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Le « je suis spinoziste » de Cavaillès

Cavaillès’ Statement “I Am Spinozist”
Hourya Benis-Sinaceur
p. 17-40

Résumés

Le commentaire traditionnel de la philosophie de Cavaillès reconnaît en celle-ci le legs de Spinoza. Mais on se contente généralement des déclarations de Cavaillès à Raymond Aron, sans désigner les éléments qui illustrent ce lien ni, surtout, ceux qui le contrarient. L’autorité de l’ami, Georges Canguilhem, reprenant dans une cérémonie officielle le témoignage de Raymond Aron et l’article de Gilles-Gaston Granger « Cavaillès ou la montée vers Spinoza » ont installé pour longtemps l’idée que tout était dit. Cet article interroge le sens et la portée du « je suis spinoziste » de Cavaillès dans la promotion testamentaire de la philosophie du concept.

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Texte intégral

  • 1  Déclaration de Jean Cavaillès à Raymond Aron à Londres en 1943, R. Aron, Jean Cavaillès, Terre des (...)

Je suis spinoziste, je crois que nous saisissons partout du nécessaire. Nécessaires les enchaînements des mathématiciens, nécessaires mêmes les étapes de la science mathématique, nécessaire aussi cette lutte que nous menons1.

  • 2  H. Benis-Sinaceur, Cavaillès.

1Le thème du spinozisme de Cavaillès est une antienne, un refrain de la geste cavaillèssienne. J’ai bien tempéré le mouvement dans mon livre de 20132, en soulignant l’apport hégélien dans Sur la logique et la théorie de la science (désormais LTS), mais je n’avais pas jusqu’ici confronté directement Cavaillès à Spinoza en découvrant tout ce qui les sépare malgré l’identification déclarée du premier au second.

  • 3  Cavaillès fut nourri de la philosophie de Spinoza, que son maître, Léon Brunschvicg, contribua à m (...)

2Je ne remets pas en question la profession de foi existentielle et identitaire de Cavaillès énoncée dans des circonstances dramatiques. Elle traduit une option de vie et d’action, qui marque son adhésion éthique à la nécessité universelle telle qu’il la concevait3. Je me propose de reconsidérer le rapport non pas de l’homme Cavaillès à Spinoza, ni même celui du philosophe, mais celui du philosophe des mathématiques. Autrement dit, je veux interroger le rapport de la théorie de la connaissance projetée par Cavaillès dans Méthode axiomatique et formalisme (désormais MAF), puis proposée dans Sur la logique et la théorie de la science, et la théorie de la connaissance qui se dégage du livre II de l’Éthique (désormais Éth.), le De natura et origine mentis (De la nature et de l’origine de l’esprit), et accessoirement du Tractatus de intellectus emendatione (désormais TIE) (Traité de la Réforme de l’entendement) de Spinoza. Le parallèle que je construis va révéler certaines divergences profondes, et me permet de poser quelques questions, auxquelles je n’ai parfois que des réponses hypothétiques vu le caractère sibyllin du texte de Cavaillès.

I. Premières questions

  • 4  « L’ordre et l’enchaînement [connexio] des idées sont les mêmes que l’ordre et l’enchaînement des (...)
  • 5  Ces trois options sont déjà celles de Léon Brunschvicg.
  • 6  « Étant donnée une cause déterminée, il s’ensuit nécessairement un effet ; et, au contraire, s’il (...)

3Bien sûr, Cavaillès a des options philosophiques primordiales héritées du système de Spinoza. Les plus importantes sont évidemment 1) le postulat d’immanence, 2) l’axiome de l’autonomie des processus de pensée par rapport à d’autres processus, externes à la pensée (je rappelle que chez Spinoza il n’y a qu’une substance, Dieu, qui a une infinité d’attributs, dont nous humains en connaissons deux, l’attribut Pensée et l’attribut Étendue, indépendants l’un de l’autre quoiqu’obéissant au même mécanisme causal4), 3) le rejet de la cause finale aristotélicienne5, c’est-à-dire le rejet de l’idée que ce qui est l’est en raison d’une fin, par exemple le Bien. Dans l’Appendice au livre I de l’Éthique, Spinoza combat énergiquement le finalisme comme un préjugé produit par l’ignorance des causes réelles. Pour lui, tout ce qui est l’est en raison d’une cause ; la présence d’une cause produit nécessairement un effet6, d’où le nécessitarisme strict.

4Cependant, la philosophie du concept, ce programme programmatique lancé dans LTS, ne vient pas, ou pas directement de Spinoza. Cavaillès a pris son point de départ dans les idées mathématiques régnant à son époque et dans la théorie de la connaissance kantienne qu’il entendait, comme beaucoup de scientifiques et de philosophes d’alors, adapter à ces idées. La philosophie du concept s’oppose à la philosophie du jugement et à la philosophie de la conscience, empirique ou transcendantale, qui constituait l’environnement et le contexte de formation de Cavaillès. En particulier, elle prend le contrepied du point de vue défendu par Brunschvicg du début à la fin de son œuvre.

  • 7  LTS commence par une citation de la Logique de Kant et une mise en question du fait 1) que les not (...)

5Pourquoi reprendre l’examen du rapport de la théorie de la raison de Cavaillès à la théorie spinozienne de la connaissance ? Pourquoi étudier à nouveau les textes, cette fois de plus près, et aussi avec plus de distance ? Parce que LTS est un assemblage de réflexions dédiées à la critique de certains points de doctrine par lesquels Cavaillès définit progressivement, de manière négative, son propre programme. L’écrit s’achève sur un manifeste au retentissement considérable, presqu’immédiatement et durablement, en France et à l’étranger. Un manifeste qui renverse la donne philosophique. Mais le contenu positif du programme demeure en suspens. La forte cohérence du parcours qui nous mène de Kant à Hegel7 compense la diversité des réflexions intermédiaires convoquant un aéropage de mathématiciens, de logiciens et de philosophes d’où Spinoza est nominalement absent. Tandis que la logique de Kant, la théorie de la science de Bolzano ou la phénoménologie de Husserl sont discutées plus ou moins en détail, tandis que l’intuitionnisme de Brouwer, l’épistémologie de Brunschvicg, la sémantique de Tarski ou le logicisme de Carnap sont passés en revue, sur Spinoza rien ou presque. – Un autre absent/présent est Hegel. – D’où un ensemble d’interrogations, qui mettent en évidence des divergences certaines entre la théorie de la connaissance de Cavaillès et celle de Spinoza.

  • 8  « Ce devenir se développe comme un devenir véritable, c’est-à-dire qu’il est imprévisible. Il n’es (...)

61. Au delà du nécessitarisme partagé, n’y a-t-il pas des points de désaccord imposés par l’évolution historique des mathématiques et celle de la philosophie ? En particulier, Cavaillès a-t-il réduit, comme Spinoza, la contingence à n’être que le masque de notre ignorance ? En dépit des déclarations à Raymond Aron, la réponse est loin d’être univoque. Car Cavaillès ne professe pas un déterminisme strict dans les processus de connaissance : telle conjonction de faits et de questions conditionnent telle nouveauté mais ne la déterminent pas. Le devenir mathématique est nécessaire et imprévisible8.

  • 9  Cf. Lettres à Étienne Borne (1930-1931), présentées et commentées par H. Benis-Sinaceur.
  • 10  D. Parrochia, La Raison systématique, p. 236.

72. Autre divergence imposée par l’évolution : la séparation, inexistante chez Spinoza et héritée par Cavaillès du kantisme et du positivisme souverain depuis le xixe siècle, entre théorie de la connaissance et métaphysique. Le plan métaphysico-éthique n’est pas absent de la pensée de Cavaillès, mais il concerne le domaine de la vie et de l’action9, tandis que la connaissance scientifique est supposée, à tort ou à raison, indépendante de l’horizon métaphysique. Pour Spinoza, selon une heureuse formule de Daniel Parrochia, « on ne pense pas à l’extérieur de Dieu »10, la pensée étant un attribut de Dieu. Chez Cavaillès une pensée renvoie à une autre pensée de manière interne et autonome, mais cette autoréférence de la pensée n’est pas accrochée à Dieu.

  • 11  « Mais comment, dans la théorie kantienne du concept, poser en termes intellectuels une liaison qu (...)
  • 12  R. Dedekind, Was sind und was Sollen die Zahlen ?, repr. in : R. Dedekind, Gesammelte mathematisch (...)
  • 13  G. Frege, Die Grundlagen der Arithmetik, trad. fr. Les Fondements de l’arithmétique.
  • 14  ŒC, p. 61-66.
  • 15  C’était, d’ailleurs, une option générale chez les scientifiques, allemands notamment (ainsi chez E (...)

83. Lorsque Cavaillès traite de l’intuition sur le terrain épistémologique, il en conteste l’empire à travers l’analyse de la Critique de la raison pure (dans l’article « Transfini et continu »11), de Was sind und was Sollen die Zahlen ?12 de Richard Dedekind ou de Die Grundlagen der Arithmetik13 de Gottlob Frege (dans MAF14). Pour Cavaillès, « l’intuition » est, littéralement, une vue de l’esprit, en ce sens qu’elle présente à la conscience comme évidentes des opérations et des méthodes devenues des objets coutumiers et générateurs de développements autonomes15. Cavaillès n’évoque pas la sciencia intuitiva de Spinoza, qui constitue le troisième genre de connaissance, à l’œuvre dans le cinquième livre de l’Éthique, dernière étape du chemin qui, de la connaissance de Dieu, mène à la libération de l’homme.

  • 16  B. Spinoza, Tractatus theologico-politicus, trad. fr. J. Lagrée & P.-F. Moreau, Traité théologico- (...)
  • 17  E. Cassirer, L’Idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, p. 118.

94. Au xixe siècle, l’histoire devient un facteur d’intelligibilité, alors qu’elle a chez Spinoza une fonction sociale et politique16. Comme l’a exprimé simplement Ernst Cassirer : « L’histoire suppose de regarder le monde du point de vue du temps et de l’évolution temporelle ; la philosophie [de Spinoza] suppose de considérer l’univers du point de vue de l’éternité, sub specie æternitatis »17. Toutefois, cette affirmation se heurte à l’argument selon lequel il n’y a pas, chez Spinoza, d’exclusion entre l’éternité et le temps, l’éternité s’actualisant ponctuellement dans le temps.

10Ces premières divergences suffisent à montrer la nécessité de délimiter la portée et le champ d’application du « je suis spinoziste » de Cavaillès. En voici d’autres.

II. Questions subséquentes

11Quelle est donc, au juste, l’alliance chez Cavaillès entre la philosophie de Spinoza et la mathématique de l’infini actuel, de la théorie de la démonstration et de la théorie des ensembles avec ou sans tiers exclu, pour ne citer que quelques uns des grands rameaux logicomathématiques qui bourgeonnaient au tournant du xxe siècle ? Que le spinozisme de Cavaillès ne se soit pas arrêté à la porte de sa philosophie mathématique invite à demander quand et comment furent actionnées des clés spinozistes pour entr’ouvrir des portes auxquelles elles n’étaient pas destinées.

121. Et d’abord comment rapprocher la mathématique symbolique, qui connaît un tel développement au xixe siècle, du point de vue de Spinoza, pour qui les signes appartiennent à l’expérience vague, genre inférieur à la connaissance rationnelle ?

  • 18  Éth. I, Axiome IV. La causalité est le principe fondamental et universel d’intelligibilité, l’aspe (...)
  • 19  Dans le développement propre des théories mathématiques, qui constituent « les éléments indubitabl (...)
  • 20  LTS, in : ŒC, p. 506.

132. Comment oublier que connaître est chez Spinoza, comme chez Aristote, connaître par les causes18 ? Et que cette causalité est vectorisée, c’est-à-dire linéaire et univoquement orientée ? Alors qu’au contraire pour Cavaillès, l’enchaînement des idées mathématiques s’émancipe des chaînes causales sous-jacentes19. Et que de plus, pour lui, loin d’être linéaire, le corpus mathématique est « un volume riemannien qui peut être à la fois fermé et sans extérieur à lui »20.

  • 21  LTS, in : ŒC, p. 555.
  • 22  Spinoza ne conçoit pas l’infini comme négation du fini ; il le soustrait à toute détermination qua (...)
  • 23  « Il apparaît clairement par là que la mesure, le temps et le nombre ne sont rien de plus que des (...)

143. En quoi le philosophe pour qui le seul vrai infini, c’est-à-dire l’infini actuel, est l’infini qualitatif, attribut exclusif de la substance ou Dieu, rendrait-il compte de la « véritable » mathématique, qui, de l’avis même de Cavaillès21, commence avec l’infini actuel quantitatif 22? Que dire du statut ancillaire donné par Spinoza au nombre23, produit d’une perception confuse des images ou affections du corps, au siècle de l’arithmétisation des mathématiques ?

  • 24  On désigne ainsi la position selon laquelle une ligne continue n’est pas composée de points et est (...)

154. Doit-on rappeler l’anti-atomisme géométrique24 de Spinoza pour éclairer, a contrario, la conception d’ensembles comme réunions d’éléments disjoints ?

  • 25  Cf. L. Brunschvicg, notamment Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, II, § 3 (...)

165. Comment les débats engendrés par la théorie de la démonstration de Hilbert et l’émergence de la sémantique formelle de Tarski trouveraient-ils un éclairage épistémologique dans certaines vues de Spinoza ? La question se pose par comparaison avec l’épistémologie de Brunschvicg qui n’avait de cesse que d’allier le décentrement subjectif de Spinoza avec la théorie de la relativité d’Einstein25.

  • 26  Selon Spinoza une idée, si elle est adéquate, convient avec son objet, qui peut être un corps ou u (...)
  • 27  J. Cavaillès, « L’École de Vienne au Congrès de Prague », Revue de métaphysique et de morale, janv (...)
  • 28  Cavaillès cite et commente un fameux passage de Brouwer : « la mathématique est plus un acte qu’un (...)
  • 29  « Pour la première fois peut-être la science n’est plus considérée comme simple intermédiaire entr (...)

176. L’autonomie et l’autojustification des mathématiques, pilier de l’épistémologie de Cavaillès, se trouvaient-elles déjà, à titre de thèse ou de conséquence, chez l’auteur de l’Éthique ? La causa sui, réservée par Spinoza à la seule Substance (Dieu), pourrait-elle être transférée avec succès au domaine des mathématiques ? Et l’automa spirituale26, constitutif de l’esprit humain fini, devait-il faire merveille, appliqué à la mathématique infinitiste et conceptuelle du xxe siècle ? On est tenté de le penser sauf à préciser que la causalité est extérieure au champ d’examen épistémologique de Cavaillès et que, en conséquence, ce n’est pas du tout Spinoza que l’auteur évoque quand il parle d’autonomie du mathématique, mais, de manière négative, du néopositivisme du Cercle de Vienne27, et, de manière positive, de Brouwer28 et de Bolzano29.

187. Bref, quels principes de la philosophie de Spinoza ont paru à Cavaillès propres à constituer l’épistémologie des mathématiques des ensembles et du transfini, des structures abstraites et de la métamathématique, et à servir la mutation conceptuelle des mathématiques des xixe et xxe siècles ?

19Et comment expliquer la position étonnamment singulière de Cavaillès à un moment où l’héritage kantien est éminent en France, en dépit et à cause de l’influence grandissante des effets du hégélianisme ?

20Cavaillès partageait la revendication commune à de nombreux scientifiques au début du xxe siècle de ne pas soumettre les données de la science au prisme d’un système philosophique préformé. A-t-il, en définitive, fait exception pour Spinoza, ou a-t-il inventé en quelques traits de plume une modernité épistémologique pour Spinoza ? Je plaide en faveur du second volet de l’alternative.

III. Mises au point

  • 30  Cf. la citation déterminante page 5 de LTS : « une matière (ou contenu) sans son concept est un ex (...)

21De fait, pour ce qui concerne la « théorie de la raison » projetée dans MAF, Cavaillès ne s’est pas servi de Spinoza comme d’un fil directeur. C’est à une étape ultérieure de ses réflexions, dans LTS, lorsqu’examinant un entrelacs de faits mathématiques et de justifications philosophiques diverses, et parfois adverses, avec dans la mêlée la logique et l’intuition, la forme et la matière, le concept et l’expérience, l’infini et le dénombrable, qu’il y a trouvé un recours instrumental et théorique. Il faut dire qu’il n’en aurait sans doute pas été ainsi, sans l’important détour par Hegel, dans lequel Cavaillès a puisé des armes pour critiquer l’extériorité kantienne de la raison au divers sensible30. Dans l’élaboration de sa philosophie mathématique, Cavaillès est parti des résultats de la logique et des mathématiques qui se faisaient sous ses yeux et a tâché de les expliquer à partir d’elles-mêmes en s’aidant d’outils offerts par la pensée philosophique temporellement la plus proche, celle de Kant, de Hegel et de Husserl. Sur cette première avant-scène Spinoza ne figurait pas. Puis survient l’intervention, dans LTS, non pas de la philosophie de Spinoza dans son ensemble, mais simplement du syntagme le plus célèbre de sa théorie de la connaissance, exposée au livre II de l’Éthique, le fameux idea ideæ. Ce syntagme renferme-t-il, à lui seul, la signification épistémologique du « je suis spinoziste » ? Certainement, car il dénote la générativité endogène de la pensée. Mais Cavaillès hérite de la problématique du lien entre forme et contenu qui a préoccupé tous les philosophes depuis la Critique de la raison pure, et contrairement à Brunschvicg qui cherchait la solution dans la science, en particulier dans la théorie de la relativité et la théorie des quanta, c’est la critique hégélienne de l’Esthétique transcendantale qui sert à Cavaillès de contre-attaque.

221. Une notable différence distingue les œuvres théoriques de Cavaillès, publiées ou destinées à la publication, de ses écrits privés. Ceux-ci invoquent volontiers « le patronage » de Spinoza ou se positionnent par rapport à lui, celles-là font preuve au contraire d’une remarquable discrétion à son égard. En effet, tandis qu’il se réfère à Spinoza lors de sa soutenance de thèses, Cavaillès ne cite ni n’analyse les traités ou les lettres de Spinoza dans aucune de ses deux thèses ni dans ses productions théoriques sur l’histoire et le fondement des mathématiques des années 1930-1940.

  • 31  Cf. notamment B. Bolzano, Die Paradoxien des Unendlichen, § 12 ; trad. fr. Les Paradoxes de l’infi (...)

23De fait, Spinoza n’a aucunement contribué au patrimoine mathématique reçu et transformé après lui. Rien ne trace, dans le lacis des théorèmes, un chemin effectif passant par Spinoza et atteignant les mathématiques modernes. Et sur l’infini, excepté Cantor, nul mathématicien ne s’avise alors d’alimenter la dispute sur l’infini qualitatif versus quantitatif. On peut même dire qu’on a réglé son compte à la qualification de « mauvais infini » attribuée à l’infini quantitatif par Hegel31, qui avait endossé la disjonction qualitatif/quantitatif validée par Spinoza.

  • 32  J. Cavaillès, TAE, in : ŒC, p. 283.
  • 33  J. Cavaillès, « Les Œuvres complètes de Georg Cantor », p. 442.

24D’ailleurs, Cavaillès ne souffle mot de la Lettre XII à Louis Meyer (26 juillet 1663) sur l’infini, tandis qu’elle a constitué après lui un morceau de choix pour l’épistémologie contemporaine : Desanti l’a analysée dans ses cours, Gueroult dans un célèbre article publié en 1966 dans la Revue de métaphysique et de morale. On devine pourquoi : la position défendue dans cette lettre cadre mal avec la théorie et la technique des ensembles infinis actuels. De plus, Cavaillès n’accordait pas un grand intérêt aux excursions philosophiques de Cantor où il ne trouve que confusion32 ; selon lui, « la philosophie ne fit qu’[y] perdre »33.

252. Autre fait remarquable : dans LTS, c’est-à-dire dans l’ouvrage où apparaît quelque chose de Spinoza, à plusieurs reprises, là où on aurait pu s’attendre à trouver notre philosophe, Cavaillès invoque des mathématiciens du xixe siècle.

  • 34  J. Cavaillès, « Réflexions sur le fondement des mathématiques », ŒC, p. 578.
  • 35  LTS, in : ŒC, p. 503.

262.1. Comme je l’ai relevé, le thème de l’autonomie de la science, lequel n’a rien à voir avec la causa sui métaphysique de Descartes et de Spinoza, est en 1935 repris et commenté par Cavaillès à partir des thèses néopositivistes. À cette date, Cavaillès reproche à Carnap et aux adeptes de l’unité de la science une « conception totalitaire de la science et de son langage [permettant] d’éliminer les problèmes de fondement ». L’autonomie du mathématique ne constitue pas alors une brique de son édifice épistémologique. Deux ans plus tard, Cavaillès reprend l’idée du mathématicien Brouwer sur « l’impossibilité de caractériser l’activité mathématique par réduction à autre chose »34. Et dans LTS, c’est Bernard Bolzano que Cavaillès créditera d’être, par sa sémantique objective, le premier concepteur de l’autonomie structurelle de la science ! La science qui n’est plus un intermédiaire entre l’esprit et le monde, mais est devenue un champ sui generis35. Bien que dans l’unité de la Substance spinoziste, l’autonomie de l’attribut Pensée par rapport à l’attribut Étendue, et réciproquement, puisse bien expliquer la décision de Cavaillès d’analyser les mathématiques et la logique indépendamment de la physique, force est de constater que Cavaillès ne fait pas flèche de cet argument, répété à l’envi par Brunschvicg. Comme l’indique MAF, l’analyse des mathématiques isolées de toute autre science et de toute détermination empirique est justifiée par la décision d’élaborer une théorie intrinsèque de la raison. C’est un point de départ, quasi axiomatique, non rapporté à Spinoza et défini par référence et opposition à l’Esthétique transcendantale de la Critique de le raison pure de Kant, le contre-feu étant bientôt emprunté à la Wissenschaft der Logik de Hegel.

  • 36  « C’est justement le souci prédominant de Bolzano de mettre l’accent sur le caractère nécessaire d (...)
  • 37  « Cette idée qui exprime l’essence du Corps sous l’aspect de l’éternité est, comme nous l’avons di (...)
  • 38  LTS, in : ŒC, p. 501-508.
  • 39  La bibliographie de TAE (in : ŒC, p. 363, 367) comporte le Rein analytischer Beweis (Prag, 1817) e (...)

272.2. La survalorisation de la démonstration, attribuée à juste titre par Cavaillès à Bolzano36, aurait pu également être rapportée à Spinoza, pour qui les démonstrations caractérisent la géométrie et sont les yeux de l’esprit qui nous permettent de concevoir les choses sous l’aspect de l’éternité37. Ce trait bien connu de l’Éthique est passé sous silence par Cavaillès, tandis qu’à Bolzano sont consacrées huit pages38. Cavaillès a lu plusieurs ouvrages décisifs de Bolzano39, découverts dans les années 1870 grâce aux mathématiciens Karl Weierstraß, Hermann A. Schwarz et Otto Stolz ainsi qu’aux philosophes Edmund Husserl et Kazimierz Twardowski. En particulier, le Rein analytischer Beweis est commenté à la fois dans TAE, MAF et LTS. Dans cette dernière œuvre, Cavaillès rapporte l’exigence de démonstration à Descartes et à Bolzano, sans aucunement mentionner Spinoza :

  • 40  LTS, in : ŒC, p. 501-502.

Pour Bolzano, il s’agissait de la transformation radicale de constatation en démonstration. Au niveau mathématique l’inspiration est cartésienne, c’est un achèvement de l’intellectualisation par la géométrie analytique, achèvement rendu nécessaire par le calcul infinitésimal40.

28Le texte montre Cavaillès soucieux de transmission purement mathématique, ce qui explique l’absence de Spinoza.

  • 41  Remis en septembre 1941 à la Revue philosophique, qui fut interdite par les Allemands, l’article n (...)
  • 42  G. Cantor, Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts, p. 165-207.

292.3. C’est dans l’échelle cantorienne des nombres transfinis que Cavaillès fait, pour la première fois, dans l’article « Transfini et continu »41, état de la superposition d’entités versus de concepts d’un degré croissant d’abstraction. Là, aucune évocation de la concaténation linéaire spinozienne des idées. À ce moment-là, Cavaillès ne reproduit pas le syntagme « idée de l’idée ». Tandis qu’il a étudié l’œuvre de Cantor, lequel discute assez précisément la théorie spinozienne de l’infini dans l’un de ses articles les plus importants42, Cavaillès ne dit mot sur l’infini selon Spinoza ni sur l’automa spirituale, la machine de l’esprit.

  • 43  Le terme « architecture » est employé par Cavaillès, avant d’être popularisé par Nicolas Bourbaki (...)

302.4. Enfin, dans la célèbre conférence tenue en 1939 à la Société française de philosophie, intitulée « La pensée mathématique » (désormais PM), Spinoza est toujours absent. Dans le parcours en raccourci qu’est PM, Cavaillès évoque la « superposition de réflexions mathématiques », où se rejoue indéfiniment la corrélation entre objets et opérations mathématiques. La notion de superposition prend le sens qu’elle aura dans le passage de LTS où sont décrits les processus de généralisation, d’idéalisation et de thématisation. Mais le raccord avec l’idée de l’idée de Spinoza n’est pas encore fait. Cavaillès ne semble alors pas du tout penser à Spinoza comme à un auteur central pour comprendre les architectures43 superposées des concepts et méthodes mathématiques et, à partir de là, édifier une théorie de la connaissance. C’est encore à Kant qu’il se réfère et le terme spinozien « idée » n’est pas encore le substitut ou le synonyme du terme hégélien « concept » qu’il sera dans LTS.

  • 44  J. Cavaillès, Lettre du 7 octobre 1930, p. 28.

313. On est donc conduit à constater qu’en ce qui concerne l’épistémologie mathématique, l’idée de l’idée spinozienne apparaît, quasi tel un deus ex machina, dans l’écrit posthume. Avant celui-ci, deux ou trois exceptions se trouvent dans des extraits de correspondance donnés par G. Ferrières et, très clairement, dans une lettre à Étienne Borne44, mais c’est dans un propos relatif à l’ontologie, et non pas à l’histoire épistémologique des mathématiques.

  • 45  « L’immanence rationnelle échappe à toute prise en dehors de l’idée », ŒC, p. 500.
  • 46  « Il n’y a pas une conscience génératrice de ses produits, ou simplement immanente à eux, mais ell (...)
  • 47  « Il faut soit l’absolu d’intelligibilité qui légitime la superposition spinoziste de l’idée de l’ (...)
  • 48  « L’idée de l’idée manifeste sa puissance sur le plan qu’elle définit sans préjudice d’une superpo (...)
  • 49  LTS, in : ŒC, p. 516-517.
  • 50  LTS, in : ŒC, p. 521.
  • 51  LTS, in : ŒC, p. 517-518. Dans LTS, le travail de Cavaillès ne relève plus de l’histoire critique (...)

32Dans LTS, en tout et pour tout, deux endroits montrent un usage du terme « idée » en un sens qui renvoie à Spinoza, même si celui-ci n’est pas nommé, mais se profile en filigrane dans la réflexion inspirée par Brunschvicg45 ou Hegel46. Ces deux auteurs marquent l’origine du recours à Spinoza, le premier dont Cavaillès hérita la pratique de l’œuvre de Spinoza, le second dont il découvrit la réfutation de Kant. Et surtout, deux occurrences du syntagme spinozien « idée de l’idée » indiquent le processus visé de manière essentielle par Cavaillès. La première, introduite à la suite de la réflexion sur Brunschvicg, est directement rapportée à Spinoza ; elle pointe l’incompatibilité de la conscience génératrice défendue par Brunschvicg d’avec l’absolu d’intelligibilité spinozien47. La seconde est intégrée à une explication complexe des propriétés « constitutives de la pensée ». Elle exprime la générativité idéelle en réfutant de nouveau la conscience génératrice brunschvicgienne48. En même temps, elle induit une reprise de la critique hégélienne de l’extériorité kantienne de la matière à la forme en enchaînant sur la forte mutation symbolique des mathématiques qui a mis en exergue l’étude du rapport entre syntaxe et sémantique à travers les œuvres inaugurales de Frege et de Dedekind, de Tarski et de Carnap. La formalisation opère par superposition de syntaxes49, où à chaque degré la sémantique « joue un rôle effectif »50, je dirais le rôle de l’effectif. Et dans le fait que tout système contenant l’arithmétique permet la formalisation de sa propre syntaxe, Cavaillès voit « une sorte de retour sur soi de la pensée formelle », analogue, pourrait-on penser, de l’idée de l’idée, mais l’idée serait alors tout un complexe d’opérations et de méthodes logicomathématiques et non simplement une pensée. Pourtant, on est bien dans la quête de l’intelligible en un sens reçu de Spinoza, puisque le progrès n’a, en définitive, rien à voir avec l’histoire51.

IV. Mon interprétation

  • 52  F. Hegel, Phänomenologie des Geistes (désormais PhG) ; trad. fr. La Phénoménologie de l’esprit, tr (...)
  • 53  F. Hegel, Wissenschaft der Logik (désormais WL), trad. fr. La Science de la logique, P.-J. Labarri (...)
  • 54  F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la logique, § 154, 156, trad. (...)
  • 55  R. Dedekind, « Sur l’introduction de nouvelles fonctions en mathématiques », in : La Création des (...)

331. Dans sa Phänomenologie des Geistes52 (Phénoménologie de l’Esprit) et sa Wissenschaft der Logik53 (Science de la logique), Hegel analysa et critiqua de manière récurrente Spinoza, auquel il reprit en les modifiant à sa guise des vues fondamentales. La plus grosse critique consiste à reprocher à Spinoza son objectivisme et à proposer de subjectiver et conscientiser la Substance. Ce qui revient à reprendre et continuer le fil cartésien contre le fil spinoziste. Là, il est clair que le choix philosophique de Cavaillès, inexprimé mais indubitable, est pour Spinoza contre Descartes et Hegel. Une autre critique importante adressée à Spinoza par Hegel est celle de la causalité linéaire, remplacée par une causalité circulaire sous le terme de Wechselwirkung54. Dans un célèbre texte de Dedekind explicitement cité dans PM, la Wechselwirkung sert à montrer comment l’introduction d’un concept nouveau en mathématiques rétroagit sur tout le corpus antérieur55. La Wechselwirkung serait le schème philosophique correspondant à l’image mathématique du volume riemannien.

34Brunschvicg, spinoziste à de multiples égards, a, comme Hegel et les tenants de l’idéalisme postkantien, tenté un alliage entre Kant et Spinoza, mais son opposition au logicisme le maintint dans la ligne de la subjectivité cartésienne et kantienne. Avec celle-ci Cavaillès rompt finalement dans LTS sans avoir, pourtant, érigé Spinoza en Anti-Kant ni opté unilatéralement ou pour Spinoza ou pour Hegel.

  • 56  On appelle ainsi la querelle engagée par Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819) dans Über die Lehre (...)

352. Dans LTS, Cavaillès a emprunté à Hegel sa critique de Kant mais pas sa critique de Spinoza. En fait, d’une part, Cavaillès est parti de Kant, non de Spinoza. D’autre part, son anti subjectivisme a pour origine directe les pensées de Bolzano et de Frege et leurs critiques de l’intuition. Conservée par Brunschvicg, la notion kantienne de conscience unificatrice est abandonnée. Et puisqu’il ne parle pas le langage de la substance, Cavaillès n’a pas besoin de se prononcer sur la conscientisation hégélienne de la substance. A-t-il alors aperçu que la doctrine spinozienne peut offrir une alternative à la fois à la réduction logiciste et à la créativité du sujet conscient ? S’est-il aperçu, grâce à sa lecture de la Wissenschaft der Logik, que la philosophie de Spinoza, remise à l’honneur en Allemagne depuis le Pantheismusstreit (Spinozastreit)56 à la fin du xviiie siècle, et retravaillée par nombre de penseurs à la lumière de l’opposition entre raison et liberté, fournit des arguments contre la philosophie du sujet, la conception de l’entendement législateur et la liberté de l’esprit créatif ? Dans une certaine mesure oui.

36En trois mots, Cavaillès parvient à esquisser un Spinoza très différent de celui que les travaux de Brunschvicg ont popularisé en France au tournant du xxe siècle.

37Cavaillès trouve dans la notion spinozienne de l’idée de l’idée une ressource pour ainsi dire providentielle. Absolument aucun autre point ou articulation du système de Spinoza n’est évoqué. Aucun extrait de texte n’est cité, même allusivement. D’où une intervention ponctuelle, qui pourrait d’abord paraître auxiliaire et ne révèle vraiment son importance qu’à la toute dernière page de LTS. En même temps, la chaîne spinozienne des idées semble n’être que l’un des arcs-boutants d’un projet plus vaste : le projet de philosophie du concept, lequel répond et s’oppose à une tradition multiséculaire, la philosophie de la conscience, censée régner depuis Descartes et à laquelle Spinoza n’échappe pas complètement et Hegel pas vraiment non plus. Le réseau objectif des architectures mathématiques croisées et superposées renvoie la conscience à l’arrière-plan, la déterminant autrement que par la linéarité temporelle et le retour sur soi.

Conclusions

  • 57  Je m’attache à y répondre dans l’étude plus fouillée à paraître en 2025, Cavaillès et Spinoza, Lib (...)

38Plusieurs questions se posent, qu’ici je laisse ouvertes, faute d’espace pour les réponses57.

391. Dans quelle mesure Spinoza nous invite-t-il, en fait, à tourner le dos à la philosophie de la conscience ? La substitution du homo cogitat au cogito cartésien dénote bien l’élargissement universel de la pensée individuelle. Suffit-il à mettre en question le primat du sujet et le rôle de la conscience ? Je dirais oui, en dépit de l’avis de certains spécialistes de Spinoza qui ont repris l’interprétation conscientielle de Brunschvicg et de Gueroult.

402. Que penser du statut empirique et « vague », chez Spinoza, de l’expérience dans la structure cognitive, lorsqu’il est question pour Cavaillès de promouvoir, du moins dans MAF, le concept d’expérience mathématique comme équivalent de la connaissance ? Le syntagme même d’« expérience mathématique » indique l’étrangeté du concept qu’il désigne par rapport au système de Spinoza. Et lorsqu’on songe que cette expérience s’exerce sur des signes et des formules, l’étrangeté touche à son comble. La distinction spinozienne entre le domaine de l’expérience vague, de l’imagination et des signes, rattachés au corps et non à l’entendement, et le domaine de la raison (connaissance du deuxième genre) ne permet pas de penser l’expression par signes des vérités de la raison : la connaissance du deuxième genre n’a besoin d’aucun signe.

  • 58  ŒC, p. 188.

41Dans LTS, Cavaillès ne revient pas sur le concept d’expérience mathématique, forgé et promu par Brunschvicg à l’égal de l’expérience physique, mais il distingue clairement deux procès : celui des « actes expérimentaux » et celui de « l’enchaînement mathématique » autonome. En fait, la pensée de l’expérience a laissé place, dans LTS, à l’expérience de la pensée. Puisqu’en effet la pensée a une réalité sui generis, ainsi qu’il ressort de la conception de Spinoza, il y a une expérience spécifique de cette réalité particulière, ainsi que le développe la doctrine hégélienne. Dans MAF, Cavaillès affirmait que dans l’enchevêtrement qu’illustre « le repérage individuel d’une expérience [physique] en tant à la fois que telle et qu’événement vécu d’une conscience […] la notion d’expérience pure ou conscience disparaît »58. Ce n’est donc pas à l’expérience pure que s’intéresse Cavaillès, mais à l’expérience de la pure pensée, qui est non pas la pensée pure au sens de Kant, mais la « pensée effective », modélisée selon lui par la pensée mathématique. Par « pensée effective » il entend une pensée qui se réalise dans l’inattention au vécu d’une conscience, dissociée de la réflexion si celle-ci est essentiellement comprise comme retour sur soi. Et finalement dans LTS, l’attention se détourne de l’activité et de l’expérience pour se reporter sur l’objet, i.e. les signes et les concepts, autosuffisants, indépendants des actes associés quoique référents de leur réalisation en significations qui successivement s’autonomisent. Au fur et à mesure se radicalise et se précise la critique de la conscience. C’est l’unité de la conscience qui est mise en question.

  • 59  « L’objet de l’idée qui constitue l’esprit humain est le corps, autrement dit un mode de l’étendue (...)
  • 60  « L’idée de l’Esprit et l’Esprit lui-même sont une seule et même chose, qui est conçue sous un seu (...)
  • 61  M. Gueroult propose une solution qui me semble teintée de kantisme : « malgré leur coïncidence, l’ (...)
  • 62  Éth. II, Proposition XLVIII, démonstration.
  • 63  Éth. II, Proposition XV, qui suit des postulats sur le corps humain énoncés dans ce que l’on appel (...)

423. La philosophie de Spinoza contribue-t-elle à cette mise en question ? Je le pense. Je ne crois pas qu’il y ait chez Spinoza quelque chose qui peut être considéré comme l’unification par la conscience. Il y a l’idée qu’est l’esprit : « l’esprit est l’idée du corps »59, et il y a l’idée de l’esprit, c’est-à-dire l’idée de l’idée du corps60. Mais l’idée de l’esprit c’est tout aussi bien la connaissance (idea sive cognitio) de l’esprit. L’idée de l’idée du corps c’est la connaissance qu’a l’esprit de l’idée du corps, c’est l’idée qu’a l’esprit, l’idée définie comme « concept de l’esprit, que l’esprit forme parce qu’il est une chose pensante ». Mais le rapport entre l’idée qu’est l’esprit, lequel est par essence une partie de l’entendement infini, et l’idée qu’a l’esprit, laquelle est une partie d’une partie de l’entendement infini, reste indéfini61. Ce qui est sûr, c’est qu’on n’est ni dans la perspective fondatrice du Cogito cartésien ni dans celle de l’aperception unifiante par la conscience kantienne. Pour Spinoza 1) l’esprit n’est pas un sujet ; il est une chose pensante (res cogitans), « un mode précis et déterminé du penser »62, le penser étant un attribut de la Substance/Dieu, 2) l’esprit est multiple, car « l’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain est non pas simple, mais composée d’un très grand nombre d’idées »63. Cela aurait-il suggéré à Cavaillès l’idée d’une conscience fragmentée et multiple, aussi multiple que les idées de l’esprit ? Très probablement. En tout cas il écrit :

Le terme de conscience ne comporte pas d’univocité d’application – pas plus que la chose d’unité isolable. Il n’y a pas une conscience génératrice de ses produits, ou simplement immanente à eux [critique de la conception de Brunschvicg], mais elle est chaque fois dans l’immédiat de l’idée, perdue en elle et se perdant avec elle et ne se liant avec d’autres consciences (ce qu’on serait tenté d’appeler d’autres moments de la conscience) que par les liens internes des idées auxquelles celles-ci appartiennent.

  • 64  Bien d’autres termes ou syntagmes hégéliens se rencontrent dans LTS : « dialectique », « mouvement (...)

Cependant, les vocables « immanente », « l’immédiat », « moments » trahissent le métissage des vues de Spinoza avec celles retenues de Hegel. En particulier, la multiplicité spinozienne des idées est reprise sous forme de « moments de la conscience »64.

  • 65  C’est notamment l’interprétation influente de M. Gueroult, pour qui la réflexion est l’idée de l’i (...)
  • 66  Éth. III, Proposition IX.

434. Je pose une ultime question sur la manière de comprendre la duplication indéfinie de l’idée. L’interprétation qui fait de l’idée de l’idée chez Spinoza la conscience de l’idée65 est discutable. Dans ma lecture de l’Éthique, l’idée de l’idée ne renvoie qu’indirectement à la conscience, elle est premièrement une réflexivité du penser, attribut de la Substance/Dieu, qui se distingue de la réflexion proprement dite, rapportée à l’homme et à la conscience de soi par le biais des idées des affections du corps. Le terme « conscience » ne vient ni permettre, ni accompagner, ni troubler l’enchaînement idée de l’idée. Dans le De Mente, consacré à l’explicitation de la nature et de l’origine de l’esprit humain, il est complètement absent. Et dans l’Appendice au De Deo la conscience n’est là que comme agent dans la production de l’illusion du libre arbitre, dans la recherche de causes finales et dans la persistance de préjugés anthropomorphiques sur la nature divine. Bien que Spinoza ne fasse pas explicitement la distinction entre réflexivité et réflexion, on peut néanmoins dire que l’idée n’est pas un aspect de la conscience, que c’est au contraire la conscience qui, par l’entremise des idées des affections du corps66, est un aspect de l’idée, aspect fluent entre le moins et le plus, tandis qu’une idée, qu’elle soit vraie ou fausse, est une idée sans plus ni moins. En particulier, l’idée de l’idée n’est pas plus que l’idée, c’est la même idée, mais du seul point de vue de son existence formelle et indépendamment de son objet.

44Bref, la réflexion et la réflexivité se recouvrent chez Hegel, tandis qu’elles demeurent distinctes, quoiqu’en relation, chez Spinoza. Cavaillès a-t-il, lui, distingué entre réflexivité de l’idée et réflexion conscientielle ? Il semble bien que oui. Et même il a subordonné explicitement la seconde à la première. C’est la conscience qui appartient à l’idée et non l’idée qui appartient à la conscience. Or cela n’est pas littéralement dans la théorie des idées de Spinoza, mais peut s’en dégager. Cavaillès semble bien l’avoir aperçu, tandis que d’éminents spécialistes de Spinoza laissent ce point dans le flou quand ils ne le passent pas tout simplement sous silence.

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Notes

1  Déclaration de Jean Cavaillès à Raymond Aron à Londres en 1943, R. Aron, Jean Cavaillès, Terre des hommes, 15 décembre 1945, 1re année, n° 12, p. 2, citée par G. Canguilhem à l’inauguration de l’amphithéâtre Jean Cavaillès à la faculté des lettres de l’Université de Strasbourg le 9 mai 1967, Mémorial des années 1939-1945, Publications de la Faculté des Lettres de Strasbourg, fasc. 103, p. 141-158, repr. dans Vie et mort de Jean Cavaillès, p. 31 (rééd. Éditions Allia, 1996, p. 29).

2  H. Benis-Sinaceur, Cavaillès.

3  Cavaillès fut nourri de la philosophie de Spinoza, que son maître, Léon Brunschvicg, contribua à mieux faire connaître en France, notamment par son livre, intitulé Spinoza, publié en 1894 chez Félix Alcan et couronné par l’Académie des sciences morales et politiques.

4  « L’ordre et l’enchaînement [connexio] des idées sont les mêmes que l’ordre et l’enchaînement des choses », Éth. II, proposition VII.

5  Ces trois options sont déjà celles de Léon Brunschvicg.

6  « Étant donnée une cause déterminée, il s’ensuit nécessairement un effet ; et, au contraire, s’il n’est donnée aucune cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’ensuive », Éth. I, Axiome III. « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause, et elle l’implique », Éth. I, Axiome IV. L’existence d’une chose finie est causée transitivement par une chose finie antérieure ; seul Dieu, absolument infini, est cause de soi et cause immanente de toutes choses, Éth. I, proposition XVIII.

7  LTS commence par une citation de la Logique de Kant et une mise en question du fait 1) que les notions d’action et de pouvoir de l’entendement « n’ont de sens que par référence à une conscience concrète » et 2) que « la nécessité des règles […] reste donc subordonnée à l’absolu d’une conscience dont la présence et la structure essentielle – ce qu’est la conscience en soi – sont un irréductible qu’aucun contenu rationnel ne définit ». Quant à la fin de l’ouvrage, elle est si célèbre qu’il est à peine besoin de la rappeler : « Ce n’est pas une philosophie de la conscience mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science. La nécessité génératrice n’est pas celle d’une activité, mais d’une dialectique ».

8  « Ce devenir se développe comme un devenir véritable, c’est-à-dire qu’il est imprévisible. Il n’est peut-être pas imprévisible pour les intuitions du mathématicien en pleine activité qui devine de quel côté il faut chercher, mais il est imprévisible originairement, d’une façon authentique. […] on ne peut pas, par une simple analyse des notions déjà employées, trouver à l’intérieur d’elles les nouvelles notions », J. Cavaillès, « La pensée mathématique » (désormais PM), in : Œuvres complètes de Philosophie des Sciences (désormais ŒC), p. 601.

9  Cf. Lettres à Étienne Borne (1930-1931), présentées et commentées par H. Benis-Sinaceur.

10  D. Parrochia, La Raison systématique, p. 236.

11  « Mais comment, dans la théorie kantienne du concept, poser en termes intellectuels une liaison qui semble comporter un élément irréductible d’extériorité ? D’où l’idée d’une connaissance intuitive où multiplicité et extériorité subsistent par essence, et d’une construction intuitive, qui soumet cette extériorité à l’unité sans l’abolir comme telle, parce qu’elle reste à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du concept », ŒC, p. 469-470.

12  R. Dedekind, Was sind und was Sollen die Zahlen ?, repr. in : R. Dedekind, Gesammelte mathematische Werke III, p. 335-391 ; trad. fr. commentée H. Benis-Sinaceur, in : R. Dedekind, La Création des nombres.

13  G. Frege, Die Grundlagen der Arithmetik, trad. fr. Les Fondements de l’arithmétique.

14  ŒC, p. 61-66.

15  C’était, d’ailleurs, une option générale chez les scientifiques, allemands notamment (ainsi chez Ernst Mach) depuis la deuxième moitié du xixe siècle. Mais tous ne l’ont pas adoptée, ainsi J. Vuillemin, La Philosophie de l’Algèbre I : Recherches sur quelques concepts et méthodes de l’Algèbre moderne.

16  B. Spinoza, Tractatus theologico-politicus, trad. fr. J. Lagrée & P.-F. Moreau, Traité théologico-politique, in : Œuvres III.

17  E. Cassirer, L’Idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, p. 118.

18  Éth. I, Axiome IV. La causalité est le principe fondamental et universel d’intelligibilité, l’aspect auto-productif de la pensée étant original par rapport à la conception d’Aristote. « […] c’est cela même qu’ont dit les anciens, à savoir, que la science vraie procède de la cause aux effets ; si ce n’est que jamais, que je sache, ils n’ont conçu, comme nous ici, l’âme [anima] agissant selon des lois déterminées, et telle un automate spirituel [animam secundum certas leges agentem, et quasi aliquod automa spiriuale] », TIE, § 85.

19  Dans le développement propre des théories mathématiques, qui constituent « les éléments indubitablement objectifs […] les liens de causalité disparaissent au profit des relations d’intelligibilité », J. Cavaillès, Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles (désormais TAE), repr. ŒC, p. 226-227.

20  LTS, in : ŒC, p. 506.

21  LTS, in : ŒC, p. 555.

22  Spinoza ne conçoit pas l’infini comme négation du fini ; il le soustrait à toute détermination quantitative et même à toute détermination tout court. Tandis que pour Spinoza le véritable infini est sans limites en vertu de son essence et se distingue de l’indéfini (Lettre XII à Louis Meyer), Cantor a construit une échelle de nombres transfinis caractérisant la cardinalité d’ensembles infinis actuels. Pour Cantor les nombres transfinis ont le même statut ontologique et le même statut épistémologique que les nombres entiers naturels, mais n’obéissent pas aux mêmes règles de calcul.

23  « Il apparaît clairement par là que la mesure, le temps et le nombre ne sont rien de plus que des modes de penser, ou plutôt d’imaginer. […] [ce] ne sont que des auxiliaires de l’imagination », Lettre XII à Louis Meyer, trad. fr. Maxime Rovère, in : B. Spinoza, Correspondance, p. 99.

24  On désigne ainsi la position selon laquelle une ligne continue n’est pas composée de points et est divisible à l’infini. Cette position de Spinoza, héritée d’Aristote (Phys. VI, 1 ; III, 5, 204a10-13), découle de la séparation des genres entre arithmétique ou science du discret et géométrie ou science du continu. Aristote interdisait la µετάβασις εἰς ἄλλο γένος, c’est-à-dire de démontrer une proposition appartenant à un genre par des principes ou moyens d’un autre genre. Pour Spinoza la géométrie continue est le parangon de science déductive rigoureuse, d’où son rejet de l’atomisme.

25  Cf. L. Brunschvicg, notamment Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, II, § 332, 336.

26  Selon Spinoza une idée, si elle est adéquate, convient avec son objet, qui peut être un corps ou une idée, mais elle a pour cause une idée antérieure, qui, à son tour, provient causalement d’une idée antérieure et ainsi de suite jusqu’à remonter à Dieu, cause de toutes choses. L’enchaînement (connexio) causal des idées constitue l’esprit humain comme automate spirituel.

27  J. Cavaillès, « L’École de Vienne au Congrès de Prague », Revue de métaphysique et de morale, janvier 1935, repr. ŒC, p. 575 : « Autonomie du savoir scientifique, telle est l’affirmation caractéristique du néo-positivisme […]. Que cette conception totalitaire de la science et de son langage permette d’éliminer les problèmes de fondement ou de correspondance posés par la langue vulgaire sur le terrain même du néo-positivisme, il est permis d’en douter ». En 1935 Cavaillès n’a manifestement pas encore opté pour un développement intrinsèque de la science.

28  Cavaillès cite et commente un fameux passage de Brouwer : « la mathématique est plus un acte qu’une doctrine […]. De la dyade aux théorie élaborées, il y a continuité et imprévisibilité », LTS, in : ŒC, p. 497.

29  « Pour la première fois peut-être la science n’est plus considérée comme simple intermédiaire entre l’esprit humain et l’être en soi, dépendant autant de l’un que l’autre et n’ayant pas de réalité propre, mais comme un objet sui generis, original dans son essence, autonome dans son mouvement », LTS, in : ŒC, p. 503.

30  Cf. la citation déterminante page 5 de LTS : « une matière (ou contenu) sans son concept est un extra-conceptuel, donc sans essence » [« Ein Inhalt, wie von ihm gesprochen ist, ohne den Begriff, ist ein Begriffsloses, somit Wesenloses », F. Hegel, Wissenschaft der Logik, Die Lehre vom Begriff, « Vom Begriff im allgemeinen », II, p. 232, soulignement de Hegel].

31  Cf. notamment B. Bolzano, Die Paradoxien des Unendlichen, § 12 ; trad. fr. Les Paradoxes de l’infini, trad. par H. Benis-Sinaceur.

32  J. Cavaillès, TAE, in : ŒC, p. 283.

33  J. Cavaillès, « Les Œuvres complètes de Georg Cantor », p. 442.

34  J. Cavaillès, « Réflexions sur le fondement des mathématiques », ŒC, p. 578.

35  LTS, in : ŒC, p. 503.

36  « C’est justement le souci prédominant de Bolzano de mettre l’accent sur le caractère nécessaire de la science. La science est avant tout théorie démontrée », LTS, in : ŒC, p. 501.

37  « Cette idée qui exprime l’essence du Corps sous l’aspect de l’éternité est, comme nous l’avons dit, un mode précis de penser qui appartient à l’essence de l’Esprit et qui nécessairement est éternel. […] Les yeux de l’esprit, par lesquels il voit les choses et les observe, ce sont les démonstrations elles-mêmes », Éthique V, Proposition XXIII, scolie.

38  LTS, in : ŒC, p. 501-508.

39  La bibliographie de TAE (in : ŒC, p. 363, 367) comporte le Rein analytischer Beweis (Prag, 1817) et Die Paradoxien des Unendlichen (Leipzig, 1851). Celle de MAF (in : ŒC, p. 192-193) comporte les Beyträge zu einer begründeteren Darstellung der Mathematik I (Prag, Caspar Widmann, 1810), le Rein analytischer Beweis et la Wissenschaftslehre (Sulzbach, 1837).

40  LTS, in : ŒC, p. 501-502.

41  Remis en septembre 1941 à la Revue philosophique, qui fut interdite par les Allemands, l’article ne parut qu’en 1947.

42  G. Cantor, Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts, p. 165-207.

43  Le terme « architecture » est employé par Cavaillès, avant d’être popularisé par Nicolas Bourbaki dans son célébrissime article publié par F. Le Lionnais, Les Grands courants de la pensée mathématique.

44  J. Cavaillès, Lettre du 7 octobre 1930, p. 28.

45  « L’immanence rationnelle échappe à toute prise en dehors de l’idée », ŒC, p. 500.

46  « Il n’y a pas une conscience génératrice de ses produits, ou simplement immanente à eux, mais elle est chaque fois dans l’immédiat de l’idée, perdue en elle et se perdant avec elle et ne se liant avec d’autres consciences (ce qu’on serait tenté d’appeler d’autres moments de la conscience) que par les liens internes des idées auxquelles celles-ci appartiennent », ŒC, p. 560.

47  « Il faut soit l’absolu d’intelligibilité qui légitime la superposition spinoziste de l’idée de l’idée, soit la référence à une conscience génératrice dont c’est la propriété de se saisir immédiatement dans ses actes authentiques », ŒC, p. 501.

48  « L’idée de l’idée manifeste sa puissance sur le plan qu’elle définit sans préjudice d’une superposition illimitée », ŒC, p. 514. Noter que même à propos de l’idée de l’idée spinozienne, Cavaillès emploie toujours le terme « superposition », qui revient à diverses reprises sous sa plume mais ne vient pas de Spinoza.

49  LTS, in : ŒC, p. 516-517.

50  LTS, in : ŒC, p. 521.

51  LTS, in : ŒC, p. 517-518. Dans LTS, le travail de Cavaillès ne relève plus de l’histoire critique qu’il a pratiquée dans TAE en appliquant la méthode de Léon Brunschvicg.

52  F. Hegel, Phänomenologie des Geistes (désormais PhG) ; trad. fr. La Phénoménologie de l’esprit, trad. B. Bourgeois.

53  F. Hegel, Wissenschaft der Logik (désormais WL), trad. fr. La Science de la logique, P.-J. Labarrière & G. Jarczyk ; nouvelle trad. par B. Bourgeois.

54  F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la logique, § 154, 156, trad. fr. B. Bourgeois, p. 402-403.

55  R. Dedekind, « Sur l’introduction de nouvelles fonctions en mathématiques », in : La Création des nombres.

56  On appelle ainsi la querelle engagée par Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819) dans Über die Lehre des Spinoza in Briefen an den Herrn Moses Mendelssohn, Breslau, Löwe, 1785. Jacobi attaque Mendelssohn, défenseur de la raison et des Lumières, et il s’oppose à Spinoza, qui tient la liberté pour une illusion. Pour Jacobi le rationalisme aboutit à l’athéisme et mène de l’Aufklärung à la Schwärmerei (exaltation romantique).

57  Je m’attache à y répondre dans l’étude plus fouillée à paraître en 2025, Cavaillès et Spinoza, Librairie philosophique Joseph Vrin.

58  ŒC, p. 188.

59  « L’objet de l’idée qui constitue l’esprit humain est le corps, autrement dit un mode de l’étendue bien précis existant en acte, et rien d’autre », Éth. II, Proposition XIII.

60  « L’idée de l’Esprit et l’Esprit lui-même sont une seule et même chose, qui est conçue sous un seul et même attribut, celui de la Pensée. […] L’idée de l’Esprit, c’est-à-dire l’idée de l’idée, n’est rien d’autre que la forme de l’idée, en tant que l’on considère cette idée comme un mode du penser, abstraction faite de sa relation avec son objet ; sitôt en effet qu’on sait quelque chose, on sait par là-même qu’on le sait, on sait en même temps qu’on le sait, et ainsi de suite à l’infini », Éth. II, Proposition XI, scolie.

61  M. Gueroult propose une solution qui me semble teintée de kantisme : « malgré leur coïncidence, l’idée ou la connaissance du Corps qui constitue ce que l’Âme est et la connaissance du Corps que l’Âme a restent, répétons-le, deux idées distinctes […]. L’une est la forme de conscience qui impose l’unité aux diverses perceptions, l’autre est le complexe même de perceptions que cette forme une rend possible et à partir duquel l’Âme perçoit empiriquement son corps et sait qu’il existe. Enfin la forme et le contenu que cette forme organise sont indissociables », Spinoza II, p. 243.

62  Éth. II, Proposition XLVIII, démonstration.

63  Éth. II, Proposition XV, qui suit des postulats sur le corps humain énoncés dans ce que l’on appelle « petite physique » insérée dans le De Mente. Par ailleurs, l’identité de l’idée et de l’idée de l’idée est fondée, non dans la nature de l’idée, mais dans l’entendement de Dieu, cf. Éth. II, Propositions XX, XXI.

64  Bien d’autres termes ou syntagmes hégéliens se rencontrent dans LTS : « dialectique », « mouvement irréductible », « aventure vers l’Autre, à la fois déjà là et non déjà là », « nécessité interne », « dépassement », « développement », « devenir », « progrès ».

65  C’est notamment l’interprétation influente de M. Gueroult, pour qui la réflexion est l’idée de l’idée (Spinoza II, p. 135, note 56) et la conscience « identité de l’idée et de l’idée de l’idée (identité du sujet et de l’objet dans le moi) », Spinoza II, p. 51.

66  Éth. III, Proposition IX.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hourya Benis-Sinaceur, « Le « je suis spinoziste » de Cavaillès »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 56 | -1, 17-40.

Référence électronique

Hourya Benis-Sinaceur, « Le « je suis spinoziste » de Cavaillès »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 56 | 2024, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/7997 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12tqw

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Auteur

Hourya Benis-Sinaceur

Directrice de recherche honoraire
Institut d’histoire et philosophie des sciences et des techniques (IHPST)
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – CNRS – ENS

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Droits d’auteur

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