voir J.-P. Faye, « Heid (...)

3Il n’est pas improbable que Héring ait eu connaissance du texte qu’Emmanuel Levinas fait paraître quelques mois plus tard dans la revue Esprit (« Quelques réflexions sur la philosophie de l’Hitlérisme », novembre 1934), ou, à tout le moins, que le maître et l’élève aient partagé quelques unes de ces réflexions, portant sur la liberté chrétienne, qui fonde la liberté politique des Temps modernes, et leur philosophie qui place, selon Levinas, « l’esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l’homme et le monde » – formule husserlienne, de surcroît tirée d’un texte sur le sens et l’interprétation duquel Héring et Levinas se sont tous deux longuement arrêtés5. Que la phénoménologie husserlienne suppose, à son fondement, le sens chrétien de la liberté absolue, de la décision et de la responsabilité personnelle, cela fait peu de doute, même si Husserl semble avoir eu peu d’intérêt pour les disputes sur le libre arbitre et la grâce. En revanche, la question demeure de savoir ce que Levinas pouvait lui-même connaître, à cette date précoce, de l’engagement politique et intellectuel du Rector magnificus Heidegger, et de son allégeance publique au Führer, dès la Bekenntnis der Professoren an den deutschen Universitäten und Hochschulen zu Adolf Hitler und dem nationalsozialistischen Staat du 11 novembre 1933, qui justifie et approuve sans la moindre réserve la sortie de la Société des Nations, au motif que le Führer a, par cet acte, simplement permis au peuple allemand de… rester un peuple, en exprimant sa « claire volonté d’une auto-responsabilité inconditionnée dans le fait d’assumer et de maîtriser le destin de notre peuple »6. De fait, l’analyse de l’« hitlérisme » menée par Levinas en vient à mettre à découvert une espèce d’histoire supérieure de la vérité, selon laquelle l’essence de l’homme n’est plus définie par la liberté au sens des Lumières, mais par le corps, au sens biologique et racial du terme, auquel tout homme est lié par un destin qu’il doit assumer pour être libre, et qui, de fait, enchaîne le destin des individus à celui d’un peuple. Une telle pensée du corps ne se trouve certes pas dans l’œuvre de Heidegger en 1927, mais lorsque Levinas écrit, en 1934, que

la vérité n’est plus pour (l’homme) la contemplation d’un spectacle étranger – elle consiste dans un drame dont l’homme est lui-même l’acteur. C’est sous le poids de toute son existence – qui comporte des données sur lesquelles il n’y a pas à revenir – que l’homme dira son oui ou son non

on peut déjà penser à l’ouverture de Sein und Zeit (1927, § 4) définissant l’homme comme l’étant dans lequel « il y va de son être » ; c’est d’ailleurs ce que fait Levinas lui-même dans la « Prefatory note » qu’il ajoute à ce texte de jeunesse presque cinquante ans plus tard (1990), en précisant que

  • 7  Texte ajouté comme « Prefatory Note » à la traduction américaine de l’article de 1934, Critical In (...)

L’article procède d’une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n’est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle […]. Possibilité qui s’inscrit dans l’ontologie de l’Être, soucieux d’être – de l’Être « dem es in seinem Sein um dieses Sein selbst geht », selon l’expression heideggerienne. Possibilité qui menace encore le sujet […] de l’idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre7.

4Pour autant, cela ne signifie nullement que Levinas incrimine ici la philosophie d’Heidegger plus que celle de Husserl. Levinas n’a jamais fait de lien explicite entre l’ontologie fondamentale de 1927 et les théories raciales des idéologues nazis. Au contraire, on pourrait souligner que Levinas partage ici avec Heidegger la conviction que le mal radical est une possibilité de l’homme, enracinée dans l’ontologie et non dans telle ou telle idéologie. Bref, en 1934, s’il est clair que la barbarie montante est résolument ennemie de tout ce qui peut se réclamer des Lumières – jusque dans sa version contemporaine sous la forme du rationalisme tant français (Brunschvicg) qu’allemand (Husserl) –, il n’est pas du tout évident qu’on puisse légitimement faire le lien entre Heidegger et le racisme biologique qui tient lieu de pensée aux idéologues nazis : même si certains, comme on va le voir, se réclament de lui (Heyse, Odebrecht, Boehm), l’exemple de Levinas, qu’on ne peut soupçonner d’aucune complaisance, montre qu’en un sens l’ontologie fondamentale et la Seinsgeschichte ne servent pas de fondement mais d’analyseur au racisme d’État, symptôme insigne du nihilisme de l’époque.

5Un an plus tard, Husserl confie, dans son journal, avoir mis plusieurs jours avant de pouvoir reprendre ses esprits après la « bombe » de la publication des Nürnberger Gesetze (septembre 1935), et la notation montre bien que, dans l’esprit du philosophe, l’ardeur au travail et la participation à distance au Congrès de Prague font directement pendant et contrepoids à la prostration où le plonge la situation politique :

  • 8  Husserl Chronik, September-Oktober 1935, p. 467 (nous traduisons).

21 septembre 1935
Cette fin d’été à Kappel, qui par ailleurs a si peu comblé mes attentes, n’a pas été mauvaise : j’en suis revenu en bonne forme, vivement intéressé pour mon travail de Prague. La bombe du 15 septembre m’a coûté quelques jours – dont j’ai eu besoin pour surmonter le dégoût, pour arriver concrètement à envisager la situation, et la mettre à distance. En fait, à Kappel déjà, l’idée que je ne pouvais plus rester en Allemagne, et la question de savoir s’il serait possible de m’en retourner à mon ancienne patrie, m’avaient maintes fois traversé l’esprit. Mais nous sommes maintenant parvenus au point où cela n’est plus tenable, et je vais tenter tout ce qui est possible, pour voir du côté de Prague ce que l’on peut y faire8.

6C’est dans ce contexte très fortement dégradé qu’intervient le Congrès international de philosophie tenu à Paris en septembre 1937, ultime déconvenue pour Husserl qui non seulement s’y est vu interdire l’accès, comme ce fut le cas à Prague, mais aussi bien toute forme de participation, même à distance et indirecte, puisque cette fois la voix de la nation allemande y était portée par une délégation étroitement surveillée. Cet épisode singulier de l’histoire de la philosophie européenne suggère, comme nous voudrions le souligner ici, que la résistance intellectuelle des universitaires prend, par la voie des congrès internationaux, une forme collective certes moins spectaculaire que l’engagement personnel de tel ou tel, mais qui peut aussi avoir conforté chacun dans sa résolution et dans cet engagement qui ne peut être que personnel. Ce n’est peut-être pas un hasard si, avant de prendre la voie d’une résistance héroïque, Canguilhem et Cavaillès ont tous deux participé à ce moment décisif où furent concrètement mises à l’épreuve et à nu les limites de la raison.

1. 1937 : la résistance française

  • 9  R. Descartes, Discours de la méthode, III, AT VI, 27, 7-12. Notons que cette formule, « cultiver m (...)

7Le Congrès international de philosophie de 1937 a été associé au nom de Descartes, pour célébrer le tricentenaire du Discours de la méthode (1637) et son auteur, en lequel même l’historiographie allemande reconnaissait le père et la figure fondatrice de la philosophie moderne, dans le sillage de l’idéalisme allemand (Hegel, Schelling), du néokantisme marbourgeois (Natorp, Cassirer), sans oublier la consécration (au reste quelque peu ambiguë) des Méditations cartésiennes. Ce Congrès aurait donc pu et dû fournir l’occasion d’une célébration iréniste de la « raison », et de celui qui a fait le vœu d’y consacrer sa vie : « je pensai que je ne pouvais mieux […] que d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer, autant que je pourrai, en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m’étais prescrite »9. Comme le rappelait Paul Valéry, dans son Discours d’ouverture prononcé en Sorbonne le 31 juillet 1937, en présence du Président de la République (Albert Lebrun) :

Il n’y a pas eu de meilleur Européen que notre héros intellectuel, qui va et vient si facilement. Il pense où il peut bien penser : il médite, il invente, il calcule, un peu partout dans une chambre bien chauffée en Allemagne ; sur les quais d’Amsterdam, et jusqu’en Suède, où la mort saisit le voyageur de qui la liberté d’esprit était le bien très précieux qu’il n’avait cessé de poursuivre par cette liberté de mouvements.

8Descartes est donc plus qu’un héros national : il est celui par la médiation de qui la philosophie se libère de ses racines nationales, « racines » qui sont plutôt comme les chaînes qui retiennent les prisonniers de la caverne, ainsi que l’avait très justement indiqué Léon Brunschvicg, dans sa Préface de 1930 au livre de Georges Gurvitch : Les Tendances actuelles de la philosophie allemande – Préface dans laquelle Brunschvicg rend hommage à Husserl, qui, par « la fécondité de sa méthode » a souligné « dans les conférences mémorables de la Sorbonne […] l’intérêt d’un retour à Descartes » (ce sont les conférences de Paris, à l’invitation de la Société française de philosophie, qui donneront lieu, un an plus tard, à la publication des Méditations cartésiennes). La phénoménologie husserlienne n’a donc rien de ce que – on le comprend à demi-mot – lui reproche une partie de « l’opinion allemande » :

  • 10  L. Brunschvicg, Préface à G. Gurvitch, Les Tendances actuelles de la philosophie allemande : E. Hu (...)

On pouvait donc se demander si, en restaurant devant l’opinion allemande le crédit de la logique, la philosophie de Husserl ne courait pas le risque d’aller se perdre dans l’artifice, de plus en plus raffiné, mais de plus en plus arbitraire et stérile, des abstractions et des classifications. Il convient ici de rappeler le pronostic, mais seulement pour faire gloire à la phénoménologie de l’avoir triomphalement déjoué10.

9Et Brunschvicg, après avoir défendu Husserl contre cette accusation de « logicisme », précise de manière très subtile en quel sens l’exercice du pouvoir de l’entendement, des idées claires et distinctes, est précisément libérateur à l’égard des « cauchemars de la mentalité primitive » :

  • 11  Ibid., p. 4.

[…] Allemands et français, nous nous trouvons séparés, non point du tout par nos préoccupations actuelles, mais par notre passé, plus exactement par la façon dont nous nous le racontons. Il est difficile d’imaginer qu’à cette époque même où Jacob Boehme demeurait encore en proie aux cauchemars et aux convulsions de la mentalité primitive, Descartes ait su, non pas seulement répudier l’héritage de la tradition médiévale, mais rompre avec les imaginations obscures et contradictoires de la Renaissance, constituer une cosmologie rigoureusement mécaniste où est déterminée l’équation conservative de l’univers, dégager enfin la vertu créatrice de l’analyse par une révolution de pensée qui soustrait la mathématique à l’appareil de la déduction euclidienne en même temps qu’à la nécessité de la représentation spatiale11.

  • 12  Société française de philosophie. Séance du 1er juin 1929. URL permanente : https://s3.archive-hos (...)

10La référence au mystique et théosophe Jacob Boehme fait sans aucun doute allusion à la soutenance de thèse de son étudiant Alexandre Koyré, qui eut lieu en Sorbonne, en 1929, en présence de Husserl et de Lévy-Bruhl, avec lequel Brunschvicg eut, quelques mois plus tard, un échange courtois mais critique, à l’occasion de la présentation de L’âme primitive (1927) à la Société française de philosophie. C’est au cours de ces échanges que se fait jour l’idée que l’analyse est l’opération propre à l’esprit logique, là où, au contraire, la mentalité primitive serait, selon Lévy-Bruhl, fondamentalement régie par la catégorie de la « participation »12. Lorsque Brunschvicg fait crédit à Husserl d’avoir restauré le crédit de la « logique », il pense faire de même avec sa défense et illustration de l’analyse cartésienne, en ce qu’elle a d’émancipateur et de libérateur pour l’esprit. Descartes est même doublement libérateur : il l’est d’abord au sens où la convergence de la philosophie et des mathématiques est libératrice par rapport à toute forme de traditionalisme (tel quel, c’est plus une idée spinoziste que cartésienne) ; mais il l’est aussi, et bien davantage, au sens où Descartes a libéré la pensée mathématique elle-même de tout ce qui la retenait captive et figée dans une forme d’immobilité sans histoire : l’appareil déductif euclidien et la nécessité de la représentation spatiale. C’est donc bien lui qui, en ce sens, a affranchi la pensée mathématique de son enfermement dans les limites de la sensibilité (dans la mesure où l’intuition spatiale, même pure, reste une contrainte liée à la constitution sensible, et purement contingente, de notre pouvoir de connaître). Descartes, en somme, affranchit par les mathématiques l’homme de sa contingence historique, et, symétriquement, ouvre aux mathématiques pures l’horizon de leur historicité propre, qui est aussi celui d’un progrès indéfini en dehors duquel il n’y a point de salut. Descartes est donc salué par Brunschvicg comme le penseur de la raison, et des vraies « Lumières ».

11Quelques années plus tard, en 1937, ces propos n’ont rien perdu de leur pertinence, mais la brutale détérioration de la situation politique, institutionnelle, et intellectuelle, donne au Congrès Descartes une dimension paroxystique et tragique. Le Congrès de 1937 n’est pas une conversation de salon, chacun sait qu’une menace imminente plane sur la liberté, la dignité et la vie de chacun des participants. Dans la nécrologie d’Élie Halévy, que Brunschvicg signe dans le dernier numéro de la Revue de métaphysique et de morale de l’année 1937 (elle précède immédiatement le discours d’ouverture de Paul Valéry, que nous avons cité plus haut), Brunschvicg cite les propos d’Halévy, particulièrement pertinents pour l’analyse de l’époque :

  • 13  L. Brunschvicg, « Elie Halévy (6 septembre 1870-21 août 1937), Revue de métaphysique et de morale, (...)

[…] je vois présentement que des millions d’hommes se montrèrent prêts, durant la grande crise mondiale, à donner leur vie pour leurs patries respectives. Combien de millions d’entre eux, ou de centaines de mille, ou de milliers, ou de centaines, seraient prêts à mourir pour la Société des Nations ? Y en aurait-il seulement cent ? Prenez garde, car c’est cela qui est grave. Tant que nous n’aurons pas développé un fanatisme de l’humanité, assez puissant pour contrebalancer ou pour absorber nos fanatismes de nationalité, n’allons pas charger nos hommes d’État de nos propres péchés13.

12Le Congrès international de 1937 fait écho, dans l’ordre académique, au projet politique de la Société des Nations (où l’Allemagne est entrée à reculons en 1926, et dont elle est sortie avec fracas en 1933, comme le Japon, puis l’Italie mussolinienne en 1937). C’est un nouveau rendez-vous, qui succède au Congrès de Prague, organisé en 1934, sous la présidence d’un philosophe et très ancien ami de Husserl, Thomas Mazaryk, figure moderne et incontestée du philosophe-roi. On y avait fait un tollé lorsque

  • 14  Compte rendu (s. n.), Revue philosophique de Louvain, 1934, 44, p. 472-478, ici p. 475. De même le (...)

En une séance de section consacrée d’après le programme à une innocente comparaison du « point de vue descriptif et du point de vue normatif dans les sciences sociales », M. Hellpach crut opportun de développer avec une logique aussi féroce qu’enthousiaste les principes et les conséquences de la doctrine raciste. Il obtint un beau tapage et son discours fut haché d’interruptions hostiles et d’allusions aussi désagréables que précises à certains événements récents de l’histoire de l’Allemagne14.

  • 15  E. Husserl, « La tâche actuelle de la philosophie (1934). VIIIe Congrès international de philosoph (...)

13À ce même congrès de Prague, Brunschvicg avait de nouveau plaidé pour inviter la conscience religieuse à se « libérer de son passé » (ce qui est aussi un thème central du travail de Levinas sur l’Hitlérisme, évoqué plus haut), mais son allocution fut plutôt mal reçue, comparativement à celle du théologien jésuite Erich Przywara. Une session de ce Congrès fut consacrée à la crise de la démocratie, démocratie en faveur de laquelle les Français et les Tchécoslovaques plaidèrent avec ferveur, les Italiens de manière plus critique, et les Allemands… s’abstinrent. Du moins ceux qui avaient été autorisés à s’y rendre : tel ne fut pas le cas de Husserl, qui a néanmoins envoyé un texte sur « La tâche actuelle de la philosophie », d’abord publié dans un quotidien local (le Prager Tageblatt), puis dans les Actes du colloque15. Le texte de Husserl n’évoque pas directement la situation politique allemande, mais fait un tableau très sombre de l’époque, de son décadentisme, de son anti-intellectualisme, de son hostilité foncière à toute philosophie qui s’inscrirait dans la continuité d’une tradition rationaliste, elle-même fondée sur l’exigence d’une pensée libre de tout préjugés, sur l’exigence et l’idéal de la Voraussetzungslosigkeit, à la manière de Descartes ou du néo-kantisme. En tous les cas c’est à l’issue de ce congrès de 1934 que rendez-vous fut pris pour celui de Paris, placé sous la présidence d’honneur d’Henri Bergson.

  • 16  À Prague, Ingarden présente la première confrontation critique de la phénoménologie et de la philo (...)
  • 17  D’après le dossier administratif que nous a communiqué Thomas Vongehr, la demande faite par Husser (...)
  • 18  Voir « Une lettre inédite de Husserl à Jean Héring, 4 février 1937 », p. 307-315.

14Pas plus qu’en 1934 Husserl n’obtint l’autorisation de se rendre au Congrès de Paris (alors qu’y participèrent plusieurs de ses disciples, notamment Roman Ingarden qui intervint à Prague et à Paris16). C’était une absurdité, étant donné le succès des conférences de Paris de 1929, et la publication subséquente des Méditations cartésiennes. Et cette interdiction n’a abouti qu’à faire apparaître au grand jour, pour ceux qui l’ignoraient encore, la violence discrétionnaire de la censure, qui, en l’occurrence, n’a même pas daigné motiver sa décision17. On sait que Husserl en a été profondément et personnellement affecté ; la lettre qu’il envoie à Jean Héring en février de cette année 193718 fait état d’un épisode dépressif au cours de l’hiver, dépression sans doute alimentée par le durcissement des mesures restrictives imposées par le régime national-socialiste, dont il ne se relèvera pas, même si une invitation à prononcer une conférence à Strasbourg, un dimanche de Pâques (28 mars 1937), où il connut, selon ses propres termes, un « succès extraordinaire », dut le réconforter, et lui redonner quelque espoir qu’il existe encore quelque part – en tout cas à Strasbourg – une authentique communauté philosophique, et la possibilité corrélative d’une pensée libre et vivante. L’absence de documents administratifs relatifs à ce voyage et à cette conférence, pourrait indiquer qu’il n’a fait aucune demande officielle, et qu’aucune invitation ne lui avait été officiellement adressée, pour éviter, justement, un nouveau refus.

  • 19  Cf. supra n. 6 : « Ce n’est pas l’orgueil, ou l’ambition, ce n’est pas l’aveugle obstination, ce n (...)
  • 20  Heyse à Heidegger, 23 avril 1937. En marge, Heidegger a noté hâtivement le projet de sa réponse ci (...)

15Non moins significative que l’absence de Husserl à ces deux congrès est celle de son infidèle disciple Heidegger. Heidegger s’en est expliqué, ou plutôt excusé, dans le célèbre entretien posthume du Spiegel, qui revient sur sa compromission avec le régime nazi. Selon lui, il aurait été « écarté » de la participation à ces deux Congrès – signe, à l’en croire, qu’il n’avait pas les faveurs du pouvoir en place. Mais il faut souligner que son absence à Prague et à Paris n’ont pas du tout la même explication : en 1934, lors des préparatifs du Congrès, Heidegger est recteur de Freiburg – donc occupé – et sans doute n’eût-il pas été très apprécié des congressistes d’entendre la voix d’un philosophe qui avait fait publiquement allégeance au Führer, en justifiant, au moment même du Congrès, le retrait de la Société des Nations19. En 1937, l’affaire est plus compliquée. Heidegger a quitté le Rectorat ; la délégation allemande est validée par le Ministère, qui met à la tête de cette délégation un professeur promu aux plus hautes fonctions : Hans Heyse. Heyse est institutionnellement au sommet de la hiérarchie académique (rector magnificus de l’université de Königsberg), et idéologiquement totalement dévoué à la cause national-socialiste à laquelle il entend donner un socle historique et philosophique inébranlable, ce qu’entreprend son opus magnum, Idee und Existenz, publié en 1935. C’est Heyse qui est chargé de coordonner et transmettre les invitations. Il semble qu’après un revirement du ministère, il ait été chargé en dernière minute d’inviter Heidegger, comme en atteste une lettre conservée à Marbach20. Mais celui-ci a décliné, manifestement très agacé par le vide philosophique de cette entreprise purement idéologique, et a préféré confier à son traducteur français, Henry Corbin, la tâche d’introduire le public français à la compréhension de son projet philosophique. Jusqu’à présent, personne n’a vraiment contesté l’hypothèse qu’Heidegger a été furieux de se voir mis à la remorque, en dernière minute, d’une délégation composée de seconds couteaux. Ce qui est probablement exact. Mais pour autant, et plus subtilement, nous défendrons ici une hypothèse un peu différente : celle que l’incident diplomatique a surtout servi de prétexte à Heidegger pour n’avoir pas à s’afficher en compagnie des sbires du régime nazi devant le who’s who de la philosophie mondiale. Cette hypothèse est largement corroborée par le fait qu’Heidegger s’emploie, au même moment, à récuser toutes les interprétations existentialistes et völkisch de Sein und Zeit, ce qui lui vaut déjà le soupçon, chez les plus zélés, d’infidélité, voire de trahison à la cause du Führer. En 1937, à Paris, la première philosophie d’Heidegger a un rendez-vous avec l’histoire, et tout indique qu’il a fait non pas un « pas en retrait », comme le dit la phraséologie des dévots, mais qu’il a fait marche arrière, et battu en retraite.

2. 1937 : le nazisme à Paris

16Le Congrès Descartes a donné l’exemple le plus évident des tentatives de récupération de la philosophie d’Heidegger au bénéfice de la propagande nazie, en la personne de Hans Heyse. Mais l’enquête que nous menons ici a pour but d’interroger plus précisément la possibilité et le « comment » d’une telle récupération ou détournement. Récupération a le sens d’une opération frauduleuse et d’une dénaturation qui transforme des positions philosophiques en convictions idéologiques. On ne dirait pas, par exemple, qu’il y a une « récupération » de Husserl par Heidegger ; pourquoi devrait-on dire qu’il y a une « récupération » d’Heidegger chez Heyse ?

17Philosophe d’envergure médiocre, écrivaillon de dernière zone, dira de lui Heidegger dans ses « Cahiers noirs ». Ces épithètes peu flatteuses s’adressent malgré tout à une personnalité qui occupe, comme on l’a dit, une position académique prestigieuse, et qui se trouve avoir été désigné par le Ministre de l’Éducation, Bernhard Rust, comme chef de la délégation allemande au Congrès de 1937.

  • 21  Sur la carrière académique de Heyse, les circonstances précises de sa Berufung à Königsberg, sur l (...)
  • 22  H. Heyse, « Philosophie und politische existenz » ; id. « Idee und Existenz in Kant’s Ethiko-Theol (...)

18Heidegger était sans aucun doute indigné de voir son opus magnum cité par Heyse, qui détourne les concepts fondamentaux d’Être et Temps pour les mettre au service d’une nouvelle conception de l’existence, supposément authentique, car parvenue au terme des vicissitudes de l’histoire européenne à son apothéose millénaro-faciste. D’autant plus indigné que Heyse et Heidegger ont eu des trajectoires strictement similaires, l’un et l’autre ayant été nommés recteurs en 1933 – l’un à Freiburg, l’autre à Königsberg. Heidegger renonce en 1934 – l’expérience aura duré dix mois, Heyse est réélu au début de l’année 1935, mais suite à une fronde et des conflits internes à l’université, il est destitué peu de temps après sa réélection21. Parallèlement à la période du Rectorat, Heyse publie dans la revue philosophique la plus scientifique et sérieuse qu’on puisse en principe imaginer : les Kant-Studien. En 1935, paraissent deux articles dans le n° 40, dont un liminaire : « Philosophie und politische Existenz », parangon de fanatisme et de dépravation intellectuelle, qui doit avoir, à quelques détails près, la même structure et le même contenu que sa Rektoratsrede de 193322.

19L’œuvre de Heyse, publiée en 1935 : Idee und Existenz, vigoureusement attaquée par les théologiens tant catholiques que protestants, repose en effet sur le socle d’une thèse qui peut passer pour empruntée à Heidegger : l’idée que le moteur de l’histoire européenne n’est pas du tout à chercher du côté des conditions politiques, sociales ou matérielles, comme le voudraient les marxistes, mais dans les mutations qui affectent la compréhension de l’Être (Seinsverständnis, Wirklichkeitsverständnis). Anti-moderne, et nostalgique d’une Grèce totalement idéalisée, Heyse écrit en réaction à une rationalité planificatrice, réductrice, mortifère, qui prive l’humanité de la compréhension de son histoire, c’est-à-dire de son destin et de son sens d’être (de sorte que la prétendue liberté et le droit à l’autodétermination des peuples n’est qu’un symptôme de leur désorientation et de leur Selbstverlorenheit). La liberté n’est donc pas, comme dans la tradition cartésienne, le libre arbitre, et la vaine potestas ad opposita : la liberté est décision résolue d’un Soi qui se veut lui-même, et assume son propre destin, selon le schéma nietzschéen de l’amor fati, qui nous renvoie aussi bien à Heidegger, et au § 74 d’Être et Temps. On trouve bien là en effet (dans Être et Temps) une structure de balancement qui distingue la compréhension propre et la compréhension impropre (ou inauthentique) : dans celle-ci, le Dasein se figure sa propre existence comme ouverte à une multiplicité indéfinie de possibilités « arbitraires et provisoires », entre lesquelles il aurait à choisir. Des possibilités de fortune et de facilité, séduisantes, mais qui exproprient le Dasein ; alors qu’au contraire c’est en saisissant la finitude essentielle de son être-pour-la-mort, en renonçant à ces pseudo-possibilités qui sont comme les ombres de la caverne platonicienne, et dans ce renoncement lui-même, ou cet « arrachement » à cette fausse liberté – qui est une vraie captivité – que le Dasein est porté dans « la simplicité de son destin » (première occurrence du terme, très tardive, dans Être et Temps) :

  • 23  M. Heidegger, Sein und Zeit, § 74, GA II, 507 ; trad. fr. E. Martineau [hors-commerce], p. 289.

Plus authentiquement le Dasein se résout, c’est-à-dire se comprend sans équivoque à partir de sa possibilité la plus propre, insigne dans le devancement vers la mort, et plus univoque et nécessaire est la trouvaille élective de la possibilité de son existence. Seul le devancement dans la mort expulse toute possibilité arbitraire et « provisoire » ; seul l’être-libre pour la mort donne au Dasein son but pur et simple et rejette l’existence dans sa finitude. La finitude saisie de l’existence arrache à la multiplicité sans fin des possibilités immédiatement offertes de la complaisance, de la légèreté de la dérobade et transporte le Dasein dans la simplicité de son destin. Par ce terme, nous désignons le provenir originaire du Dasein, inclus dans la résolution authentique, où, libre pour la mort, il se délivre à lui-même en une possibilité héritée et néanmoins choisie23.

20Le texte, d’une densité incomparable, est saturé de références philosophiques implicites, platoniciennes, stoïciennes, mais on peut et on doit même certainement y entendre aussi des résonances pauliniennes (Rm 7, 6), résonances toutefois difficilement audibles et comme étouffées par l’élimination systématique de toute référence à l’existence d’un dieu créateur transcendant. Il faut ici rappeler ce que dit Heidegger, dans un texte fondamental – Vom Wesen des Grundes, 1929 – qui est une défense de son Hauptwerk, Sein und Zeit, contre le reproche d’« anthropocentrisme », par l’explicitation radicale du sens de la transcendance, qui ne peut désormais plus s’entendre que comme la transcendance du Dasein, et comme sa constitution d’être (Seinsverfassung). Dans ce cadre, même la « transcendance » de l’Agathon platonicien est rabattue, ou plutôt « réduite » à celle du menschliches Dasein. L’idée du Bien selon Platon ne trône pas, immobile, au milieu du ciel des Idées, mais elle désigne, dit Heidegger, la connexion essentielle entre ces trois termes, et la puissance qui les rend possibles, et possibles seulement dans cette connexion : Sein, Wahrheit, Verstehen.

  • 24  H. Knittermeyer, « Freiheit und Schicksal. Eine grundsätzliche Verwahrung gegen Hans Heyses “Idee (...)

21Sans aller plus loin, on peut simplement se demander si Heyse, qui, on l’a dit, fonde l’historicité du Dasein sur le seul Seinsverständnis, ne propose pas une version abordable, exotérique, et explicite, d’une philosophie ésotérique, qui n’est si fameuse que parce qu’elle est totalement fumeuse. C’est bien ce que semblent penser certains contemporains de Heyse. Parmi ses lecteurs critiques, il faut signaler deux recensions significatives que l’on doit pour l’une à Hinrich Knittermeyer, publiée dans le Zeitschrift für Theologie und Kirche (1936)24 ; pour l’autre à Kurt Schilling, dans la Theologische Literaturzeitung (1936), qui souligne le point :

  • 25  K. Schilling [recension de H. Heyse, Idee und Existenz, 1935], in : Theologische Literaturzeitung, (...)

La liaison de l’homme à l’être est un savoir, et elle est par conséquent appelée « Existence dans la vérité » (Existenz in der Wahrheit), son contraire est appelé « l’existence dans la non-vérité ». Fondamentalement, c’est la fameuse interprétation heideggerienne de l’ἀλήθεια comme dévoilement et décèlement qui constitue l’arrière-plan [de cette doctrine]25.

22En effet, on reconnaît ici les thèses, ou du moins la terminologie exposée par Heidegger au § 44 d’Être et Temps : Dasein, Existenz, Wahrheit, Unwahrheit, Verfallen. Mais – bien évidemment, et même heureusement pour la philosophie, qui connaîtrait sinon là son plus sinistre naufrage – cette promiscuité et cet air de famille entre l’analytique existentiale d’Être et Temps et l’œuvre de Heyse sont trompeurs. Le tout n’est pas de l’affirmer : il faut le démontrer. On le pourrait assez facilement, à partir de trois points, que l’on se contentera d’esquisser ici programmatiquement : 

  • 26  M. Heidegger, Sein und Zeit, GA I, 2 p. 292 ; trad. fr., p. 178.
  • 27  Idem, GA I, 2, p. 299 ; trad. fr., p. 182.

231. Même si Heyse lie, comme le fait Heidegger, existence et Seinsverständnis, ce n’est pas de la même manière ni dans le même but, tout simplement parce que Heyse est littéralement aveugle à la différence ontologique (la différence être/étant), parce qu’il n’envisage que la différence métaphysique entre idéalité et réalité, une différence qui produit l’historicité du Dasein, et qu’il y aurait à surmonter pour retrouver le sens de la belle totalité grecque, qui est aussi, supposément du moins, celui de la Wirklichkeitsphilosophie (en cela radicalement hostile et diamétralement opposé à Husserl, aussi bien celui des Ideen que celui des Méditations cartésiennes ou de la Krisis). Par conséquent, il y a bien une lecture d’Heidegger, et à la rigueur une compréhension existentiale de la vérité, mais comme ce n’est pas une compréhension ontologique, et qu’il n’est jamais question chez Heyse de l’Être dont la vérité est la vérité, sinon de manière purement formelle et vide, la pensée de l’historicité du Dasein n’aboutit chez lui qu’à une espèce de relativisme non philosophique : chaque époque, chaque peuple a sa manière de penser, et, corrélativement, sa vérité. Mais cela n’a presque rien à voir avec ce que dit le § 44 d’Être et Temps et la structure du chiasme propositionnel « Dasein ist “in der Wahrheit” » (le Dasein est dans la vérité)26 et « Wahrheit “gibt es” nur, sofern und solange Dasein ist » (il n’y « a » vérité que dans la mesure et aussi longtemps que le Dasein est)27.

242. Le deuxième point découle directement du premier. Les analyses de Idee und Existenz reposent sur une approche axiologiquement déterminée des notions auxquelles Heidegger ôte de manière insistante toute connotation morale et dépréciative : en particulier la notion de Verfallen, ou celle d’Uneigentlichkeit (traduite par inauthenticité). Verfallen n’a plus, chez Heyse, que le sens de la déchéance morale et de la décadence civilisationnelle : c’est un contresens majeur, qui interdit d’ailleurs d’accéder au sens existential-ontologique de la notion, et par conséquent au plan philosophique où se situe le propos d’Être et Temps.

253. Enfin, et le plus grave : Heyse n’ayant pas compris le sens de la transcendance du Dasein, et de ce que l’on a désigné plus haut comme la « réduction agathologique » de 1929, il ne peut accéder au vrai concept de la liberté ; d’ailleurs, la liberté ne peut consister chez lui qu’en la soumission inconditionnée à l’appel du Führer, autrement dit la liberté coïncide ici avec son absence, et son anéantissement complet.

26On comprend donc le scandale qu’il y a à faire de Hans Heyse le chef d’une délégation au Congrès international de philosophie de 1937, baptisé « Congrès Descartes » pour des raisons expressément politiques. On comprend mieux également l’extrême répugnance de Heidegger à s’afficher aux côtés d’un tel dépravateur de la philosophie ; il semble clair et acquis que l’insistance de Heidegger à récuser les lectures « existentialistes » de son œuvre ont pour but de le préserver d’une si infâmante récupération. Mais il resterait à savoir si ce qu’il désigne lui-même comme le « tournant » des années 1930 (la Kehre) constitue une véritable évolution doctrinale de sa part, une entreprise de dépolitisation des aspects les plus tendancieux et contestables de sa pensée, ou une simple clarification à l’égard de ses intentions initiales, et, à la rigueur, une évolution plus méthodologique que doctrinale.

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Bibliographie

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Walker Leslie J. S.J., Compte rendu du Congrès international de philosophie de Prague 1934, Philosophy, 1935, vol. 10, n° 37, p. 3-14.

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Notes

1  L’USIAS nous a offert le cadre propice pour développer ces travaux, au cours d’un « fellowship » (2022-2024), https://www.usias.fr/en/fellows/2022-fellows/edouard-mehl/. Signalons notamment la publication de deux études antérieures, É. Mehl, « La philosophie religieuse de Jean Héring » ; id., « Le tournant phénoménologique de la théologie au miroir de la RHPR », ainsi que J. Héring, Phénoménologie et philosophie religieuse, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2024. Nous remercions ici Thomas Vongehr (Husserl Archiv Leuven) et le professeur Günter Neumann pour leur aide et le partage des informations concernant les archives de Husserl et de Heidegger.

2  Ces conférences de Strasbourg n’eurent pas lieu à l’université, mais à la grande salle de réception de l’hôtel Maison-Rouge, place Kleber, où étaient logés le philosophe et son épouse Malvine. Une correspondance inédite de Jean Héring avec le germaniste Edmond Vermeil, professeur à l’université de Strasbourg, confirme le soupçon que l’accueil de Husserl à l’université n’était guère possible, en raison des relations difficiles de part et d’autre du Rhin, dans le contexte du Traité de Versailles, et des conséquences lourdes qu’il impliquait pour l’Allemagne. E. Vermeil à Jean Héring, 17 février 1929 : « Hélas, votre lettre n’est parvenue sous mes yeux que hier, 16 février, à mon retour d’une tournée de conférences que je viens de faire en Angleterre et en Belgique. Donc je m’empresse de vous présenter toutes mes excuses. C’est bien involontairement que je vous réponds si tard. En ce qui concerne Husserl, il y aurait évidemment le plus grand intérêt à ce qu’il parlât ici en petit comité (étant donné la difficulté des questions qu’il traite). Mais, pour la salle Bucher, j’hésite à la demander au comité Alsacien d’Études et d’Information […]. Pour l’université c’est un peu délicat […] ». Le Comité Alsacien d’études et d’informations est l’organe qui publie le « Bulletin mensuel jaune », où publie notamment René Capitant (e.g. R. Capitant, « L’État national-socialiste », dans Bulletin mensuel jaune, 15e année, nouvelle série, n° 3, 20 décembre 1934).

3  Dans l’entourage strasbourgeois de Jean Héring, on peut encore mentionner les noms d’Émile Baudin (1875-1948), titulaire de la chaire de philosophie de la Faculté de théologie catholique de l’université de Strasbourg, ou celui de Theobald Suss (1902-1983), dont le commentaire inédit des Idées directrices de Husserl (1913), présenté à Strasbourg pour l’obtention de la thèse de baccalauréat en 1927, a été tout récemment édité, conjointement avec la réédition de Phénoménologie et philosophie religieuse de Héring (supra, n. 1, p. 277-363). Parmi les collègues de Héring ayant eu un intérêt fort pour la phénoménologie husserlienne, il faut encore mentionner le nom de Charles Hauter, professeur à la Faculté de théologie protestante (voir ici même la contribution de Matthieu Arnold).

4  M. Husserl à J. Héring, 7 mai 1933 (de Locarno-Orselina) : « Gesetz ist in Deutschland nur die Gesetzlosigkeit, oder die Illegalität ist legal geworden ». Remarque parfaitement consonante avec celle sur laquelle s’ouvre l’article de Capitant, publié quelques mois plus tard dans le Bulletin mensuel jaune (cité supra n. 2), et qui n’est pas sans évoquer une position de type spinoziste à la Cavaillès : « […] On pourrait être tenté de dire qu’il n’y a plus ni État, ni constitution, ni droit public en Allemagne […] peut-on parler encore en Allemagne de garantie de droits, et de séparation des pouvoirs ? Pourtant l’Allemagne existe et l’État national-socialiste est un fait. La Révolution hitlérienne est un événement historique dont les conséquences se font puissamment sentir en Allemagne et dans le monde. Aucune mystique, aucune croyance, aucune conviction ne saurait nous fermer les yeux sur ce fait. Avec la plus entière lucidité nous devons, au contraire, nous efforcer de l’analyser et de le comprendre ».

5  E. Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Esprit, novembre 1934, p. 199-208. La formule que nous citons ici renvoie implicitement au § 49 des Idées directrices pour une phénoménologie transcendantale (1913), formule à laquelle Levinas donne donc ici un sens et une orientation pratique pure, p. 151 : « Entre conscience et réalité s’ouvre un véritable abîme du sens. Ici, un être qui se livre par esquisses, qui ne peut jamais être donné de façon absolue, un être simplement contingent et relatif ; là, un être nécessaire et absolu, qui par principe ne peut être donné par esquisse et apparition ». Pour l’interprétation de ce § 49, voir J. Héring, Phénoménologie et philosophie religieuse, § 12 p. 109-112 ; E. Levinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, 1931, p. 79-81.

6  Pour quelques aspects de l’histoire de la réception française de ce texte, voir J.-P. Faye, « Heidegger en très faible raison », Cahiers critiques de philosophie, 2007/2, p. 185-197. Texte original dans Gesamtausgabe (dorénavant GA), 16, p. 190-193 (nous traduisons).

7  Texte ajouté comme « Prefatory Note » à la traduction américaine de l’article de 1934, Critical Inquiry, vol. 17, 1990, p. 63-71. Cette note ne se comprend pas comme une critique d’Heidegger, car elle souscrit plutôt à la critique que Heidegger lui-même adresse à toute « métaphysique de la subjectivité », que celle-ci se réalise dans l’individualisme bourgeois ou dans le collectivisme de l’État totalitaire. Sur ce sujet, voir par exemple les Compléments à la conférence « Die Zeit des Weltbildes », Chemins qui ne mènent nulle part, n° 9, p. 144.

8  Husserl Chronik, September-Oktober 1935, p. 467 (nous traduisons).

9  R. Descartes, Discours de la méthode, III, AT VI, 27, 7-12. Notons que cette formule, « cultiver ma raison » a si bien plu à Nietzsche qu’il l’a reprise « en guise de Préface » à l’édition de 1878 d’Humain, trop humain.

10  L. Brunschvicg, Préface à G. Gurvitch, Les Tendances actuelles de la philosophie allemande : E. Husserl, M. Scheler, E. Lask, M. Heidegger (1930), p. 3-4.

11  Ibid., p. 4.

12  Société française de philosophie. Séance du 1er juin 1929. URL permanente : https://s3.archive-host.com/membres/up/784571560/GrandesCon fPhiloSciences/philosc23_levybruhl_19292.pdf.

13  L. Brunschvicg, « Elie Halévy (6 septembre 1870-21 août 1937), Revue de métaphysique et de morale, 1937/4, p. 679-691, ici p. 691.

14  Compte rendu (s. n.), Revue philosophique de Louvain, 1934, 44, p. 472-478, ici p. 475. De même le Compte rendu de Leslie J. Walker S.J., Philosophy, 1935, vol. 10, n° 37, p. 3-14. Et surtout voir D. Parodi, « Les congrès de Prague et de Cracovie », Revue de métaphysique et de morale, 1935/1, p. 117-135, Compte rendu analytique détaillé établi d’après les notes prises à ces deux congrès par Jean Cavaillès, qui signe, dans l’article suivant (ibid., p. 137-149), sa confrontation avec le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein et l’école de Vienne : « L’École de Vienne au congrès de Prague ». D. Parodi est très élogieux par rapport à la communication de Brunschvicg dans laquelle il décèle l’attitude proprement éthique de l’esprit scientifique, résumée de la manière suivante : « La volonté d’objectivité, c’est toute la morale, et toute la raison ». Cette attitude du scientifique qui pratique l’ascèse jusqu’au sacrifice de soi, c’est-à-dire qui fait abstraction de son point de vue et de sa situation personnelle dans l’étude des « rapports exacts » constitutifs de l’objet, est la condition sine qua non pour que puisse naître « une communauté universelle où les valeurs de paix, de justice et de fraternité seront […] des réalités tellement ancrées dans la conscience qu’elles inspireront enfin des actes » (L. Brunschvicg, cité par D. Parodi, p. 135).

15  E. Husserl, « La tâche actuelle de la philosophie (1934). VIIIe Congrès international de philosophie à Prague », traduit par Rozenn-Maï Le Goff, Frédéric Barriera, Vincent Haubtmann et Marc B. de Launay, Revue de métaphysique et de morale, 1993/3, p. 291-329.

16  À Prague, Ingarden présente la première confrontation critique de la phénoménologie et de la philosophie analytique : « Der logistische Versuch einer Neugestaltung der Philosophie. Eine kritische Bemerkung ». Le fonds Héring possède le tapuscrit de cet article, avec les corrections d’Ingarden.

17  D’après le dossier administratif que nous a communiqué Thomas Vongehr, la demande faite par Husserl de pouvoir répondre à cette invitation a été transmise aux autorités par le Recteur de la Albert-Ludwigs Universität au ministère de l’Éducation et de la Science, en novembre 1936, avec son nihil obstat. La réponse tarde, et l’interdiction, lapidaire, n’arrive à la Chancellerie de la Albert-Ludwigs que le 6 juin 1937, soit sept mois plus tard et moins de huit semaines avant le voyage. On peut s’interroger sur les raisons d’une telle décision, et il y en a probablement au moins deux, voire trois : d’une part, éviter à la délégation allemande une humiliation publique ; mais aussi, probablement, la crainte que Husserl, exfiltré, ne reste à Paris et n’y obtienne l’asile politique ; et, enfin, l’incertitude sur la participation de Heidegger, qui avait lui-même demandé à ce que « l’attaque consciente provenant de la conception dominante, libérale-démocratique, de la science » fût neutralisée par une délégation allemande « forte et efficace » (sur tout ceci, voir Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Paris, Verdier, 1987, p. 262-263). Tant la chronologie que l’ordre des matières indiquent que Heidegger a bien produit une contre-attaque, contenant l’évaluation de la situation métaphysique de Descartes, et ce texte constitue l’essentiel de la conférence « Die Zeit des Weltbildes », prononcée en 1938 lors d’une conférence interdisciplinaire organisée à l’université de Freiburg.

18  Voir « Une lettre inédite de Husserl à Jean Héring, 4 février 1937 », p. 307-315.

19  Cf. supra n. 6 : « Ce n’est pas l’orgueil, ou l’ambition, ce n’est pas l’aveugle obstination, ce n’est pas l’appétit du pouvoir, mais c’est uniquement le clair vouloir d’une auto-responsabilité inconditionnée dans le fait d’assumer et de maîtriser le destin de notre peuple, qui a exigé du Führer la sortie de la Ligue des Nations ». Dans cette triple anaphore du « ce n’est pas… », il faut probablement reconnaître une référence muette aux trois concupiscences de I Jean 2, 16.

20  Heyse à Heidegger, 23 avril 1937. En marge, Heidegger a noté hâtivement le projet de sa réponse cinglante : « Ich danke Ihnen für Ihren Brief. Sie werden selbst im Ernst nicht glauben, daß ich mich daraufhin einer mir bis zur Stunde unbekannten „Delegation“ anschließe. Nach Ihrem Brief habe ich Grund zur Annahme, daß das Ministerium erst durch Paris auf mich aufmerksam gemacht werden mußte. Ich bedaure, für diese Einladung danken zu müssen » (Je vous remercie de votre courrier. Vous ne sauriez sérieusement croire que je puisse me joindre à une « délégation » qui m’est jusqu’à cette heure inconnue. D’après votre courrier, j’ai de bonnes raisons de supposer que c’est seulement par l’intermédiaire de Paris que l’attention a été portée sur moi. Je suis au regret de devoir vous remercier pour cette invitation). Farias signale que le ministre en personne, Rust, s’est vainement employé à tenter de rattraper l’affaire, en proposant notamment une gratification de deux cents marks (soit l’équivalent d’environ 1 500 euros actuels), et en envoyant le 8 juin 1937 la composition de la délégation à Heidegger.

21  Sur la carrière académique de Heyse, les circonstances précises de sa Berufung à Königsberg, sur la réception critique de son œuvre, nous renvoyons au monumental travail de Christian Tilitzki : Die deutsche Universitätsphilosophie in der Weimarer Republik und im Dritten Reich, 2002, vol. 1, p. 301-304. Tilitzki mentionne que, lors de la Berufung de 1932, la commission qui n’était pas particulièrement enthousiaste vis-à-vis de travaux sur Kant dans lesquels on trouvait « beaucoup d’arbitraire », s’en était remise à l’appréciation du professeur Heidegger, qui voyait alors en Heyse « un des philosophes les plus prometteurs de la jeune génération ». Cet avis, comme le montre Tilitzki, a permis de faire contrepoids à la candidature du phénoménologue et anthropologue Helmuth Plessner.

22  H. Heyse, « Philosophie und politische existenz » ; id. « Idee und Existenz in Kant’s Ethiko-Theologie », (Kant-Studien, 1935). La convergence de vue (à la question religieuse près) de cette lecture de Kant avec celle de Gerhard Krüger, notamment sur ce concept d’éthico-théologie, qui occupe les derniers paragraphes de la troisième Critique, et sur l’idée d’une « métaphysique (kantienne) de l’expérience », est obvie. Sur G. Krüger, qui, la même année 1935, se voit refuser l’accès à une chaire à Marburg au motif qu’il n’est pas suffisamment engagé dans la cause nationale-socialiste (malgré une évaluation relativement positive de Heyse), voir C. Tilitzki, op. cit., vol. 2, p. 817-823.

23  M. Heidegger, Sein und Zeit, § 74, GA II, 507 ; trad. fr. E. Martineau [hors-commerce], p. 289.

24  H. Knittermeyer, « Freiheit und Schicksal. Eine grundsätzliche Verwahrung gegen Hans Heyses “Idee und Existenz” ».

25  K. Schilling [recension de H. Heyse, Idee und Existenz, 1935], in : Theologische Literaturzeitung, 1936, n° 1, p. 13.

26  M. Heidegger, Sein und Zeit, GA I, 2 p. 292 ; trad. fr., p. 178.

27  Idem, GA I, 2, p. 299 ; trad. fr., p. 182.

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Pour citer cet article

Référence papier

Édouard Mehl, « L’enjeu philosophique et politique du Congrès Descartes (1937) »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 56 | -1, 231-252.

Référence électronique

Édouard Mehl, « L’enjeu philosophique et politique du Congrès Descartes (1937) »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 56 | 2024, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/8585 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12tr6

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Auteur

Édouard Mehl

UR 2326 CRePhAC, Université de Strasbourg

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