- 1 G. Canguilhem, « Aspects du vitalisme », p. 444.
« … la vie, c’est la création »1
- 2 Cf. D. Espinet, « Ausblick auf eine Ereigniskritik der Handlung bei Kant » et « Die Normativität b (...)
- 3 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, p. 130 et p. 132. Nous ne nous attarderons pas sur un (...)
- 4 Idem, p. 132. Concernant la créativité de la vie, il convient évidemment de rappeler l’influence é (...)
- 5 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, p. 141.
- 6 Idem, p. 132.
- 7 Ibid. (italiques D.E.).
1Les réflexions suivantes ajoutent une pièce manquante au puzzle dont j’ai élaboré au cours des années précédentes et sans en être conscient les « contours Canguilhem ». Ce que j’avais développé comme un aperçu de l’ontologie critique de l’action chez Kant à partir de sa théorie de la biologie2, trouve dans la pensée de Georges Canguilhem une riche détermination de contenu. Ou, pour rester dans l’image du puzzle : ce qui, dans la théorie kantienne de la biologie, apparaît comme la simple silhouette d’une pièce encore manquante dont on devine au plus le contenu par le contexte qui l’entoure, se concrétise de l’intérieur, chez Canguilhem, dès Le normal et le pathologique, comme « activité normative »3 de la vie créatrice d’une certaine « normativité biologique »4 : une « normativité vitale »5, par laquelle le vivant ne réitère pas seulement des normes biologiques déjà existantes, mais à travers laquelle le vivant, « dans un effort spontané, propre à la vie, pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son développement », résiste à une « valeur négative »6, à une maladie, à une blessure, à un milieu ou à une norme plus ou moins hostiles à la vie individuelle. Il s’agit d’une normativité vitale qui s’articule dans un « conflit » avec un ordre naturel ou social contre lequel le vivant individuel est « normatif » au « sens « plein du mot » : « normatif est ce qui institue des normes »7.
- 8 Idem, p. 211.
- 9 Note inédite de Canguilhem citée par C. Limoges dans son « Introduction » à G. Canguilhem, Œuvres (...)
- 10 E. Kant, Métaphysique des mœurs I, p. 159 [AA VI, p. 211].
2Un tel événement biologique par lequel un vivant institue « de nouvelles constantes à valeur de normes »8, dépasse l’ordre du simple événement physico-chimique. Un tel événement biologique est de l’ordre de l’action. Car résister à une valeur négative et lui opposer une autre valeur (vitale ou morale, peu importe à ce niveau de l’analyse) vise une fin (et peu importe que ce soit consciemment ou inconsciemment) : la survie, le bien-être, le plaisir de déployer une efficacité individuelle, le désir, voire le jugement éthique ou moral que ceci doit être le cas (ou que cela ne doit pas être le cas) et que l’action ou l’inhibition (que ce désir ou jugement exigent) aient effectivement lieu. « Partout où il y a vie […] il y a discernement et choix et donc il y a jugement. »9 Pour le dire avec le Kant de la Métaphysique des mœurs : « La faculté de désirer est la faculté d’être, par ses représentations, cause des objets de ces représentations. La faculté que possède un être d’agir conformément à ses représentations s’appelle la vie »10.
- 11 Cf. R. Hanna, « Freedom, teleology, and rational causation », p. 107-108 sur la théorie de la biol (...)
- 12 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, p. 43.
3S’esquisse chez Kant et se concrétise chez Canguilhem dans toute sa richesse historique et matérielle – c’est ce que je voudrais montrer dans ce qui suit – une forme transcendantale de « liberté profonde »11 : liberté au fond du vivant, laquelle s’articule dans et par l’événement biologique dans l’activité normative – fait de la liberté profonde qui résiste, à mon sens, à toute tentative théorique de réduire le vivant à la nature physico-chimique. Comme le suggère l’image du puzzle, je vois dans le couple Kant-Canguilhem une remarquable complémentarité en ce qui concerne leur résistance au naturalisme réducteur qui élimine toute spontanéité de la nature – et donc toute action libre dans la nature : si la théorie de la biologie de Kant montre, en travaillant sur les concepts, que cette spontanéité normative est concevable sans contradictions au sein d’un processus naturel, Canguilhem, en apportant de la « matière étrangère »12 aux concepts kantiens, nous fait voir plus précisément comment cette spontanéité normative se réalise concrètement (dans la « matière » médicale, technique, biologique, mais aussi évolutionnaire, voire sociale).
4Cet argument épistémologique contre le réductionnisme est dans ce qui suit reconstruit en quatre étapes : 1. la finalité biologique chez Kant et Canguilhem ; 2. la causalité biologique comme interaction organique ; 3. un concept holistique des structures organiques ; 4. vers une théorie de la liberté d’action avec Kant et Canguilhem.
- 13 Cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 349-361 [AA V, p. 359-369].
- 14 Idem, p. 364 [AA V, p. 372].
- 15 Ibid. [AA V, p. 372].
- 16 Ibid. [AA V, p. 373].
- 17 Pour un développement détaillé de l’argument événementiel régressif, dans le champ opératoire, du (...)
5Alors que Kant n’est guère favorable à l’hypothèse d’une finalité objective générale de la nature dans son ensemble, refusant tout vitalisme panpsychiste ou physico-théologique précritique13, les choses se présentent différemment selon lui pour les finalités internes des êtres vivants. En ce qui concerne ce domaine de la nature constituée par des « êtres organisés », Kant défend l’idée que la « liaison causale […] uniquement pensée par l’entendement » de « causes efficientes (nexus effectivus) »14 ne suffit pas pour identifier et expliquer les processus biologiques : la causalité mécanique – disons la causalité physico-chimique sous le seuil de la qualité émergente de la vie – ne fait qu’attirer l’attention sur la « série […] de causes et d’effets […] toujours descendante »15. Par l’analyse de la série descendante, Kant entend l’explication des « causes réelles »16, c’est-à-dire l’analyse des mécanismes physico-chimiques par laquelle on distingue pour ainsi dire vers le bas des objets et processus toujours plus spécifiques. C’est à partir de ces éléments simples que l’explication bottom-up de phénomènes organiques plus complexes est mise en place. Il s’agit ici d’une direction de référence normative régressive : j’entends par là le regard dirigé vers l’arrière ou vers le bas dans la série causale entièrement déterminée, qui peut (ou pourrait, si nous avions les moyens empiriques de le faire) être retracée et décomposée à volonté dans une causalité sans faille ni sauts d’une nature prédéterminée de part en part17.
- 18 E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 364 [AA V, p. 372].
- 19 Ibid. [AA V, p. 372].
- 20 Ibid. [AA V, p. 373].
- 21 Kant transforme ici manifestement une normativité pratique et progressive en une causalité authent (...)
- 22 E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 364 [AA V, p. 372].
6Mais, ajoute Kant, si l’on a affaire à des êtres vivants, c’est-à-dire à des « êtres organisés », cette règle de l’entendement relative à la détermination du nexus effectivus doit être accompagnée d’un « concept de la raison » qui est celui des « fins [Zwecke] » ou « causes finales [Endursachen] (nexus finalis) »18. Ce concept de la raison d’une fin ouvre une perspective « ascendante »19. Kant complète ainsi la perspective vers le bas par un regard vers le haut sur les « causes idéales »20. Il s’agit ici d’une normativité progressive parce que le nexus finalis21 désigne une marge de réalisations possibles qui ne sont ni déjà atteintes ni ne le sont nécessairement. Concrètement cela veut dire qu’un organisme peut se développer selon ses dispositions mais il peut également être amené à ne pas se développer pleinement ou à se développer de façon différente selon les circonstances de vie rencontrées. En biologie, suivant Kant et Canguilhem, il s’agit de combiner ces deux directions normatives régressive et progressive pour saisir la « dépendance aussi bien descendante qu’ascendante »22 des deux causalités effective et finale impliquées dans les processus biologiques. Dans Le Normal et le pathologique nous lisons à cet égard :
- 23 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, p. 219.
Bien entendu, cette prise en considération des fins biologiques [dans mes termes : vue ascendante ou progressive sur une causalité finale et idéale] ne doit pas dispenser de la recherche d’une explication de type causal [vue descendante ou régressive sur une causalité réelle et mécanique]. En ce sens la conception kantienne de la finalité est toujours actuelle. C’est par exemple un fait que l’ablation des surrénales entraîne la mort. Affirmer que la capsule surrénale est nécessaire à la vie est un jugement de valeur biologique, qui ne dispense pas de rechercher en détail les causes par lesquelles un résultat biologiquement utile est obtenu. Mais à supposer qu’une explication complète des fonctions de la surrénale soit possible, le jugement téléologique qui reconnaît la nécessité vitale de la capsule surrénale garderait encore sa valeur indépendante, eu égard précisément à son application pratique. L’analyse et la synthèse font un tout, sans se substituer l’une à l’autre. Il est nécessaire [j’ajoute : pour une connaissance biologique de la vie et pour comprendre la place de l’action dans la nature] que nous soyons conscients de la différence des deux conceptions23.
- 24 E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 411 [AA V, p. 415].
- 25 Ibid. [AA V, p. 415].
7En anticipant sur les modèles combinés top-down et bottom-up de l’épistémologie de la biologie actuelle, Kant et Canguilhem esquissent ainsi un concept dans lequel le « mode d’explication mécanique »24 opérant bottom-up venant d’en-bas conserve certes à tout moment son pouvoir opérationnel au niveau empirique (analytique). Mais ce n’est qu’en le classant parmi les explications top-down d’une « causalité selon des fins »25 venant d’en-haut, comme un objectif ou idéal à atteindre (puisqu’il est de valeur vitale et, en tant que fin, pas encore réalisé de part en part) qu’on arrive à une connaissance de la vie, donc d’une connaissance proprement biologique (pas seulement physico-chimique). Cette perspective est synthétique parce qu’elle rassemble une multiplicité d’éléments physico-chimiques sous un sens vital unifié. En effet, une connaissance n’est manifestement pertinente sur le plan biologique que si l’on comprend également à quoi servent les processus et états analysés dans les êtres vivants (ou les écosystèmes), c’est-à-dire si l’on comprend quel est leur sens ou fin « pratique » dans le cadre de fonctions vitales spécifiques. Et quel que soit ce sens plus spécifique, il s’articulera à chaque fois sur fond d’un sens qui est celui d’une différence vitale entre l’être vivant et la matière morte.
- 26 Francis Crick, cité d’après H. Penzlin, Das Phänomen Leben. Grundfragen der Theoretischen Biologie(...)
8Pour la biologie en tant que science, cette différence est vitale. Résister contre le naturalisme réductionniste, c’est, pour la biologie, affirmer cette différence, et, en tant que science, saisir et s’approprier cette différence par rapport aux autres sciences dures. La biologie existe seulement en tant que science propre, si la différence vitale est pertinente, puisque, d’un point de vue physique ou chimique (et pour toute une tradition continuiste dont Canguilhem dresse la généalogie du réductionnisme positiviste en partant du principe de Broussais), la différence vitale reste en effet invisible. Alors que pour la physique ou la chimie une tumeur est un processus tout à fait naturel et normal, la biologie peut (et doit) faire la distinction qualitative entre les processus utiles à la vie et ceux qui ne le sont pas (les pathologies). Une différence vitale qui est méconnue lorsque l’on pense, comme Francis Crick (pour citer un chercheur plus contemporain dans la tradition de Broussais et Claude Bernard), que « le but ultime de la biologie moderne […] est d’expliquer toute la biologie sur la base de la physique et de la chimie »26. Si Crick avait raison, la différence entre l’ADN (plus précisément : le programme vital qu’elle installe) et, disons, une pierre, ne serait pas d’ordre qualitatif et la nature biologique pourrait être réduite à la nature physico-chimique. Un être vivant serait une pierre plus complexe.
- 27 E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 411 [AA 5, p. 415] (italiques D.E.). Traduction modif (...)
9En revanche, Kant et Canguilhem formulent le « droit [Befugnis] » et la « vocation [Beruf] » que la biologie a en tant que science, certes, d’« expliquer tous les produits et événements de la nature, même les plus finalisés [selbst die zweckmäßigsten, les plus utiles pour ainsi dire pour l’organisme] de manière mécanique, aussi loin que cela reste en notre pouvoir » sans, « néanmoins, ce faisant, […] jamais perdre de vue que nous devons en dernier lieu soumettre ces causes mécaniques […] à la causalité selon des fins »27. Suivant Kant et Canguilhem, il est donc nécessaire pour la biologie, en tant que science avec un champ d’investigation propre, non pas d’éliminer les résultats de la biophysique et de la biochimie, mais tout au contraire de les intégrer dans une compréhension de la finalité biologique. La biologie est une science propre si elle garde en jeu une certaine forme de téléologie critique. Ou, pour reprendre Canguilhem : « Il est nécessaire que nous soyons conscients de la différence des deux conceptions ».
10Mais si cela est juste, quelle forme de causalité voit-on alors quand on regarde les activités ou les processus vitaux du point de vue des finalités biologiques ? Comment détecter ou mesurer l’idéalité d’une valeur vitale ?
- 28 E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 362 [AA 5, p. 370].
- 29 Ibid. [AA 5, p. 371].
- 30 Idem, p. 363 [AA 5, p. 371]. Traduction modifiée. La traduction de Renaut omet « wechselweise » qu (...)
- 31 G. Canguilhem, « Machine et organisme », p. 463.
11Si la différence vitale est pertinente, si le champ de la biologie est une réalité propre irréductible à la nature physico-chimique, le comportement des événements dans les processus vitaux doit se distinguer d’une certaine manière des processus de la nature inanimée. Comme le montrent les § 64 et suivants de la Critique de la faculté de juger, la théorie kantienne de la biologie vise en effet un concept de causalité qui rend compte de la processualité spécifiquement organique de la nature animée. Ce qui caractérise cette dernière, c’est que l’organisme se maintient en vie par le biais d’interactions organiques internes : « une chose existe comme fin naturelle quand elle est cause et effet d’elle-même »28. Selon Kant, cela est le cas en ce que l’être vivant « se produit lui-même » à plusieurs égards : dans la reproduction, l’être vivant se produit « selon l’espèce » ; dans sa croissance, il se produit « comme individu »29 ; et, dans la conservation et la réparation des fonctions vitales, il se produit en ce que « la conservation d’une partie » de l’organisme « dépend réciproquement de la conservation de l’autre »30. Par exemple, le système cardiaque fournit de l’oxygène au système nerveux et le système nerveux assure un rythme cardiaque adéquat. Canguilhem : « Dans un organisme, on observe […] des phénomènes d’auto-construction, d’auto-conservation, d’auto-régulations, d’auto-réparation »31.
12Pour Kant et Canguilhem, exister en tant que finalité naturelle signifie donc autre chose que d’être seulement un effet causal. Exister en tant qu’organisme c’est dans une certaine mesure être soi-même la cause de certains effets, qui sont alors décrits de manière réflexive et imbriqués les uns dans les autres. Car, dans un sens vital, l’organisme dévie et intègre l’effectivité causale linéaire dans son ordre événementiel récursif ou circulaire où tout élément est réciproquement cause et effet de l’autre. La différence vitale se manifeste donc dans le fait que l’organisme fasse une différence dans le nexus effectivus, qu’il le reconfigure selon ses propres lois et nécessités biologiques. Pour donner une idée de l’ampleur du phénomène de la différence vitale, il convient de se rendre compte que la reconfiguration de la nature physico-chimique ne se produit pas uniquement au sien de l’organisme, mais que l’écosystème terrestre dans son ensemble est l’expression de cette restructuration globale d’une partie de la nature inanimée par la nature animée. Ainsi, le climat de la Terre est l’expression de la reconfiguration causale de la nature inanimée par la nature organique selon des lois et nécessités biologiques.
- 32 E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 363 [AA 5, p. 371].
13En d’autres termes, si la vie existe réellement d’un point de vue empirique, alors la différence vitale doit également se manifester de manière événementielle. Elle doit s’articuler dans le nexus effectivus qu’elle organise selon ses propres lois et nécessités. Cela est le cas en ce sens que la causalité de l’organisme n’est pas une relation linéaire entre des événements ayant simplement lieu dans le temps de façon successive, mais l’articulation de processus autopoïétiques de relations et d’interactions internes à l’organisme capables de dévier pour ainsi dire le cours des choses de leur voie physico-chimique, pour, par exemple, résister à la gravité en maintenant la circulation sanguine. C’est dans ce sens que Kant décrit la croissance d’une plante : elle se produit elle-même dans le processus de croissance en transformant la « matière » qu’elle « assimile […] en lui donnant une qualité spécifique et particulière que ne peut fournir, hors d’elle, le mécanisme de la nature »32.
- 33 Idem, p. 351 [AA 5, p. 360], cf. aussi p. 369-370, 373-374 [AA 5, p. 377, 381]. Cf. aussi I. Goy, (...)
- 34 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, p. 116.
- 35 Ibid.
14Pour une telle forme d’organisation causale auto-référentielle, le concept causal de l’entendement (séquences d’événements liées de façon strictement mécanique dans la linéarité du nexus effectivus), que Kant avait élaboré dans la Critique de la raison pure et affiné plus tard dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature pour la physique mécaniste, reste tout à fait « aveugle »33. Ainsi, du point de vue de la première Critique, l’anticipation régressive des causes réelles de l’effectivité empirique permet seulement d’isoler des successions linéaires dans lesquelles l’interaction causale organique, circulaire et réciproque, reste systématiquement invisible. Reste inaperçu dans un tel « déterminisme clos »34 du monde physico-chimique le « déterminisme comme ouvert à d’incessantes corrections »35.
- 36 R. Zuckert, Kant on Beauty and Biology. An Interpretation of the Critique of Judgment, p. 20.
15Ce déterminisme ouvert (qui n’est pas à confondre avec l’indéterminisme) introduit dans le déterminisme mécaniste une potentialité et temporalité progressive à laquelle l’épistémologie de Canguilhem est particulièrement attentive (et que Kant découvre seulement dans la troisième Critique). La vie est normative dans le sens que, dans certaines limites, elle-même détermine (corrige et maîtrise) le mécanisme. La capacité d’être normatif implique la temporalité progressive d’une potentialité encore à réaliser, la potentialité d’une causalité idéale des finalités du vivant, potentialité « dans laquelle » – comme on a pu le soutenir pour la téléologie biologique chez Kant – « le fonctionnement futur influence le présent et vice versa »36. Il ne s’agit bien sûr ni pour Canguilhem ni pour Kant d’une causation rétroactive dans le nexus effectivus qui viendrait changer le passé, ce qui est impossible. Ce qui a été causé s’est produit de manière irréversible. Le passé est un déterminisme clos. La causalité régressive est toujours complète, rien ne lui manque. En revanche, si la finalité biologique est une potentialité idéale, celle-ci laisse ouverte, du point de vue progressif, une pluralité de possibilités de réalisations futures de la finalité vitale. Car l’idéalité ne fixe pas de voies causales effectives. L’idéalité d’une fin est par essence empiriquement floue et indique seulement la direction d’une valeur ou qualité vitale en vue de laquelle des éléments physico-chimiques peuvent opérer comme des moyens ou outils.
- 37 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, p. 190-191.
- 38 G. Canguilhem, « Aspects du vitalisme », p. 434.
- 39 Cf. G. Canguilhem, « Aspects du vitalisme », p. 436.
- 40 Idem, p. 434.
16Mais comment donc observer et décrire en termes physico-chimiques cette causalité biologique articulant un déterminisme ouvert capable de dévier et d’intégrer le déterminisme physico-chimique ? En prenant en compte l’observation qui traverse les analyses de Canguilhem comme un fil conducteur : le « fait » qu’on observe une certaine souplesse ou disjonction causale où la nature animée obtient « par de nouveaux mécanismes […] des résultats apparemment inchangés »37 : si, par exemple, le bien-être après un accident est atteint d’une autre manière, de sorte que la vie avec un handicap conduit toutefois, après un réajustement d’une série d’éléments, à la même valeur hédonique, ou si d’autres parties du cerveau prennent en charge des capacités perdues après une lésion cérébrale ; ou si dans la fabrication de « chimères », par exemple un « organisateur de grenouille, greffé sur un triton, induit la formation d’un axe nerveux de triton »38 ; ou, autre exemple, les cellules totipotentes de souche39, cellules indifférenciées capables de générer des cellules spécialisées (des nerfs ou des muscles…) selon le lieu où elles sont implantées dans un organisme – pour tous ces cas Canguilhem observe une forme de causalité pour ainsi dire disjointe : « Des causes différentes obtiennent un même effet, des effets différents dépendent d’une même cause »40.
17Autrement dit, le nexus effectivus qui, à travers la vie, est normatif, s’avère être un déterminisme plus ouvert. D’un côté, certes, tout continue à se dérouler dans les règles du mécanisme physico-chimique, mais, de l’autre côté, on observe que la dure détermination univoque est, dans un certain sens, assouplie de sorte qu’une cause ne doit pas nécessairement toujours avoir un seul effet ou qu’un effet identique peut être le résultat de différentes voies causales. Du point de vue physico-chimique, c’est une observation indirecte ou latérale ; du point de vue biologique qui intègre le point de vue idéal d’une finalité, c’est une observation réelle d’un fait biologique ; c’est une disjonction causale qui décrit le fait que plusieurs routes causales peuvent mener à une même fin ; que celle-ci n’est donc pas réductible à une seule chaîne de nécessités physico-chimiques, mais qu’elle peut être atteinte par différentes voies et que sa réalisation relève d’une certaine gamme de possibilités.
- 41 E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 364 [AA 5, p. 372].
18Kant et Canguilhem décrivent ainsi une double perspective temporelle et normative, dans laquelle « la chose qui est », de manière « descendante » et régressive, seulement « désignée » – du point de vue de l’entendement catégoriel – « comme effet », mais – du point de vue téléologique de la raison – « mérite pourtant » en même temps et « comme ascendante » « le nom de cause de la chose dont elle est l’effet »41. Mérite le nom d’organisme une chose dont tous les événements du processus physico-chimique dépendent progressivement et dont ils sont l’effet : l’organisme qui, en tant que finalité individuelle, reconfigure dans une certaine mesure le nexus effectivus. Alors qu’un être vivant, en tant que chose empirique, apparaît, dans une perspective bottom-up simplement comme l’effet d’innombrables processus causaux et mécaniques, cette même chose organisée peut maintenant être aussi conçue comme une unité structurelle qui coordonne top-down une multitude de fonctions organiques dans leur mécanisme physico-chimique.
- 42 Idem, p. 368 [AA 5, p. 376].
19Alors qu’un être vivant, en tant que chose empirique, apparaît, dans une perspective bottom-up simplement comme l’effet d’innombrables processus causaux et mécaniques, cette même chose peut maintenant être aussi conçue comme une unité structurelle qui coordonne top-down une multitude de fonctions organiques. C’est dans cette perspective que les processus causaux et des organes entiers peuvent être considérés comme des « moyens » qui maintiennent la vie d’un organisme qui, à son tour, les fait vivre : « Un produit organisé de la nature est celui dans lequel tout est fin et réciproquement aussi moyen »42. La perspective régressive mécanique se voit ainsi combinée avec une perspective progressive qui est, notons-le, aussi une perspective à potentiel pratique puisque la perspective biologique et la perspective pratique partagent le fait d’être normatif.
20En introduisant des causes finales, par essence de nature progressive, Kant vise un concept holistique de l’être vivant en tant que totalité structurelle, considérée comme la cause idéale de ses fonctions partielles. Cette totalité est une cause idéale parce que, d’un point de vue purement empirique, l’organisme s’articule seulement indirectement comme unité auto-organisée. Apparaissent effectivement sur le radar empirique seulement une multiplicité de processus particuliers et, le cas échéant, les fonctions partielles et leurs interactions spécifiques. Et cette perspective, on l’avait dit, reste aveugle à la différence vitale et, donc, à l’individu vivant et à une certaine indépendance par rapport à la nature inorganique.
- 43 E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 364-365, p. 403-404 [AA 5, p. 373, 408].
21On peut ainsi extraire l’argument suivant de la leçon kantienne sur le jugement téléologique en biologie : si une chose n’est pas entièrement explicable par la somme de ses parties causales, mais demande une compréhension de son unité structurelle comme une cause irréductible à ses parties, il s’agit d’un organisme vivant. On dit alors que l’organisme fait vivre ses parties. C’est seulement ainsi, par un renversement proprement biologique de la causalité linéaire dans une circularité ou auto-référentialité organique qui me semble aussi au cœur du projet canguilhemien d’une pensée du vivant, qu’on peut identifier et délimiter des organismes comme entités individuelles de la nature inorganique. Et c’est seulement dans cette perspective holiste que nous pouvons identifier des moyens utiles à la vie43.
- 44 H. Penzlin, Das Phänomen Leben, p. 26.
22Ainsi, le concept du vivant esquissé tient compte du simple fait que la vie n’existe jamais que sous la forme d’individus. La vie existe seulement en tant qu’organismes in-dividuels, indivisibles au sens littéral du terme. La définition donnée par Kant et reprise par Canguilhem rejoint ici autant le sens commun de la biologie – « La vie ne précède pas l’organisation, […] mais elle est organisation »44 – qu’elle se détache nettement d’un vitalisme panpsychiste, vitalisme global. Du point de vue d’une téléologie critique, limitée justement à la finalité interne aux individus (laissant de côté la question d’une finalité globale de la nature), se justifie le titre plus sobre (mais pas réductionniste) d’un vitalisme critique à la base de toute biologie en tant que science indépendante et rigoureuse. Kant et Canguilhem esquissent ainsi les conditions de possibilité pour un argument en mesure de défendre la réalité propre du vivant, sans toutefois se laisser entraîner vers des positions d’un vitalisme exubérant.
23Pour conclure, essayons d’esquisser en quoi les réflexions précédentes ouvrent la voie à une théorie, voire une ontologie de la liberté d’action.
24Bien que Canguilhem ait nuancé la définition kantienne de l’organisme comme unité dans laquelle tout serait réciproquement cause et effet, fin et moyen, en montrant que toutes les parties n’ont pas la même importance vitale pour toute autre partie, Canguilhem accorde, comme Kant, une importance centrale à l’aspect holistique d’un vitalisme critique centré sur l’individu organisé, et ce à deux niveaux de l’individualité.
25D’abord, pour la finalité biologique en général, c’est selon Canguilhem toujours au niveau de la singularité des individus vivants et de leur spécificité que la vie est normative dans le sens déterminant du terme. C’est l’individu dans sa singularité qui crée des normes ; l’individu qui de fait est toujours porteur d’anomalies (a fortiori du point de vue d’une norme en tant que moyenne statistico-quantitative) institue de nouvelles normes vitales en fonction de ses besoins et capacités ainsi des réalités du milieu spécifique.
- 45 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, p. 102.
26Ensuite, pour la finalité biologique humaine (et d’autres animaux conscients, voire intelligents), c’est l’expérience individuelle qui décide dans le vitalisme de Canguilhem si une anomalie doit être qualifiée de pathologique ou non. La pathologie en tant que science repose pour Canguilhem sur la conscience du vivant et le jugement (explicite ou implicite) que celui-ci porte sur la valeur vitale d’un état ou événement qui le concerne. C’est de la pratique thérapeutique, de la clinique, mettant le patient ou la patiente et leurs consciences au centre de l’écoute médicale, d’où naissent – aussi pour Kant – la pathologie et la physiologie comme sciences : « nous pensons qu’il n’y a rien dans la science qui n’ait d’abord apparu dans la conscience, et qu’en particulier, dans ce cas qui nous occupe, c’est le point de vue du malade qui est au fond le vrai »45. C’est dans la crise et la résistance d’un individu à une certaine détermination problématique que la normativité de la vie s’articule. Canguilhem, vingt ans après, dans un ajout à Le Normal et le Pathologique, écrit :
- 46 Idem, p. 240. Le fragment cité et portant le titre « analogie zwischen der staatskunde und arzneyk (...)
Un jeune collègue bon spécialiste de Kant, étudiant la philosophie kantienne dans ses rapports, avec la biologie et la médecine du xviie siècle, m’avait signalé un texte, de l’espèce de ceux qui engendrent à la fois la satisfaction d’une belle rencontre et la confusion d’une ignorance à l’abri de laquelle on croyait pouvoir s’attribuer un brin d’originalité. Kant a noté, sans doute vers l’année 1798 : « On a récemment mis l’accent sur la nécessité de débrouiller l’écheveau du politique en partant des devoirs du sujet plutôt que des droits du citoyen. De même, ce sont les maladies qui ont poussé à la physiologie ; et ce n’est pas la physiologie, mais la pathologie et la clinique qui firent commencer la médecine. La raison est que le bien-être, à vrai dire, n’est pas ressenti, car il est simple conscience de vivre et que seul son empêchement suscite la force de résistance. Rien d’étonnant, donc, si Brown débute par la classification des maladies »46.
27L’analogie kantienne, à laquelle Canguilhem souscrit, est donc la suivante : de même que la réalité du politique doit être configurée à partir de l’aiguillon du devoir que le sujet individuel a envers soi-même et envers toute autre personne morale (et d’où découlent ensuite la légalité institutionnelle fixant les droits du sujet en communauté – du citoyen digne de son bonheur d’avoir des droits – ainsi que la légitimité du système légal comme normativité extérieure garantissant de jure ses droits), de même « les maladies », donc « la pathologie » et la « clinique » à l’écoute de la patiente ou du patient sont l’aiguillon qui « ont poussé à physiologie » et « firent commencer la médecine » comme science établissant une certaine normativité, voire normalité anthropologique.
28Et de même que la conscience du devoir éthico-moral du sujet se fait entendre dans le moment critique où la normativité morale entre en conflit avec la normativité hédonique (conflit entre l’ordre des impératifs hypothétiques du bonheur et l’ordre de l’impératif catégorique de la loi morale dans lequel la personne est forcée de décider, donc d’être normative dans une situation donnée, laquelle se verra transformée par cette décision), de même la physiologie naît de la crise pathologique, crise dans laquelle l’individu est l’instance ultime pour décider si une anomalie est pathologique ou non et, le cas échéant, résister à cette situation en cherchant des voies adaptées pour rétablir le bien-être individuel perdu. Ce qui relie les deux régions ontologiques, c’est une certaine résistance normative qui oppose une détermination propre à des déterminations qui viennent de l’extérieur : c’est l’expression d’une certaine autonomie de la vie capable d’installer de nouvelles normes et de s’opposer à la normativité en vigueur en dressant une normativité modifiée. Il est clair que ni Kant, ni Canguilhem ne pensent que l’adaptation hédonique soit en elle-même une valeur morale. Mais il est clair aussi que la décision individuelle sur la pathologie d’une anomalie introduit un élément à portée morale dans la pratique médicale ainsi qu’un élément critique à l’égard de toute idéologie homogénéisante, un risque auquel les sciences de la vie, notamment, sont tout à fait exposées.
29Avant de conclure, il convient de souligner dans ce sens également la portée politique de l’analogie en question : Le Normal et le Pathologique, thèse que Canguilhem soutient en 1943 n’est, à un premier niveau, pas seulement un traité de philosophie de la médecine. Celui-ci doit, en outre à un deuxième niveau, être lu comme l’acte de résistance intellectuelle de celui qui rejoindra peu après la Résistance : résistance intellectuelle qu’on pourra en rétrospective lire comme le refus de toute biopolitique totalitaire d’homogénéisation du corps social suivant l’idéologie raciste et socio-darwiniste trop bien connue et ce sous l’apparence respectable des sciences de la vie. Le Normal et le Pathologie, en plus d’un traité de philosophie et d’épistémologie de la médecine, est une ontologie de la liberté profonde, laquelle reprend et concrétise ce que Kant, dans sa théorie de la biologie de la Critique de la faculté de juger, avait commencé à penser comme une normativité du vivant.
30Je conclus sur trois points qui montrent qu’une ontologie de la liberté d’action consistante commence déjà au niveau de l’aiguillage épistémologique d’une théorie de la biologie capable de saisir les latitudes et marges des manœuvres que la nature animée produit au sein de la nature inanimée :
- 47 E. Kant, Métaphysique des mœurs I, p. 159 [AA VI, p. 211].
31S’il est vrai, premièrement, que la biologie fournit de bonnes raisons de supposer une certaine téléologie vitale au sein de la nature animée, c’est-à-dire que des fins peuvent être réalisées dans et par cette nature animée ; s’il est vrai, deuxièmement, que, du point de vue d’une téléologie critique, des causalités spécifiquement organiques, autoréférentielles, circulaires et progressives deviennent compréhensibles, lesquelles, en outre, peuvent tout de même être reconnues indirectement comme des causalités disjonctives dans la perspective régressive physico-chimique qui constate une certaine souplesse du déterminisme biologique ; enfin, s’il est vrai, troisièmement, qu’il y a de bonnes raisons biologiques de décrire ces fins comme des objectifs que les acteurs en tant qu’unités individuelles peuvent réellement avoir, c’est-à-dire comme des fins que les individus localisent en quelque sorte par l’activité normative de la vie dans leur comportement, voire nature organique, alors la théorie de la biologie de Kant et a fortiori sa continuation chez Canguilhem sont des arguments forts en faveur de l’existence de la liberté d’action. Autrement dit, si la biologie existe en tant que science autonome, cela implique qu’une ontologie de l’être humain s’inscrivant dans le monde en tant qu’être libre est un projet réaliste. Ou pour reprendre la citation de la Métaphysique des mœurs donnée plus haut : la biologie en tant que science marque le premier pas vers une compréhension du fait que la « faculté que possède un être d’agir conformément à ses représentations s’appelle la vie »47.
- 48 G. Canguilhem, L’Action, p. 226.
- 49 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, p. 49.
32Concluons avec ce que Canguilhem expose dans un cours sur L’action : s’il est « nécessaire » « qu’une théorie de l’action comporte un examen des conditions de l’application de la pensée au réel »48, alors une biologie consciente d’elle-même, une biologie qui sait qu’elle explore une normativité propre, qui est celle du vivant, sait par conséquent qu’elle est plus que physique et chimie : une telle biologie est le premier argument contre le naturalisme réductionniste et le premier argument pour une ontologie profonde de la liberté d’action. Si tout individu vivant peut par principe installer et réaliser des fins dans la nature, être normatif, l’autonomie morale humaine ne serait alors pas, par principe, une utopie ; elle pourrait avoir un lieu. Citons donc les toutes premières lignes du Normal et le Pathologique : « Pour agir, il faut au moins localiser. […] C’est sans doute au besoin thérapeutique qu’il faut attribuer l’initiative de toute théorie ontologique de la maladie »49.