- 1 Réédition en 1972 avec « quelques rectifications et quelques notes complémentaires en bas de page (...)
- 2 G. Canguilhem, Œuvres complètes, t. II [noté désormais OC II], p. 37-298.
1En juillet 1943, Georges Canguilhem a présenté devant la Faculté de médecine de l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand une thèse de doctorat intitulée sobrement Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique. Elle fut publiée comme fascicule 100 des Publications de la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg. Elle fera, sans changement, l’objet d’une seconde édition en 1950, et sera enfin reproduite en 1966 dans le volume Le Normal et le Pathologique, suivie de Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966)1. Elle a pris place désormais dans les Œuvres complètes de Georges Canguilhem2.
- 3 Le manuscrit du cours « Strasbourg à Clermont-Ferrand 1942-1943 » (138 feuillets) se trouve dans l (...)
2Au cours de l’année universitaire 1942-1943, Georges Canguilhem avait donné à cette même Faculté des Lettres un cours intitulé Les normes et le normal, destiné aux étudiants préparant le certificat de Licence de « Philosophie générale et Logique »3.
- 4 Fonds Canguilhem du CAPHES, GC. 15.1 (116 feuillets). Les notes que j’ai conservées portent sur le (...)
3Vingt ans après, en 1962-1963, Canguilhem a donné à la Sorbonne un cours sous le titre La norme et le normal. Cette année-là, je préparais mon mémoire sous sa direction. J’ai assisté bien sûr à ce cours et conservé religieusement mes notes4. Quelques échos de ce cours se trouvent dans les Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique, jointes en 1966 à la réédition de la thèse de médecine.
- 5 Cf. M. Fichant, « Georges Canguilhem et l’Idée de la Philosophie », in : É. Balibar, M. Cardot, F. (...)
4En 1990, au moment où allait se tenir le colloque Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, j’avais, dans une conversation, fait part à Canguilhem de mon intention de parler de son « Idée de la philosophie », sujet qui m’était suggéré par ce que j’avais entendu dans le cours auquel j’avais assisté 26 ans auparavant5. Il m’a dit : « Alors mon cours de Clermont-Ferrand sur les normes vous apportera des réponses aux questions qui vous intéressent ». Il m’a généreusement prêté le manuscrit de ce cours de 1942-1943, intégralement et soigneusement rédigé, on pourrait dire comme un livre.
- 6 Je citerai le cours de 1942-1943 d’après le manuscrit de Canguilhem (occasionnellement avec la réf (...)
5La confrontation de ces différentes sources, la thèse de médecine et les deux cours de philosophie à vingt ans d’intervalle6, conduit assez naturellement à formuler un problème, auquel on tentera d’apporter ici quelques éléments de réponse.
6La thèse constitue évidemment, comme mémoire présenté pour l’obtention du doctorat en médecine, un ouvrage assez singulier, et sans doute même exceptionnel dans le genre. Dans la préface pour la seconde édition de 1950, Canguilhem en dit : « J’avais voulu faire un travail d’approche pour une future thèse de philosophie. J’avais conscience d’avoir assez sinon trop sacrifié, dans une thèse de médecine, au démon philosophique »7. Nous ne savons pas ce qu’aurait dû ou pu être la thèse de philosophie envisagée à ce moment-là. Mais le cours de 1942-1943 permet, comme on va le voir, d’en connaître davantage sur ce qu’était alors le « démon philosophique » de Canguilhem.
7La thèse est, plutôt qu’une thèse de médecine, qui traiterait de telle forme du diabète ou de l’insuffisance respiratoire, un essai philosophique et critique sur deux concepts majeurs qui définissent la place, la possibilité et la nécessité de la médecine, comme savoir et comme pratique, dans l’expérience humaine de la vie. On peut parler ici, plutôt que d’une philosophie de la médecine, d’une philosophie médicale. La question qui se pose alors sera la suivante : dans cet essai de philosophie médicale, quelle est, en dehors de son domaine d’application spécial, la représentation ou l’idée de la philosophie elle-même qui s’y trouve engagée ?
8À quoi j’ajoute d’emblée cette autre observation : vingt ans après, quels que soient d’ailleurs les variations, les déplacements et les extensions du traitement de la question des normes, du normal et de l’anormal, il y a cependant quelque chose qui demeure invariant, et qui est justement cette « Idée » de la philosophie, où « Idée » peut être pris au sens kantien de totalisation présumée et de but à atteindre dans l’effectuation d’une tâche.
- 8 Il s’agit des six leçons centrales du cours, trois sur Le normal et la moyenne (chapitre III de la (...)
9Le cours de 1942 comprend une vingtaine de leçons, portant chacune son titre. Sans entrer ici dans le détail, je noterai que six de ces leçons correspondent, avec des variantes rédactionnelles, à des chapitres de la thèse8. Mais il faut se rappeler que le cours s’inscrivait dans le certificat de Licence intitulé « Philosophie générale et Logique », dénomination restée en usage jusqu’en 1966, et où « Logique » s’entendait en un sens extensif, recouvrant toute la philosophie des sciences. De là des leçons de philosophie portant sur Logique et science, ou bien Logique et psychologie. Mais ce qui a encore davantage confirmé l’indication que m’avait donnée Canguilhem quant à mon intérêt pour son Idée de la philosophie, ce sont deux leçons, l’une au milieu du cours, Du caractère normatif de la pensée philosophique (reproduite dans le t. IV des Œuvres complètes), et celle qui en est la conclusion, où une Esquisse d’une théorie des valeurs comme fondement d’une théorie des normes aboutit à traiter de La valeur et la polarité du jugement. Ces seuls titres apportent déjà un élément de réponse au problème que j’ai formulé. La philosophie qui donne sens à l’essai de philosophie médicale (et qui aussi bien en a reçu son orientation), est d’abord une théorie des valeurs, qui fait de la philosophie une discipline normative en un sens éminent, qui trouve elle-même son centre dans une doctrine du jugement comme étant toujours polarisé par sa référence à une valeur. Et le cours sur Logique et science pose que tout jugement, y compris le jugement de fait ou de réalité, est un jugement de valeur.
10Vingt ans après, ces développements proprement philosophiques ont trouvé leur reprise, certes étayée de références textuelles différentes, mais entièrement consonante sur le fond, dans les cours dont les titres (ils figurent dans mes notes, c’est donc que Canguilhem les avait explicitement annoncés) sont respectivement Les Systèmes normatifs et Jugement, valeur et vie.
11L’intérêt de ces leçons des deux cours tient en ce que Canguilhem y développe librement et complètement des conceptions qui lui étaient propres et sur lesquelles il est demeuré beaucoup plus discret dans les textes publiés.
12Le dernier chapitre « Physiologie et pathologie » de la thèse de 1943 permet d’identifier, dans une suite synthétique et elliptique de propositions, ce qu’était le « démon philosophique », dont on verra qu’il était toujours bien vivant vingt ans après.
13Canguilhem écrit :
- 9 OC II, p. 222 (souligné par moi).
Chercher ce que l’expérience vécue des hommes est en réalité, c’est négliger quelle valeur elle est susceptible de recevoir par eux et pour eux. Avant la science, ce sont les techniques, les arts, les mythologies et les religions qui valorisent spontanément la vie humaine. Après l’apparition de la science, ce sont encore les mêmes fonctions, mais dont le conflit inévitable avec la science doit être réglé par la philosophie, qui est ainsi expressément philosophie des valeurs9.
Le démon a donc un nom : il s’appelle « philosophie des valeurs ».
- 10 Comme R. Reininger, Wertphilosophie und Ethik. Die Frage nach dem Sinn des Lebens als Grundlage ei (...)
- 11 Canguilhem était, et est toujours resté, un proche ami de Raymond Aron. Bien qu’il ne cite pas l’o (...)
- 12 É. Bréhier, « Doutes sur la philosophie des valeurs ».
- 13 G. Gurvitch, Morale théorique et science des mœurs. Leurs possibilités, leurs conditions.
- 14 W. Wundt, Ethik. Eine Untersuchung der Thatsachen und Gesetze des sittlichen Lebens.
- 15 « M. Lalande, qui a adopté et défendu l’expression de science normative, s’est efforcé de situer l (...)
14Le cours témoignait d’un vif intérêt et d’une attention soutenue portés aux discussions suscitées en Allemagne, dans le champ de la Wertphilosophie, par les problèmes de la connaissance historique, de la sociologie compréhensive et, plus généralement, par le statut des disciplines normatives. Il cite précisément des noms et des ouvrages dont beaucoup aujourd’hui sont oubliés10, mais aussi Max Scheler et Max Weber, ce dernier faisant l’objet d’un exposé précis mis en perspective avec les doctrines de Dilthey et de Rickert11. Remarquons ici en passant que Canguilhem, patriote résistant, ennemi de l’Allemagne hitlérienne et opposant de la première heure au régime de Vichy, ne voulait pas pour autant oublier dans son enseignement les apports de la pensée et de la culture allemandes. Il renvoie aussi souvent à l’article d’Émile Bréhier, « Doutes sur la philosophie des valeurs »12, et au livre récent de Georges Gurvitch, Morale théorique et science des mœurs13. Canguilhem retrace la formation de la notion de « science normative » à partir de Wilhelm Wundt14, qui en a été l’initiateur, en appliquant ce terme à la Logique et à la Morale. Il mentionne qu’André Lalande y a aussi associé par la suite l’Esthétique15. Au terme d’une discussion serrée, il refuse et le titre et la notion de sciences normatives, en ce que leur emploi est la manifestation d’un préjugé précritique ; la légitimité même de la philosophie, qui justifie aussi sa résistance à l’absorption par les Geisteswissenschaften et par ce qui ne s’appelait pas encore les « sciences humaines », passe par la rigueur de ce refus :
Il n’y a pas de science normative. On n’a aucun intérêt à revendiquer pour le jugement de prescription la forme du jugement scientifique, tant qu’on n’a pas établi que la forme du jugement scientifique est la seule forme valide ou valable de jugement. Mais il est facile de voir que l’examen de ce problème exige que le point de vue scientifique strict soit dépassé. Valider le jugement scientifique, c’est rendre le jugement scientifique dépendant du jugement de valeur. Or les sciences normatives se proposent l’inverse.
- 16 OC II, p. 222.
- 17 Dans le cours de 1962-1963 : « C’est à travers les expériences d’inadéquation (c’est-à-dire le tra (...)
C’est-à-dire que lesdites sciences se proposeraient d’intégrer comme espèce à genre les jugements de valeur dans le réseau des jugements de réalité. Rendre à l’opposé le jugement scientifique, ou de réalité, dépendant du jugement de valeur ou de validation, c’est reconnaître, comme le dit d’ailleurs aussi l’Essai, que « le point de vue scientifique est un point de vue abstrait [qui] traduit un choix et donc une négligence »16. Le cours explicite davantage cette idée dans la leçon sur Logique et science, où est défendue la thèse selon laquelle tout jugement est en son fond jugement de valeur, et que toute valeur se définit par et dans la polarité qui l’associe à la valeur contraire en un conflit irréductible à la seule négation logique (en 1963 sera reprise l’expression bachelardienne d’« anti-valeur »17). Du coup on peut soutenir que dans une science faite, tous les jugements établis se donnent pour des jugements de réalité « monovalents », en ce que la bivalence et la position d’exclusion du faux essentielles au jugement en acte y sont oubliées, et comme réduites à l’état de latence ; il en va autrement de la science « en train de se faire », qui ne peut s’instaurer que par un choix, qui, comme tout choix, enveloppe la possibilité du choix inverse :
Le jugement scientifique, en tant qu’il a l’apparence d’un jugement de réalité, différent du jugement de valeur, tire cette apparence de ceci qu’il est le développement d’un choix opéré et dont le caractère de choix, c’est-à-dire expressément de valeur, est oublié […]. La logique est la conscience philosophique de la science, c’est-à-dire qu’elle réfère la science à ses projets propres en même temps qu’à ses rejets […]. Philosophiquement, ce que la science rejette n’est pas moins important que ce qu’elle projette de faire. Le rejet de la science, la science l’appelle le faux et ne lui reconnaît aucune valeur. Mais ce faux que la logique tient en rapport permanent d’opposition au vrai, la philosophie doit en revendiquer pour ainsi dire les droits.
La revendication des droits du faux par la philosophie prend tout son sens si l’on associe aux précédentes la thèse qui définit le caractère concret de la philosophie par opposition aux sciences du réel d’un côté, et de l’autre aux disciplines normatives abstraites que sont la logique, l’esthétique et la morale. Elles sont dites abstraites en ce qu’elles sont l’étude méthodique d’un couple axiologique séparé des autres. Concret signifie ici complet. La philosophie peut donc être définie comme étude normative concrète précisément parce qu’elle prend en compte l’ensemble intégral des évaluations, la table exhaustive non des catégories du jugement constitutif de l’objectivité, mais des valeurs du jugement, et se propose en les hiérarchisant l’arbitrage ou la résolution de leur conflit inévitable.
15Le concret philosophique passe donc par une synthèse ou une totalisation au moins présumée. C’est en ce sens qu’a contrario toute activité séparée, c’est-à-dire spécialisée, repose au fond sur « l’option pour une valeur jointe à une convention de suffisance. La conséquence en est la négligence et plus encore le mépris du reste. L’attention à ce reste caractérise la pensée philosophique ». Dans la mesure où la prise en compte du reste est impliquée dans et par la fonction proprement philosophique de règlement des conflits, la philosophie est essentiellement une entreprise secondaire, au sens où elle vient toujours après. L’idée a assurément des précédents bien connus, et ce qui compte est plutôt la manière dont Canguilhem la voit comme un cas particulier de toute activité normative : on retrouve dans la philosophie elle-même un « invariant de la normalité », propre à toute entreprise de valorisation – en l’occurrence, celui qui pose le caractère second de toute norme, en ce qu’il n’y a de norme que par une infraction à sanctionner, un désordre à surmonter, un chaos à réduire :
En conséquence il en va de la philosophie comme de toute norme […]. C’est l’antériorité de l’anormal qui suscite l’intention normative, appelle la décision normative et donne occasion à l’usage de la norme pour l’instauration du normal […]. Donc pratiquement et fonctionnellement, le normal est négation opératoire de l’état qui devient de ce fait sa négation logique, et l’anormal, logiquement second, se trouve fonctionnellement premier. La philosophie ne peut donc être qu’un moment second. Elle ne fait pas les valeurs, puisqu’elle est suscitée par leurs différends18.
- 19 Dans la leçon sur Logique et Psychologie, avec renvoi à l’article qui fut le premier publié en Fra (...)
16En 1962-1963, le cours de Canguilhem ne fera plus usage des termes « discipline normative » et lui substituera ceux de « système normatif », expressément empruntés à Max Weber. La notion de science normative y est de nouveau rejetée, mais la discussion qui suit est centrée sur la question du sens de la notion de logique, à partir des apories que soulève l’Introduction du Cours de Logique de Kant. L’aporie centrale est celle du rapport entre une logique comme science ou connaissance de lois et une logique appliquée donnant des règles à la pensée. Les lois elles-mêmes peuvent être conçues comme des lois de la nature, relevant de la psychologie empirique, ou des lois idéales, relevant d’une logique pure. En 1942-1943, le cours faisait déjà état de la critique par Husserl du psychologisme, dont, alors qu’il n’existait pas encore de traduction des Logische Untersuchungen, Canguilhem exposait précisément l’argument19. Vingt ans plus tard, il s’attarde plus longuement à montrer le caractère intenable de la distinction opérée par Husserl dans les Prolégomènes à la Logique pure, entre d’un côté une logique pure ou théorie de la science établissant les conditions idéales d’une théorie en général, et d’autre part, subordonnée à elle, une logique comme technologie de la pensée correcte, où l’on entend par technologie une discipline normative fournissant les moyens d’atteindre un but. Je passe sur le détail de cette critique qui conduit Canguilhem à reprendre pour l’essentiel à son compte celle de Cavaillès. Mais, du rejet husserlien du psychologisme, il tirait une conséquence qui prépare sa conception de la philosophie comme philosophie des valeurs :
[9 janvier 1963] La question de la possibilité d’une discipline normative revient à déterminer le rapport du savoir au pouvoir. Husserl dans sa critique du psychologisme condamne toute philosophie superstitieuse, qui transforme les idées en faits et réduit toute réalité à un mélange de faits dont la valeur est absente. Husserl dénonce ainsi un fanatisme pour la science qui discrédite tout ce qui ne peut être réduit aux termes d’un jugement porté par une science exacte.
- 20 E. Husserl, La Philosophie comme science rigoureuse, p. 121.
Et d’enchaîner avec une citation tirée de La Philosophie comme science rigoureuse : « La science est une valeur entre d’autres valeurs de droit égal »20.
17Canguilhem tenait tellement à cette formule qu’il la cite à nouveau dans le cours du 23 janvier, où l’interprétation qu’il en donne prépare l’exposé ultérieur qui portera sur l’Idée de la philosophie comme « critique du jugement » :
Alors qu’en est-il du texte de Husserl : « La science est une valeur entre d’autres valeurs de droit égal » ? On peut traduire : la valeur de la science consiste à appliquer systématiquement une norme de réduction des infractions engendrées par la conscience productrice – technique et art, qui obéissent à d’autres normes.
On retrouve la même thèse constante : la norme est toujours la normalisation d’un état de malaise, de conflit, d’infraction, par référence à une valeur. Et la philosophie intervient quand le malaise ou l’infraction sont ceux qui résultent du conflit instauré par le pluralisme des valeurs.
18La leçon terminale du cours de 1943 tentait de donner une forme quasi-systématique à cette conception des tâches de la pensée philosophique. Son titre général est Esquisse d’une théorie des valeurs comme fondement d’une théorie des normes, mais l’exposé se divise en trois moments distincts dont on peut penser qu’ils ont été traités en trois séances. Le premier pose d’emblée que la bonne formule n’est pas « Qu’est-ce que la valeur ? », mais « Que vaut la valeur ? », qui se redouble en « Pour qui vaut la valeur ? ». Canguilhem montre l’aporie à laquelle conduit la première formule. Si la valeur est, son être n’est pas l’existence des objets empiriques saisis par la perception. Est-elle comme une essence réelle, tels qu’étaient la perfection pour la sagesse antique, l’infini pour la pensée classique, ou le contenu phénoménologique visé dans un sentiment spécifique ? Dès lors que l’axiologie de Max Scheler montre que « la phénoménologie reste une ontologie », l’échec de la question est le même : une valeur en soi n’est une valeur pour personne. Mais alors pour qui vaut-elle ? Canguilhem rejette alors aussi bien la dérivation des valeurs à partir du sujet psychologique, de sa sensibilité et de ses tendances, que la référence sociologique, durkheimienne, à la conscience collective.
19Le second moment critique peut surprendre : Canguilhem y pose la question de savoir « Si l’on peut voir dans la Psychanalyse une théorie des valeurs », qui serait à la fois psychologique et sociologique, le mécanisme de la sublimation permettant de rendre compte des valeurs supérieures aux valeurs seulement vitales. Au terme d’une discussion serrée que d’autres que moi apprécieraient avec plus de compétence, Canguilhem conclut en répondant par la négative à la question concernant l’apport de la Psychanalyse, mais il est significatif qu’il ait tenu à y prêter une attention détaillée. Il en retient l’importance reconnue à la notion de polarité, dont j’ai déjà indiqué qu’elle était pour lui constitutive du jugement de valeur.
20Ce n’est qu’après ces préliminaires critiques que Canguilhem expose dans un dernier cours le plan de cette philosophie qui serait « expressément philosophie des valeurs » dans la leçon terminale intitulée La valeur et la polarité du jugement. Or ce plan se retrouve à l’identique dans le cours de 1963 dans les leçons des 30 janvier et 6 février, sous le titre cette fois de Jugement, valeur, vie. Dans mes notes personnelles de 1963 se trouvent des phrases qui figurent à l’identique dans le manuscrit de 1943. Il est donc justifié d’utiliser en parallèle ces deux sources. Le terme commun aux deux titres, et à vrai dire central, est celui de jugement. En 1963, la première phrase notée du cours est : « La philosophie est l’idée d’une critique du jugement, c’est-à-dire d’un système concret ou complet ou “tolérant” au sens de Max Weber) de tous les systèmes normatifs abstraits ou séparés ». En 1943, Canguilhem ouvrait l’exposé par cette autre affirmation : « En fait les valeurs sont au niveau de la polarité même. La polarité, nous l’avons montré à propos de la théorie freudienne, c’est la dissociation possible de tout jugement en sa forme et sa matière », où il faut comprendre que la forme du jugement est son intériorité et son unité, sa matière son extériorité et sa diversité.
21Dans les deux cas, Canguilhem marque aussitôt la différence entre cette position centrale du jugement et la manière dont la tradition scolaire et universitaire de la philosophie française l’avait enseignée chez ceux dont il avait été l’élève, Alain et Léon Brunschvicg, tradition « intellectualiste, [qui] en vient toujours, implicitement ou explicitement, à identifier jugement et jugement logique [1943] ». Sans doute Kant a-t-il « reconnu et justifié l’autonomie du jugement pratique et du jugement esthétique », mais il faut aller plus loin : si l’on reconnaît dans le jugement un pouvoir de distinction ou de discernement, il faut aussi généraliser l’opération que Descartes désignait comme « distinguer le vrai d’avec le faux, pour marcher avec assurance en cette vie » et la reconnaître partout où il y a discrimination, orientation (par exemple dans l’espace) et choix, même inconscient. En 1943 encore : « Parce que la conscience relative dont il jouit permet à l’homme de construire une théorie du jugement, cela n’entraîne pas que la puissance de juger commence à lui et soit refusée aux vivants autres que lui ». Si tout jugement est une évaluation, le fondement n’en est pas dans la réalité mais dans ce que en 1963, Canguilhem appelle un « système de la possibilité », celle-ci étant entendue non comme une forme de l’être ou une modalité logique, mais comme une forme de pouvoir. Il ajoute : « Ce système est ce qu’on nomme communément la vie ». Est-ce alors prendre le risque d’une interprétation « biologique » des valeurs et des normes ? La réponse mérite une citation plus longue de mes notes de cours :
[30 janvier 1963] Au moins deux philosophies, celles de Bergson et de Nietzsche, se sont peu souciées du préjugé intellectualiste à l’encontre de cette interprétation. Il est vrai que trop souvent cette interprétation a été une réduction, une interprétation à l’intérieur d’une réalité. Mais à la condition de ne pas réduire les normes et les valeurs à une donnée de fait d’une expérience biologique, mais en prenant dans son sens le plus général le mot de Nietzsche que « vivre c’est déjà apprécier », il faut essayer de voir en quoi la polarité axiologique se trouve intérieure à la vie.
22Les cours de 1943 et 1963 caractérisent alors en termes semblables quatre niveaux où le vivant opère un criblage selon la polarité forme-matière « partout où il y a vie comme rapport d’un organisme à un environnement ». Je me bornerai à en donner un relevé sommaire.
23Le premier niveau est celui de l’organisation. À vingt ans d’écart Canguilhem renvoie au même ouvrage de Jean Nageotte L’Organisation de la matière dans ses rapports avec la vie. Dans l’organisme, la forme n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la matière, c’est une manière d’être qui donne valeur à la matière comme vivante :
Le rapport matière et forme n’est pas un rapport de réalité, la forme n’est pas quelque chose hors de la matière […]. Le même organisme peut être considéré comme matière ou comme forme, mais sans forme organisée il n’y a pas de vie. La forme n’est pas autre chose que la matière […] mais la forme vaut autrement que la matière, puisque pour le vivant, il n’y a vie que s’il y a forme. La vie est conquête et défense de la forme au sein de la matière.
24Le second niveau est celui de l’assimilation, qui désigne « la transformation que l’organisme fait subir aux substances qu’il puise dans le milieu extérieur », et où « l’acte biologique fondamental est la synthèse ». En cela le vivant préserve par des mécanismes polarisés l’autonomie de sa forme par rapport au milieu extérieur.
25Au troisième niveau se trouve « l’activité pragmatique du vivant, subjectivement mue par le besoin, objectivement opérante par la technique ». On ne peut pas définir objectivement le besoin : « Le propre du besoin est d’être pour un être ? Un être pour qui quelque chose est recherché conformément à un besoin, n’est pas un être inerte, c’est un vivant polarisé. Le besoin est pour cet être un mode de référence ou de discernement », donc en sens de jugement. Avec la technique intervient une rupture dans la manière dont le vivant se donne le moyen de répondre à ses besoins : « Par la technique le milieu se trouve référé de façon conquérante à un vivant apte à l’utiliser […]. Utiliser, c’est référer un objet donné ou factice à un besoin dont il comble positivement le vide [1943] ».
26Au quatrième niveau, le rapport matière-forme s’inscrit dans des activités élaborées, accompagnées de la conscience de leurs procédés et proprement humaines, antithétiques l’une de l’autre. Il s’agit de l’activité scientifique ou de la connaissance, et de l’activité esthétique ou de la création. Dans les deux cas, la forme critique de la conscience procède de la reconnaissance d’un conflit de valeurs : le jugement scientifique et le jugement esthétique « naissent de la dissolution du jugement pragmatique spontané devant l’impuissance à modifier le milieu [1963] ». Cette dissociation conduit d’un côté à la conscience de la réalité comme ce qui limite la puissance, la réalité étant alors le pôle positif, et c’est ainsi que se forme la science ; de l’autre, si la puissance est jugée possible, la conscience du pouvoir d’inventer fait de la liberté le pôle positif, et c’est la source de l’art. En 1963, Canguilhem glisse alors une affirmation dont l’audace ne surprendra que ceux qui ne l’ont pas connu : « La liberté n’est pas une valeur morale ou un concept moral. C’est un concept esthétique ». Selon lui, l’art depuis le xixe siècle a rendu intenable la position kantienne, selon laquelle « c’est le jugement moral qui est polarisé par la valeur de liberté ». Il faut donc redistribuer le dispositif que Kant avait établi entre les trois Critiques : ce n’est plus le jugement esthétique qui opère la médiation entre raison théorique et raison pratique : « La morale est la tentative de concilier réalité et liberté, raison pure et jugement esthétique ».
27Cet échelonnement recense toutes les formes des « systèmes de la possibilité ».
28Qu’en est-il alors de philosophie, ou même de l’« activité philosophique » ? Elle se caractérise elle aussi par un rapport de la matière à la forme, mais de manière différente et à un autre niveau :
[1943] Ce n’est pas la forme qui est prise pour matière, mais les formes. Car la multiplicité des formes crée une matière. La matière du jugement (du règlement) philosophique, c’est la multiplicité et par conséquent le désordre et les rivalités des polarisations possibles du jugement, plus simplement, c’est le conflit des valeurs ou des formes de règlements, réfléchis au premier degré, que sont la science et l’art.
[1963] La norme philosophique, c’est l’idée positive d’un règlement concret du conflit des règlements abstraits (c’est-à-dire spéciaux) d’un conflit inconscient qui est l’expression même de la vie.
Canguilhem reprend ici le terme platonicien de Synopsis, qu’il traduit en « conscience intégrale non-spécialisée ».
29En 1943 comme en 1963, ce développement aboutit à la table hiérarchique des valeurs :
[1943] Nous pouvons distinguer
I. Des valeurs vitales (organiques)
II. Des valeurs techniques
III. Des valeurs critiques (rationnelles ou scientifiques/spirituelles ou artistiques)
IV. Des valeurs philosophiques.
En marge, à gauche, une accolade réunit les valeurs des niveaux I et II sous la caractérisation « infra-humaines », et à droite, une autre accolade associe celles des niveaux II, II et V comme « humaines ». Canguilhem ajoute :
Ces valeurs ne sont pas nécessairement conscientes sur le plan du jugement où elles jouent leur rôle. Les valeurs vitales ne sont pas conscientes pour l’animal, ni en grande partie pour l’homme. On doit distinguer hiérarchiquement :
– la conscience des impulsions vers des objets de valeur,
– la conscience des modes critiques d’évaluation (jugements de valeur),
– la conscience des hiérarchies de valeurs.
Dans les deux cours, Canguilhem insiste sur le fait que dans cette hiérarchie, « chaque niveau de valeur est transcendant au précédent ». On ne passe pas de l’un à l’autre par continuité ni par genèse, mais par libération ou rupture : « Ces niveaux ne sont ni des composés d’éléments plus simples, ni des épiphénomènes du niveau antérieur ». Pour autant, subordination ne signifie pas suppression : les niveaux inférieurs restent à la base de l’édifice. Nul naturalisme donc, puisque « aucune théorie des valeurs ne peut les déduire sans les impliquer [1963] ». Par exemple, si l’on partait du besoin, on ne peut faire cette déduction « qu’en traitant, même inconsciemment, ce fait comme une valeur : si dans le besoin on ne reconnaît pas une finalité implicite, aucune valorisation des objets par le besoin ne peut être conclue [1943] ».
30Cette table fixe du même coup la place et la fonction de la philosophie : « La philosophie est conscience de la hiérarchie des valeurs [1963] ».
31En cela on peut dire aussi que « la philosophie est le couronnement de l’exercice de la vie. Ce qui n’est ni ridicule, ni paradoxal (le ridicule, il est vrai, est le risque spécifique du philosophe) ». Parce que la vie n’est pas un fait, une réalité ou une essence, mais l’expérience d’un malaise, « la philosophie est la conscience d’un règlement possible de ce malaise ». C’est en cela que la pensée philosophique est normative, comme toute une leçon de 1942-1943 s’attachait à le montrer, et que le normal qu’elle vise à instaurer est donc négation opératoire d’un état antérieur qui du coup est jugé « anormal » et en devient la négation logique.
32Les derniers mots du cours en 1963 étaient :
La philosophie, de même, est seconde par rapport à la vie. Elle ne fait pas les valeurs, ni le vrai (c’est la science qui le fait), ni le possible (c’est l’art). Mais elle confronte ces valeurs pour résoudre le conflit qui naît de leur abstraction critique.
La valeur de la philosophie s’apprécierait alors comme le degré toujours relatif et historiquement situé de sa réussite dans la résolution de ce conflit.
33La formule de 1963 qui vient d’être citée, selon laquelle c’est la science qui fait le vrai, et non la philosophie, a connu une péripétie quelque temps après. Voici comment.
- 21 À l’origine et à la direction de cette entreprise se trouvait Dina Dreyfus (1911-1999), alors Insp (...)
34En janvier 1965 avait débuté une série, qui durera jusqu’en 1968, d’émissions de philosophie à la Télévision scolaire, qui était une expérimentation dirigée par le Centre National de la Recherche et Documentation Pédagogiques (CNRDP)21. Elles étaient diffusées le samedi matin sur l’unique chaîne de télévision de l’époque, l’ORTF, en noir et blanc bien sûr.
- 22 Cinq émissions étaient programmées en janvier-mars 1965, avec successivement pour invités Jean Hyp (...)
35Les premières émissions avaient la forme très simple d’un entretien où un universitaire connu répondait aux questions d’un jeune professeur de philosophie, toujours le même, en l’occurrence Alain Badiou, alors professeur au lycée de Reims22.
- 23 L’émission avait été précédée par la publication d’une version écrite de l’entretien, sous la form (...)
36L’entretien de Canguilhem, sur Philosophie et science, lui donna l’occasion de synthétiser, dans un style percutant, une réflexion nourrie par toute son expérience de recherche et d’enseignement23.
- 24 OC IV, p. 1100. Dans la leçon Logique et Psychologie du cours de 1942-1943, Canguilhem citait, san (...)
- 25 OC IV, p. 1100.
- 26 OC IV, p. 1106.
- 27 Sur cette thèse, voir l’étude d’Ét. Balibar, « Science et vérité dans la philosophie de Georges Ca (...)
37À un moment de l’exposé, les questions brèves de Badiou amènent Canguilhem à soutenir qu’« une connaissance qui n’est pas scientifique n’est pas une connaissance ». « Connaissance vraie », « connaissance scientifique », « science et vérité » sont donc autant de pléonasmes24. Mais en écho de ce qu’il avait enseigné deux ans auparavant, Canguilhem ajoute : « Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pour l’esprit humain aucun but ou aucune valeur en dehors de la vérité, mais veut dire que vous ne pouvez pas appeler connaissance ce qui ne l’est pas, et ne pouvez donner ce nom à quelque façon de vivre qui n’a rien à voir avec la vérité »25. Un peu plus tard, Badiou soulève le problème traditionnel de la « valeur de la science », et tend la perche avec une question dont la naïveté n’est qu’apparente : « Peut-on parler de vérité dans les sciences ? »26. La réponse de Canguilhem cingle : « Si on ne parle pas de vérité dans les sciences, où et à propos de quoi en parlera-t-on ? À mon sens, il n’y a qu’un domaine où l’on puisse parler de vérité c’est celui de la science »27. Le corollaire vient aussitôt :
Il n’y a pas de vérité philosophique. La philosophie n’est pas une science, par conséquent j’estime que le terme de vérité ne lui convient pas […]. La valeur de la philosophie est ailleurs que dans la vérité. La vérité n’est pas la seule valeur à laquelle l’homme puisse se consacrer. Cela ne veut pas dire que la philosophie puisse être moins que la science. La philosophie c’est la science confrontée à d’autres valeurs qui lui sont étrangères, par exemple les valeurs esthétiques ou morales. C’est cette confrontation, avec présomption d’unité concrète au terme, qui me paraît être l’objet de la philosophie28.
- 29 Les éditeurs des Œuvres complètes relèvent à juste titre en note que « la position de Canguilhem e (...)
38C’est donc bien encore de la « philosophie des valeurs » qu’il s’agit29. On retrouve le thème que la philosophie n’a pas d’objet limité qui lui serait propre, car « elle est un projet qui concerne une totalité ». En ce sens il y a bien encore une valeur philosophique, qui se traduit par une norme.
La valeur philosophique, ce n’est pas la valeur de vérité, ce n’est pas davantage la valeur de liberté comme dans la morale et l’esthétique. C’est une idée, c’est l’idée d’un tout où chacune des valeurs serait à sa place relativement aux autres30.
- 31 Ceux qui affublaient Canguilhem de la qualification de « scientiste », au motif de son engagement (...)
39Ces affirmations claires et tranchantes firent quelque remous, et des esprits prévenus y virent l’expression d’une sorte de scientisme, en quoi ce sont bien plutôt eux qui commettaient un grossier contresens. La cohérence avec l’enseignement constant de Canguilhem était pourtant manifeste. Si « la vérité est une valeur entre d’autres valeurs de droit égal », et si la philosophie est le jugement critique qui ordonne la pluralité des valeurs dans une totalité présumée, alors la philosophie ne peut pas elle-même avoir la vérité pour valeur. C’est tout le contraire d’un scientisme31.
- 32 La Fiche des Documents pédagogiques de la Télévision scolaire est reproduite dans la Revue de l’en (...)
- 33 OC IV, p. 1126.
40Quoi qu’il en soit, pour répondre à la nécessité d’un éclaircissement, une nouvelle émission initialement non prévue fut programmée par la Télévision scolaire, sous le titre, faisant évidemment référence aux propos de Canguilhem, de Philosophie et vérité. La forme en fut cette fois celle de quatre entretiens successifs à plusieurs voix, confrontant Canguilhem à Alain Badiou, Dina Dreyfus, et trois intervenants des émissions précédentes, Jean Hyppolite, Michel Foucault et Paul Ricœur. Elle fut diffusée le 27 mars32. Canguilhem y trouva l’occasion de préciser et confirmer sa position. En disant « Il n’y a pas de vérité philosophique », il a « simplement voulu dire ceci : le discours philosophique sur ce que les sciences entendent par “vérité” ne peut pas être dit à son tour vrai. Il n’y a pas de vérité de la vérité »33. La valeur propre de la philosophie est ailleurs que dans la vérité.
- 34 OC IV, p. 1127.
- 35 Ibid.
41L’objection philosophique la plus forte est venue de Paul Ricœur. La proposition de Canguilhem repose sur le présupposé de « poser le problème de la vérité en termes de norme et de critère »34. Ricœur y oppose une voie qu’il juge plus fondamentale : « ce n’est pas à partir d’un modèle épistémologique qu’on peut poser le problème de la vérité », mais à partir de la question de l’être, posée par Aristote. « Si bien que ce que vous, vous appelez “valeur”, est-ce que nous ne devons pas l’appeler “vérité” si nous définissons la vérité : le recouvrement le plus entier qui soit possible du discours et de ce qui est ? »35, cette vérité-là, plus originaire et plus globale, caractérisant le champ dans lequel Canguilhem intègre la valeur scientifique et les autres valeurs.
- 36 OC IV, p. 1129.
- 37 OC IV, p. 1127.
42À quoi Canguilhem oppose un refus de l’ontologie et de toute catégorie objective préalable à la science36, puisque, « pour la science, ce qui est, c’est ce qu’elle définit progressivement comme étant le vrai, indépendamment de tout rapport à un être supposé comme terme de référence »37. Partant de là,
on peut en tirer pour la philosophie cette conclusion qu’elle peut, tout en restant fidèle à son projet fondamental, définir ou au moins entrevoir sa propre valeur, sa propre authenticité, sans revendiquer pour elle-même ce concept de vérité, dont il est bien entendu qu’elle a à s’occuper dans la mesure où elle est le lieu où la vérité de la science se confronte à d’autres valeurs, telles que les valeurs esthétiques ou les valeurs éthiques38.
- 39 OC IV, p. 1128.
- 40 Ibid.
La suite du débat remet donc en scène l’idée de totalité comme norme philosophique. Mais dès lors qu’on ne trouve plus la totalité du côté de l’Être au sens aristotélicien, ni de la nature, ou du cosmos, ou du monde, c’est « précisément l’affaire de la philosophie, que les valeurs doivent être confrontées les unes aux autres à l’intérieur même d’une totalité qui ne peut être que présumée »39. Dès lors, « la tâche propre du philosophe ne relève pas spécifiquement de ce mode de jugement auquel conviennent expressément les valeurs de vrai et de faux »40.
43Dire de la philosophie qu’elle présume une totalisation, qui est une idée et non un Être, c’est bien lui assigner comme valeur spécifique une capacité d’intégration sans réduction, en reconnaissant que sa réalisation demeure toujours ouverte, c’est-à-dire en son fond historique.
44Tels sont quelques caractères du « démon philosophique » dont Canguilhem n’aura jamais cessé d’être habité depuis l’époque de « Strasbourg à Clermont-Ferrand ». Derrière l’humour de la formule, il s’agissait dès le début d’une affaire sérieuse.
45Voici ce qu’étaient, en 1943, les toutes dernières lignes de la leçon centrale sur Le caractère normatif de la pensée philosophique, où s’exprime la même audace qu’on retrouvera vingt ans après :
La philosophie est mise en question de la vie et par là, déjà menace pour la suffisance de la vie. Dès que l’on cherche ce dont la vie devrait être le moyen en cherchant une raison de vivre, on trouve aussi des raisons de perdre la vie. Rien n’est plus contraire au vivant que de voir dans l’interruption de la vie une valeur et non pas seulement un accident. Voilà une des sources d’impopularité de la philosophie41.
46Au printemps de 1943, là où il se trouvait, celui qui s’exprimait ainsi savait de quoi il parlait en incluant dans la valeur de la vie qu’on puisse prendre le risque de la perdre. On conviendra que c’était là un tout autre risque que celui du ridicule. On peut penser que, parmi les auditeurs de ce cours, il s’en est trouvé pour qui ces mots ne sont pas tombés dans l’oreille de sourds. Car c’était cela, l’Université résistante.