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Dilexerunt veritatem. L’esprit de résistance et l’université française

Édouard Mehl

Texte intégral

  • 1  J. Cavaillès, Philosophie mathématique, p. 14.

Il faut résister, combattre, affronter la mort.
Ainsi l’exige la vérité, la raison.
J. Cavaillès1

1Y aurait-il jamais eu une résistance par les armes, et tant de sacrifices héroïques, s’il n’y avait pas eu d’abord une résistance intellectuelle ? Y aurait-il eu de si nobles exemples d’engagement, s’il n’y avait eu d’abord des convictions ancrées dans la perception commune de « valeurs », qui valaient tant qu’on était prêt à leur sacrifier jusqu’à sa propre personne et sa vie en leur nom ? L’Université de Strasbourg a-t-elle eu, par son histoire, une position remarquable, qui permette de trancher cette question, ou à tout le moins d’apporter un éclairage et des éléments de réponse ?

2Sans doute faut-il, pour répondre à ces questions, que les philosophes se fassent un peu historiens, et les historiens un peu philosophes. En effet, lorsque René Capitant affirme que les universitaires strasbourgeois furent, nonobstant leurs dissensions, d’emblée et majoritairement résistants, et que le noyau de la résistance fut avant tout celui d’une résistance intellectuelle, il reste à identifier ce noyau et à comprendre ce qui a effectivement déterminé cette attitude collective : que les Capitant, Canguilhem, Bloch, Cavaillès, Freund, et tant d’autres, soient passés par Strasbourg dans les années 1930, est un fait, mais ce fait n’est pas l’explicans, c’est l’explicandum. Et s’il y a bien une question, ou quelque chose à expliquer, c’est aussi parce que les protagonistes de ce drame ne l’ont pas eux-mêmes théorisé, énoncé, et articulé dans quelque chose qui tiendrait d’un programme commun. Il y a eu des actes, plus que des commentaires. L’enquête que cette histoire appelle a donc, certes, une dimension documentaire ; il s’agira, concrètement, de rappeler les faits. Mais la passion des faits, le goût de l’exactitude et de la « Sachlichkeit », ne doivent pas faire perdre de vue la question elle-même : qu’est-ce qui a fait que ces universitaires tranquilles, ces intellectuels bénins et paisibles, se sont fait un devoir de résistance, et qu’ils sont restés, jusqu’à la mort, fidèles à ce devoir, et à cette promesse qu’ils se sont faite ?

3Le colloque qui s’est tenu à l’Université de Strasbourg les 17 et 18 novembre 2022, a tenté de progresser dans l’intelligence de cette question. Il est certes difficile, dans un colloque, toujours livré aux contingences du moment, de répondre à une seule et même question, plutôt que de juxtaposer des informations qui ne forment au mieux que des éléments de réponse, mais pas la réponse elle-même. Certains de ces éléments, cependant, convergent, et nous permettent de mieux en percevoir l’agencement, ou, à tout le moins, de formuler quelques hypothèses. Au moins trois de ces hypothèses doivent être ici mentionnées.

  • 2  J. Debû-Bridel, La Résistance intellectuelle, 2e partie, ch. III (Les Facultés de droit de Strasbo (...)

4La première d’entre elles nous renvoie à l’histoire, et au contexte du Traité de Versailles. Dans les années qui succèdent à la réouverture de l’université française (marquée, en 1923, par la célébration très nationaliste du centenaire de Louis Pasteur), les relations culturelles franco-allemandes ne se sont jamais détendues, mais ne se sont jamais distendues non plus. Dès le début des années 1930, des intellectuels très attachés à l’identité française de l’Alsace, scrutent avec attention et avec une lucidité effarée les événements qui affectent et transforment la vie intellectuelle allemande à partir de 1933. Des cercles se forment, et publient des analyses : le Bulletin mensuel jaune, ou bien l’essentiel Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, par lequel se sont rencontrés René Capitant et Jean Cavaillès – rencontre dont il n’est peut-être pas exagéré de dire qu’elle a orienté le cours de notre destin2. Notre première hypothèse porte donc sur l’existence d’organes d’information, d’échanges, et de communication, auxquels les plus illustres esprits du siècle n’ont pas dédaigné de prendre part.

5La seconde hypothèse concerne l’importance, en regard du grand renfermement nationaliste et xénophobe, qui a touché aussi bien les élites a priori les moins suspectes de déviances racialistes, des congrès internationaux, et des échanges maintenus envers et contre tout, malgré l’inévitable dissolution de la parole philosophique et de son autorité que de tels événements comportent. Nous ne sommes plus ici dans la fiction fantasmatique du philosophe-roi, doué d’une God’s-eye-view sur l’esprit du temps. Participer à ces congrès mondiaux, de Prague à Paris, exigeait une forme d’humilité et de renoncement à toute forme de domination de la parole universitaire. Il fallait accepter la diminution, la banalisation, voire la réduction à l’insignifiance. Certains l’ont fait, mais la voix qu’ils ont portée, si peu audible soit-elle devenue, a contribué au réveil des consciences, et donc, par là, à sauver l’Europe du naufrage dans la barbarie fasciste. On doit donc rappeler ici l’allocution finale de Brunschvicg à la clôture du Congrès Prague, qui en souligne, dès 1934, la fonction, voire la mission de résistance intellectuelle :

  • 3  L. Brunschvig, Actes du VIIIe congrès international de philosophie, XXXVI. Dans son allocution de (...)

Donc, si l’on nous demande quelle est l’œuvre de ce Congrès, nous serons fondés à dire que son œuvre, et son chef-d’œuvre, c’est d’avoir créé par son atmosphère une résistance virile et victorieuse aux courants de contagion violente qui risquent d’altérer le sens véritable et la vigueur créatrice de la réflexion philosophique3.

  • 4  Testament spirituel de Marc Bloch. Texte rédigé le 18 mars 1941, publié dans Annales d’histoire so (...)

6La troisième et dernière hypothèse porte sur un certain type de discours qui s’est élaboré dans l’Entre-deux-guerres, et qui est celui de l’espoir rationnel : c’est la foi en la capacité de toute humanité « raisonnable » à préférer la vérité à soi-même. La raison n’étant peut-être que la capacité à s’incliner devant une vérité qui ne se manifeste pas dans la fulgurance d’une révélation incommunicable, mais dans la perception de l’exactitude, celle-ci étant nécessairement liée à la communicabilité d’une perception vérifiable par tout-un-chacun. Tel est certainement le sens de cet engouement pour la « nouvelle objectivité » dont Strasbourg a fait sa devise, et qui a constitué de fait sa marque de fabrique. Elle est une émanation directe du rationalisme de Léon Brunschvicg, et de toute la tradition philosophique moderne, de Descartes aux Lumières, dont la dernière et sublime expression se trouve dans la devise que Marc Bloch souhaitait voir gravée sur sa pierre tombale : « Dilexit veritatem »4.

  • 5  R. Descartes, Regulae ad directionem ingenii, VIII, AT X, 398, 2-3 : « […] iis, qui tantillum aman (...)
  • 6  H. Benis-Sinaceur, Cavaillès, p. 36-40. Voir la contribution de Hourya Sinaceur, ici même, p. 19.

7Il n’est pas sans intérêt, pour les philosophes, comme pour les historiens, et tous ceux qui, selon la formule cartésienne, « aiment tant soit peu la vérité »5, de s’attarder un instant sur cette formule, et sur ces deux « simples mots », qui ne peuvent consister en une maxime triviale de probité intellectuelle. Car ils signifient justement qu’il ne peut y avoir d’honnêteté ni de probité là où manque l’amour de la vérité, et l’amour de la vérité engage (diligere, rappelons-le, signifie choisir, exprimer une préférence). On peut assez facilement retracer la généalogie de ce problème. Dans un texte dont la première édition est presque contemporaine de ce « Testament », Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Léon Brunschvicg (dont on rappellera qu’il fut le directeur de thèse de Cavaillès6) relate un épisode qui pourrait bien en fournir la clé :

  • 7  L. Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 197. La formule de Cournot renvoie a (...)

[…] on songe aux paroles qu’Augustin Cournot prononçait à une séance de rentrée de l’Enseignement Supérieur, le 17 novembre 1859 : « S’il m’était permis de détourner à un sens profane le mot de mon grand patron [sc. Augustin], je dirais aux personnes chargées de ce haut enseignement : Aimez la vérité et faites ce que vous voudrez. Aimez la vérité, non de cet amour vulgaire qui fait seulement qu’on évite le mensonge, mais de cet amour délicat et désintéressé qui fait qu’on sacrifie tout ce qui pourrait faire valoir le talent du peintre au détriment de l’exactitude du portrait, qui renonce à un trait brillant mais hasardé, à un rapprochement piquant mais douteux, à une forme séduisante mais contestable »7.

8La référence libre au mot de saint Augustin pourrait d’autant mieux expliquer le sobre Dilexit veritatem de Marc Bloch, que depuis plusieurs années déjà, Brunschvicg a placé l’éthique de la recherche scientifique sous le signe d’Augustin, et d’une comparaison, là encore détournée au sens profane. En particulier lors des Congrès de Prague et de Cracovie (1934), où commence à poindre l’idéologie raciste, xénophobe et suprémaciste qui ravage l’Allemagne, Brunschvicg prononce un plaidoyer en faveur de ce désintéressement personnel qui constitue, selon lui, la maxime fondamentale de l’esprit scientifique, et qui même lui tient lieu de méthode. Ainsi, selon le rapport établi par Dominique Parodi, d’après les notes prises par Jean Cavaillès, Brunschvicg avait exprimé la chose en s’appuyant – à Cracovie – sur l’exemple illustre de Copernic :

  • 8  D. Parodi, « Les Congrès de Prague et de Cracovie », Revue de métaphysique et de morale, 1935/1.

Ce n’est ni à la vigueur des enthousiasmes, ni à la délicatesse des sacrifices que se reconnaît la vérité : non pœna sed causa fecit martyrium, selon le mot de saint Augustin. La volonté d’objectivité, c’est toute la morale et toute la raison. En coordonnant les diverses observations des astronomes, on dégage « avec sa situation dans un espace tout idéal, son volume, sa masse, sa température, un soleil invisible, plus vrai cependant que le soleil visible ». L’agent moral lui-même doit se connaître à son rang, ne s’accorder aucune situation privilégiée, et apprendre à établir entre lui et ses semblables « des rapports exacts »8.

  • 9  B. Pascal, Les Pensées, éd. Lafuma, Liasse XV, n° 199, p. 526.
  • 10  Idem, n° 200, p. 528 : « Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale ».

Il faut entendre ici un écho à la paraphrase pascalienne de Montaigne dans le célèbre texte de Disproportion de l’homme : « Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il […] apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-même son juste prix »9. Ce moment pascalien est aussi bien ce qui interdit de séparer le problème de la raison de celui de la morale : la science moderne de la nature, loin de précipiter l’homme dans une errance faustienne, lui permet précisément d’« apprendre » à « s’estimer son juste prix », avec un égal souci de lucidité et d’exactitude10.

  • 11  La citation est connue depuis la publication de Raymond Aron en 1945, dans la nouvelle revue Terre (...)
  • 12  L. Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 209-210. Sur la conclusion de cet ou (...)

9C’est un tel unitarisme qui s’exprime aussi bien dans la célèbre déclaration de la lettre que Cavaillès adresse à Aron, en 194311 : « Nécessaires les enchaînements des mathématiciens […] nécessaire aussi cette lutte que nous menons », mot que Cavaillès place lui-même sous le signe de Spinoza, cet auteur que lui a fait découvrir son maître Brunschvicg ; et c’est bien, en un sens, toute la radicalité de l’Éthique que l’on reconnaît ici. Cependant cet unitarisme, qui se refuse à considérer qu’il y a « d’un côté définitivement esprit et vérité, de l’autre sagesse et charité », et qui nous fait « le devoir présent […] de rechercher, de recréer, l’unité sainte de la tunique sans couture » (Brunschvicg, 1942)12, Brunschvicg ne le réfère pas spécialement à Spinoza : cet unitarisme est l’âme de ce « cartésianisme généralisé » qu’il oppose au cartésianisme sectaire, dégénéré – et que pourfend légitimement Spinoza. Ce « cartésianisme généralisé » repose sur l’idea entis infiniti dont la Troisième Méditation cartésienne affirme qu’elle est même radicale à la perception de moi-même, Brunschvicg précisant bien, toutefois, qu’elle n’est pas la perception d’un être transcendant ; et en ce sens cette perception se confond avec la saisie immanente de l’absolu comme sujet, ou bien, de la subjectivité absolue « quod nulla re indiget ad existendum ». L’esprit qui perçoit en lui-même la nécessité de la résistance, ou bien la résistance comme un impératif catégorique, n’est pas davantage cartésien que spinoziste, hegelien que husserlien. Il n’a pas non plus besoin, pour percevoir cette nécessité, de connaître les œuvres complètes d’Augustin, de Kant, ou d’Auguste Comte.

10Cette nécessité n’est pas une thèse, elle n’est pas doctrinale. En revanche, toute la philosophie n’est qu’un entraînement, un exercice, ou bien, si l’on veut, une propédeutique à la perception de cette nécessité, et de sa valeur suprême. Telle est bien la raison de l’affinité, à la fois évidente et mystérieuse, entre la philosophie et l’esprit de la résistance.

11Les deux premières études de ce recueil sont consacrées à la figure de Jean Cavaillès. Hourya Benis-Sinaceur examine le détail de ce que Cavaillès énonce comme une profession de foi spinoziste, dans la célèbre déclaration à R. Aron de 1943, et souligne les limites du rapprochement qu’elle suggère : Spinoza ne joue en fait aucun rôle positif pour comprendre le développement de la science mathématique. Cependant l’article montre quel profit Cavaillès a pu tirer de la thématique spinozienne de « l’idée de l’idée » (Éthique, II), comme alternative aux philosophies de la conscience, dans la tradition desquelles s’inscrit d’ailleurs un certain spinozisme (tel celui de Brunschvicg), dont Cavaillès entend se démarquer. À sa suite, Romain Peter revient lui aussi sur la difficulté à appréhender l’articulation ou le point de jonction entre l’homme et l’œuvre : il s’agit de comprendre, sans céder aux facilités du psychologisme, comment l’homme Cavaillès a pu être guidé par divers motifs vers une conduite morale qui, en définitive, ne se règle sur aucune espèce de modèle ou d’idéal. Il y a dans la personnalité de Cavaillès, comme l’a noté Canguilhem, quelque chose d’héroïque, mais qui, paradoxalement, ne repose sur aucune volonté, ni aucune représentation de ce qu’est l’héroïsme, le seul idéal normatif étant celui de l’« usage correct de la raison ».

12Les trois études qui suivent sont principalement centrées sur la vie et la pensée de Georges Canguilhem. Claude Debru, qui a remis à l’Université de Strasbourg, de la part de l’École normale supérieure, une copie du mémoire inédit que Lucien Braun avait soutenu sous la direction de Canguilhem sur la philosophie biologique de Kant, en 1948, donne à cette occasion d’importants éclaircissements sur les relations de Canguilhem avec les enseignants de l’Université de Strasbourg, d’abord à Strasbourg, puis à Clermont-Ferrand, tout en montrant quelques aspects méconnus de son engagement résistant. Entre autres personnalités intellectuelles marquantes que Canguilhem a fréquentées à Strasbourg, l’article porte une attention particulière à la personne de Maurice Halbwachs (1877-1945), professeur de sciences sociales à l’Université de Strasbourg de 1919 à 1935, mort en déportation, au camp de Buchenwald, en mars 1945.

13Michel Fichant, en s’appuyant sur des notes du cours de Clermont-Ferrand 1942-1943, que lui avait prêtées Georges Canguilhem, montre comment les premiers travaux sur la philosophie de la biologie et la théorie des valeurs, développés pendant que Canguilhem soutenait sa thèse de médecine, éclairent un épisode ultérieur, au cours duquel les positions de Canguilhem avaient donné lieu à un grave malentendu : si Canguilhem a pu soutenir, de manière tranchante, qu’« il n’y a pas de vérité philosophique », ce n’est pas en raison de son supposé « scientisme », et parce qu’il n’y aurait en réalité de vérité que scientifique ; c’est parce que la philosophie est un système du jugement qui confronte les unes aux autres les valeurs au sein d’une totalité ouverte qui ne peut jamais être que présumée. D’où son essentielle historicité.

14D’un point de vue plus systématique, David Espinet s’interroge sur l’élaboration progressive, dans l’œuvre de Georges Canguilhem, d’une « résistance au réductionnisme », montrant de quelle façon Canguilhem, dans un dialogue serré avec la Critique de la faculté de juger de Kant, théorise l’existence d’une forme de résistance au niveau biologique, qui se traduit par le fait qu’un être vivant peut instituer des normes, et qui permet de reposer la question de la liberté d’action à partir de la philosophie de la biologie. Au rôle de Canguilhem dans la résistance s’ajoute ainsi la question d’une théorie de la résistance dans la réflexion sur le vivant.

15Les contributions suivantes se penchent sur des figures d’intellectuels qui s’illustrèrent à la fois par leur participation active à la Résistance et par un travail de clarification théorique sur la nécessité ou la valeur de leur engagement. En revenant sur la vie et l’œuvre de Julien Freund, Laurent Fedi met en évidence les éléments fondamentaux d’une théorie de l’action dans ses écrits, théorie nourrie de son expérience de résistant et aboutissant à un réexamen d’importantes questions de philosophie politique (en particulier celle, classique, du droit de résistance, et celle de la distinction entre partisan et terroriste).

16Vincent Gérard examine les nuances et la fortune variée de la notion d’engagement dans la philosophie française d’avant et d’après-guerre. La célèbre rupture entre Merleau-Ponty et Sartre, à propos de cette notion, de sa valeur, et de sa teneur, a été en fait déjà préparée par la philosophie personnaliste d’avant-guerre : la contribution met en évidence le rôle décisif joué ici par la figure discrète, voire méconnue, de Paul-Louis Landsberg (1901-1944). Ancien élève de Husserl à Freiburg, Landsberg fait une théorie de l’historicité et de la « décision pour une cause imparfaite » qui précise le sens de l’éthique rationaliste husserlienne.

17Olivier Beaud retrace l’itinéraire de René Capitant, mettant en particulier en lumière les écrits consacrés par Capitant au nazisme dans les années 1930 – écrits qu’il vient de rééditer aux Presses universitaires de Strasbourg (2022). Ces écrits témoignent à la fois d’une lucidité singulière eu égard au contexte de l’époque et d’un effort pour penser les rapports du droit constitutionnel et de la situation politique et sociale effective d’un État. À sa suite, Jean-Claude Monod se penche également sur la figure de Capitant, dans son rapport étonnamment complexe avec Carl Schmitt, dont le constitutionnaliste Capitant fut sans doute, en France, le premier lecteur et analyste. La complexité et les ambiguïtés de la pensée de Schmitt interdisent de le réduire à la figure d’un simple thuriféraire et zélé serviteur du pouvoir nazi. Ce qui explique aussi que Schmitt ait pu avoir une réception positive chez des penseurs peu suspects de faire l’apologie de la dictature (Benjamin, Agamben, Derrida…).

18En examinant de manière serrée la situation à la Faculté de théologie protestante, Matthieu Arnold montre comment son organe de publication, la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, créée à la réouverture de l’université française en 1920, a largement ouvert ses colonnes à des figures de la résistance intellectuelle, et joué sur ce plan un rôle moteur. L’article revient ensuite sur le transfert de la Faculté à Clermont-Ferrand, et expose les conséquences, particulièrement dramatiques et cruelles pour les théologiens, de la rafle de novembre 1943. Matthieu Arnold conclut à la présence évidente et active, au sein du corps enseignant de la Faculté, d’une forme de résistance intellectuelle, voire spirituelle.

19C’est sur l’éventuelle émergence d’une telle forme de résistance intellectuelle dans les congrès internationaux de philosophie que se penchent enfin les articles d’Édouard Mehl et de Raphaël Authier : non seulement en raison des communications qui y furent prononcées, mais également en raison de l’absence de telle ou telle figure philosophique en pareilles occasions. Édouard Mehl souligne ainsi la différence de contexte, douloureusement vécue par Husserl, entre les conférences données à Paris en 1929 – conférences qui devinrent les Méditations cartésiennes – d’une part, et le « Congrès Descartes » de 1937, d’autre part, auquel Husserl n’eut pas l’autorisation de participer. C’est à ce même Congrès qu’Heidegger renonça à se rendre, laissant à son traducteur et quasi-porte-parole français, Henry Corbin, la charge de présenter un texte d’inspiration heideggérienne. Raphaël Authier étudie alors le décalage qui apparaît et l’incompréhension qui se creuse entre Corbin et Heidegger. L’examen de ces différentes trajectoires révèle l’entrelacement complexe de prises de position strictement philosophiques et d’affrontements idéologiques plus moins explicites, et fait apparaître à l’arrière-plan la centralité de l’Université de Strasbourg dans le contexte des années 1920 et 1930, en particulier pour le mouvement phénoménologique.

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Bibliographie

Actes du VIIIe congrès international de philosophie, Prague, 1936, reprint Nendeln, Kraus, 1968.

Benis-Sinaceur Hourya, Cavaillès, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures su savoir », 2013.

Bloch Marc, Testament spirituel de Marc Bloch (18 mars 1941), Annales d’histoire sociale, 1945/1, p. 6-9.

Brunschvicg Léon, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Neûchatel, Editions de la Baconnière, coll. « Être et penser », 1945 (1re édition : Neûchatel, À la Baconnière, 1942).

Cavaillès Jean, Philosophie mathématique, Paris, Hermann, 1964.

Debû-Bridel Jacques, La Résistance intellectuelle. Textes et témoignages. Paris, Juillard, 1970.

Descartes René, Regulae ad directionem ingenii, in : Oeuvres de Descartes, éd. Ch. Adam et P. Tannery, nouvelle présentation, en coédition avec le CNRS, Paris, Vrin, 1986, vol X.

Mehl Roger, [Recension] L. Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1946/3-4, p. 315-318.

Parodi Dominique, « Les Congrès de Prague et de Cracovie », Revue de métaphysique et de morale, 1935/1, tome 42, p. 117-135.

Pascal Blaise, Les Pensées, in : Œuvres complètes, présentées et annotées par Louis Lafuma, Paris, Les Éditions du Seuil, 1963.

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Notes

1  J. Cavaillès, Philosophie mathématique, p. 14.

2  J. Debû-Bridel, La Résistance intellectuelle, 2e partie, ch. III (Les Facultés de droit de Strasbourg, Clermont-Ferrand, Alger. Entretien avec René Capitant).

3  L. Brunschvig, Actes du VIIIe congrès international de philosophie, XXXVI. Dans son allocution de clôture, Brunschvicg a proposé deux choses : i/ que le Congrès suivant soit accueilli à Paris pour célébrer, en 1937, le tricentenaire du Discours de la méthode ; ii/ que ce « Congrès Descartes » soit placé sous la présidence d’honneur d’Henri Bergson, dont, comme chacun s’en souvient, l’implication personnelle auprès du Président Wilson avait joué un rôle déterminant pour l’intervention américaine dans le conflit européen. Brunschvicg a été entendu, puisque ces deux demandes, accueillies avec enthousiasme et ferveur à Prague, ont été satisfaites.

4  Testament spirituel de Marc Bloch. Texte rédigé le 18 mars 1941, publié dans Annales d’histoire sociale, 1945/1, p. 6-9 : « Je me suis, toute ma vie durant, efforcé de mon mieux vers une sincérité totale de l’expression et de l’esprit. Je tiens la complaisance envers le mensonge, de quelque prétexte qu’elle puisse se parer, pour la pire lèpre de l’âme. Comme un beaucoup plus grand que moi, je souhaiterais volontiers que, pour toute devise, on gravât sur ma pierre tombale ces simples mots : Dilexit vertitatem ». Voir également l’allocution de Marcel Rudloff lors de la célébration commémorative du 25 juin 1983 : « […] Ce fut une époque de vérité ». Strasbourg – Clermont-Ferrand – Strasbourg, 1939-1943 (Se souvenir), p. 42.

5  R. Descartes, Regulae ad directionem ingenii, VIII, AT X, 398, 2-3 : « […] iis, qui tantillum amant veritatem… ».

6  H. Benis-Sinaceur, Cavaillès, p. 36-40. Voir la contribution de Hourya Sinaceur, ici même, p. 19.

7  L. Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 197. La formule de Cournot renvoie au « bref précepte » de son homonyme, évêque d’Hippone : « Dilige, et quod vis, fac » (Iohannis Epistulam ad Parthos tractatus decem, VII, 8).

8  D. Parodi, « Les Congrès de Prague et de Cracovie », Revue de métaphysique et de morale, 1935/1.

9  B. Pascal, Les Pensées, éd. Lafuma, Liasse XV, n° 199, p. 526.

10  Idem, n° 200, p. 528 : « Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale ».

11  La citation est connue depuis la publication de Raymond Aron en 1945, dans la nouvelle revue Terre des hommes, 1945.

12  L. Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 209-210. Sur la conclusion de cet ouvrage, voir la recension quasi immédiate de Roger Mehl dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1946/3-4, p. 315-318, qui en avait bien perçu la valeur de « testament ». Sur Brunschvicg et l’esprit cartésien, tout empreint de stoïcisme, voir notamment p. 316 : « À lire les lignes pleines de noblesse où Brunschvicg présente cette sagesse cartésienne, il est impossible de ne pas évoquer la grandeur et la simplicité de la mort de Brunschvicg lui-même : traqué par la Gestapo, réfugié sous un nom d’emprunt dans une petite clinique des Alpes, il lui a été donné de mourir sans angoisse, en pleine lucidité, comme il l’avait désiré ». Sur la référence scripturaire à la parabole de la tunique rapiécée, voir Mat 9, 16.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Édouard Mehl, « Dilexerunt veritatem. L’esprit de résistance et l’université française »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 56 | 2024, mis en ligne le 08 novembre 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/7995 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12tqv

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Auteur

Édouard Mehl

UR 2326 CRePhAC, Université de Strasbourg

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