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Julien Freund philosophe Résistant et philosophe de la résistance

Julien Freund, Philosopher Resistance Fighter and Philosopher of the Resistance
Laurent Fedi
p. 117-142

Résumés

Étudiant à Clermont-Ferrand dans l’Université strasbourgeoise délocalisée, Julien Freund (1921-1993) a participé aux actions locales du Groupe Franc de Combat. Le thème de la résistance se retrouve ensuite dans ses travaux de philosophe-polémologue. Cette étude, qui s’appuie sur des documents d’archives restés inédits jusqu’à ce jour, tente d’effectuer la synthèse de ses remarques éparses pour essayer d’en dégager la ligne directrice.

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Texte intégral

  • 1  J. Freund, Lettre à Longechal.

« […] il est des situations qui exigent qu’on aille au-delà des principes et qu’on passe à l’action – ce fut le cas de la Résistance »1

  • 2  Voici le portrait qu’en donne l’ancien Doyen de l’Université de Louvain, Paul Levy : « Il détestai (...)

1Julien Freund a tiré de son expérience d’ancien Résistant des remarques disséminées qui constituent, pour celui qui s’efforce de les interpréter, un ensemble théorique intéressant. Mais son discours peut paraître singulier, car il ne fait pas l’apologie de la résistance. Résistant de la première heure, réputé par ailleurs pour son esprit rebelle et son caractère frondeur2, il refuse d’en légitimer le principe. Comment expliquer un tel paradoxe ?

  • 3  Freund découvre l’œuvre de C. Schmitt très tôt (avant 1950). Cette découverte est une révélation : (...)
  • 4  « Si systématiquement abstraite que soit ma thèse […] elle a pour fondement toute une série d’expé (...)

2Pour cela, il nous faudrait remonter aux fondements de sa philosophie politique. Freund se réclame d’un courant qui va d’Aristote à Carl Schmitt3, et qui se caractérise par la prise en compte des spécificités du politique et une approche réaliste des phénomènes. Il acquit ces convictions au contact des événements, dans les épreuves de la Résistance et de la Libération. Cette expérience matricielle fut pour lui une matière à penser qu’il n’a cessé d’exploiter, comme il l’a souvent répété4, pour en tirer des éléments de philosophie de l’action, des analyses de philosophie politique et de polémologie – que ce soit sur le (prétendu) droit de résistance ou sur la distinction du partisan et du terroriste – et des réflexions sur la violence dans l’histoire.

3Avant d’aborder ces thèmes, dans l’ordre où nous venons de les énoncer, il nous faut recontextualiser la production philosophique dont il va être question, car elle recèle une partie de la solution au problème que nous venons de poser.

4Freund soutient sa thèse sur « l’essence du politique » le 26 juin 1965, à la Sorbonne. C’est à l’occasion de ce travail réalisé sous la direction de Raymond Aron qu’il lance à Jean Hyppolite cette phrase mémorable :

  • 5  P.-A. Taguieff, op. cit., p. 100.

Vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne5.

À cette époque, on est en pleine guerre froide. Le marxisme règne dans les couloirs et les chaires de l’université. Les soutiens aux révolutions cubaine et chinoise, et aux guerres de décolonisation, créent un contexte dans lequel toute apologie de la résistance risque d’être comprise dans un sens révolutionnaire. Freund ne pouvait pas faire comme s’il ne s’était rien passé depuis la Libération. Il ne voulait pas être confondu avec les idéologues communistes qu’il combattait sur le terrain des idées. C’est là, en partie, ce qui explique ses réserves. Mais ces réserves sont aussi, à n’en pas douter, celles d’un homme d’expérience qui porte un regard rétrospectif sur son engagement de jeunesse et qui s’interroge avec lucidité sur les principes et les limites de l’action qui fut la sienne.

  • 6  Remerciements à Jacques Freund qui m’a donné accès aux documents inédits cités dans cet article, a (...)

5Ainsi la philosophie de la résistance de notre auteur s’inscrit-elle dans un ensemble d’analyses et de réflexions qui concernent de manière inextricable l’essence du politique, la critique des idéologies révolutionnaires et une forme de clarification autobiographique qui mérite également d’être soulignée6.

Le temps des épreuves

Les faits

6Julien Freund est né le 9 janvier 1921 à Henridorff, près de Sarrebourg, dans une famille ouvrière et paysanne de six enfants dont il était l’aîné. Il passe une partie de son enfance dans la petite cité ouvrière de Réding avant des études secondaires à Montigny-les-Metz. Après la mort de son père en 1938, Julien aide sa famille en acceptant un poste d’instituteur à Hommarting. Les Allemands occupent son village en juin 1940. Un attentat contre une estafette conduit à l’arrestation de neuf otages. Julien prend la place de l’un d’eux, père de famille nombreuse. L’affaire se règle lorsqu’on apprend que ce sont des enfants qui ont fait le coup. Aussitôt relâché, il aide des prisonniers français détenus au Stalag de Sarrebourg à s’évader et à passer la frontière. Peu de temps après, il provoque un officier allemand en lui prédisant la défaite. Convoqué à la Kreisleitung à Sarrebourg, il est relâché quand le fonctionnaire allemand apprend sa situation de famille.

7En novembre 1940, Freund réussit à quitter sa Lorraine natale en se mêlant aux habitants expulsés de Château-Salins, et rejoint l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Il s’inscrit en philosophie et apprend par un condisciple que Jean Cavaillès vient de fonder avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie le mouvement Libération. Au début de l’année 1941, le voici engagé dans la Résistance.

  • 7  Cf. G. Ferrières, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre (1903-1944), p. 212 ; J. Lassus, So (...)
  • 8  La sœur, Stéphanie Kuder, établissait de fausses cartes d’identité. Par suite d’une dénonciation, (...)

8Étudiants et professeurs se réunissent les week-ends et les vacances sur le plateau de Gergovie, dans une maison construite grâce au soutien du général de Lattre de Tassigny. À l’automne 1940, les étudiants s’y installent et se recueillent devant le drapeau français au chant de « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ». Le chantier archéologique ouvert par le professeur Gaston Zeller sert de couverture aux activités des jeunes résistants. Les Gergoviotes forment une communauté unique en son genre. Les témoins de l’époque parlent d’une petite « tribu » alsacienne, fervente et patriote7. Freund y rencontre celle qui deviendra son épouse (le 24 août 1948) : Marie-France, fille du peintre René Kuder8.

  • 9  Robert (dit Teddy) Piat (1921-2009) est né à La Réunion. Libéré le 18 juin 1942, il est arrêté en (...)
  • 10  Liste (non exhaustive) : Jacques Cabannes, Jean-Paul Cauchy, Joseph Fertig (connu plus tard sous l (...)

9Des arrestations ayant dispersé le groupe clermontois de Libération, Freund intègre en janvier 1942 les Groupes Francs de Combat. Créés par Jacques Renouvin en septembre 1941, ils correspondaient au projet d’Henri Frenay de former des « groupes de choc ». Bien organisés en zone Sud, notamment dans le secteur de Clermont-Ferrand, ils se composent d’étudiants et d’ouvriers. Alfred Coste-Floret, qui dirige la zone R6, avec pour adjoint Julien Warter (professeur à la Faculté de Médecine), charge Teddy Piat9 de prendre la tête du Groupe Franc étudiant. Le groupe comprend une quinzaine de personnes10, dont beaucoup sont gergoviotes, et se réunit chez Pierre Kessler (1, rue G. Clemenceau). Au début, leur action consiste à lacérer les journaux de la collaboration, à briser les vitrines des kiosques qui les exposent, à troubler par jet d’ampoules lacrymogènes les réunions des Jeunesses de France et d’Outre-mer (JFOM) de Doriot, à distribuer des tracts et journaux clandestins.

  • 11  « Je songe à la nuit du début mars 1942, lorsque dans la chambre mansardée de P. Kessler, rue Clem (...)
  • 12  André Lévy (1919-1944), étudiant en philosophie et psychologie. Après son arrestation, il s’évade (...)
  • 13  Jean-Paul Cauchy ou Cauchi (1921-1945) dirigeait le mouvement Combat-Étudiant avant de travailler (...)

10En mars 1942, à l’initiative de Jacques Renouvin, la décision est prise d’entrer dans la voie des attentats. Freund y est opposé, mais il reconnaîtra avoir eu tort11. L’action change alors de nature et devient très risquée. On organise ce que Renouvin appelle des « kermesses », c’est-à-dire des frappes simultanées dans plusieurs villes, sur des objectifs ciblés. Les explosifs sont fabriqués par J. Warter et René Guibert, préparateur en laboratoire de chimie, avec la complicité du professeur Charles Sadron et du doyen Emmanuel Dubois. Le premier explosif est lancé par Teddy Piat contre l’immeuble du responsable doriotiste de Clermont-Ferrand, dans la nuit du 30 avril au 1er mai 1942. Freund commet plusieurs actions de ce type, notamment (avec son ami André Lévy12 et des ouvriers) l’attentat contre le domicile du Dr Raymond Grasset, secrétaire d’État à la Famille et à la Santé (4 juin 1942), et un attentat manqué contre Pierre Laval (avec Jean-Paul Cauchy13). Ces jeunes patriotes jouent également le rôle d’agents de liaison entre Clermont-Ferrand et Lyon.

  • 14  J. Freund, « Ébauche », p. 13.

11Freund (alias Ritard) mène une vie harassante : résistant la nuit (notamment lorsqu’il y a des parachutages), il s’efforce de suivre les cours dans la journée afin de ne pas éveiller les soupçons14. Il prépare son diplôme d’études supérieures sur « le rôle pratique des idées chez Kant » sous la direction de Martial Gueroult.

  • 15  L. Delzangles (1888-1959) fut relevé de ses fonctions sur ordre de Laval en juin 1943.

12Le 1er mai, Teddy Piat, Georges Wagner, Jacques Cabannes, Samy Stourdzé et Étienne Saintenac sont arrêtés. Freund est arrêté avec André Lévy le 27 juin 1942 au retour d’une mission à Lyon. Il est interrogé par le juge d’instruction Louis Delzangles, qui le surveille depuis un moment, et qui se révélera complaisant15. Freund est libéré le 17 juillet.

13Le 4 septembre, Kienzler, Schaeffer et Kessler font exploser une bombe à l’Office de placement allemand de Montluçon. Freund est arrêté avec eux, le 15 septembre. Il est transféré à Lyon, où il comparaît dans le procès du mouvement Combat (30 octobre 1942). Il se fait remarquer à ce procès en faisant une déclaration dénonçant le sort de l’Alsace-Moselle.

  • 16  Georges Rougeron (1911-2003), ancien secrétaire de Marx Dormoy à Montluçon (1888-1941), dirige le (...)

14Il est incarcéré à Clermont-Ferrand (11 novembre 1942-23 mars 1943) avec des prisonniers de droit commun. Il passe deux mois (janvier-mars 1943) au « mitard » avant d’être transféré à la prison du « 92 », puis au camp de Saint-Paul-d’Eyjeaux (24 mars-22 octobre 1943), près de Limoges, où il a pour voisins de cellule Jean Nocher et Emmanuel Mounier (Cavaillès s’en était évadé le 29 décembre 1942). En juillet 1943, Freund apprend la chute de Mussolini et communique la nouvelle de façon tonitruante, ce qui lui vaut dix jours d’enfermement dans une guérite en tôle sous une chaleur suffocante. Sa détention à Saint-Paul-d’Eyjeaux est l’occasion de rencontres heureuses : avec Georges Rougeron, Henri Colliard et René Ribière, il conçoit un projet de constitution qu’il couchera sur le papier durant l’hiver 1944-194516.

15En septembre 1943 il est jugé une deuxième fois par le « tribunal d’État » de Lyon (une juridiction exceptionnelle). Défendu par Me Rochat (avocat de Mendès-France au procès de 1941), il est acquitté grâce au réquisitoire du procureur qui fait une remarquable plaidoirie en faveur des jeunes patriotes alsaciens. Il reste détenu préventivement.

16Il est transféré à la Centrale d’Eysses (23 octobre-24 décembre 1943), et conduit ensuite dans la forteresse de Sisteron (25 décembre 1943). Il s’en évade le 8 juin 1944. Après deux jours d’errance dans la vallée du Jabron et la montagne de Lure, il est recueilli par un maquis FTP sur les hauteurs de Saint-Étienne-les-Orgues. Il y reçoit chaque jour une heure de formation au marxisme-léninisme sous la houlette d’un certain Noé. C’est là qu’il va vivre un épisode particulièrement marquant. Le chef du maquis entretenait une liaison avec l’institutrice d’un village voisin. La jeune femme ayant rompu avec lui, ce dernier l’accuse, pour se venger, d’être en rapport avec la Gestapo de Digne. Au terme d’une parodie de procès, elle est exécutée au petit matin, après s’être fait violer durant une nuit d’horreur. Freund fut le seul à s’opposer, en vain, à ces abominations.

17Il participe aux combats de la Drôme contre les blindés allemands. Les combats terminés, il se replie dans l’Allier, où il a des contacts. Il rentre en Alsace fin novembre 1944.

  • 17  J. Freund, Lettre à Longechal.

18Ce n’est que plusieurs années après qu’il confiera à ses proches avoir subi des sévices de la police de Vichy17.

19Freund prend part aux événements de l’après-guerre, en tant que responsable des Mouvements unis de la Résistance (MUR) de l’Allier, responsable départemental du Mouvement de libération nationale (MLN) de la Moselle et secrétaire départemental de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR). Il participe à la réunion des cadres du MLN, en octobre 1944, et aux tractations du MLN en janvier 1945. Il fréquente des leaders socialistes, comme les frères Ribière, André Philip (qu’il alerte en pleine nuit, le 21 août 1944, à la suite de l’appel aux armes lancé par Benoît Frachon à destination des métallos parisiens) et Marcel-Edmond Naegelen (avec qui il fait un meeting à la Mutualité en novembre 1944).

20Il se présente aux élections législatives du 21 octobre 1945 sur une « Liste d’action démocratique » (UDSR) dirigée par Alfred Krieger et Jacques Baumel (tous deux élus).

21À Sarrebourg, il est consulté sur des dossiers d’épuration et se présente aux élections municipales. Il échappe de peu à une tentative d’attaque à main armée qui semble être un règlement de compte comme il y en eut beaucoup dans la période.

  • 18  « […] Certains maquillages de la réalité m’étaient devenus insupportables […] je me suis élevé pub (...)

22Il abandonne la politique en juin 1946 et prépare l’agrégation de philosophie, qu’il obtient en 1949. Il enseignera au lycée Fabert à Metz, puis au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg, avant d’entamer une carrière de chercheur et d’universitaire dans les années soixante. Ayant exercé des responsabilités syndicales au SNES, de 1953 à 1957, il finit par abandonner le socialisme et le syndicalisme après avoir découvert des pratiques qu’il ne pouvait cautionner18.

Une expérience édifiante

  • 19  J. Freund, « Chapelet de souvenirs », p. 16.
  • 20  « En effet, si l’expérience est intransmissible – chacun devant faire la sienne – elle n’est pas a (...)

23Freund a vécu la plupart des situations qu’un Résistant pouvait rencontrer : otage, réfugié, vie clandestine, missions et attentats, prisons, camps, forteresse, évasion, maquis. Comme il l’explique lui-même, ce qu’il a vu ou vécu pendant cette période fait partie intégrante de sa façon de penser19. Freund croit au rôle de l’expérience personnelle comme point d’appui de la pensée philosophique20 et méprise un peu le philosophe qui, n’ayant mené qu’une vie de pur intellectuel, n’a aucune connaissance directe des sujets qu’il aborde.

  • 21  J. Freund, « Ébauche », p. 8.
  • 22  J. Freund, « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 6.
  • 23  J. Freund, L’Aventure du politique, p. 30.

24Il rend hommage à Renouvin, « cet homme extraordinaire »21 qui l’a initié à la vie clandestine. La résistance lui a donné une leçon concrète de philosophie politique en lui permettant de comprendre qu’« on ne peut s’engager politiquement à fond en gardant les mains pures »22. L’action du partisan sera un des thèmes de ses études polémologiques23.

  • 24  Idem, p. 31
  • 25  Idem, p. 32. Cf. aussi « Ébauche », p. 15.

25Mais par-dessus tout, ce qui a frappé Freund au milieu de ces épreuves, c’est l’ambiguïté de la nature humaine, cet entrelacement du bien et du mal qui défie nos schémas simplistes. Il est plus facile d’admettre l’existence du mal chez l’ennemi que dans son propre camp. Or Freund a vu de près l’injustice des partisans, chez les maquisards de la Drôme ou durant l’épuration24. S’agissant de l’exécution de la jeune institutrice, il écrit : « Après une telle expérience vous ne pouvez plus porter le même regard sur l’humanité »25.

26À la question de savoir quel parti il a tiré de ces épreuves, voici ce qu’il répond :

  • 26  J. Freund, « Chapelet », p. 20.

Je ne me suis pas fait une philosophie de toutes ces expériences, mais j’ai compris, en sociologue, que la métaphysique n’était pas dépassée. Il y a une nature humaine, parce que, de même que nous naissons tous depuis qu’il y a des hommes avec deux yeux, un appendice et une rate, de même la jalousie, la haine, la bonté et l’intrigue ne sont ni plus fortes ni plus faibles qu’autrefois. Au milieu des inévitables dispersions que provoque l’histoire, il faut sans cesse revenir à l’être, le repenser sans cesse et aimer les hommes26.

Les jugements historiques

27Comment Freund a-t-il interprété après coup les événements de cette période ? Là encore, il nous faut, pour en avoir une idée, rassembler des remarques éparses.

  • 27  J. Freund, L’Essence du politique, p. 484.
  • 28  Idem, p. 479.

28La guerre déclenchée par Hitler est l’illustration de la thèse célèbre de Freund : « c’est l’ennemi qui vous désigne ». L’enchaînement des événements montre, s’il était besoin, qu’« [a]ucune concession […] n’aurait empêché Hitler de faire la guerre qu’il voulait »27. Freund se trouve conforté dans l’idée qu’il ne suffit pas de vouloir la paix pour être débarrassé des conflits. Il ne cessera de le répéter : les rationalistes qui rêvent de règlement juridique et pacifique négligent la puissance et la volonté des acteurs de l’histoire. Freund voit aussi dans les querelles intestines des anciens Résistants un retour du politique : les intérêts communs ayant disparu, d’autres intérêts ont pris le dessus. Rien de plus normal car la division et l’inimitié sont des données du politique28.

  • 29  J. Freund, « Les garde-fous et le mirador », p. 25.
  • 30  J. Freund, « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 5.

29Freund s’oppose à la psychiatrisation de l’hitlérisme qui occulte la réalité de l’expérience historique où « la puissance du mal égale souvent celle du bien »29. Pour autant on ne saurait ignorer qu’une guerre contre Hitler n’était pas une guerre comme une autre. Les méthodes de l’ennemi, par leurs outrances, impliquaient l’usage de moyens illégaux. Freund se défend de chercher des justifications : n’y voyons qu’une simple vérité machiavélienne30.

  • 31  Idem, p. 3. Sur le légal et le légitime, cf. L’Essence du politique, p. 259-266.

30Freund reconnaît que le gouvernement de Vichy était légal, mais il accuse Pétain d’avoir toléré l’annexion de l’Alsace-Moselle en violation des clauses de l’armistice. La question de la légitimité de Pétain est ainsi posée31.

  • 32  J. Freund, Projet de lettre à Servan-Schreiber.

31Le général de Gaulle lui apparaît comme un grand homme dont l’action exemplaire ne peut pas sans danger servir de modèle à n’importe qui32.

  • 33  J. Freund, L’Essence du politique, p. 505.
  • 34  Idem, p. 616 ; Sociologie du conflit, p. 353.
  • 35  J. Freund, L’Essence du politique, p. 685.

32Freund s’est également exprimé sur la fin de la guerre pour critiquer la culpabilisation du peuple allemand par le tribunal de Nuremberg. Il fait observer que les puissances victorieuses qui se sont érigées en juges avaient commis des actes épouvantables à Katyn et Hiroshima33. Il remarque également qu’en culpabilisant l’ennemi vaincu, on a empoisonné les relations internationales de l’après-guerre34. Freund critique dans le même sens l’ouvrage de Jaspers sur la culpabilité allemande35.

Éléments pour une théorie de l’action

L’engagement

  • 36  Idem, p. 642.

33Freund déplore l’indigence de la philosophie de l’action. Les philosophes qui s’occupent de politique sont absorbés par les fins et les idéaux, au détriment des moyens. La philosophie de l’action étant encore dans les limbes, il en esquisse le programme36 : la motivation, l’adaptation des moyens aux fins, le problème des conséquences, le déroulement de l’action, l’expérience, le hasard, la prise de risque. Freund fait observer que le succès immédiat et spectaculaire est souvent obtenu au détriment de l’efficacité réelle. Il rappelle aussi que le succès de l’action est grisant et porte l’agent à entreprendre des actions inutiles ou nuisibles.

  • 37  J. Freund, « Chapelet », p. 10.

34Freund explique son engagement par ses convictions antinazies, ses sentiments républicains et patriotiques hérités de son père socialiste, son refus de la défaite et de l’annexion de son pays natal par les Allemands, mais il insiste aussi sur des motivations plus futiles. Il raconte s’être engagé dans la Résistance « presque inconsciemment », par attachement à un professeur (Cavaillès) ainsi que « par jeu et par recherche de la distraction »37.

  • 38  Idem, p. 9.

35Les premières actions étaient sans réel danger : on faisait des graffitis, on perturbait des réunions, on jouait de mauvais tours aux professeurs soupçonnés de pétainisme, on narguait la police. Freund remarque à cette occasion que les épopées ne commencent pas toujours par de sublimes prouesses : « En fait, l’histoire est […] plus ironique que majestueuse et conséquente »38.

  • 39  J. Freund, « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 1-2.

36L’engagement est un phénomène qu’il faut évaluer dans la durée et les épreuves. Lorsque l’action devint risquée, certains camarades abandonnèrent la partie. Ceux qui restèrent furent entraînés « par goût du risque » dans des actions toujours plus périlleuses. Freund raconte n’avoir pris véritablement conscience de la portée de son engagement qu’au moment de passer à la phase des attentats, car désormais ses actions pourraient coûter la vie à des individus. Il insiste sur le passage insensible de l’anodin au tragique39.

37La Résistance lui a appris à la valeur de l’expérience (dont les jeunes Gergoviotes étaient dépourvus) :

  • 40  J. Freund, « Chapelet », p. 16.

c’est qu’elle relativise les passions et les idées, qu’elle tempère les principes et qu’elle sait la valeur des accommodements, des arrangements et des conventions. Entre le bien et le mal, le bon et le méchant, il y a des zones indéterminées d’hésitations, de négociations et de réflexions qui répondent à la nécessité de prendre de la distance par rapport aux urgences pour donner de la cohérence à l’action et augmenter les chances de succès […] Et finalement on ne connaît ses propres capacités qu’après avoir agi effectivement, ce qui exclut l’agitation intellectuelle et l’excitation stérile40.

Le courage et la volonté

38Pour être Résistant il ne suffit pas d’avoir des convictions, il faut vouloir s’attaquer à l’ennemi et avoir le courage d’aller au bout de l’action.

  • 41  J. Freund, L’Essence du politique, p. 648.
  • 42  J. Freund, Politique et impolitique, p. 74. L’auteur ajoute : « Mon expérience des camps de concen (...)

39Le courage est « la vertu caractéristique de l’action »41, puisque c’est lui qui permet de mener l’action à son terme. La décision demande déjà du courage, loin d’être, comme le voudraient les intellectualistes, un choix entre diverses options. Freund souscrit aux analyses d’Aristote pour qui le courage dépasse les extrêmes que sont la peur et la témérité par la volonté tendue vers un acte à accomplir, où se mêlent résolution et espérance. Il affirme, pour l’avoir vécu dans les camps de prisonniers politiques, que le courage d’un homme s’apprécie dans l’adversité, et que les renversements inattendus peuvent être spectaculaires42.

  • 43  J. Freund, L’Essence du politique, p. 478.
  • 44  Idem, p. 355.
  • 45  Idem, p. 645.

40Quant à la volonté, elle occupe une place centrale dans sa philosophie politique. La raison étant la faculté de l’universel et la volonté celle du particulier, la différence entre raison et volonté recoupe l’opposition entre les doctrines universalistes, plus morales que politiques, et la conception authentique du politique selon laquelle il s’agit d’une essence « à vocation particulariste »43. Pour Freund, « l’action politique est avant tout une affaire de volonté et non de spéculation théorique »44. Partageant avec Carl Schmitt une conception qu’on peut appeler décisionniste, il rappelle que « prendre une décision, c’est manifester une autorité et non affirmer une vérité ». La décision est « un acte pour soi qui rompt avec la chaîne des raisons ». Elle ne dérive pas d’une norme, elle est « tout entière en elle-même », elle tire sa force « de la volonté qui l’anime »45.

  • 46  Idem, p. 708.

41La volonté est un multiplicateur de puissance. Elle permet, en disposant de moindres forces, de triompher de l’adversaire. Freund raconte avoir été surpris d’observer, dans les camps de prisonniers, que des personnes qui passaient pour robustes pouvaient être les premières à succomber46.

  • 47  J. Freund, Sociologie du conflit, p. 94.
  • 48  J. Freund, L’Essence du politique, p. 328.

42La volonté est aussi ce qui permet, dans une situation inextricable, de sortir de l’impasse en suivant une autre voie que celle de la légalité47. Freund pense certainement à l’engagement des Résistants lorsqu’il écrit que « […] toute volonté réelle et agissante est nécessairement individuelle, au même titre que toute conscience et toute pensée »48.

  • 49  Idem, p. 176.
  • 50  Idem, p. 730.

43Cette analyse de la volonté révèle la nécessaire incarnation de la souveraineté politique (la décision qui n’a de compte à rendre à personne) et l’existence d’un phénomène humain irréductible au politique (« la transgression délibérée »49) qui peut très bien, en prenant le dessus, autrement dit par sa puissance, se transformer à son tour en affirmation de souveraineté (on pense à de Gaulle). Il n’est pas jusqu’à la liberté elle-même, en réalité, qui ne soit « une affaire de volonté »50.

La critique du droit de résistance

  • 51  Voir F. Gros, Désobéir, p. 100.

44Freund rencontre le problème au cours d’un développement sur le commandement et l’obéissance, qui sont deux « présupposés » du politique, comme le public et le privé, et l’ami et l’ennemi. Sa thèse sur le sujet est claire et bien arrêtée : on ne saurait remettre en cause un principe de légitimité (car c’est cela, désobéir51) sans sortir du cadre institutionnel.

  • 52  J. Freund, L’Essence du politique, p. 181.
  • 53  Idem, p. 183.

45L’idée d’un droit de résistance, si souvent débattue, est une des expressions de la dialectique entre les sphères de la morale et de la politique. Ce concept est « confus et très discutable »52. D’ailleurs, remarque Freund, la plupart des philosophes l’ont rejeté. Si loin que les Grecs aient poussé l’éloge du tyrannicide, ils ne l’ont jamais érigé en acte juridique. Les monarchomaques protestants et catholiques (de la Ligue), puis les théoriciens des révolutions modernes (anglaise, américaine et française) vont tenter de justifier les renversements de régimes pour prévenir les tyrannies, mais les contractualistes ne sont pas tous d’accord pour accepter un tel droit : Hobbes et Rousseau le rejettent, Locke et Jurieu en limitent les conditions d’exercice. Pour la plupart, l’insurrection n’est légitime que si le commandement agit à l’encontre des fins de la société politique, s’il viole la constitution en vue d’établir un régime oppressif et s’il abuse ouvertement du pouvoir, mais plus on examine les restrictions qui entourent ce droit de résistance plus on se rend compte qu’il s’agit d’un droit virtuel que l’on agite comme « un épouvantail »53.

46Freund montre les difficultés qui entourent l’usage d’un tel droit.

47Il est impossible de déterminer avec précision les conditions dans lesquelles on pourrait user de ce droit. La notion de pouvoir oppressif est floue. Il existe des exemples d’oppression dans le cadre de la loi. On ne sait pas qui aurait le droit de résister : sans doute pas un individu, mais peut-être un groupe, sinon le peuple entier. Le risque n’est pas mince alors de voir le droit de résister faire l’objet d’une instrumentalisation pour combattre des mesures impopulaires, qu’elles soient ou non nécessaires à la collectivité. On ne peut admettre qu’une minorité puisse se rebeller dès qu’une mesure lui est désavantageuse sans remettre en cause la cohérence de l’action collective.

48L’usage de ce droit pourrait être revendiqué aussi bien par des oppresseurs que par des opprimés, les uns et les autres pouvant également s’accuser des pires intentions. En réalité, toute action brutale visant à renverser le pouvoir en place a tendance à se réclamer d’un droit à la désobéissance. Freund s’étonne que les théoriciens du droit de résistance n’aient pas soulevé ce point.

  • 54  Idem, p. 188. Cf. aussi Politique et impolitique, p. 3.

49Freund voit dans cette notion une idée irréaliste qui néglige l’importance de l’autorité pour la stabilité collective et les contraintes avec lesquelles le politique doit composer dans l’intérêt de la cité54.

  • 55  J. Freund, « Droit et Politique. Essai de définition du Droit », p. 27.
  • 56  J. Freund, L’Essence du politique, p. 723-724.
  • 57  J. Freund, « Droit et Politique. Essai de définition du Droit », p. 25. Freund rappelle la phrase (...)
  • 58  J. Freund, L’Essence du politique, p. 223.
  • 59  Idem, p. 725.
  • 60  J. Freund, Le Droit aujourd’hui, p. 11-12 ; Sociologie du conflit, p. 342.
  • 61  J. Freund, L’Essence du politique, p. 186. Est dialectique une activité située à l’intersection de (...)
  • 62  J. Freund, L’Aventure du politique, p. 73.

50Freund ne nie pas qu’il soit parfois nécessaire de réagir lorsque le pouvoir ne répond plus à sa mission fondamentale, mais il conteste que l’on puisse en faire un droit. Reste à savoir s’il entend par là simplement le droit positif ou également le droit naturel. Freund se réfère sur ce point à Aristote et à ses continuateurs chez qui le droit naturel a pour fonction de rétablir la loi dans sa fin (τέλος) suivant la nature des choses, parce que chaque être a sa nature qui se détermine par sa fin propre55. Il défend cette notion contre Hans Kelsen et ses disciples qui n’y voient qu’une vieillerie métaphysique56. Il relève malicieusement qu’en fuyant le régime hitlérien, Kelsen contestait le droit positif de l’Allemagne nazie au nom d’une autre idée du droit57. Si l’on ne reconnaissait d’autre droit que le droit positif, il deviendrait impossible d’affirmer qu’une loi est injuste. Cependant, pour Freund, l’idée de droit naturel relève davantage du monde des idées que de celui des normes d’action58. Elle est malléable et admet plusieurs conceptions59. Freund connaît les travaux de Michel Villey montrant que le droit naturel a été détourné de son sens originel au profit d’un droit subjectif en perpétuelle extension qui se retourne en définitive contre le principe du droit60. Finalement, il s’en tient à l’idée selon laquelle le droit (qui, selon lui, n’est pas une essence mais une activité dialectique61) se situe à l’intersection de la politique et de la morale, et reflète la volonté d’organiser la société de la façon la plus juste possible62.

  • 63  J. Freund, Études sur Max Weber, p. 166.
  • 64  J. Freund, Le Nouvel Âge, p. 213.

51Le positionnement de Freund peut paraître équivoque. Selon son raisonnement, le Résistant qui choisit les armes ne peut jamais s’abriter derrière une norme et affirmer qu’il est dans son bon droit. Mais ne l’est-il pas, en un certain sens, s’il a le droit naturel de son côté ? Ce problème d’interprétation trouve, d’après nous, une solution dans la thèse de Max Weber sur le polythéisme des valeurs que Freund commente ainsi : « Notre monde est un monde de valeurs, celles-ci n’ayant d’autre consistance que la force de notre foi »63. En d’autres termes, la personne qui agit au nom de sa propre idée du droit ne peut démontrer scientifiquement que celle-ci est meilleure qu’une autre. Freund n’en tire pas une conclusion relativiste. Il estime plutôt que les vérités morales, si elles existent, sont trop apparentées à des convictions personnelles pour se transformer en normes collectives. Bien entendu, cela n’empêche pas un gouvernement de respecter des principes moraux s’il ne veut pas sombrer dans la barbarie64.

  • 65  Sur cette notion que Freund rattache à Naudé, Machiavel et Schmitt, voir Sociologie du conflit, p. (...)
  • 66  J. Freund, L’Essence du politique, p. 186 et 357 ; préface à C. Schmitt, La Notion de politique, p (...)

52Remarquant que l’émergence du droit de résistance est concomitante à celle de l’État de droit, Freund rappelle que le politique ne saurait se réduire à un système de normes. La spécificité du politique est d’affronter des situations exceptionnelles dans lesquelles, par définition, le droit ne s’applique plus65. Freund rejette la subordination du gouvernement à la loi et l’idée utopique d’une politique qui ne serait pas fondée sur la puissance, car le contraire de la puissance n’est pas la paix, mais l’impuissance, source de perte d’autorité et de chaos66.

  • 67  J. Freund, L’Essence du politique, p. 189.
  • 68  Ibid.
  • 69  J. Freund, Politique et impolitique, p. 75.
  • 70  J. Freund, L’Essence du politique, p. 724.
  • 71  Idem, p. 189.

53La puissance est la règle en politique : lorsque l’insurgé triomphe, sa victoire ne se fonde pas sur le droit, ni sur le fait qu’il a la raison de son côté ; simplement, « il montre qu’il est le plus fort pour imposer sa propre idée du droit »67. Freund fait écho à une thèse célèbre de Kant : la révolution est condamnable dans son principe, mais si elle réussit, les sujets devront se soumettre au nouveau pouvoir qui aura conquis ainsi sa légitimité. L’insurrection, selon Freund, n’est pas la lutte de la raison contre l’arbitraire, c’est « une lutte entre deux arbitraires que la puissance départagera »68. Une thèse forte de Freund est en effet que la politique est une question de décision et que « toute décision est en son principe arbitraire »69. La vie humaine étant partiellement aléatoire, il faut des décisions qui déterminent la direction à prendre pour maîtriser les contingences de la situation. La décision politique est « l’expression d’une volonté discrétionnaire capable d’imposer ses directives par la force dont elle dispose »70. En fait, l’arbitraire du pouvoir nous délivre d’un arbitraire bien plus redoutable qui est le déchaînement des impulsions individuelles. Mais en politique « personne n’a jamais absolument raison »71.

  • 72  Idem, p. 183.
  • 73  Voir F. Gros, Désobéir, p. 170.

54Il s’ensuit que la résistance n’est pas un droit, mais une volonté72. Henry David Thoreau pensait que l’individu n’est pas simplement « autorisé à désobéir », comme s’il s’agissait d’un droit à sa disposition, mais qu’il lui faut désobéir contre tout droit s’il veut rester fidèle à lui-même73. Il est piquant de voir Freund, qui passe aujourd’hui pour un philosophe conservateur, voire réactionnaire, adopter la même position que le penseur le plus radical de la désobéissance civile. C’est que l’un et l’autre jugent contradictoire de vouloir normaliser le hors-norme au lieu de l’accepter comme tel.

La distinction du partisan et du terroriste

  • 74  Voir J. Freund, Utopie et violence, p. 238-248 ; Sociologie du conflit, p. 77 ; « Le partisan et l (...)

55Dans le cadre de ses recherches en polémologie (il crée un Institut de polémologie à Strasbourg en 1970), Freund a consacré plusieurs études à la théorie du partisan, en prenant explicitement son expérience personnelle comme base de sa réflexion74. Il a, de plus, préfacé le texte de Carl Schmitt sur ce thème, en 1972. Le principal enjeu de cette réflexion reste la distinction entre le partisan et le terroriste, distinction qui engage la nature de ses propres activités dans les Groupes Francs de Combat et qui résonne donc aussi comme une mise au point autobiographique.

La figure du partisan

56Freund aborde la figure du partisan sous deux angles principaux : historique et phénoménologique.

  • 75  Cf. C. Schmitt, La Notion de politique – Théorie du partisan, p. 254-260.

57Lorsque la lutte politique a pris la forme d’une guerre idéologique, comme dans les épisodes révolutionnaires, on a vu surgir, à côté des combattants réguliers, des formations de partisans. À l’origine, il s’agissait du contre-révolutionnaire qui défendait son territoire (le chouan vendéen, le guérillero espagnol), ou d’un suppléant de l’armée régulière (dans la Prusse de 181375). Au xxe siècle, le partisan est un civil armé qui fait acte de guerre comme auxiliaire d’une armée régulière, tel le partisan russe de 1942, ou en remplacement d’une armée défaillante ou vaincue, tel le Résistant français après la défaite de 1940, ou encore dans la formation d’une nouvelle armée régulière, à l’image de ce qui s’est passé en Chine en 1946 ou plus tard en Indochine.

  • 76  Cf. V. I. Lénine, Que faire ?, OC, t. V, et « La guerre des partisans », OC, t. XI. C. Schmitt rap (...)
  • 77  J. Freund, « Le partisan et le terroriste », p. 119.

58Freund accorde une importance déterminante à la théorie de Lénine sur le partisan révolutionnaire76. Le partisan du xxe siècle apparaît dans toutes les théories de l’action révolutionnaire et occupe une place dans les mouvements anticolonialistes et anti-impérialistes. Ce n’est que récemment (1979) que la figure du partisan contre-révolutionnaire a refait surface avec les Contras du Nicaragua. Freund constate à la fin de sa vie qu’il y a encore des guerres de partisans, notamment en Afghanistan. Il pense que les luttes de partisans ne disparaîtront pas, même si elles doivent prendre d’autres formes77.

  • 78  J. Freund, préface à C. Schmitt, op. cit., p. 28 ; « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 3
  • 79  J. Freund, « Autobiographie… », p. 3.

59Pour faire la description phénoménologique de ce type de soldat, Freund s’appuie sur des analyses de C. Schmitt78 et sur sa propre expérience. Techniquement, le partisan doit savoir utiliser l’espace pour se couvrir ou frapper l’ennemi. Il doit connaître le terrain et être mobile pour les actions les plus diverses : combat, sabotage, espionnage, mise en confiance de la population. Il ne peut compter sur aucune aide en cas d’arrestation. Freund revient à cette occasion sur la théorie de l’action dont nous avons déjà exposé les grandes lignes79.

  • 80  Voir, entre autres, J. Freund, Sociologie du conflit, p. 278 et p. 287-301 ; préface à C. Schmitt, (...)

60L’analyse des guerres de partisans est aussi pour Freund l’occasion d’approfondir deux importantes questions de polémologie80. La première concerne l’importance du « tiers », question déjà abordée par Georg Simmel. Selon Freund, l’appui du gouvernement anglais joua un rôle notable dans la victoire du général de Gaulle. L’appui d’un tiers fut au contraire ce qui manqua à l’OAS qui luttait simultanément contre le gouvernement français et contre une armée de partisans. L’autre question de polémologie est la sortie de la guerre. Il y a globalement deux manières de mettre fin à un conflit : la victoire et la négociation. La seconde se présente souvent là où le partisan joue un rôle essentiel, mais la reconnaissance de l’ennemi est alors nécessaire, car sans elle aucune paix n’est possible. La reconnaissance du FLN par la France fut un préalable à la conférence d’Évian au cours de laquelle l’élément militaire se subordonna à l’élément politique. La guerre de partisans, qui est une nouvelle manière de donner une extrême intensité à un conflit, permet de mettre en évidence l’importance majeure de la désignation de l’ennemi.

La figure du terroriste

  • 81  J. Freund, Utopie et violence, p. 98 ; « Le partisan et le terroriste », p. 119.
  • 82  J. Freund, Utopie et violence, p. 200 ; Sociologie du conflit, p. 274. Freund cite comme exemples (...)

61Qu’en est-il du terroriste ? Freund le définit comme quelqu’un qui considère que la violence est le prix à payer pour hâter l’émancipation totale et qui se donne le droit d’y recourir au nom d’une idée abstraite – utopique ou eschatologique81. Le prototype du terroriste est l’anarchiste ou le militant révolutionnaire, animé par la haine de la société et par la volonté de détruire l’ordre actuel par tous les moyens82.

  • 83  J. Freund, L’Essence du politique, p. 427.
  • 84  Idem, p. 527 ; Le Nouvel Âge, p. 150 ; C. Schmitt, La Notion de politique, p. 308.

62Pour Freund, le terrorisme exprime une dégénérescence de la relation ami-ennemi, la dégradation du conflit politique en conflit idéologique, l’idéologie étant « la volonté de puissance d’une opinion simplement affirmée face à d’autres opinions et d’autres fins également possibles »83. Pour Freund comme pour Schmitt, il n’y a d’ennemi politique que sur fond de reconnaissance réciproque. Au-delà commence le règne de la démesure et de la démence, l’hostilité absolue, la guerre sans frein. L’ennemi n’est plus reconnu comme appartenant à l’humanité. La stratégie consiste alors à criminaliser l’ennemi pour ce qu’il est. Le partisan a une autre attitude en ce sens qu’il ne ressent pas la nécessité d’exclure son ennemi du genre humain84.

  • 85  J. Freund, Utopie et violence, p. 220-228. Les références : Lénine, Que faire ?, OC, t. V ; La Mal (...)
  • 86  J. Freund, Utopie et violence, p. 200.
  • 87  Idem, p. 206 ; Sociologie du conflit, p. 190, etc. Pour illustrer ce propos, on rappelle ce que Sa (...)
  • 88  J. Freund, Sociologie du conflit, p. 76.

63L’analyse du terrorisme chez Freund est indissociable du modèle révolutionnaire mis en place par Lénine et constamment repris par les mouvements les plus radicaux. Lénine fustige les actes isolés et en appelle à un terrorisme organisé, seul efficace comme instrument de la prise du pouvoir et comme méthode de gouvernement85. Freund analyse ces théories radicales comme le symptôme d’un glissement de l’agir politique vers une sorte d’intellectualisme consistant à isoler un élément de la vie des hommes au mépris de tous les autres pour en faire une fin en soi86. C’est ainsi que surgit le thème de la transformation radicale de la société ou celui de l’homme nouveau. En ce sens il existe des liens entre le terrorisme et l’utopie. Cette forme d’intellectualisme se retrouve chez Sartre, que Freund se plaît à présenter comme un intellectuel confortablement installé qui peut appeler à la violence sans prendre le moindre risque personnel87. Si les intellectuels peuvent ainsi propager l’esprit de violence au nom de fins prétendument émancipatrices, c’est dans la mesure où ils se font une conception purement idéologique de la politique, coupée des données du réel et de toute véritable anthropologie88.

  • 89  C. Schmitt distingue également le défenseur du territoire et l’activiste révolutionnaire (op. cit. (...)
  • 90  « Si l’on prend la politique […] comme l’organisation certes non exempte de conflit, qui permet au (...)

64Freund dénonce la déformation que la doctrine communiste a fait subir au concept de partisan en l’embrigadant dans la stratégie révolutionnaire alors que sa définition originelle se rattachait à la défense d’un territoire89. Il juge nécessaire, pour différencier le politique de ses contrefaçons90, non seulement de distinguer le partisan du terroriste (nous y reviendrons) mais également de repérer les caractères qui singularisent le partisan qui résiste par rapport à celui qui veut imposer une idéologie. Cela étant précisé, Freund reconnaît que ces démarcations sont loin d’être toujours aussi nettes qu’on le souhaiterait. L’important n’est cependant pas ici de produire une typologie définitive, mais de pouvoir typifier des profils de combattants irréguliers afin d’en donner une interprétation politique et polémologique. Cette caractérisation n’exclut pas les nuances, elle doit permettre au contraire de mieux les appréhender.

Freund terroriste ?

  • 91  Idem, p. 206-207 ; « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 5.
  • 92  Idem, p. 241.
  • 93  J. Freund, Sociologie du conflit, p. 234.
  • 94  J. Freund, « Le partisan et le terroriste », p. 121.

65Le retour du terrorisme dans l’Europe des années 1970 appelle une mise au point, car Freund a participé à des attentats dans les Groupes Francs, mais ces actions, à ses yeux, ne font pas de lui un terroriste. Plusieurs différences sont à souligner :
– L’action des Résistants s’inscrivait dans un contexte de guerre. Le recours à la violence était transitoire, il devait cesser avec la fin de la guerre. Il ne s’agissait pas d’une « violence systématique ». Freund distingue « le terrorisme d’occasion » de la Résistance et le « terrorisme de principe » du groupe Baader-Mainhof. Une fois l’occupant chassé du pays, les Résistants sont retournés à la vie civile et régulière. Ils ne faisaient pas profession de terrorisme91.
– Les Résistants ont réagi dans l’urgence, par des moyens exceptionnels, à une situation brutale et dramatique. Le partisan a pris différents visages au cours de l’histoire, mais on peut le caractériser par le fait qu’il « réagit avec violence à un événement historique qu’il n’a pas provoqué et qu’il refuse »92. Le terroriste, lui, prend l’initiative de la violence, y compris en temps de paix.
– Même si les Résistants ont utilisé des méthodes contestables, le but poursuivi était, lui, raisonnable. Ils défendaient leur territoire contre un agresseur, ils ne tentaient pas de terroriser toute la population pour imposer une idéologie93.
– Le partisan pense aux conséquences de ses actes, tandis que le terroriste s’épargne les questions de responsabilité. Lecteur de Max Weber, Freund est attentif à ces distinctions éthiques94.

Réflexions sur la violence

  • 95  A. Camus, « Deux réponses à Emmanuel d’Astier de la Vigerie », OC, t. 2, p. 457.
  • 96  J. Freund, L’Essence du politique, p. 520. Il définit la violence comme « la puissance corrompue o (...)

66Freund pense avec Albert Camus que « la violence est à la fois inévitable et injustifiable »95. Il faut admettre comme un fait qu’« il existe des situations qui ne laissent d’autre issue que le recours à la violence »96.

  • 97  Idem, p. 191.
  • 98  J. Freund, « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 4.
  • 99  Idem, p. 6.

67En principe, toute violence est condamnable, mais nous n’avons pas à condamner une chose qui fait partie de l’existence des collectivités : nous avons d’abord à la comprendre puis à tenter de la maîtriser. Freund refuse de choisir entre un idéal de pureté imaginaire qui nous condamne à l’impuissance et une justification de la violence qui serait une autre facilité. La résistance doit être prise pour ce qu’elle est : « une entreprise de désobéissance collective utilisant la violence »97. Freund regrette que les actions de la Résistance, glorifiées après la guerre, aient fourni un modèle à des insurrections dont le bien-fondé lui paraît douteux. Si on admet que la responsabilité peut consister à assumer des conséquences involontaires, alors il faut avouer que les Résistants portent « la responsabilité historique d’une certaine désagrégation de la société par la violence »98. Ce jugement d’une froide lucidité n’est en aucun cas un reniement, car la résistance était valable dans un contexte déterminé99. Toute la question est de ne pas confondre les situations.

  • 100  J. Freund, L’Essence du politique, p. 427 ; « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 7 ; Le N (...)

68Freund considère par ailleurs que les idéologies et attitudes totalitaires ont survécu à la mort de Hitler et de Staline : on les retrouve dans les eschatologies révolutionnaires, dans la culpabilisation de l’ennemi, et même dans les techniques de propagande des régimes dits démocratiques100.

69Freund est resté discret, en revanche, sur les guerres de décolonisation. Manifestement, il les interprétait comme des luttes anti-impérialistes d’inspiration marxiste. Il se pourrait aussi que la perspective historique du déclin des puissances européennes ait primé sur les autres interprétations possibles.

Conclusion

70Les idées de Freund sur la résistance peuvent être reconstruites à partir de réflexions éparses. Nous avons détecté en passant quelques difficultés (la place du droit naturel) et des non-dits (la décolonisation comme possible figure de résistance), mais pour finir revenons à l’idée principale : la résistance ne peut se ramener à la conception binaire d’une lutte du bien contre le mal, qui appartient au domaine des mythes et des idéologies.

  • 101  Le droit positif n’est pas « générateur de lui-même » (L’Essence du politique, p. 728). Cf. aussi (...)

71Freund a agi poussé par une conviction, une nécessité intérieure, plus que par un principe général dont on pourrait faire une vérité définitive. Il a assumé ses actes, mais s’est gardé d’en universaliser le principe. Selon lui, il y a des choses que l’on doit faire, parce qu’on en a jugé ainsi, et que l’on fait parce qu’on en a la volonté et le courage, mais qui ne se prêtent pas à un discours de justification. Freund ne fait pas ici que réaffirmer (avec Carl Schmitt) la souveraineté du politique par rapport au droit101, il travaille aussi à rétablir dans sa vérité la part tragique de l’histoire.

72La Résistance active lui a servi de point d’appui à une théorie de l’action (fins, moyens, conditions, conséquences) de style aristotélicien (ou wébérien, mais sans focalisation posthume sur la théorie des jeux).

73Enfin, la réflexion de Freund témoigne aussi de ses incertitudes face aux questions que pose a posteriori son ancien mode d’action. Derrière les formules tranchées, on devine une part de doute et d’embarras, une circonspection que Freund cultivera dans ses vieux jours comme une forme de sagesse et, après la longue parenthèse de sa carrière de sociologue, comme un retour nécessaire à la métaphysique.

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Bibliographie

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Taguieff Pierre-André, Julien Freund. Au cœur du politique, Paris, La Table ronde, 2008.

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Notes

1  J. Freund, Lettre à Longechal.

2  Voici le portrait qu’en donne l’ancien Doyen de l’Université de Louvain, Paul Levy : « Il détestait le conformisme et bravait l’autorité, car son esprit était un esprit libre, prisonnier de la seule logique et toujours heureux de pouvoir détruire les sophismes les plus courants. La rigueur qui était la sienne n’épargnait rien ni personne » (« Heureux ceux qui ont connu Julien Freund ! », p. 137).

3  Freund découvre l’œuvre de C. Schmitt très tôt (avant 1950). Cette découverte est une révélation : « J’avais compris jusqu’alors que la politique avait pour fondement une lutte opposant des adversaires. Je découvrais la notion d’ennemi avec toute sa pesanteur politique, ce qui m’ouvrait des perspectives nouvelles sur les notions de guerre et de paix » (« Ébauche d’une autobiographie intellectuelle », p. 29). En 1959 il lui écrit dans le but de le rencontrer, malgré leurs destins opposés (« j’étais dans les prisons et les camps et vous étiez du côté de Hitler »). De cette rencontre devait naître une amitié durable. Cf. P.-A. Taguieff, Julien Freund. Au cœur du politique, p. 27-47.

4  « Si systématiquement abstraite que soit ma thèse […] elle a pour fondement toute une série d’expériences. Je l’ai précisé dès les premières phrases lors de la soutenance le 26 juin 1965 en Sorbonne. Voici le début de ma déclaration : “Le travail que j’ai l’honneur de présenter à votre approbation est né d’une déception surmontée. La déception, dont je ne rends nullement responsables les autres, mais seulement ma capacité d’illusion, a trouvé son aliment dans les expériences de la Résistance, c’est-à-dire d’une part dans les événements du temps de l’Occupation et de la Libération, et d’autre part dans ceux qu’il m’a été donné d’affronter dans la modeste sphère de l’activité politique et syndicale que j’ai menée pendant quelques années” » (J. Freund, L’Aventure du politique, p. 44-45 ; cf. aussi « Ébauche », p. 14).

5  P.-A. Taguieff, op. cit., p. 100.

6  Remerciements à Jacques Freund qui m’a donné accès aux documents inédits cités dans cet article, ainsi qu’à Bertrand Kugler dont les souvenirs familiaux m’ont bien aidé dans mes investigations historiques.

7  Cf. G. Ferrières, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre (1903-1944), p. 212 ; J. Lassus, Souvenirs d’un cobaye, p. 62. Freund donne des détails dans sa lettre à Josse.

8  La sœur, Stéphanie Kuder, établissait de fausses cartes d’identité. Par suite d’une dénonciation, elle fut déportée à Ravensbrück, Hanovre et Bergen-Belsen.

9  Robert (dit Teddy) Piat (1921-2009) est né à La Réunion. Libéré le 18 juin 1942, il est arrêté en avril 1943 alors qu’il essaie de faire évader Jacques Renouvin, et déporté à Mauthausen. Freund et lui resteront liés d’amitié.

10  Liste (non exhaustive) : Jacques Cabannes, Jean-Paul Cauchy, Joseph Fertig (connu plus tard sous le nom de Jean Forestier), Joseph (Seppy) Flesch, Julien Freund, Jean Fuchs, Pierre Kessler, Alphonse Kienzler (alias Kinou), Stéphanie Kuder, André Lévy, Teddy Piat, Roger Schaeffer, Albert Triby, Georges Wagner. Dans le groupe ouvrier, qui comprend notamment des travailleurs de l’usine Michelin, on peut mentionner Raymond Jacquet (tourneur) et son épouse, Marcel Brzostowski et Dussault. D’autres personnes ont pris part à l’action clandestine, parmi lesquelles Michel Renouvin (neveu de Jacques), Samy Raymond Stourdzé (étudiant au séminaire israélite), Jacques Feuerstein (adjoint de Cauchy), Étienne Saintenac, du mouvement Libération (il passera l’agrégation en état d’arrestation, reçu 6e).

11  « Je songe à la nuit du début mars 1942, lorsque dans la chambre mansardée de P. Kessler, rue Clemenceau à Clermont-Ferrand, nous discutions en groupe, autour de Jacques Renouvin, de l’opportunité de passer à l’action directe, donc d’entrer dans la voie des attentats. Je fus le seul à m’opposer à cette initiative que je considérais comme prématurée, à cause de nos faiblesses. Je reconnais aujourd’hui avoir eu tort, car, ainsi que Renouvin l’avait prévu, une série d’attentats, auxquels j’ai immédiatement participé, ne pouvait que frapper l’imagination de la population […] » (Utopie et violence, p. 207, note 47. Voir aussi « Ébauche », p. 14).

12  André Lévy (1919-1944), étudiant en philosophie et psychologie. Après son arrestation, il s’évade et assure les liaisons entre Alger et la France. Capturé le 2 juin 1944, il est fusillé au camp de Souge.

13  Jean-Paul Cauchy ou Cauchi (1921-1945) dirigeait le mouvement Combat-Étudiant avant de travailler pour les réseaux Mithridate et Navarre. Il mourut en déportation.

14  J. Freund, « Ébauche », p. 13.

15  L. Delzangles (1888-1959) fut relevé de ses fonctions sur ordre de Laval en juin 1943.

16  Georges Rougeron (1911-2003), ancien secrétaire de Marx Dormoy à Montluçon (1888-1941), dirige le Parti socialiste clandestin de l’Allier. Arrêté le 1er octobre 1942, il est interné à Saint-Paul-d’Eyjeaux en même temps que Cavaillès dont il suit les cours donnés aux détenus. Après la guerre il sera secrétaire du Comité départemental de Libération de l’Allier et directeur de l’hebdomadaire Le Réveil socialiste de l’Allier. Henri Colliard (1915-1945), militant socialiste passé par le trotskysme, échoue dans sa tentative d’évasion à Saint-Paul-d’Eyjeaux (il avait creusé un tunnel avec des complices dont Freund était probablement) et tombe aux mains des Allemands ; il meurt en déportation. René Ribière (1910-1995), ancien secrétaire de Marx Dormoy, participa à la reconstitution du Parti socialiste clandestin, avant d’être arrêté en septembre 1942 et interné à Clermont-Ferrand puis à Saint-Paul-d’Eyjeaux. Il parviendra à s’évader de ce camp. À la Libération, il sera responsable départemental des Mouvements unis de la Résistance dans l’Allier.

17  J. Freund, Lettre à Longechal.

18  « […] Certains maquillages de la réalité m’étaient devenus insupportables […] je me suis élevé publiquement contre un truquage qui était à la limite de la fraude » (J. Freund, Lettre au directeur du journal L’Alsace).

19  J. Freund, « Chapelet de souvenirs », p. 16.

20  « En effet, si l’expérience est intransmissible – chacun devant faire la sienne – elle n’est pas absolument incommunicable » (J. Freund, Le Nouvel Âge, p. 12).

21  J. Freund, « Ébauche », p. 8.

22  J. Freund, « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 6.

23  J. Freund, L’Aventure du politique, p. 30.

24  Idem, p. 31

25  Idem, p. 32. Cf. aussi « Ébauche », p. 15.

26  J. Freund, « Chapelet », p. 20.

27  J. Freund, L’Essence du politique, p. 484.

28  Idem, p. 479.

29  J. Freund, « Les garde-fous et le mirador », p. 25.

30  J. Freund, « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 5.

31  Idem, p. 3. Sur le légal et le légitime, cf. L’Essence du politique, p. 259-266.

32  J. Freund, Projet de lettre à Servan-Schreiber.

33  J. Freund, L’Essence du politique, p. 505.

34  Idem, p. 616 ; Sociologie du conflit, p. 353.

35  J. Freund, L’Essence du politique, p. 685.

36  Idem, p. 642.

37  J. Freund, « Chapelet », p. 10.

38  Idem, p. 9.

39  J. Freund, « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 1-2.

40  J. Freund, « Chapelet », p. 16.

41  J. Freund, L’Essence du politique, p. 648.

42  J. Freund, Politique et impolitique, p. 74. L’auteur ajoute : « Mon expérience des camps de concentration est sur ce point significative, et elle explique pourquoi je ne puis partager les vues de nombre de nos intellectuels patentés qui ne raisonnent sur aucune expérience vécue ».

43  J. Freund, L’Essence du politique, p. 478.

44  Idem, p. 355.

45  Idem, p. 645.

46  Idem, p. 708.

47  J. Freund, Sociologie du conflit, p. 94.

48  J. Freund, L’Essence du politique, p. 328.

49  Idem, p. 176.

50  Idem, p. 730.

51  Voir F. Gros, Désobéir, p. 100.

52  J. Freund, L’Essence du politique, p. 181.

53  Idem, p. 183.

54  Idem, p. 188. Cf. aussi Politique et impolitique, p. 3.

55  J. Freund, « Droit et Politique. Essai de définition du Droit », p. 27.

56  J. Freund, L’Essence du politique, p. 723-724.

57  J. Freund, « Droit et Politique. Essai de définition du Droit », p. 25. Freund rappelle la phrase de Montesquieu : « Avant qu’il y eût des lois il y avait des rapports de justice » (Le Droit aujourd’hui, p. 11, citation abrégée). Cf. aussi Sociologie du conflit, p. 340.

58  J. Freund, L’Essence du politique, p. 223.

59  Idem, p. 725.

60  J. Freund, Le Droit aujourd’hui, p. 11-12 ; Sociologie du conflit, p. 342.

61  J. Freund, L’Essence du politique, p. 186. Est dialectique une activité située à l’intersection de deux essences potentiellement antagonistes.

62  J. Freund, L’Aventure du politique, p. 73.

63  J. Freund, Études sur Max Weber, p. 166.

64  J. Freund, Le Nouvel Âge, p. 213.

65  Sur cette notion que Freund rattache à Naudé, Machiavel et Schmitt, voir Sociologie du conflit, p. 93-96.

66  J. Freund, L’Essence du politique, p. 186 et 357 ; préface à C. Schmitt, La Notion de politique, p. 14.

67  J. Freund, L’Essence du politique, p. 189.

68  Ibid.

69  J. Freund, Politique et impolitique, p. 75.

70  J. Freund, L’Essence du politique, p. 724.

71  Idem, p. 189.

72  Idem, p. 183.

73  Voir F. Gros, Désobéir, p. 170.

74  Voir J. Freund, Utopie et violence, p. 238-248 ; Sociologie du conflit, p. 77 ; « Le partisan et le terroriste » ; « Autobiographie d’un ancien terroriste ».

75  Cf. C. Schmitt, La Notion de politique – Théorie du partisan, p. 254-260.

76  Cf. V. I. Lénine, Que faire ?, OC, t. V, et « La guerre des partisans », OC, t. XI. C. Schmitt rappelle que Lénine avait lu Clausewitz et en avait tiré la conviction que la distinction de l’ami et de l’ennemi est aussi fondamentale en politique que dans la guerre (op. cit., p. 263). Freund avait songé à faire sa thèse complémentaire sur Lénine.

77  J. Freund, « Le partisan et le terroriste », p. 119.

78  J. Freund, préface à C. Schmitt, op. cit., p. 28 ; « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 3.

79  J. Freund, « Autobiographie… », p. 3.

80  Voir, entre autres, J. Freund, Sociologie du conflit, p. 278 et p. 287-301 ; préface à C. Schmitt, op. cit., p. 33 ; Le Nouvel Âge, p. 192.

81  J. Freund, Utopie et violence, p. 98 ; « Le partisan et le terroriste », p. 119.

82  J. Freund, Utopie et violence, p. 200 ; Sociologie du conflit, p. 274. Freund cite comme exemples de ce terrorisme individuel les assassins de Sadi Carnot et de l’impératrice d’Autriche, les nihilistes russes, Serge Netchaïev, et les conjurés de Norodnaïa Volia.

83  J. Freund, L’Essence du politique, p. 427.

84  Idem, p. 527 ; Le Nouvel Âge, p. 150 ; C. Schmitt, La Notion de politique, p. 308.

85  J. Freund, Utopie et violence, p. 220-228. Les références : Lénine, Que faire ?, OC, t. V ; La Maladie infantile du communisme, OC, t. XXXI ; Tous contre Denikine, OC, XXIX, Lettre à Dimitri Kourski (17 mai 1922), OC, t. XXXIII, p. 365-366. Pour plus de détails, voir D. Colas, Le Léninisme, p. 227-240.

86  J. Freund, Utopie et violence, p. 200.

87  Idem, p. 206 ; Sociologie du conflit, p. 190, etc. Pour illustrer ce propos, on rappelle ce que Sartre écrivait dans la préface au livre de F. Fanon, Les Damnés de la Terre (1961) : « abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre […] avec le dernier colon tué, rembarqué ou assimilé, l’espèce minoritaire disparaît cédant la place à la fraternité socialiste » (Situations VI, p. 208-209).

88  J. Freund, Sociologie du conflit, p. 76.

89  C. Schmitt distingue également le défenseur du territoire et l’activiste révolutionnaire (op. cit., p. 241).

90  « Si l’on prend la politique […] comme l’organisation certes non exempte de conflit, qui permet aux hommes et aux groupes de cohabiter dans le respect de leurs opinions, de leurs aspirations et de leurs forces, le partisan est l’être le plus antipolitique qui soit. En effet, ce qui l’intéresse, c’est uniquement le pouvoir et non la politique […] » (Utopie et violence, p. 248). Freund songe ici au révolutionnaire professionnel.

91  Idem, p. 206-207 ; « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 5.

92  Idem, p. 241.

93  J. Freund, Sociologie du conflit, p. 234.

94  J. Freund, « Le partisan et le terroriste », p. 121.

95  A. Camus, « Deux réponses à Emmanuel d’Astier de la Vigerie », OC, t. 2, p. 457.

96  J. Freund, L’Essence du politique, p. 520. Il définit la violence comme « la puissance corrompue ou déchaînée ou parfois poussée volontairement à l’outrance » (p. 514) ; c’est « l’explosion de la puissance qui s’attaque directement à la personne et aux biens des autres […] en vue de les dominer par la mort, par la destruction, la soumission ou la défaite » (p. 515). Il distingue quatre espèces de violence politique : la violence institutionnalisée (régime oppressif), la violence de la guerre, la violence des coups d’État, rébellions et séditions, et enfin la violence partisane soi-disant justifiée par le sens de l’histoire.

97  Idem, p. 191.

98  J. Freund, « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 4.

99  Idem, p. 6.

100  J. Freund, L’Essence du politique, p. 427 ; « Autobiographie d’un ancien terroriste », p. 7 ; Le Nouvel Âge, p. 190 ; L’Aventure du politique, p. 214.

101  Le droit positif n’est pas « générateur de lui-même » (L’Essence du politique, p. 728). Cf. aussi p. 333.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Fedi, « Julien Freund philosophe Résistant et philosophe de la résistance »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 56 | -1, 117-142.

Référence électronique

Laurent Fedi, « Julien Freund philosophe Résistant et philosophe de la résistance »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 56 | 2024, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/8132 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12tqy

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Auteur

Laurent Fedi

UR2326 CRePhAC, Université de Strasbourg

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