Navigation – Plan du site

AccueilNuméros56L’engagement dans la philosophie ...

L’engagement dans la philosophie française

Des accords de Munich à la guerre de Corée
Commitment in French Philosophy. From the Munich Agreement to the Korean War
Vincent Gérard
p. 143-167

Résumés

L’article prend ici pour objet d’analyse la question de l’engagement dans la philosophie française des accords de Munich à la guerre de Corée. Il s’attache à établir un fait mal connu de l’histoire du concept d’engagement : le rôle joué par l’éthique individuelle et sociale développée par Husserl au début des années 1920, via sa réception personnaliste, dans la genèse des philosophies de l’engagement sur notre période de référence. Paul-Louis Landsberg fut, avec ses Réflexions sur l’engagement personnel (1937), le principal artisan du renouveau par lequel le personnalisme français, rompant avec la stratégie de la pureté, se constituait en personnalisme de l’engagement. Au début des années 1920, il avait suivi les cours de Husserl à Fribourg, comme il s’en explique dans l’hommage posthume « Husserl et l’idée de la philosophie » (1939). Que retenait-il de Husserl ? Qu’allait-il abandonner ? Avec l’échec du rationalisme transcendantal, le rationalisme était-il parvenu à l’exténuation de son sens et à l’épuisement de ses possibilités ? Les philosophies de l’engagement qui se sont développées dans la France d’après-guerre procèdent pour une bonne part d’une critique du rationalisme husserlien, soit qu’on veuille dépasser le rationalisme – c’est la stratégie du personnalisme –, soit qu’on veuille le refonder sur d’autres bases – non plus comme un rationalisme transcendantal, mais comme un rationalisme engagé.

Haut de page

Texte intégral

  • 1  Pour l’histoire du mot, cf. le Dictionnaire historique de la langue française sous la direction d’ (...)
  • 2  M. de Montaigne, Essais I, chap. 20, p. 138.
  • 3  M. de Montaigne, Essais III, chap. 10, p. 273.
  • 4  B. Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, p. 9.

1Le verbe engager s’emploie d’abord pour « mettre en gage », « donner en gage » (engager ses meubles, ses bijoux)1. Au xvie siècle, il prend le sens figuré de « faire pénétrer dans quelque chose qui ne laisse pas libre » (engager la clé dans la serrure). Les emplois postérieurs viennent de ces deux valeurs. À la fin du xvie siècle, le verbe commence à s’employer pour « faire entrer dans une situation qui ne laisse pas libre » : « À mesure que je m’engage dans la maladie, écrit Montaigne, j’entre naturellement en quelque dédain de la vie »2. Parallèlement, et d’après le sens propre, le verbe commence à s’employer pour « donner pour caution » (sa parole, son honneur), ainsi que « lier par une promesse » : « Je m’engage difficilement »3, écrit Montaigne, qui cultive une certaine retenue dans l’attachement qui le lie aux choses, et ne s’abandonne jamais tout entier aux passions, surtout lorsqu’elles le distraient de lui et l’attachent ailleurs. De l’idée d’« introduction » vient l’emploi (fin xvie siècle) pour « commencer », « entamer », qui a donné lieu au xxe siècle à une spécialisation (vers 1945) : « prendre position sur des problèmes politiques », en lien avec l’emploi spécial du dérivé engagement. Le nom, dont l’évolution sémantique a suivi celle du verbe, désigne spécialement l’attitude de l’intellectuel, de l’artiste qui met sa pensée ou son art au service d’une cause. On distingue parfois « littérature d’engagement » (la poésie d’Agrippa d’Aubigné, le théâtre d’Aristophane, etc.) et « littérature engagée », et réservant cette dernière expression à la pratique littéraire qui s’est développée de part et d’autre de la Seconde Guerre mondiale, souvent associée à l’essor du communisme, dont beaucoup d’écrivains furent les « compagnons de route »4.

  • 5  Dans son livre Philosophie des Engagements (2007), Matthias Gillissen consacre une partie à Husser (...)

2Je prendrai pour objet d’analyse la question de l’engagement dans la philosophie française des accords de Munich à la guerre de Corée. Je m’attacherai à établir un fait mal connu de cette histoire : le rôle joué par l’éthique individuelle et sociale développée par Husserl au début des années 1920, via sa réception personnaliste, dans la genèse des philosophies de l’engagement sur notre période de référence5. Landsberg fut, avec ses « Réflexions sur l’engagement personnel » (1937), le principal artisan du renouveau par lequel le personnalisme français, rompant avec la stratégie de la pureté, se constituait en personnalisme de l’engagement. Au début des années 1920, il avait suivi les cours de Husserl à Fribourg, comme il s’en explique dans l’hommage « Husserl et l’idée de la philosophie » (1939).

3Pour aborder ces questions, j’examinerai d’abord quelques-unes des philosophies de l’engagement qu’on rencontre dans la France d’après-guerre : la théorie de la littérature engagée, le rationalisme engagé, l’engagement instinctif et le personnalisme de l’engagement. J’analyserai ensuite l’évolution de la position sartrienne qui conduit, au début des années 1950, à la rupture avec Merleau-Ponty sur la question de l’« engagement continué ». J’examinerai, enfin, les sources personnalistes de la philosophie sartrienne de l’engagement, en m’arrêtant sur le cas de Paul-Louis Landsberg et sur sa critique de Husserl.

Tableau

  • 6  J.-P. Sartre, Situations II, p. 211.

4En octobre 1945 paraît le premier numéro des Temps modernes. Sartre y brosse à grands traits la théorie de l’écrivain engagé qu’il développera dans Qu’est-ce que la littérature ? (1947). Flaubert et les frères Goncourt sont tenus pour responsables de la répression qui suivit la Commune de Paris, parce qu’ils n’écrivirent pas une ligne pour l’empêcher : « Ce n’était pas leur affaire dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, est-ce l’affaire de Gide6 ? » Le paradoxe, c’est que Voltaire, Zola, Gide n’étaient pas plus « engagés » en un sens que Flaubert et les Goncourt : le silence des uns n’était pas moins compromettant que les prises de position des autres. L’écrivain est engagé, qu’il le veuille ou non : « Il est dans le coup, quoi qu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite ». Quelle différence alors entre l’homme de lettres et l’écrivain engagé ? La différence, c’est que Voltaire, Zola, Gide, chacun dans une circonstance particulière de sa vie, prit ses responsabilités d’écrivain. Flaubert et les Goncourt, en revanche, avaient succombé à la tentation de l’irresponsabilité – tentation si forte chez les écrivains réalistes, qui visent à l’impartialité du savant.

  • 7  Voir sur ces questions M. Winock, Le Siècle des intellectuels, p. 443. Sur le contenu des six scén (...)

5L’ironie de l’histoire, c’est que le grand théoricien de la littérature engagée n’avait pas lui-même toujours été l’écrivain engagé qu’il aurait aimé être et qu’il allait devenir. Sartre faisait la théorie de l’écrivain engagé après avoir raté une belle occasion de s’engager : celle qui lui était offerte par la guerre – non pas la guerre froide, mais la seconde guerre mondiale et l’expérience de l’occupation. Sur le plan psychologique, il entrait une bonne dose de mauvaise conscience littéraire dans cette théorie de l’engagement. Tout se passe comme si Sartre avait écrit contre lui-même, cherchant à compenser sur le plan théorique son relatif désengagement pendant l’occupation – des articles donnés au journal collaborationniste Comoedia, les démarches auprès de son directeur, René Delange, afin d’obtenir pour Simone de Beauvoir un poste à la Radio de Vichy pour laquelle elle écrira une série de scénarios sur les origines du music-hall7. Ceux qui s’étaient engagés et qui étaient allés jusqu’au bout de leur engagement n’étaient plus toujours là pour donner des leçons d’engagement : Cavaillès avait été fusillé par les allemands à Arras en 1944. Il n’avait pas écrit cependant, dans sa cellule de la prison de Montpellier, une théorie de la littérature engagée ; il avait écrit Sur la logique et la théorie de la science – œuvre qui témoignait d’une autre forme d’engagement.

  • 8  G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, p. 23.

6Bachelard a montré en effet dans Le Rationalisme appliqué (1949) qu’il existe un « principe de l’engagement scientifique » – principe qui a une double signification. Il signifie d’abord que la formation de l’esprit scientifique est une réforme de la connaissance vulgaire. La cité scientifique s’établit en marge de la cité sociale dans une lutte contre le consensus de la connaissance vulgaire. Cette activité de différenciation, la cité scientifique la reproduit à l’intérieur d’elle-même sous forme d’une lutte contre la connaissance de première culture. La philosophie de la culture inhérente au rationalisme accueille donc l’idée de niveaux pédagogiques : « Toute culture est solidaire de plan d’études, de cycle d’études »8. L’engagement rationnel ne se fait pas dans la presse : il se fait à l’école. L’homme de culture scientifique est un enseignant et un éternel écolier. Le principe de l’engagement implique en outre que la formation scientifique soit une conversion des intérêts. Il commande l’abandon des premières valeurs ; il est une quête d’intérêts si lointains, si détachés des intérêts usuels qu’il est généralement méprisé par ceux qui bénéficient d’engagements immédiats et qui « existent » dès les valeurs premières, celles qui leur sont données. Dans le travail scientifique, toute valeur donnée est valeur transformée. Pour participer réellement au travail scientifique, il faut accéder à l’activité de différenciation.

  • 9  J. Cavaillès, Œuvres complètes de philosophie des sciences, p. 674.

7D’où l’opposition entre deux conceptions de l’engagement. Pour les philosophies de l’existence, l’engagement est un choix, et même un « choix métaphysique » – car en prenant parti sur le désarmement des FFI après la libération de Paris ou sur l’aide à fournir aux républicains espagnols, l’homme se choisit en face d’autrui, de l’amour, de la mort, du monde, et c’est tout ce projet singulier et absolu qui, à chaque fois, est en jeu. Pour les philosophies du concept, l’engagement n’est pas un choix métaphysique ; c’est un impératif, une nécessité. Dans les hommages rendus à Cavaillès à l’Université ou sur France Culture, Canguilhem soulignait régulièrement que chez son ancien condisciple de l’École normale supérieure, la Résistance n’avait pas été un choix entre plusieurs options possibles ; car il n’y en avait qu’une seule en ces circonstances, et pas vraiment de place pour un choix. À Londres, en 1943, Cavaillès avait déclaré à Raymond Aron : « Je suis spinoziste, je crois que nous saisissons partout du nécessaire. Nécessaires les enchaînements des mathématiciens, nécessaire même les étapes de la science mathématique, nécessaire aussi cette lutte que nous menons »9.

  • 10  Sur la naissance des deux « Libérations » et le rôle de Cavaillès dans ces deux mouvements, cf. L. (...)
  • 11  L. Aubrac, « De l’engagement instinctif à la mort apprivoisée », p. 163-164. Sur Mme Collin, cf. a (...)

8Si la nécessité peut désigner celle du concept, elle peut aussi être le fait de l’instinct. D’où une troisième conception de l’engagement, qui vient compléter notre tableau. On peut distinguer en effet avec Lucie Aubrac deux formes d’engagement : l’engagement formel et l’engagement informel. Compte tenu de ses responsabilités dans la Résistance, l’engagement de Cavaillès n’avait rien d’informel. Lorsqu’il est rejoint par Lucie Aubrac à Paris en janvier 1943, ses responsabilités vont même bien au-delà de celles qu’il eut, simultanément d’abord, puis séparément, avec les mouvements « Libération » en zone nord et en zone sud10. Qu’en est-il cependant de l’engagement de ces hommes et de ces femmes qui n’avaient dans la Résistance aucune fonction précise et aucune responsabilité acceptée ? Soit par exemple le geste de Mme Collin, tendant la main à la petite Germaine, âgée de huit ans, que sa mère avait tout juste eu le temps de lui confier, ce jour de juillet 1942, avant de monter dans le bus rempli de familles juives tirées de leur logement11. Ce geste acquiert dans le récit de Lucie Aubrac un sens symbolique. Il renvoie manifestement à d’autres gestes : ceux de Lucie Aubrac, contrainte de choisir l’exil pour son fils et de le voir s’éloigner, par trois fois, vers un refuge qu’elle ne connaissait pas. Comment en vient-on à tendre la main aux enfants qu’une mère n’a eu d’autre choix que de vous confier ? À cette question, les hommes et les femmes qui avaient tendu la main répondaient invariablement : « Je ne pouvais pas faire autrement », « ça allait de soi », « je n’ai pas eu le temps de réfléchir ».

  • 12  L. Aubrac, « De l’engagement instinctif à la mort apprivoisée », p. 165.

9Que signifie cette impossibilité de faire autrement ? Tendre la main, offrir le gîte et le couvert, faire des langes et des couches pour un bébé à naître : ces actes spontanés n’ont par eux-mêmes rien d’héroïque ; seules les menaces et la répression de Vichy leur confèrent une telle connotation ; ce sont des actions primaires, « des gestes instinctifs et spontanés que la raison n’avait pas eu le temps de préparer et de décider »12. Ces actes spontanés, où l’instinct maternel semble avoir plus de part que le sens de l’héroïsme, présentent cependant la même structure que les actions plus organisées menées dans la Résistance : on y va, puis on raisonne sur le bien-fondé, avant de se découvir en accord avec soi-même et avec les autres (« Si on y avait pas été, on n’aurait jamais pu se regarder en face »). Mais pourquoi y va-t-on ? Comment décide-t-on d’y aller ? On y va parce qu’on ne supporte plus l’injustice, la bêtise ou la lâcheté, ces « trois gangrènes » qui rongent l’humanité. L’engagement formel procède des formes d’actions spontanées et quasi-instinctives de l’engagement informel. L’appartement de la place des Vosges où Germaine repasse sa table des sept est la préfiguration du service des logis clandestins de la Résistance. Dans l’article de La Montagne de Clermont, annonçant à la fin de l’année 1942 que « Les Allemands en Russie progressent rapidement vers l’ouest », se préfigure la presse clandestine.

  • 13  E. Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, p. 25.
  • 14  Cf. J.-P. Sartre, Situations II, p. 223 : « On ne fait pas ce qu’on veut et cependant on est respo (...)
  • 15  G. Duveau, « À la recherche du roman », p. 306. Duveau cite par exemple André Maurois (de son vrai (...)
  • 16  E. Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, p. 26.
  • 17  E. Mounier, « Le message des “Temps modernes” et le néo-stoïcisme », p. 961.

10Si l’instinct peut conduire à la réconciliation avec soi-même et avec les autres, il peut aussi aller de pair avec le déchirement et une forme de conscience tragique. D’où une quatrième conception philosophique de l’engagement – celle du personnalisme. L’engagement est caractérisé par Emmanuel Mounier en termes de situation existentielle : « Nous sommes embarqués dans un corps, dans une famille, dans un milieu, dans une classe, dans une patrie, dans une époque que nous n’avons pas choisis13. » L’engagement personnaliste est une servitude ; mais à la différence de l’engagement sartrien14, il n’est pas une malédiction : il contribue à notre équilibre. Le canton de l’univers qui nous est imparti ne nous enferme pas dans ce «provincialisme spirituel» dont les personnalistes déplorent dans les années 1930 qu’il règne sur les lettres françaises15. Mais nous ne sommes pas non plus, suivant le rêve paranoïaque des surréalistes (Breton, Dali), des « fous de liberté projetant sans entrave désirs et délires dans un monde aboli ». Nous ne sommes véritablement libres que dans la mesure où nous ne le sommes pas entièrement ; nous ne sommes pas non plus « condamnés aux travaux forcés d’une histoire sans appel »16. Ni totalement libre, ni totalement déterminé, l’homme personnaliste n’est pas un homme total. Le « looping philosophique » par lequel Sartre pense pouvoir tenir ensemble servitude totale et liberté totale est un exercice de haute voltige métaphysique qu’il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir exécuter17.

  • 18  Idem, p. 24.
  • 19  E. Mounier, « Lendemains d’une trahison », p. 10.
  • 20  E. Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, p. 24.
  • 21  Ibid.

11Pas plus que l’engagement instinctif, l’engagement personnaliste n’a d’affinité avec le culte des héros. Mais il y a héroïsme et héroïsme. Lorsqu’au milieu des années 1930, le personnalisme français renonce au souci de pureté individuelle et à l’apolitisme infantile pour mettre le pied dans les problèmes du temps, Mounier et le groupe Esprit se trouvent entraînés vers des carrefours qu’ils n’ont pas fixés : la crise du 6 février 1934, la guerre d’Espagne, le Front populaire, etc. À ces carrefours, qui en rappellent un autre quelque part entre Delphes et Thèbes, les voilà obligés à des options incompatibles avec la solitude des positions pures : « Jamais notre choix n’eut cette allure héroïque et cet automatisme satisfait qui semblent, à en croire leurs propos, si communs parmi nos contemporains »18. Lors de la signature des accords de Munich, en septembre 1938, la rédaction d’Esprit est divisée. Certains considèrent que la domination économique de l’Europe danubienne par l’Allemagne a une avance acquise qu’il n’est plus possible de regagner. Le coup d’arrêt au fascisme ne se fera pas dans les Sudètes, mais en Espagne ou dans le bassin méditerranéen, où l’ennemi paraît plus faible. D’autres, qui ont demandé après la guerre la révision pacifique du traité de Versailles redoutent qu’un certain antifascisme vienne au secours du poincarisme déclinant ; ils voient en Hitler un « justicier brutal » dont les méthodes odieuses ne sauraient faire oublier la justice des revendications européennes, de celles du moins qui se bornent à neutraliser l’injustice du Traité. Rompant avec le pacifisme de ses collaborateurs, Mounier écrit avec beaucoup de lucidité dès le mois d’octobre 1938 : « On ne peut plus parler du rattachement des Sudètes à l’Allemagne comme d’une opération isolée se suffisant à elle-même. Il est désormais le ressort d’un fait historique global et indissociable »19. Six mois plus tard, l’Allemagne nazie mettait la dernière main au démantèlement de la Tchécoslovaquie. La décision collective ne fut pas toujours aussi délicate à construire, l’unité aussi difficile à trouver : « Parfois, l’instinct décida sans hésitation, mais longtemps après, l’intelligence se débattait et les pensées déchirées faisaient sentir leurs cicatrices »20. Si le déchirement avait été épargné à la conscience dans l’urgence de la décision, il se rappelait à elle dans l’analyse après coup de la situation. Le moment de la réconciliation avec soi-même et avec les autres fait ici défaut à la structure de la décision : « Il y avait toujours assez de bonnes raisons chez l’adversaire, de sottise et de bassesse chez l’allié, pour risquer d’ébranler notre choix »21.

  • 22  E. Mounier, « Esprit et l’action politique », p. 40. Le « gauchisme » était représenté en Allemagn (...)
  • 23  E. Mounier, « Esprit et l’action politique », p. 40.
  • 24  A. Malraux, L’Espoir, p. 213.
  • 25  Voir E. Husserl, Cinq articles sur le renouveau, p. 36 : « Or on peut dire de manière générale : j (...)

12Si Mounier reconnaît que l’instinct a pu, dans certaines circonstances, prendre part à la décision, il récuse cependant toute théorie de l’engagement qui ferait d’une réaction instinctive le principe même de l’engagement. Il y voit une « maladie infantile de la politique », un peu comme Lénine voyait dans le « gauchisme » une maladie infantile du communisme : « Croire que l’on fonde une action sur une première réaction, toujours violemment négative, désordonnée, primaire, c’est soumettre l’action politique à une régression bien connue des psychologues : la fixation infantile d’une tendance qui ne mûrit pas et s’exaspère »22. Cette critique de l’infantilisme s’accompagne chez Mounier d’un certain nombre de déclarations virilistes : « Il est significatif, explique-t-il en juillet 1938 au Congrès de Jouy-en-Josas, que cette forme exaspérée de dégoût du politique, réaction très généralement féminine devant une certaine trivialité virile, soit aussi le produit d’une éducation plus ou moins dévirilisante, ou, pour généraliser, puérilisante »23. Une telle éducation expliquerait, selon Mounier, la psychologie d’Hernandez, l’anarchiste de Malraux, auquel Garcia déclare devant le front de Madrid : « Votre patrie n’est pas la politique. Elle est la comparaison de ce que vous voyez et de ce que vous rêvez. L’action ne se pense qu’en termes d’action. Il n’y a de pensée politique que dans la comparaison d’une chose concrète avec une autre chose concrète, d’une possibilité avec une autre possibilité »24. Nous ne savons pas si la conception de l’anarchiste de Malraux est infantile ou le produit d’une éduction dévirilisante ; ce fut en tout cas celle de Husserl lorsqu’il écrivait, dans les articles sur le renouveau de l’homme pour le Kaizo, vouloir juger les réalités à partir des lois de leur pure possibilité25.

De l’écrivain engagé à l’écrivain d’actualité : Sartre et Merleau-Ponty

  • 26  M. Merleau-Ponty, « Lettre à Jean-Paul Sartre du 8 juillet 1953 », p. 634 : « Et je n’ai pas mis m (...)
  • 27  J.-P. Sartre, Situations II, p. 212.
  • 28  Cf. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 374.

13La conception sartrienne de l’engagement allait connaître une certaine évolution, l’écrivain engagé se muant de plus en plus en « écrivain d’actualité », selon l’expression de Merleau-Ponty26. L’engagement tel qu’il était conçu au départ devait consister à prendre position à propos des événements politiques et sociaux ; mais Sartre se défendait de vouloir instaurer un « relativisme littéraire ». Il avouait son peu de goût pour l’« historique pur » – ce qui signifie que si l’écrivain devait prendre position, il ne devait pas le faire politiquement, en se mettant au service d’un parti. En prenant parti dans la singularité de son époque, l’écrivain engagé devait « faire entrevoir les valeurs d’éternité qui sont impliquées dans ces débats sociaux et politiques »27. L’engagement allait de pair avec une certaine impartialité. Il n’était même pas incompatible avec une certaine neutralité ou « liberté à l’égard des valeurs », à condition de comprendre celle-ci en son sens wébérien comme une forme d’indépendance à l’égard des pouvoirs en place28. Au début des années 1950, à mesure que la situation internationale se tend, l’engagement en vient de plus en plus à accepter comme définitive la formulation par antithèse (communisme contre anticommunisme) et à indiquer clairement une préférence. D’où la rupture avec Merleau-Ponty qui, au moment de la guerre de Corée, refuse de prendre parti sur le terrain militaire, considérant que la politique dure de Staline et la politique guerrière de l’Amérique sont solidaires.

  • 29  Idem, p. 635.

14Merleau-Ponty n’a pas cependant le sentiment de se détourner de la politique, comme si la guerre de Corée venait brusquement inhiber chez lui tout intérêt de cet ordre. Il refuse de prendre parti sur les événement politiques au jour le jour – ce qu’il appelle l’« engagement continué (au sens cartésien) ». Pourquoi ? Parce que, dit-il, « la plupart du temps, l’événement ne peut être apprécié que dans le tout d’une politique qui en change le sens ». L’argument rappelle celui de Mounier face à l’invasion des Sudètes. Il y aurait de la ruse et de la stratégie à provoquer le jugement sur chaque point d’une politique au lieu de la considérer dans son ensemble et dans son rapport à celle de ses adversaires : « Cela permettrait de faire avaler en détail ce qui ne serait pas accepté en gros, ou au contraire, de rendre odieux à coups de petits faits vrais ce qui, vu comme ensemble, est dans la logique de la lutte »29. Dans une situation mondiale tendue, il est artificiel de faire comme si les problèmes se posaient un à un et de « dissoudre ce qui est historiquement un ensemble en une série de questions locales ». L’engagement ne peut aller pour Merleau-Ponty jusqu’à accepter, même provisoirement, les dilemmes tels qu’ils sont donnés dans la politique : « Il n’y a pas de « philosophie séparée », pas plus que de sciences sociales séparées. Mais la plus grande partie de l’action se passe dans l’entre-deux entre les événements et les pures pensées, ni dans les choses ni dans les esprits, mais dans la couche épaisse des actions symboliques qui opèrent moins par leur efficace que par leur sens. À cette couche appartiennent les livres et les conférences, y compris celles où l’on se permet de critiquer Sartre, l’espace de quinze minutes.

  • 30  J.-P. Sartre, Lettre à Merleau-Ponty, p. 629.
  • 31  J.-P. Sartre, Situations III. Littérature et engagement, p. 156. L’ami en question, dont Sartre di (...)
  • 32  J.-P. Sartre, L’Âge de raison, p. 508-509.
  • 33  J.-P. Sartre, Situations III. Littérature et engagement, p. 155.

15Sartre considère quant à lui que la philosophie est devenue pour Merleau-Ponty un alibi : « Mais je te reproche, moi, et bien plus sévèrement, lui écrit-il en 1953, d’abdiquer en des circonstances où il faut te décider comme homme, comme français, comme citoyen et comme intellectuel en prenant ta philosophie comme alibi »30. Il faut donner ici au terme son sens fort – celui que lui donne Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?. Dans son tableau de la littérature contemporaine, Sartre critiquait ce qu’il appelait la « littérature d’alibi » – cette littérature qui trouve son principe dans la formule qu’un ami de Sartre avait trouvée dans ses lectures et qui lui revenait fort à propos au moment de son mariage : « Il faut, m’écrivit-il un jour, faire comme tout le monde et n’être comme personne. »31 Sartre voyait dans cette formule « la plus abjecte saloperie » et la « justification de toutes les mauvaises fois ». Faire comme tout le monde, disait-il, c’est-à-dire vendre le drap d’Elbeuf ou le vin de Bordeaux, prendre une femme dotée, etc. Sans doute, Merleau-Ponty ne vendait ni le drap d’Elbeuf ni le vin de Bordeaux. Mais il faisait le jeu des forces réactionnaires, il se repliait dans une troisième voie, il refusait de choisir entre communisme et anticommunisme. Tout en faisant comme tout le monde, il n’était comme personne ; car il écrivait La Prose du monde. L’alibi de Jacques dans L’Âge de raison, c’est sa jeunesse : « Elle lui permettait de défendre le parti de l’ordre avec une bonne conscience : il avait singé avec application tous les égarements à la mode, il avait donné dans le surréalisme »32. L’alibi de l’écrivain bourgeois, dans le tableau sartrien, c’est la littérature : elle permet à André Maurois de réconcilier « esprit de sérieux » à Elbeuf et « esprit de contestation » devant la page blanche, d’expliquer la stricte équivalence entre production et consommation, de démontrer que « l’ordre est une fête perpétuelle et le désordre la plus ennuyeuse monotonie »33. L’alibi de Merleau-Ponty, c’est qu’il a décidé d’écrire un livre de philosophie. Ou plutôt, c’est une certaine idée de la philosophie. Laquelle ?

  • 34  J.-P. Sartre, Lettre à Merleau-Ponty, p. 629.
  • 35  M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p. 38 : « De là la douceur rebelle, l’adhésion songeuse (...)

16Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Merleau-Ponty aurait parlé d’une « présence songeuse » du philosophe dont Sartre, outre qu’il n’en trouve pas la moindre trace dans sa propre complexion philosophique, regrette qu’elle n’ait pas été mieux définie : « Et, après tout, pas un mot de ta leçon ne permettait de savoir si la “présence songeuse” dont tu parlais était une caractéristique accidentelle, historique, pathologique ou au contraire un choix fondamental34 ». En réalité, Merleau-Ponty n’avait pas parlé de « présence songeuse ». Évoquant Bergson, il avait parlé de « douceur rebelle », d’« adhésion songeuse » et de « présence impalpable »35. Un peu plus loin, à propos de Socrate, il avait parlé de « présence absente ». Que faut-il entendre par là ?

  • 36  Cité d’après M. Merleau-Ponty, idem, p. 36.
  • 37  M. Merleau-Ponty, idem, p. 37.

17Merleau-Ponty rappelle dans son testament de 1937, Bergson avait déclaré s’être rapproché du catholicisme, ajoutant cette précision : « Je me serais converti si je n’avais pas vu se préparer depuis des années la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés »36. Que nous dit ce témoignage du rapport de Bergson au vrai et aux autres ? Il nous dit que l’assentiment aux vérités portées par une institution ou une Église ne saurait délier le philosophe de « ce pacte d’histoire qui est passé entre lui et les persécutés de demain », que « la conversion serait une désertion » et que « l’adhésion au christianisme manifeste ne peut pas prévaloir sur le Dieu qui est caché dans la souffrance des persécutés ». L’adhésion songeuse a un objet ; c’est une adhésion au vrai ; mais le vrai tel que le conçoit Bergson est un vrai qui n’a pas de lieu assigné, ce n’est pas le vrai d’une Église ou d’une institution : « Il n’y a pas de lieu de la vérité où l’on devrait aller la chercher coûte que coûte, et même en brisant les rapports humains et les liens de vie et d’histoire »37. D’où la « présence impalpable » du philosophe, qui tient à l’ubiquité de son regard : « Il veut être partout à la fois, au risque de n’être tout à fait nulle part ». Le philosophe n’étant jamais véritablement nulle part, il n’est pas tout à fait faux de dire que la philosophie est pour lui un alibi.

  • 38  J.-P. Sartre, Lettre à Merleau-Ponty, p. 629.
  • 39  Cf. H. Bergson, « La Vie et l’œuvre de Ravaisson », p. 1450-1481. On sait que Bergson avait hésité (...)
  • 40  H. Bergson, op. cit., p. 1464.

18Que nous apprend le témoignage de Bergson du rapport à soi ? Le philosophe n’acceptant jamais de se vouloir contre les hommes, ni les hommes contre soi, son opposition n’est jamais agressive. D’où la « douceur rebelle » du philosophe. Douceur, car le philosophe sait que l’agressivité annonce la capitulation. Douceur rebelle, car le philosophe connaît trop bien les droits des autres pour leur permettre n’importe quel empiètement – ce qui signifie que lorsqu’il est engagé dans une entreprise, il n’aime pas se laisser entraîner au-delà d’un certain point où elle perd le sens qui la recommandait à ses yeux. Sartre reprochait à Merleau-Ponty d’avoir fait, en guise d’éloge de la philosophie, son propre portrait : « Elle [la leçon du Collège de France] était admirable, écrit-il, s’il s’agissait seulement d’un portrait du peintre par lui-même. Et même d’une autojustification »38. En faisant son propre portrait, Merleau-Ponty avait fait aussi bien celui de Bergson, qui avait lui-même fait celui de Ravaisson39. Bergson disait de Ravaisson qu’il n’avait jamais cherché à agir sur d’autres hommes ; et il ajoutait : « Mais jamais esprit ne fut plus naturellement, plus tranquillement, plus invinciblement rebelle à l’autorité d’autrui. Il était de ceux qui n’offrent même pas assez de résistance pour qu’on puisse se flatter de les voir jamais céder »40. Le philosophe, comme le roseau, plie mais ne rompt pas.

  • 41  H. Bergson, op. cit., p. 1463.

19Pas de « présence songeuse » donc chez le philosophe « expressionniste » dont Merleau-Ponty fait ici l’éloge : une « adhésion songeuse » au vrai, car il n’y a pas de vérité solitaire ; une « présence impalpable » aux autres, car le philosophe appartient au vrai ; et une « douceur rebelle », car il s’appartient à lui-même. Sartre avait parfaitement reçu le message ; et s’il s’était mis en colère contre Merleau-Ponty, s’il avait dit d’un ton glacial que la leçon d’ouverture était « amusante », ce n’est pas parce qu’il ne trouvait aucune trace chez lui d’une présence songeuse. Ce n’était pas non plus jalousie ni mesquinerie de sa part il gagnait assez d’argent avec le théâtre pour échapper à l’enseignement. C’est qu’il avait parfaitement compris que l’autoportrait était un double portrait, et qu’on le comparait dans cette leçon à Victor Cousin, ce représentant de l’institution qui parlait de la philosophie en disant « mon drapeau », et des professeurs de philosophie en disant « mon régiment »41.

Les sources personnalistes de la philosophie de l’engagement : Landsberg critique de Husserl

  • 42  E. Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, p. 25.
  • 43  Sur l’arbre de l’existentialisme, voir E. Mounier, Introduction aux existentialismes, p. 7-14. Mou (...)
  • 44  Landsberg suivit les cours de Husserl à Fribourg en 1919 et 1922 (cf. K. Schuhmann, Husserl-Chroni (...)

20Le principe sartrien d’engagement élaboré dans la Présentation de 1945 devait beaucoup aux analyses des grands représentants de l’existentialisme et du personnalisme d’avant-guerre. Mounier ne s’y trompera pas, lorsqu’il évoquera « ces philosophies de l’engagement qu’un Scheler, un Jaspers, un Landsberg, derrière eux un Kierkegaard, après eux, Gabriel Marcel et le jeune personnalisme français avaient depuis longtemps développées, avant qu’elles n’excitent l’attention frénétique des courriéristes littéraires »42. Il ne saurait être question d’examiner ici l’ensemble de ces philosophies de l’engagement, qui forment autant de parties de l’arbre de l’existentialisme décrit par Mounier, avec son tronc (Kierkegaard), sa branche chrétienne (Scheler, Jaspers, Landsberg) et le rameau personnaliste de cette branche (Gabriel Marcel, Mounier lui-même)43. On s’intéressera au cas de Paul-Louis Landsberg qui, plus qu’un autre, permet de faire le lien entre le personnalisme français et la phénoménologie allemande, en raison du rôle déterminant qui fut le sien dans l’évolution du personnalisme au milieu des années 1930, et de la culture philosophique très « germanique » de cet élève de Husserl et de Max Scheler44. Engagé dans le service de renseignements du mouvement de résistance Combat, Landsberg sera arrêté en mars 1943 par la Gestapo et déporté au camp d’Oranienburg, où il mourut en 1944.

  • 45  P.-L. Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », p. 180.
  • 46  Idem, p. 181.
  • 47  G. Semprun, Adieu, vive clarté…, p. 121. Semprun avait rencontré Landsberg et sa femme aux Pays-Ba (...)
  • 48  P.-L. Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », p. 180. Cité par J. Semprun dans Adieu (...)

21Nulle trace d’antinomie, dans ses Réflexions sur l’engagement personnel (1937), entre conscience collective et conscience personnelle ; car le personnalisme refusait d’abandonner au fascisme l’idée de communauté de destin – comme si la nation était le seul véhicule de la communauté : « Nous appelons engagement, écrit Landsberg, l’assumation concrète de la responsabilité d’une œuvre à réaliser dans l’avenir, d’une direction définie de l’effort allant vers la formation de l’avenir humain »45. Mais cet avenir humain dont nous avons la responsabilité est, inséparablement, avenir individuel et avenir collectif. L’avenir possible pour l’individu se détermine en grande partie par les forces collectives capables de transformer la collectivité contemporaine. Impossible donc de produire du fond de notre individualité un idéal arbitraire et de refuser, au nom de cette perfection rêvée, toute identification à un groupe et toute activité historique : « Il n’y a guère de pareille activité sans une certaine décision pour une cause imparfaite »46. Jorge Semprun raconte, dans Adieu, vive clarté…, l’importance qu’eut pour lui, à l’âge de quinze ans, la découverte du concept d’historicité, introduit par Landsberg dans la pensée et le vocabulaire du groupe Esprit47. Il souligne également la valeur définitive que devait revêtir à ses yeux l’idée de « décision pour une cause imparfaite » ; et Semprun de citer Landsberg : « Nous n’avons pas à choisir entre des principes et des idéologies abstraites, mais entre des forces et des mouvements réels qui, du passé et du présent conduisent à la région des possibilités de l’avenir »48. La valeur d’une telle décision tient à la tension qu’elle introduit au cœur de tout engagement authentique – tension entre le caractère définitif de l’engagement et l’imperfection de la cause qui en est l’objet ; car c’est cette tension qui préserve du fanatisme ; c’est elle qui confère à l’engagement sa « lucidité ».

22Cette idée de décision pour une cause imparfaite, une éducation rationaliste nous prépare mal à lui donner l’importance qu’elle mérite. Dans l’hommage « Husserl et l’idée de la philosophie » (1939), Landsberg constate en effet que le rationalisme du xixe siècle a réduit à l’usage de quelques savants la philosophie à une sorte de « police des sciences », à une méthodologie et à une réflexion sur les règles de la rationalité scientifique. De ce rationalisme qui emprunte aux sciences constituées le modèle de la rationalité philosophique, il distingue le rationalisme de Husserl, qui réveille une idée authentique de la philosophie – l’idée prémoderne de la philosophie comme science universelle. Sans doute, cette idée de la philosophie n’est plus celle dans laquelle se reconnaissent les élèves de Scheler et Heidegger ; car elle est supposée laisser de côté les problèmes du concret, de l’histoire, de l’action, de l’existence, de la vie et de la mort, irréductibles à la raison géométrique. Et pourtant, dit Landsberg, il y a dans la vie de Husserl plus de « fidélité existentielle » que dans le bavardage sur l’extase, la violence dans la vie et l’existence. Kierkegaard opposait la pensée du philosophe à son existence. La présence réelle de Husserl conduit à dépasser cette opposition : le sacrifice de la personnalité à la rigueur de la pensée engendre chez Husserl une forme supérieure d’existence personnelle – l’existence philosophique comme dévouement à la vérité, elle-même conçue comme instance objective et supra-temporelle. Sur l’existence comme dévouement à la recherche, Landsberg n’a rien à redire ; c’est l’idée de la vérité à laquelle Husserl a voué sa vie qui doit être abandonnée.

  • 49  P.-L. Landsberg, « Husserl et l’idée de la philosophie », p. 320.

23Si Husserl accorde une telle importance au problème de la connaissance, ce n’est pas par goût personnel ou incapacité à penser les problèmes de l’être. C’est qu’il se fait de l’être une idée bien précise, trop précise peut-être. Il conçoit l’être comme identité absolue et immuable, l’indice de cette identité immuable se trouvant dans le caractère de nécessité de la connaissance qui s’y rapporte. L’intuition des essences (Wesensschau) saisit les idées et leurs connexions nécessaires à partir de la perception d’une réalité contingente. Elle n’a pas pour objet de nous ouvrir l’accès à la connaissance des réalités de la vie et de l’histoire : elle nous conduit vers une sphère d’être idéale où règne la nécessité mathématique – une nécessité évidente et lumineuse dont Landsberg considère qu’elle est la « divinité véritable des rationalistes » et « leur protectrice contre le démon obscur d’une autre nécessité »49. La fatalité concrète de l’existence n’intéresse pas les rationalistes : « Ils fuient vers l’éternel avec l’aide d’une pensée qui se veut atemporelle ». Le problème n’est donc pas de savoir si Husserl s’est intéressé ou non à l’histoire : il est que Husserl a de la vérité elle-même une conception anhistorique.

  • 50  Idem, p. 323.

24Husserl ayant trouvé la méthode rationnelle de recherche de la vérité, celle que toute l’histoire de la philosophie cherchait avant lui en tâtonnant entre un rationalisme objectiviste et un subjectivisme transcendantal, il se propose donc de la partager avec les autres, à commencer par ses propres élèves, et d’en jouir avec eux comme de ce vrai bien qu’on peut communiquer : « Il s’adresse par conséquent aux générations futures en les invitant à abandonner les chemins faux et incertains et à le suivre dans sa marche laborieuse mais certaine vers la vérité »50. Voilà Husserl qui prêche dans le désert ; car les nouvelles générations n’ont que faire des problèmes de Husserl ; elles s’intéressent aux problèmes qui leur sont posés par leur propre situation historique. Pour Landsberg, comme pour Bergson avant lui et pour Merleau-Ponty après lui, la philosophie ne consiste pas à trouver des solutions nouvelles à des problèmes tout faits ; elle consiste à inventer des problèmes nouveaux, de nouvelles positions de problème. L’argument qui sert ici à Landsberg pour dénoncer le désengagement rationaliste sera celui que Merleau-Ponty opposera à l’« engagement continué » de Sartre. Affronter les problèmes posés par l’histoire ne consiste pas plus à se laisser dicter les problèmes par Husserl qu’à se les faire dicter par l’actualité ou la politique. D’où la tragédie du philosophe rationaliste, condamné à voir ceux qui le suivent, quelle que soit l’influence très réelle qu’il ait pu exercer sur eux, se détourner des problèmes éternels qui sont les siens, refusant de prolonger le travail qu’il croit avoir commencé. Lui se vit comme un éternel commençant, tandis qu’ils ne se voient pas du tout comme des continuateurs, ou des héritiers.

  • 51  E. Husserl, Sur le Renouveau. Cinq articles, p. 23.

25Quels étaient les démons obscurs de l’histoire que le rationalisme husserlien cherchait ainsi à conjurer ? Au début des années 1920, Husserl fait le constat d’une crise de la culture européenne. La politique européenne depuis 1918 n’est que la continuation de la guerre qui a dévasté l’Europe par d’autres moyens : tortures de l’âme, misères économiques moralement dépravantes, etc. La guerre et la « drôle de paix », en même temps qu’elles révèlent l’absurdité de la culture européenne, brisent l’élan qui en est le moteur. Car une formation spirituelle, une nation, une humanité ne peut maintenir sa force créatrice qu’en étant convaincue de la valeur « belle et bonne » de sa vie culturelle ; et elle ne peut croire à cette valeur que si elle ne se contente pas de vivre, mais qu’elle vit « en allant au-devant de quelque chose de grand à ses yeux ». Tel est le sens éthique que recouvre l’engagement husserlien : contribuer à la réalisation progressive d’une tâche collective qui peut seule procurer à la conscience individuelle, en ces temps d’infortune, cette forme de satisfaction qu’on appelle le bonheur : « Être, dans une telle humanité, un membre digne, coopérer à une telle culture, participer à ses valeurs sublimes, c’est le bonheur pour tout être méritant et cela l’élève au-dessus de ses soucis et de ses infortunes individuelles »51.

  • 52  « Déplacer réellement les montagnes » signifie pour Husserl qu’on ne s’engage pas sur le chemin im (...)

26Mais comment restaurer cette croyance, transmise par les pères fondateurs de la culture européenne, communiquée à la nation japonaise à l’époque moderne, chancelante avant la Grande Guerre, et aujourd’hui complètement effondrée ? Comment mettre en œuvre ce renouveau de l’humanité européenne et de sa culture ? On peut pour cela s’en remettre au jeu hasardeux des forces créatrices et destructrices de valeurs, attendre du « déclin de l’Occident » la destruction de l’homme européen et sa rédemption. On peut aussi combattre pour une humanité meilleure et une culture authentique. Mais ce « combat éthique » (ethischer Kampf) n’est-il pas voué à l’échec ? On a déjà du mal à croire que l’homme individuel puisse jamais atteindre un idéal de vie rationnelle. Attendre cela d’une communauté, d’une nation, et pourquoi pas d’une humanité semble encore plus chimérique. Il n’en est rien. Husserl est un homme des Lumières ; il croit au progrès éthique – « un progrès éthique continu sous la direction de l’idéal de la raison ». Mais si cette croyance au progrès doit pouvoir entraîner une volonté réelle de renouveau, si elle doit avoir la force de « déplacer les montagnes », et de les déplacer réellement52, elle ne doit pas se fonder dans le simple sentiment d’une analogie entre l’homme individuel et l’homme en grand. Elle ne doit même pas rester à l’état de croyance. Cette croyance au progrès doit se transformer en idée claire ; elle doit porter en elle à la parfaite clarté l’essence et la possibilité de son but et de la méthode pour le réaliser. On n’est pas loin ici de la « police de la pensée », chassant le sentiment plus ou moins confus de la tâche à réaliser et attendant d’une méthode en bonne et due forme qu’elle permette de déplacer les montagnes : « Seule la science rigoureuse peut procurer ici des méthodes sûres et des résultats fixes ; elle seule peut donc fournir le travail théorique préalable dont dépend une réforme rationnelle de la culture ». Seulement voilà, cette science n’existe pas.

  • 53  Cf. E. Husserl, Einleitung in die Ethik. Vorlesungen Sommersemester 1920/1924, p. 48-60.
  • 54  E. Husserl, Sur le renouveau. Cinq articles, p. 31.

27Cette science manquante – la « mathesis de l’esprit et de la socialité » (mathesis des Geistes und der Humanität), dont le cours d’introduction à l’éthique donné à Fribourg indiquait qu’elle trouve son germe dans la science de l’État de Hobbes53 –, Husserl va s’employer à en préciser l’idée dans les articles rédigés pour le Kaizo : sens spécifique de la forme spatio-temporelle dans le domaine de l’esprit, forme spécifique de causalité (lois de motivation), forme particulière de rationalisation (jugements d’après les normes de la raison), types d’humanités et de configurations en leur sein (individu, famille, peuple, État), etc. Mais au terme de ces articles, cette science reste encore largement programmatique. Que faire en attendant ? On peut toujours, explique Husserl, s’en remettre à l’instinct, au tact ; et c’est bien ainsi qu’on procède dans la praxis politique, lorsqu’on doit aller voter par exemple. Mais le temps dans lequel s’inscrit le combat éthique n’est pas celui de l’urgence : « Notre souci, écrit Husserl, concerne un infini temporel et, dans le temporel, l’éternel – l’avenir de l’humanité [Menschheit], le devenir de la véritable humanité [Menschentums] »54. L’écrivain engagé, lui aussi, aura le souci de préparer l’avenir. Mais il ne se souciera pas de l’avenir vague et conceptuel de l’humanité entière sur lequel il ne dispose d’aucune information historique, pas plus qu’il ne se préoccupera du sort de la condition de l’homme dans le régime socialiste de l’an 3000. Cet avenir-là, il le laissera aimablement aux romanciers d’anticipation. L’objet de ses soins sera l’avenir de son époque, un avenir limité qui s’en distingue à peine.

Conclusion

  • 55  E. Mounier, « Le message des “Temps modernes” et le néo-stoïcisme », p. 958.
  • 56  P.-L. Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », p. 184.
  • 57  Ibid. On retrouve cette distinction chez Mounier (Traité du caractère, p. 181-194). Sur la questio (...)

28Sartre, Beauvoir, Merleau-Ponty, et d’autres avec eux, furent dans la France d’après-guerre les figures de proue de l’engagement. Ils représentent ces intellectuels qui, n’ayant pas forcément adhéré au communisme, furent pourtant des « compagnons de route », avec tout le flou qui entoure cette expression. Mais ces écrivains et intellectuels engagés qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, se lançaient dans l’aventure des Temps modernes étaient de la même génération que ceux qui, au début des années 1930, avaient fondé Esprit. Comme le disait Mounier, « ce n’est pas une équipe 1945, c’est une équipe 1935 »55. Les Temps modernes auraient pu commencer dix ans plus tôt avec les mêmes hommes et femmes. La théorie de l’engagement divulguée en octobre 1945 devait beaucoup aux grands représentants de l’existentialisme et du personnalisme d’avant-guerre ; elle devait beaucoup, singulièrement, à Paul-Louis Landsberg, dont les « Réflexions sur l’engagement personnel » marquaient, au milieu des années 1930, un véritable renouveau du personnalisme. Confronté à ce qu’on appelle parfois « le tumulte des événements », le personnalisme avait fait des choix. Sur la guerre d’Espagne, le Front populaire, les accords de Munich, Vichy, chaque fois, le groupe Esprit avait pris position. De l’action naissait une réflexion ; celle de Landsberg se nourrissait de Husserl, dont il avait suivi les cours à Fribourg au début des années 1920. L’influence de l’éthique individuelle et sociale développée par Husserl dans ses cours d’introduction à l’éthique de 1920-1923 et exposée dans les articles pour le Kaizo est patente. De Husserl, Landsberg retient qu’ « être libre, c’est pouvoir vivre dans la direction de la formation propre », que « cette vie personnelle n’est pas simplement une suite d’actes instantanés », qu’elle suit au contraire « des directions définies qui se constituent dans certains actes éminents, et plus précisément dans les actes de décision », que « la fidélité à une direction choisie est la forme d’existence essentielle à la constitution de cette vie personnelle ». Bref, il retient que « c’est la fidélité qui constitue la personne »56. Précisant le vocabulaire parfois un peu flottant de Husserl, Landsberg introduit une distinction assez fine entre tempérament et caractère : « Le comportement discontinu, la dispersion sporadique de l’activité humaine appartiennent à un certain tempérament vital plutôt qu’au caractère et à la personne spirituel[s] »57. Mais la communauté d’appartenance ne saurait faire oublier l’ampleur de la rupture avec le rationalisme husserlien : critique de l’éducation rationaliste, des attitudes spectaculaires, de la vision des essences, d’une certaine conception de la vérité, tout cela rattachait Landsberg à un autre courant de pensée, où se posaient d’autres problèmes philosophiques – ceux de l’existence, de la mort, de la vie, de l’histoire.

  • 58  Cf. E. Fink, De la phénoménologie, p. 202.

29La phénoménologie husserlienne devait donner lieu à une autre postérité, moins embarrassée semble-t-il de cet héritage. Celle de Fink qui, pour avoir collaboré jusqu’au bout avec Husserl, était bien placé pour savoir que celui-ci n’avait rien ignoré dans ses manuscrits tardifs de l’importance du problème de la naissance, du sommeil, de la mort, etc. Fink donnait cependant raison au personnalisme d’une certaine manière, en assumant le nécessaire désengagement de la phénoménologie, renchérissant même sur son côté spéculatif. L’être fixe et immuable n’est pas, selon Fink, celui de la phénoménologie de Husserl ; c’est celui des sciences, qui se tiennent toujours déjà dans un pré-savoir de la nature de l’étant, quand bien même celui-ci se présenterait à elles sous les espèces du non-savoir, comme un problème épistémologique. Dans l’ordre de ce savoir, la philosophie provoque un ébranlement, fait vaciller les fondations de la connaissance. Cet ébranlement est le fait de l’« étonnement », de l’« émerveillement » (Verwunderung) d’où procède la philosophie. Mais il y a étonnement et étonnement. L’étonnement philosophique n’est pas simple curiosité pour tel ou tel aspect de l’étant ; il est de nature « ékplectique », il a la structure de l’ ἔκπληξις58. Cet étonnement effrayant est un désengagement de ce dans quoi nous sommes toujours déjà engagés, un désengagement qui nous jette hors de « l’engagement de la familiarité quotidienne avec l’étant ». La question de l’engagement se prolonge ici avec cette autre forme d’engagement – non pas l’engagement comme acte libre et total dont parle le personnalisme, mais l’engagement au sens de la Befangenheit, cette « capture » ou « empêtrement » de notre familiarité traditionnelle et usée avec l’étant.

  • 59  G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, p. 16.

30Quant au rationalisme lui-même, il devait prendre acte de l’échec du rationalisme transcendantal. Fallait-il pour autant renoncer au rationalisme au profit de l’indigence créatrice du non-savoir ? La familiarité traditionnelle et usée avec l’étant que nous procurent les sciences, le sens du monde toujours déjà débattu qu’elles nous livrent ne constituent-ils pas quelque chose comme une mémoire rationnelle ? Des faits nouveaux que la science n’avait pas prévus ne manquent pas de se présenter dans l’expérience ; ces faits nouveaux, le scientifique aime à se représenter qu’une science un peu assouplie aurait dû les prévoir. Cette fécondité récurrente inhérente au savoir rationnel n’est-elle pas ce qui transforme un « fait brut » en « fait de culture » ? D’où les deux règles qui seront celles d’une épistémologie rationaliste, dont la première est cartésienne, la seconde biranienne : le dénombrement des connaissances, qui assure le maintien de l’ordre, car l’ordre des connaissances rappelle les connaissances ; et l’exorcisme des idées fausses ou élimination des obstacles épistémologiques, car le rationalisme moderne est un « rationalisme du contre ». De transcendantal qu’il était, le rationalisme se fait engagé en découvrant que « la pensée scientifique est en état de pédagogie permanente »59. Sur ce point du moins, le personnalisme et le rationalisme pouvaient tomber d’accord. S’engager, qu’on soit personnaliste ou rationaliste, c’est s’efforcer de changer de nature ; et pour cela, refaire sa propre éducation.

Haut de page

Bibliographie

Aubrac Lucie, La Résistance (naissance et organisation), Paris, Robert Lang, 1945.

Aubrac Lucie, « De l’engagement instinctif à la mort apprivoisée », Autrement, n° 6, 1992, p. 163-171.

Bachelard Gaston, Le Rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949.

Beauvoir Simone de, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, Folio, 1958.

Bergson Henri, « La Vie et l’œuvre de Ravaisson », in : Œuvres, Paris, Presses universitaires de France, 1984 (1re éd. 1959), p. 1450-1481.

Cavaillès Jean, Œuvres complètes de philosophie des sciences, Paris, Hermann, 1994.

Denis Benoît, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Éd. du Seuil, 2000.

Duveau Georges, « À la recherche du roman », Esprit, vol. 1, n° 2, 1932, p. 302-309.

Fink Eugen, Studien zur Phänomenologie (1930-1939), La Haye, Martinus Nijhoff, 1966 ; trad. fr. Didier Franck, De la phénoménologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974.

Gillissen Matthias, Philosophie des Engagements : Bergson – Husserl – Sartre – Merleau-Ponty, Freiburg, Verlag Karl Alber, 2008.

Haar Michel, « La Pensée et le Moi chez Heidegger : les dons et les épreuves de l’Être », Revue de Métaphysique et de morale, n° 4, 1975, p. 456-484.

Heidegger Martin, Wegmarken, GA 9, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1975; trad. fr. Jean Beaufret et al., Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1976.

Husserl Edmund, Aufsätze und Vorträge (1922-1937), éd. par Thomas Nenon et Hans Rainer Sepp, Husserliana XXVII, Dordrecht, Kluwer, 1989 ; trad. fr. par L. Joumier, Sur le renouveau. Cinq article, Paris, Vrin, 2005.

Husserl Edmund, Einleitung in die Ethik. Vorlesungen Sommersemester 1920/1924, éd. par Henning Peucker, Husserliana XXXVII, Dordrecht, Kluwer, 2004.

Kemp Peter, Théorie de l’engagement, t. I : Pathétique de l’engagement, t. 2 : Poétique de l’engagement, Paris, Éd. du Seuil, 1973.

Landsberg Paul-Louis, « Réflexions sur l’engagement personnel », Esprit, vol. 6, n° 62, 1937, p. 179-197.

Landsberg Paul-Louis, « Husserl et l’idée de la philosophie », Revue internationale de philosophie, vol. 1, n° 2, 1939, p. 317-325.

Lénine Vladimir Ilitch, La Maladie infantile du communisme. Le gauchisme, Paris, Union générale d’éditions, 1962.

Malraux André, L’Espoir, Paris, Le Livre de Poche, 1956 (1re éd. Gallimard, 1937).

Merleau-Ponty Maurice, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1960 (1re éd. 1953).

Merleau-Ponty Maurice, « Merleau-Ponty - Sartre. Lettres de rupture », in : Merleau-Ponty Maurice, Œuvres, Paris, Gallimard, 2010, p. 627-651.

Montaigne Michel de, Essais, t. I-III, Paris, Le Livre de Poche, 1972.

Mounier Emmanuel, « Lendemains d’une trahison », Esprit, vol. 7, n° 73, 1938, p. 1-15

Mounier Emmanuel, « Esprit et l’action politique », Esprit, vol. 7, n° 73, 1938, p. 34-64.

Mounier Emmanuel, « Le message des Temps modernes et le néo-stoïcisme », Esprit, vol. 13, n° 113, 1945, p. 957-963.

Mounier Emmanuel, Introduction aux existentialismes, Paris, Gallimard, 1946.

Mounier Emmanuel, Qu’est-ce que le personnalisme ?, Paris, Éd. du Seuil, 1946.

Mounier Emmanuel, Traité du caractère, Paris, Éd. du Seuil, 1946.

Rey Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1995.

Sartre Jean-Paul, Les Chemins de la liberté, t. I, L’Âge de raison, Le Livre de Poche, 1971 (1re éd. 1945).

Sartre Jean-Paul, « Merleau-Ponty – Sartre. Lettres de rupture », in : Merleau-Ponty Maurice, Œuvres, Paris, Gallimard, 2010, p. 627-651.

Sartre Jean-Paul, Situations II. Septembre 1944–Décembre 1946. Nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 2012 (1re éd. 1949).

Sartre Jean-Paul, Situations III. Littérature et engagement. Février 1947-Avril 1949. Nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 2013 (1re éd. 1949).

Schuhmann Karl, Husserl-Chronik. Denk- und Lebensweg Edmund Husserls, Husserliana Dokumente, Band I, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1977.

Semprun Georges, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994.

Semprun Georges, Adieu, vive clarté…, Paris, Gallimard, 1998.

Weber Max, Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftstheorie, Tübingen, Mohr, 1951 ; trad. fr. Julien Freund, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965.

Winock Michel, Le Siècle des intellectuels, Paris, Éd. du Seuil, 1997.

Haut de page

Notes

1  Pour l’histoire du mot, cf. le Dictionnaire historique de la langue française sous la direction d’Alain Rey, p. 692.

2  M. de Montaigne, Essais I, chap. 20, p. 138.

3  M. de Montaigne, Essais III, chap. 10, p. 273.

4  B. Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, p. 9.

5  Dans son livre Philosophie des Engagements (2007), Matthias Gillissen consacre une partie à Husserl, mais le concept d’engagement y est pris en un sens très large qui recouvre toute la problématique de l’intentionnalité de la conscience, sans que soit examinée l’éthique individuelle et sociale élaborée par Husserl au début des années 1920 (M. Gillissen, Philosophie des Engagements : Bergson – Husserl – Sartre – Merleau-Ponty, p. 71-129). Dans sa Théorie de l’engagement (1973), Roger Kemp signale l’importance de Paul-Louis Landsberg dans l’histoire du concept d’engagement pris en son sens existentiel. Il souligne en outre l’influence de Max Scheler, dont Landsberg suivit les cours à Cologne, sur la conception personnaliste de l’historicité, sans considérer cependant que Landsberg fut aussi l’élève de Husserl à Fribourg (R. Kemp, Théorie de l’engagement, t. I, p. 28-30).

6  J.-P. Sartre, Situations II, p. 211.

7  Voir sur ces questions M. Winock, Le Siècle des intellectuels, p. 443. Sur le contenu des six scénarios de Simone de Beauvoir conservés à la Bibliothèque Nationale, cf. I. Glaster, « Simone de Beauvoir et Radio-Vichy. À propos de quelques scénarios retrouvés », p. 112-132.

8  G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, p. 23.

9  J. Cavaillès, Œuvres complètes de philosophie des sciences, p. 674.

10  Sur la naissance des deux « Libérations » et le rôle de Cavaillès dans ces deux mouvements, cf. L. Aubrac, La Résistance (naissance et organisation), p. 33-34.

11  L. Aubrac, « De l’engagement instinctif à la mort apprivoisée », p. 163-164. Sur Mme Collin, cf. aussi L. Aubrac, La Résistance (naissance et organisation), p. 20-21.

12  L. Aubrac, « De l’engagement instinctif à la mort apprivoisée », p. 165.

13  E. Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, p. 25.

14  Cf. J.-P. Sartre, Situations II, p. 223 : « On ne fait pas ce qu’on veut et cependant on est responsable de ce qu’on est : voilà le fait ; l’homme qui s’explique simultanément par tant de causes est pourtant seul à porter le poids de soi-même. En ce sens, la liberté pourrait passer pour une malédiction, elle est une malédiction ».

15  G. Duveau, « À la recherche du roman », p. 306. Duveau cite par exemple André Maurois (de son vrai nom Émile Herzog), qui dirigea à Elbeuf l’usine familiale de drap de laine et trouva dans cette expérience la matière de son roman Bernard Quesnay.

16  E. Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, p. 26.

17  E. Mounier, « Le message des “Temps modernes” et le néo-stoïcisme », p. 961.

18  Idem, p. 24.

19  E. Mounier, « Lendemains d’une trahison », p. 10.

20  E. Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, p. 24.

21  Ibid.

22  E. Mounier, « Esprit et l’action politique », p. 40. Le « gauchisme » était représenté en Allemagne par les spartakistes qui, en opposant le parti des chefs (ceux qui voulaient diriger la lutte révolutionnaire d’en haut) au parti des masses (pour qui la lutte révolutionnaire devait venir d’en bas), niaient selon Lénine la nécessaire discipline de parti, et faisaient leurs les défauts de la petite bourgeoisie : dispersion, instabilité, inaptitude à la fermeté, à l’union, à l’action conjuguée. (Voir V. I. Lénine, La Maladie infantile du communisme. Le gauchisme, Paris, 10/18, 1962.)

23  E. Mounier, « Esprit et l’action politique », p. 40.

24  A. Malraux, L’Espoir, p. 213.

25  Voir E. Husserl, Cinq articles sur le renouveau, p. 36 : « Or on peut dire de manière générale : juger des effectivités selon les lois de leur pure possibilité, ou bien les juger selon des “lois d’essence”, selon des lois aprioriques, c’est une tâche universelle qu’il faut rapporter à toutes les sortes d’effectivités et qui est totalement nécessaire ». Cette tâche universelle définit le projet rationaliste husserlien, comme nous le verrons plus bas.

26  M. Merleau-Ponty, « Lettre à Jean-Paul Sartre du 8 juillet 1953 », p. 634 : « Et je n’ai pas mis mon nom sur Les Temps modernes parce que je n’ai pas voulu devenir en titre un écrivain d’actualité, de même que, à la fin de la guerre, je n’ai suivi ton conseil d’entrer au CNE [Comité national des Écrivains] et d’écrire dans Les Lettres françaises parce que je ne tenais pas à devenir officiellement un écrivain de la résistance ».

27  J.-P. Sartre, Situations II, p. 212.

28  Cf. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 374.

29  Idem, p. 635.

30  J.-P. Sartre, Lettre à Merleau-Ponty, p. 629.

31  J.-P. Sartre, Situations III. Littérature et engagement, p. 156. L’ami en question, dont Sartre dit ici qu’il l’a rencontré vers 1924 (donc au moment de son entrée à l’École normale supérieure) a dû servir de modèle au personnage de Jacques dans L’Âge de raison, à moins qu’il ne s’agisse de Jacques lui-même, qui écrit à son frère Mathieu : « Il faut avoir le courage de faire comme tout le monde pour n’être comme personne » (L’Âge de raison, p. 156-157). La formule sera reprise par Simone de Beauvoir dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 293 : « Le secret du bonheur et le comble de l’art, c’est de vivre comme tout le monde en n’étant comme personne ».

32  J.-P. Sartre, L’Âge de raison, p. 508-509.

33  J.-P. Sartre, Situations III. Littérature et engagement, p. 155.

34  J.-P. Sartre, Lettre à Merleau-Ponty, p. 629.

35  M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p. 38 : « De là la douceur rebelle, l’adhésion songeuse, la présence impalpable qui inquiètent chez lui ».

36  Cité d’après M. Merleau-Ponty, idem, p. 36.

37  M. Merleau-Ponty, idem, p. 37.

38  J.-P. Sartre, Lettre à Merleau-Ponty, p. 629.

39  Cf. H. Bergson, « La Vie et l’œuvre de Ravaisson », p. 1450-1481. On sait que Bergson avait hésité à rééditer telle quelle la notice sur Ravaisson lue en 1904 à l’Académie des Sciences morales et politiques où il succédait à Ravaisson. La notice était en effet toujours exposée au reproche qu’on lui fit alors d’avoir « bergsonifié » Ravaisson.

40  H. Bergson, op. cit., p. 1464.

41  H. Bergson, op. cit., p. 1463.

42  E. Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, p. 25.

43  Sur l’arbre de l’existentialisme, voir E. Mounier, Introduction aux existentialismes, p. 7-14. Mounier souligne la grande proximité entre les deux branches de l’existentialisme (la branche chrétienne et la branche athée passant par Sartre et Heidegger) sur le thème de l’engagement : « Ici, les deux branches existentialistes se rapprochent comme nulle part ailleurs. Nous ne touchons, en effet, en ce point que la condition de l’homme, et non pas ses fins dernières » (Idem, p. 94). Heidegger récusera, dans la Lettre sur l’humanisme (qui paraîtra en 1947), toute communauté d’appartenance avec l’existentialisme sartrien, notamment sur la question de l’engagement : « La pensée n’est pas seulement l’engagement dans l’action […]. La pensée est l’engagement par et pour la vérité de l’Être » (M. Heidegger, Questions III et IV, p. 68). Au lieu que la philosophie somme l’étant de rendre raison de son être, la pensée le « laisse-être » et s’abandonne à lui – abandon qui requiert de sa part à elle fermeté et fidélité, rigueur et persévérance. Sur le sens de ce « tournant » dans la pensée de Heidegger, cf. M. Haar, « La Pensée et le Moi chez Heidegger : les dons et les épreuves de l’Être », p. 456-484.

44  Landsberg suivit les cours de Husserl à Fribourg en 1919 et 1922 (cf. K. Schuhmann, Husserl-Chronik. Denk- und Lebensweg Edmund Husserls, p. 232). La source de Karl Schuhmann est le beau témoignage de Landsberg lui-même, qui évoque dans l’article sur « Husserl et l’idée de la philosophie » ses souvenirs du séminaire de Husserl en 1919.

45  P.-L. Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », p. 180.

46  Idem, p. 181.

47  G. Semprun, Adieu, vive clarté…, p. 121. Semprun avait rencontré Landsberg et sa femme aux Pays-Bas en 1938. On trouve le récit de cette rencontre dans L’Écriture ou la vie, p. 178-178.

48  P.-L. Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », p. 180. Cité par J. Semprun dans Adieu, vive clarté…, p. 122.

49  P.-L. Landsberg, « Husserl et l’idée de la philosophie », p. 320.

50  Idem, p. 323.

51  E. Husserl, Sur le Renouveau. Cinq articles, p. 23.

52  « Déplacer réellement les montagnes » signifie pour Husserl qu’on ne s’engage pas sur le chemin imaginaire de l’utopie (comme le propose Ernst Bloch à la même époque), mais sur la voie sûre de la science – une science qui se fonde sur l’idée d’une humanité « vraie et authentique » (cf. E. Husserl, Sur le Renouveau. Cinq articles, p. 30).

53  Cf. E. Husserl, Einleitung in die Ethik. Vorlesungen Sommersemester 1920/1924, p. 48-60.

54  E. Husserl, Sur le renouveau. Cinq articles, p. 31.

55  E. Mounier, « Le message des “Temps modernes” et le néo-stoïcisme », p. 958.

56  P.-L. Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », p. 184.

57  Ibid. On retrouve cette distinction chez Mounier (Traité du caractère, p. 181-194). Sur la question de l’engagement dans le Traité du caractère, cf. P. Kemp, Théorie de l’engagement, t. I, p. 33-34.

58  Cf. E. Fink, De la phénoménologie, p. 202.

59  G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, p. 16.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Gérard, « L’engagement dans la philosophie française »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 56 | -1, 143-167.

Référence électronique

Vincent Gérard, « L’engagement dans la philosophie française »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 56 | 2024, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/8217 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12tqz

Haut de page

Auteur

Vincent Gérard

Université Clermont Auvergne

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search