- 1 G. Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, p. 35.
1Entreprendre de parler de l’action résistante de Cavaillès, et plus précisément de l’articulation de cette action à sa philosophie mathématique a quelque chose d’intimidant. Tant de choses ont déjà été dites sur le sujet, et par les personnes les mieux qualifiées pour le faire ! De surcroît c’est Cavaillès lui-même qui intimide : intelligence hors-norme, héros engagé jusqu’au sacrifice… Georges Canguilhem remarquait déjà que « parler de lui ne va pas sans quelque sentiment de honte, puisque, si on lui survit, c’est qu’on a fait moins que lui »1. C’était pourtant, dans le cas de Canguilhem, une honte de résistant, une honte ressentie depuis une hauteur que nous, dans le confort de nos jeux intellectuels et de nos existences moins familières des états d’exception, ne sommes pas du tout certains d’atteindre. Dans tout ce qu’il a pensé ou fait, Cavaillès semble avoir été d’une probité inattaquable, d’une suite sans faille. Il est naturel que la stature, l’altitude solitaire qu’il avait déjà de son vivant, se soit posthumément muée en monument.
- 2 Idem, p. 34.
- 3 L. Aubrac, « Jean Cavaillès : résistant », p. 10.
2Nous avons donc choisi de retourner la difficulté, et d’essayer, autant que possible, de proposer une lecture qui, sans sacrifier le concept, retrouve derrière l’image marmoréenne, quelque chose de l’homme. Quiconque connaît un peu Cavaillès comprend qu’il semble s’agir d’un crime de lèse-majesté. Cavaillès, c’est la philosophie du concept ; c’est l’escamotage de la conscience transcendantale de Husserl au profit d’une modeste conscience opératoire attachée à des gestes ; c’est le refus d’accorder au mathématicien le privilège d’une quelconque causalité de sa personne, de son génie, de son idiosyncrasie dans le développement de sa discipline ; c’est le protestant qui trouvait malgré tout dans Jean de la Croix l’encouragement à faire disparaître l’individu, à s’enfoncer dans la « nuit obscure de l’âme ». À quoi pourrait bien mener un tel parti pris de lecture ? Au pire : scandale ; au mieux : fausse route. Mais c’est justement parce qu’aussi bien dans les commentaires savants que dans les hommages au résistant, il est possible de constater un fait somme toute assez rare : qu’il existe un consensus pour accorder à Cavaillès le privilège de la cohérence absolue, dans la pensée et dans l’action. Ce consensus n’est pas, n’est plus accidentel, il est devenu consubstantiel à la mémoire de Cavaillès. Ainsi, lorsque Canguilhem affirme que Cavaillès a été « résistant par logique »2, et qu’il insiste sur le caractère « déductif » d’une telle décision, la formule devient rapidement proverbiale dans la littérature secondaire cavaillésienne. Ou encore, lorsque Lucie Aubrac déclare que Cavaillès avait la manie de s’exclamer « c’est logique ! »3 lorsqu’il s’agissait de penser les moyens et les actions de la lutte résistante, le lecteur peut être tenté d’y voir le pli d’un esprit d’une trempe supérieure, invulnérable aux incertitudes et aux angoisses qui, pour nous hommes communs, grèvent la décision et l’action. À quel autre philosophe ferait-on ainsi crédit d’un alignement parfait de la parole, de la pensée et de l’action ? Certes, Cavaillès a payé le prix fort pour un tel privilège, mais ne reste-t-il pas quelque chose d’exorbitant, qu’il faudrait accueillir avec précaution ?
3Il ne sera pourtant pas question d’aller examiner à la loupe la statue de Cavaillès pour y trouver des défauts. La démarche serait mesquine, et à vrai dire la vie de Cavaillès, jusque dans le détail, résiste souvent au caractère destructeur de ce genre d’entreprise. Il s’agira plutôt de retrouver, derrière le marbre, des inquiétudes, des cheminements, des constructions qui donnent à la rigueur monumentale des enchaînements logiques et de la « dialectique des concepts » quelque chose d’une coloration plus humaine, plus intime. De retrouver l’endroit où – séparés ou causalement liés, cela reste à voir – le drame personnel et la nécessité se nouent ; où l’homme s’articule au système. Ce faisant, nous ne chercherons pas à diluer la pensée de Cavaillès dans la contingence des textes de jeunesse ou des détails biographiques, mais nous nous donnerons les moyens de retrouver le sens d’un trajet philosophique qui est – pour un rationaliste impénitent comme Cavaillès – une aventure de la Raison. Nous redonnerons à l’assurance de Cavaillès sa dimension d’effort, plutôt que de la présenter avec la rondeur opaque d’un simple fait ou d’un résultat. Pour y parvenir, la méthode ne sera pas d’apporter des faits nouveaux, ni des thèses originales, mais plutôt l’approfondissement presque exagéré de certains éléments bien connus, trop connus, pour les déplier avec suffisamment de soin, afin que leur épaisseur apparaisse.
- 4 G. Canguilhem, « Inauguration de l’amphithéâtre Jean Cavaillès à la nouvelle Faculté de Lettres de (...)
4Lorsqu’il s’agit d’articuler pensée et action chez Cavaillès, nous sommes toujours ramenés à la formule célèbre de 1943, que rapporte Raymond Aron : « Je suis spinoziste, je crois que nous saisissons partout du nécessaire. Nécessaires les enchaînements des mathématiciens, nécessaires même les étapes de la science mathématique, nécessaire aussi cette lutte que nous menons. »4 On comprend sa fortune : elle constitue un abrégé maximal de la vie et de l’œuvre de Cavaillès.
5Cette phrase est devenue tellement célèbre qu’il faut faire un effort particulier pour se déshabituer de son évidence et pour s’étonner de sa curieuse structure. Comment le « partout » qui promet que dans n’importe quel pan de l’expérience humaine, on rencontrera de la nécessité, peut-il ensuite donner lieu à une si brutale réduction de cette expérience aux mathématiques, à leur histoire et à la résistance ? Ce n’est certainement pas ainsi que d’ordinaire, l’on convainc quelqu’un de l’universelle nécessité, car attester qu’elle se rencontre partout réclame justement qu’on fournisse sommairement une idée de son omniprésence, en proposant rhétoriquement un chapelet de domaines qui donne, comme en miniature, une image de cette omniprésence. « Les mathématiques et la résistance » n’a rien d’un tel échantillon. On peut avancer qu’à ce moment-là, la vie de Cavaillès était réduite à ces deux dimensions, et que c’était déjà prouesse de sa part d’être capable d’animer un réseau de résistance tout en rédigeant un texte aussi exigeant que Sur la logique et la théorie de la science. Ainsi, mathématiques et résistance ne sont pas le tout de l’expérience, mais elles étaient bien, à ce moment-là, quelque chose comme le tout de l’expérience de l’individu Cavaillès.
6Mais nous pouvons lire la phrase autrement : mathématiques d’un côté, action de résistance de l’autre, cela peut servir à mesurer l’empan de l’existence par ses deux bouts que sont la pointe de la théorie et la pointe de l’action. Quoi de plus éloigné que ces deux pointes ? C’est justement ce qui étonne tous ceux qui découvrent Cavaillès, c’est le ressort de la fascination qu’il suscite – lui l’homme de pensée et d’action, l’homme complet.
7Soyons encore plus sourcilleux dans l’exégèse : le redoublement « enchaînements des mathématiciens » et « étapes de la science mathématique » n’est pas anodin, puisque le « même » qui les joint vise à trouver la nécessité même dans ce qui, au niveau de la théorie, est le plus susceptible d’échapper à cette nécessité. L’histoire, le développement, c’est l’élément mathématique pouvant le plus sérieusement prétendre à la contingence. Et lorsqu’on passe à la pratique, commence alors à apparaître dans la formule cinglante quelque chose d’une structure logique plus fine : en bon logicien, Cavaillès va directement au cas le plus susceptible d’échapper à l’affirmation générale qu’il formule. Ce qu’il pourrait y avoir de moins nécessaire dans les mathématiques, ce qu’il pourrait y avoir de moins nécessaire dans l’action.
8Il s’agit alors de savoir ce que veut dire le « aussi » qui porte la phrase du côté de l’action. Est-ce simplement que l’action est aussi nécessaire, ou bien plus fondamentalement, que l’action résistante est homologue à ce cas litigieux qu’est l’histoire des mathématiques ; et donc portion de l’action la plus susceptible de prétendre à la contingence ? C’est peut-être ainsi que le « choix » de résister apparaissait alors à la plupart – c’est comme cela aussi qu’il se présente, le plus souvent, à notre imaginaire historique. Lorsque s’effectue le partage des camps entre résistants et collaborateurs, où rechercher la cause de ce clivage sinon dans le mystère insondable d’une liberté individuelle ? D’autant plus qu’une telle liberté a pour cadre une situation d’exception. L’action, en effet, n’est-elle pas d’autant plus conditionnée qu’elle s’appuie sur les régularités bien connues du passé pour les reproduire au présent ? Rien de plus « nécessaire » qu’une routine, qu’une habitude, qu’un éventail d’options bien balisé. Rien de plus nécessaire que de refaire un choix qu’on a déjà fait dix, vingt fois. Un geste en appelle automatiquement un autre, une situation et un choix sont soudés par l’habitude, et semblent ne plus pouvoir aller l’un sans l’autre. Au contraire, rien qui ne sépare plus nettement les hommes et qui ne révèle ce qu’ils valent individuellement que le vertige d’une situation inédite où chacun est tenu de formuler les règles de son action en l’absence de toute expérience préalable.
9C’est en ce sens – mais avec une grande prudence – qu’on pourrait dire qu’à la routine et aux situations bien connues peuvent correspondre, dans la théorie, les enchaînements des mathématiciens. Non que toute mathématique soit mécanique, routinière, aveuglément conduite dans sa marche par des règles calculatoires, mais au sens où elle peut l’être. Appliquer des théorèmes, apprendre des formules… Faire des mathématiques peut et doit aussi être parfois la reproduction d’un geste qu’on n’invente pas, mais qu’on réitère en répétant ce que d’autres ont déjà fait comme geste par le passé.
10Les étapes de la science mathématique – c’est-à-dire l’agencement chronologique des développements mathématiques nouveaux, des découvertes – correspondent justement à ce moment de vertige qu’est la résistance pour le domaine de l’action, soit le moment où le geste ne peut se régler sur aucun précédent, ni se couler dans l’espace d’une théorie déjà formée, mais où il doit au contraire se dégager des théories existantes pour fonder une autre théorie, pour produire d’autres concepts. C’est le moment où la mathématique semble sortir de sa routine calculatoire, de ses régularités ronflantes, de son problem-solving éprouvé, pour se révéler liberté, création. Liberté du mathématicien créateur, liberté du résistant qui invente son cours d’action dans la situation d’exception, voilà les deux cas où la nécessité ne semble plus de mise. On trouverait alors le génie d’un côté, le héros de l’autre.
11C’est là que Cavaillès a l’audace d’affirmer qu’à la fine pointe de l’avancée théorique et à la fine pointe de l’action, on ne trouve pas la contingence, mais la nécessité.
- 5 J. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme (désormais MAF), p. 176.
- 6 J. Cavaillès, « La pensée mathématique », p. 627.
- 7 J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science (désormais SLTS), p. 552.
12Nous n'aborderons ici de la philosophie mathématique de Cavaillès que ce qui est strictement nécessaire pour saisir comment la pensée et l’action peuvent s’articuler pour lui. L’une des thèses cruciales de Cavaillès consiste à faire du développement des mathématiques quelque chose qui n’est pas une histoire : « il n’y a rien de si peu historique – au sens de devenir opaque, saisissable seulement dans une intuition artistique – que l’histoire mathématique »5. Pour Cavaillès, la contingence de l’histoire des mathématiques, ses coups de génie, ses blocages, ses éléments culturels et sociaux ne sont que la pellicule d’un devenir dont le moteur, l’unique moteur, est logique, donc nécessaire. Ce qui détermine le devenir mathématique, ce sont des structures de problèmes, et les gestes qui s’imposent pour les résoudre. « Le mathématicien historique, contingent, peut s'arrêter, être fatigué, mais l'exigence d'un problème impose le geste qui le résoudra. »6 C’est précisément l’objet de l’enquête historique réflexive que mène Cavaillès dans ses thèses, avec pour objet le développement de la théorie des ensembles : montrer que le devenir mathématique n’a rien à voir avec la contingence, et que s’il est le lieu d’une liberté véritable – ce que Cavaillès ne nie pas – ses épisodes sont rigoureusement liés par la nécessité. Ce que la mathématique nous présente au fil du temps, c’est donc le développement effectif d’un enchaînement nécessaire des concepts, et ce développement est à peine une histoire. « L’enchaînement mathématique possède une cohésion interne qui ne se laisse pas brusquer : le progressif est d’essence. »7 Ce qui n’empêche pas Cavaillès de penser que les nouveaux concepts mathématiques sont de libres créations. Nécessité et liberté sont non seulement compatibles, mais dans le cas des mathématiques, ne sont pas pensables l’une sans l’autre. La structure de problème « impose » d’avance un geste, mais pas à la façon d’un concept écrit d’avance. On ne peut pas retrouver, par analyse, la solution déjà présente dans le problème, car une virtualité s’ouvre, qui appelle un geste, un « saut ».
- 8 J. Cavaillès, « La pensée mathématique », p. 663.
Le mathématicien considère un petit dessin d’objets pourvus chacun d’un certain nombre de degrés de liberté – qui, si resserrés soient-ils, ne fixent que des bornes aux infinies possibilités de mouvements. D’un geste – comme un saut après l’aguet – il fermera la figure laissée inachevée dans le problème8.
Les bornes du problème n’empêchent pas l’infinité des possibilités de mouvement, espace dans lequel la liberté du mathématicien opère son saut qui, parce qu’il est logique, est aussi nécessaire. La virtualité du geste, entre les bornes du problème, a pour ainsi dire la puissance du continu. Ainsi Cavaillès fait-il habilement droit aux deux niveaux de l’expérience mathématique si difficiles à accorder : le rôle des grandes individualités (Gauss, Galois, Hilbert), et celui des enchaînements nécessaires.
- 9 J. Cavaillès, « Réflexions sur le fondement des mathématiques », p. 578.
13À partir de là, ce qui est épineux est de comprendre comment cette nécessité peut être retrouvée dans le domaine de l’action, car cet accord de la nécessité à la liberté se conçoit bien pour des enchaînements logiques, mais beaucoup moins pour des décisions pratiques. Si dans l’invention d’un nouveau concept, l’idiosyncrasique et le contextuel s’évanouissent pour dévoiler, en surimpression d’abord, puis finalement seul visible, l’enchaînement nécessaire des gestes, il ne semble pas que dans le domaine pratique soit valable cette formule : « libération du contingent par l’effectif, mais l’effectif dans son effectuation est contingent »9. Mais c’est que déjà, le développement des mathématiques n’a pas pour Cavaillès l’allure d’un engendrement ou d’une construction linéaire, il comporte les discontinuités et les bifurcations qui correspondent aux axes d’engendrement de nouveaux concepts mathématiques (ce qu’il nomme « idéalisation-paradigme » et « thématisation »).
- 10 J. Cavaillès, MAF, p. 180.
Dans tous les cas la fécondité du travail effectif est obtenue par ces ruptures dans le tissu mathématique, ce passage dialectique d'une théorie portant en elle-même ses bornes à une théorie supérieure qui la méconnaît quoique et parce qu’elle en procède. Striage de lacunes, renversements volontairement opérés, rien n’est davantage opposé à la construction progressive de l’intuitionnisme qui relie tout par des processus engendrés les uns des autres et prenant comme départ unique la dyade10.
Ainsi se comble déjà une part de la distance qui séparait les mathématiques, abusivement tenues pour lisses et linéaires, d’une action sinueuse et touffue. Il n’empêche : pour qui n’est pas d’emblée spinoziste, dans le domaine pratique la nécessité n’a rien d’une évidence. Il y a fort à parier que pour l’individu Cavaillès, cette évidence de la nécessité n’est que le résultat terminal d’une construction patiente de cette évidence. Des textes moins connus le montrent, la nécessité mathématique et la nécessité de l’action ne se sont pas toujours présentées à Cavaillès avec une homogénéité si simple et si limpide. Revenons au début de la formule que nous analysions : « Je suis spinoziste, je crois… ». « Je crois ». Des travaux sur les textes de jeunesse de Cavaillès ont bien montré que Cavaillès n’a pas toujours cru en spinoziste, qu’avant d’être spinoziste il était protestant fervent, et qu’entre les deux, il fut brièvement plotinien, sinon tenté par le plotinisme.
14Cette tentation plotinienne a été étudiée en détail par Pierre Cortois, qui se fonde sur des articles et des lettres de jeunesse de Cavaillès, publiés ou rédigés en 1928 – il a alors vingt-cinq ans. Dans ces textes, on découvre un Cavaillès déjà hanté par la question de la nécessité, en particulier dans le registre de la morale. Les complications énigmatiques de ses développements se laissent ramener à cette idée centrale, qu’en matière de morale, la diversité d’un cours d’action, la diversité des actions possibles, et en matière de théorie la diversité des moments de développements des idées, devraient pouvoir être ramenés, idéalement, à une unité qui n’est pas accessible discursivement, mais seulement intuitivement. Cavaillès diagnostique cependant que cette unité hypothétique, « où se fondraient dans une réalité complètement simple et tous les moments d’un même acte et toutes les actions positives possibles », est
- 11 P. Cortois, « Cavaillès lecteur de Plotin ? Quelques pages d’une “métaphysique de jeunesse” », p. (...)
suggérée plutôt que réalisée grâce aux approximations qu’en donne la musique, par exemple, par la fusion et la condensation de plusieurs thèmes – et de l’autre, qui en est parente et qui se raccroche aux mêmes expériences, de cette déchéance par double exclusion, et surtout de la possibilité d’un degré dans ces exclusions, degré sur lequel on n’insiste pas assez en général11.
- 12 J. Cavaillès, « Lettres Étienne Borne (1930-1931) », p. 19.
L’image de l’unité musicale saisissable intuitivement dans la diversité des développements d’une œuvre permet à Cavaillès de fixer symboliquement ce motif d’une diversité qui n’est pas pur éparpillement, mais qui manifeste dans son « mouvement », dans son « rythme » et sa « direction » – ce sont ses propres mots, dans un autre passage du texte – une unité qui s’offre à l’intuition plutôt qu’au raisonnement. Globalement, Cavaillès envisage que la diversité et la contingence des actions et des développements de la pensée devraient pouvoir être ramenés, théoriquement, à une unité intuitive dans laquelle ils se fondraient, mais que cette unité ne se donne pour nous que selon les diverses guises partielles, superficiellement contingentes, de l’action particulière et de l’état particulier, historique, des idées. Unité idéale d’un côté, déchéance et dispersion de l’autre, c’est ce point qui importe ici, puisqu’il nous montre que la pensée de Cavaillès est déjà marquée par une inquiétude relative à la structure de problème de la nécessité telle qu’elle se devine mais ne se donne pas entièrement dans l’expérience effective des actions et des idées. Une pensée de l’écart, d’une nécessité qui se laisse plus souvent deviner dans sa décomposition, sa fragmentation, qu’elle ne se donne réellement. Elle n’est pourtant pas un simple mirage, comme il l’affirmera deux ans plus tard dans une lettre à Étienne Borne : « Il y a autre chose que la pure dispersion contingente dans cette vie »12. Un an plus tard, une lettre citée par sa sœur, envoyée de Munich, reprend les mêmes motifs spéculatifs et musicaux :
- 13 G. Ferrières, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre (1903-1944), p. 135.
l’andante est vraiment admirable, surtout il me semble dans cette tension qui fait monter la même idée, la développe comme d’une façon rigide et qui échappe au temps, à cette reprise rythmique où tout est soumis en musique et qui y est comme la conséquence de notre caractère temporel, incapable d’échapper au devenir, et aussi une solution pour lutter contre son changement par ces reprises oscillantes. Mais il y a là comme une réalisation de cette impossible fixité, et je ne pouvais m’empêcher de penser à certaines pages de Kant ou de Spinoza, où la pensée par la même tension se prolonge elle-même et semble échapper à la retombée nécessaire dans les accommodements et les oublis de problème, suites de notre caractère fini13.
- 14 H. Bergson, La Pensée et le mouvant, p. 117.
- 15 G. Deleuze, Logique du sens, p. 245.
Insistons sur le choix des termes : « inquiétude » de la nécessité, pensée « hantée » par la menace de la contingence et de l’éparpillement. On pourrait presque parler, en suivant Bergson, d’une « intuition »14 fondamentale de Cavaillès, s’il n’y avait cette dimension évidente de tourment intellectuel, que les lettres de Cavaillès aussi bien que les témoignages que nous avons à son propos nous imposent comme un paramètre moins lisse de sa personnalité. « Fantasme » peut-être, emprunté alors non à Freud mais au « phantasme » de Klossowski15, c’est-à-dire comme contenu obsédant et fondamental mais non-conceptuel, que l’individu ne peut approcher qu’en essayant obstinément d’articuler de façon discursive ou symbolique ; sorte de noyau d’inquiétude inatteignable commandant des expressions nécessairement inadéquates.
15Car c’est un fait biographique difficilement contestable que ce motif poursuit Cavaillès depuis sa jeunesse, d’une façon unique et obsédante, mais sous diverses formes et dans divers registres. Dans sa jeunesse, alors qu’il est encore protestant convaincu et fervent, Cavaillès se passionne pour Jean de la Croix, et en particulier pour le motif mystique de la disparition de l’individualité (contingente) dans le contact avec l’absolu. Plus loin encore dans son passé, l’exemple d’un père militaire peut également épouser, à nos yeux, la structure problématique d’une nécessité du devoir militaire et patriotique primant sur les intérêts particuliers de l’individu. Les commentateurs se sont méfiés, à juste titre, de toute explication causale de l’engagement de Cavaillès mobilisant ces facteurs familiaux, religieux. Pourquoi les évoquer ici ? Parce qu’au tribunal d’une personnalité, tout ce qui peut être produit comme cause peut l’être aussi comme expression d’une disposition, à tout le moins d’une disponibilité préalable. En matière de caractère la causalité, si elle est une flèche, en est une qui faisant boucle repasse par le passé pour en attester les latences, pour en confirmer les virtualités. Quel fut le paramètre crucial qui décida de l’orientation de Cavaillès, c’est impossible à dire, mais examinés à la lumière de sa pensée mûre, tous ces paramètres sont candidats au titre de catalyseur ayant mené les inclinations informulables de Cavaillès à leur articulation philosophique.
- 16 G. Ferrières, op. cit., p. 133.
- 17 Idem, p. 29.
16La lettre à Gabrielle Ferrières précédemment citée entame un glissement progressif vers Spinoza, encore épaulé par Kant. On pourra souvent observer dans les allusions spinozistes de Cavaillès des réserves et des critiques qui, tout en étant la marque du tempérament objecteur qui était chez Cavaillès un pli autant qu’une méthode, signale que le « phantasme » cavaillésien de la nécessité ne trouve pas exactement à se couler dans le système de Spinoza. « [J]’ai repris Spinoza avec une vraie joie, malgré toutes les choses étroites qui arrêtent »16, écrit-il dans une lettre de 1934. S’il pourra reprendre à son compte des formules qui sonnent spinozistes – par exemple, « nous sommes en tout menés »17 – il ne manque pas d’ajouter au système de Spinoza les pièces qui lui font défaut pour que sa propre philosophie s’y installe. Ainsi, l’enchaînement autonome des idées se voit adjoindre une dialectique des concepts plus hégélienne que spinoziste, sans que la philosophie hégélienne du concept soit pourtant adoptée.
- 18 J. Cavaillès, « Mathématiques et formalisme », p. 664.
- 19 G. Ferrières, op. cit., p. 60.
- 20 Ibid.
- 21 J. Cavaillès, « Du collectif au pari. À propos de quelques théories récentes sur les probabilités (...)
17Enfin, le Cavaillès « canonique » – des thèses de 1938 jusqu’à sa fin tragique – jouera encore sur le terrain de l’épistémologie la nécessité contre la contingence. Le problème de l’histoire des mathématiques, de cette « histoire qui n’est pas une histoire »18, peut sans doute être saisi autant comme un travail universitaire d’épistémologie que comme un laboratoire conceptuel permettant de relever ce défi fondamental qui le travaillait depuis une dizaine d’années au moins. Soit remarqué en passant : on sait que Cavaillès mena sous la direction de Léon Brunschvicg un mémoire de maîtrise portant sur « la philosophie et les applications du calcul des probabilités chez les Bernoulli »19. Le sujet, choisi par son directeur, ne l’inspira guère, et lui laissa échapper une plainte très instructive pour nous : « J’ai consacré mon temps, hier soir et aujourd’hui, à des problèmes de maths, j’avais un peu négligé mon certificat, ces jours-ci, et puis leur certitude rigide me change des raisonnements trop souples sur les probabilités »20. On passera sur l’opposition des probabilités aux mathématiques, que n’aurait pas reniée Bourbaki, pour relever que les mathématiques du xviie siècle, qui devaient initialement servir de matériau pour sa thèse, semblent constituer un moment de souplesse qui cadre mal avec ses appétits d’enchaînements rigoureux. Il s’agit d’une période d’intense créativité, où la réussite de l’application excuse l’obscurité des principes et des définitions – et tout cela ressemble assez peu aux structures de problèmes et aux gestes résolutifs dont traitera Cavaillès par la suite. Simple hypothèse, alors : l’abandon « doctoral » des probabilités pour la théorie des ensembles ne peut-il pas être compris aussi comme relocalisation sur un terrain mathématique plus propice à jouer la nécessité contre la contingence ? Donc comme indice d’une préférence personnelle, d’un tempérament, et d’un appétit pour des mathématiques manifestant mieux leur affranchissement vis-à-vis de la contingence ? Car Cavaillès reviendra aux probabilités dans un article de 194021, mais ce sont les probabilités transfigurées par l’axiomatisation qu’opère Kolmogorov, qui ramène cette discipline dans le giron des enchaînements nécessaires et abstraits que Cavaillès affectionne.
- 22 B. Spinoza, Œuvres, p. 185.
18Ce trajet à travers l’œuvre théorique de Cavaillès est nécessairement incomplet ; il nous importera surtout de rendre sensibles les éléments suivants :
1. Le problème de la nécessité et de la contingence est un leitmotiv constant dans le parcours de Cavaillès, des années de jeunesse jusqu’à la confidence à Aron en 1943.
2. Les expressions de ce problème trouvent chez lui des formes successives qui ne se stabilisent ni dans une doctrine (Plotin, Spinoza, Hegel), ni dans un registre (métaphysique, morale, épistémologie). Ces expressions semblent moins liées à une thèse qu’à un fantasme ou à une intuition fondamentale qui surgit sur divers terrains, et s’allie opportunément aux doctrines les mieux à même de le soutenir.
3. Que la « cohérence absolue » dont on fait crédit à Cavaillès ne semble pas fondamentalement découler de convictions rationnelles, mais qu’elle procède plus obscurément d’un investissement constant du problème de la nécessité et de la contingence, qui s’étaye localement dans les analyses.
4. Au risque de contredire Canguilhem, Cavaillès est sans doute « résistant par logique », mais la déduction n’est que la fin, le dernier mouvement d’une analyse-synthèse qui commence par une recherche inquiète de la nécessité, et par le souci – pour ne pas dire le besoin – de conjurer l’éparpillement, la déchéance, l’écart.
5. Enfin, il ne s’agit pas ici de psychologiser la philosophie de Cavaillès pour la désamorcer. Il nous semble qu’au contraire, il est possible de maintenir la rigueur implacable des choix, la nécessité des opérations, la force de la déduction, tout en montrant comment l’individu contingent, psychologique, éparpillé dans les tâtonnements d’une recherche philosophique incertaine, trouve le moyen de s’extraire de cette contingence pour se couler dans la pensée du nécessaire, et devance la nécessité effectivement trouvée par un désir de nécessité. Pour le confirmer, revenons simplement à Spinoza, comme Cavaillès le fait pendant sa soutenance de thèse : le Traité de la réforme de l’entendement nous montre le même trajet, et le paragraphe 4 décrit exactement ce décrochage progressif de l’esprit pour lequel le pouvoir intermittent des vérités nécessaires, d’abord seulement entrevu parce que désiré, s’affermit et permet de demeurer de plus en plus dans la « voie droite ». L’Éthique, dans son mouvement entièrement synthétique, nous masque la phase tâtonnante d’analyse que le Traité de la réforme de l’entendement nous dévoile, – ce Spinoza travaillant à « maintenir l’entendement dans la voie droite »22, ce Spinoza désirant la nécessité et la découvrant. De même, les œuvres compactes et exigeantes de Cavaillès aussi bien que l’héroïsme de ses actes nous masquent cette phase tâtonnante et ce désir que les lettres et les écrits de jeunesse nous révèlent. Et la philosophie est autant sinon plus dans ce mouvement, ce décrochage, cette activité, que dans le résultat conceptuel qu’elle produit.
19Ces points, il nous semble, permettront de mieux saisir ce qui est en jeu dans l’engagement résistant de Cavaillès, auquel nous arrivons maintenant. L’engagement résistant de Cavaillès se partage en trois phrases bien distinctes :
1. Une première phase d’activité de propagande : graffitis antivichyssois, collage de papillon, distribution de tracts, puis à partir de 1941, journalisme, avec la parution du journal clandestin Libération, dont Cavaillès rédige le premier éditorial avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie.
2. Une seconde phase d’activité de résistance dans le Renseignement, à la tête du réseau Phalanx Zone Occupée, appelé Cohors.
3. Une dernière phase d’action immédiate (renseignement militaire et sabotage) à partir de 1942 jusqu’à son arrestation le 28 août 1943.
- 23 J. Cavaillès, Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, p. 362.
La mise en rapport de l’engagement résistant de Cavaillès avec sa philosophie des mathématiques est cruciale, parce qu’on découvre dans les deux cas bien davantage qu’une disposition commune pour l’exigence, la rigueur – cohérence triviale entre la pensée et l’action, mais qu’il faut déjà souligner, car elle n’est jamais garantie. Dans les dernières lignes de sa thèse principale, Cavaillès parlait déjà curieusement du « mathématicien militant »23, dont les considérations pragmatistes auront toujours le « dernier mot » sur les exigences purement logiques dans l’adoption ou le rejet d’une théorie mathématique. Autrement dit, ce sont les besoins du mathématicien au travail, attelé à la résolution de problèmes déterminés, qui décident, plus que les exigences fixées a priori, si une théorie doit être adoptée. L’action mathématique a le dernier mot. Cavaillès résistant nous présente la même image en symétrie : dans son action de résistance, il est mathématicien, important dans la mêlée la rigueur des mathématiques. Mathématicien-militant, résistant-mathématicien.
20Que veut dire, en l’occurrence, résistant-mathématicien, ou comme le dit Canguilhem, « résistant par logique » ? Ce qui est saisissant dans le parcours de Cavaillès est que les différentes phases de son activité de Résistance correspondent à chaque fois à une analyse rigoureuse de la situation. Cavaillès semble chaque fois dégager des « structures de problèmes », ce qui constituait précisément pour lui, en mathématiques, le niveau adéquat où retrouver le mouvement interne du développement des théories. Ainsi peut-il formuler, dans sa conférence de 1939 pour la Société Française de Philosophie, cette phrase que nous citions plus haut : « le mathématicien historique, contingent, peut s’arrêter, être fatigué, mais l’exigence d’un problème impose le geste qui le résoudra. » Par « exigence d’un problème », Cavaillès marquait les contraintes théoriques qu’imposait au mathématicien le développement d’un certain type de geste efficace non donné d’avance, mais appelé par la situation théorique.
- 24 J. Cavaillès, « La pensée mathématique », p. 601.
[…] je veux dire par là que chaque procédé mathématique se définit par rapport à une situation mathématique antérieure dont il dépend partiellement, par rapport à laquelle aussi il entretient une indépendance telle que le résultat de ce geste doit être constaté dans son accomplissement. C’est, je crois, par là qu’on peut définir l’expérience mathématique24.
21La première caractéristique de la « logique de la résistance », c’est donc une mise en correspondance constante de l’action aux exigences propres de la situation politique et militaire, forcément évolutive. Cavaillès est d’abord propagandiste parce que la structure de problème l’exige : l’ennemi immédiat est identifié comme le régime de Vichy ; et les acteurs sont des particuliers ne pouvant s’appuyer que sur une coordination locale de volontés, parce que la Résistance en est à ses débuts, et qu’elle n’a pas l’appui organisationnel de la France Libre. Le passage au journalisme clandestin obéit déjà à une reconsidération de ce que peut être, dans ce contexte, une coordination de « gestes efficaces ».
- 25 J. Cavaillès, « Du collectif au pari… », p. 650.
22De même, les formes beaucoup plus organisées et de plus vaste envergure que prendra son activité résistante correspondent assez exactement à cette « coordination systématique de gestes efficaces »25 que Cavaillès développe dans son article intitulé « Du collectif au pari ». L’emphase est mise sur la systématisation, l’organisation des gestes efficaces dans un tout hiérarchisé, structuré, et c’est sans doute vers cet idéal de systématisation de l’efficacité que s’oriente spontanément le résistant Cavaillès. Les divers rapports sur l’activité du réseau Cohors notent ainsi sa très grande efficacité, qui doit donc autant à une approche mathématique des situations qu’à la personnalité charismatique et aux qualités organisationnelles de Cavaillès.
- 26 Y. Farge, Rebelles, soldats et citoyens. Souvenirs d’un commissaire de la République, p. 28-29.
23Le passage de l’activité de renseignement à l’action immédiate est également éloquent, relu à la lumière de la philosophie mathématique de Cavaillès. Ce choix s’inscrit dans un conflit interne à la Résistance, qui en 1942, est partagée entre deux conceptions de sa lutte et des finalités qu’elles visent : l’une, pragmatique, est une Résistance conçue au présent, qui épouse l’évolution de la situation pas à pas ; l’autre, politique, est une Résistance conçue avec comme horizon l’avenir et la société qui succédera à la guerre. Cavaillès se range résolument à la première. « Il faut gagner la liberté avant d’aménager la liberté »26, tranche-t-il, et nous apercevons là non une simple conviction, mais la mise au jour d’une relation d’ordre strictement régie par des conditions – c’est le mathématicien, toujours. Plus fondamentalement, pour Cavaillès, c’était sans doute l’alternative entre nécessité et contingence qui faisait à nouveau surface, sur un théâtre différent. L’action immédiate correspond indéniablement aux nécessités du moment. L’historienne Alya Aglan a bien montré que Cavaillès n’innove pas sur ce point : la priorité donnée à l’action immédiate est une directive générale de la France Libre. Mais au sein de la Résistance, certains rechignent à s’engager dans des coups de force à court terme qui mettraient en danger les réseaux et leurs effectifs sur le long terme, et ces considérations se greffent sur des calculs politiques. L’une des caractéristiques de la trajectoire résistante de Cavaillès est de s’être toujours tenu à l’écart du calcul politique. S’il le « pari » de l’action efficace est régi, comme il le notait encore dans l’article précédemment cité, par la « loi d’intérêt », cet intérêt est celui de la réussite du processus lui-même, non l’intérêt particulier de ses acteurs. Cavaillès veut gagner la partie, mais non tirer son épingle du jeu, raison pour laquelle il va s’isoler de plus en plus au sein de la Résistance. Ce à quoi il résiste, c’est à cette déchéance, à cette fragmentation de l’action dans de regrettables accommodements, qu’il abhorrait déjà du temps de sa jeunesse.
24Par ce biais, nous arrivons à une nouvelle correspondance de la philosophie mathématique et de l’action : celle de la disparition du sujet. Un témoignage, en particulier, servira la démonstration. Ce témoignage est celui du commandant Joba, recueilli par François Verny. Joba se trouve à l’hôtel Lutétia le 31 décembre 1943, hôtel où est installé le commandement en France de l’Abwehr. Joba confie :
- 27 A. Aglan, J.-P. Azema, Jean Cavaillès résistant, ou la pensée en actes, p. 193.
Je n’ai jamais raconté ce qui suit.
À une table proche de la nôtre, se trouve Cavaillès.
Il est attablé avec des officiers allemands. Ils essaient de le dérider, de le faire boire, de porter des toasts. Il est silencieux, blême, il se refuse à la fête. Je n’ai jamais vu, de toute ma vie, quelqu’un d’aussi désespéré27.
- 28 J. Cavaillès, op. cit., p. 28.
- 29 J. Cavaillès, Idem, p. 27.
25Cavaillès, après son arrestation, est attablé avec les Allemands lors du réveillon. Soucieux jusqu’au bout de protéger le réseau Cohors, il fait semblant de se laisser retourner par les Allemands. La description lapidaire qu’en fait Joba suffit à comprendre ce qu’il en coûte à un homme comme lui de donner les apparences de la lâcheté, mais il le fait parce que là encore, l’exigence du problème implique une conduite qui doit primer sur l’amour-propre. Et nous retrouvons cette disparition du sujet si frappante que Cavaillès mettait en acte dans sa philosophie mathématique, celle qui dépossède le sujet de toute fonction constituante pour n’en faire que le corrélat inessentiel d’enchaînements nécessaires de problèmes et de solutions. Autre formulation dans son œuvre, dans une lettre à Étienne Borne : l’humain disparaît, et ce qui a une chance d’apparaître, c’est le « divin même dans le concept, du moins dans le passage d’un concept à un autre »28, soit cette « nécessité qui manifeste l’approche de Dieu, immanente en mathématique, transcendante dans l’amour »29 – immanente aussi dans le sacrifice du résistant, peut-on ajouter.
- 30 G. Canguilhem, op. cit., p. 35.
26Pour conclure, revenons à une autre formule fameuse de Canguilhem à propos de Cavaillès : « si ce n’est pas là un héros, qu’est-ce qu’un héros ? »30. Au terme de ce parcours, on voit que Cavaillès lui-même ne devait pas se concevoir comme un héros, parce que le concept de héros est absolument contraire à tout ce qui mobilisait Cavaillès.
- 31 S. Pétrement, La Vie de Simone Weil, t. 2, p. 485.
27Le héros est une individualité hors-norme, une singularité, une admirable anomalie différentielle, et tout l’effort de Cavaillès, aussi bien théorique que pratique, a consisté à donner au geste efficace une primauté absolue par rapport aux caractères et aux motifs individuels. Anecdote parlante : lorsqu’il mentionne Simone Weil, qu’il a rencontrée à Londres, et qui insiste pour être envoyée en France pour une mission dangereuse, Cavaillès juge : « c’est un cas de noblesse exceptionnelle, mais aujourd’hui il n’y a plus de cas »31. Reconnaissance des qualités morales de Simone Weil, mais critique implacable d’un individu qui veut faire primer les exigences de sa singularité sur les exigences de la situation.
- 32 G. Ferrières, op. cit., p. 257.
28Le héros, c’est également celui qui incarne une exemplarité, qui réalise de façon éclatante un idéal. Or, Cavaillès a toujours tenu à l’exemplarité, mais à une exemplarité sans héroïsme, lui qui s’attelait aux missions les plus dangereuses sans s’abriter derrière son importance hiérarchique, parce que, comme il le dit, « là où se trouve le danger, là aussi doit être le chef »32. Mais plus fondamentalement, il n’est pas un héros exemplaire parce que son imaginaire théorique et moral est celui de la norme et la possible dégradation en-deçà de cette norme. En spinoziste, Cavaillès devait penser que l’enchaînement des idées vraies ne relève en rien d’une vertu méritoire, mais simplement de l’usage correct de la Raison. Que tous ne s’y ordonnent pas ne rend pas le sage plus exceptionnel, car il n’y a en lui aucun excès, aucune singularité, mais correspondance à la norme du vrai. Expérience finalement éternelle, qui détermine le caractère décourageant de la morale : l’excellence n’y est exceptionnelle que par différence avec les entorses, et cette différence est inessentielle. Dans son caractère essentiel, elle est respect de la norme du vrai et du bien, simple cohérence du principe à la pensée, et de la pensée à l’action.