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AccueilNuméros55La tonalité du sens

Résumés

L’article propose une relecture de la question du corps et du sens chez Jean-Luc Nancy à partir du phénomène sonore. L’enjeu de la tonalité, de la voix et de l’écoute ont été au centre de plusieurs études de Nancy tout au long de sa production philosophique, mais c’est à partir de sa dernière publication, le livre Cruor, que l’analyse de la propagation sonore vers le dehors acquiert une importance majeure dans la pensée des corps. Le son implique une fragmentation qui suspend toute rhétorique du contact et toute valorisation spatiale de « l’entre » (de l’entre-deux, de l’entre-nous, de l’être-avec).

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Texte intégral

  • 1  Cf. par exemple J.-L. Nancy, Corpus, p. 39-40.
  • 2  J.-L. Nancy, Le Poids d’une pensée, l’approche, p. 80.
  • 3  J.-L. Nancy, L’Intrus, p. 31.
  • 4  Cf. J.-L. Nancy, Le Discours de la syncope I. Logodaedalus.

1Le sujet du corps et de son inappropriabilité représente certainement l’un des niveaux incontournables de la pensée de Jean-Luc Nancy. En repensant l’extériorité, la spatialité ou « l’aréalité »1, comme l’appelle Nancy, il s’agit dans ses textes, depuis Corpus (publié en 1992), en passant par Être singulier pluriel (publié en 1996) et L’intrus (publié en 2000), jusqu’au dernier ouvrage, paru quelques jours après sa disparition, Cruor (2021), de mettre en discussion le rapport appropriatif de la pensée, permettant au corps de se maintenir comme un « impondérable »2 qui ne se replie sur lui-même que dans la mesure où il est exposé à « une loi générale de l’intrusion »3. En ce sens, l’espacement du corps n’est assumé que lorsqu’on abandonne la prétention de le soumettre à une pensée centrée. C’est bien pour cela que l’entrelacement du sens et du sensible que Nancy réintroduit à sa manière dans la pensée doit être pensé selon lui dans une rupture explicite avec la tradition phénoménologique, n’étant pas le cadre d’une corrélation mais plutôt l’expérience d’une syncope (c’est bien à partir de la syncope, du « discours de la syncope »4, que Nancy a commencé en 1976), c’est-à-dire d’une fragmentation du sens et d’une impropriété constitutive du corps, ce qui est bien loin de toute idée de « corps propre ».

  • 5  Cf. J.-L. Nancy, « Vox clamans in deserto » ; la première publication en langue française est de 1 (...)

2Or, en décrivant le corps comme l’espace d’une venue et d’une allée, comme l’unité fissurée d’un être hors de soi, Nancy s’adresse à plusieurs reprises à la dimension du sonore et à l’expérience de la voix et de son ton. Comme déjà dans « Vox clamans in deserto » (texte publié pour la première fois en 19865) et dans le livre À l’écoute paru en 2002, Nancy propose avec insistance de repenser le corps à partir de sa tonalité (entendue au sens large) ou de son intonation, de son timbre, de la vibration ou du son qui creuse la chair.

3J’ai longuement pensé que le recours à la sonorité pour parler du corps n’était au fond chez Nancy qu’une figure rhétorique, qu’une métaphore qui ne faisait que soutenir l’image de la dispersion du corps dans le monde. Mais depuis la lecture de Cruor et de l’injonction qui y apparaît concernant la pensée des corps, je me suis aperçu que le corps tel qu’il était pensé dans l’expérience du son venait faire quelque chose de plus qu’indiquer la dispersion ou la propagation vers le dehors ; et que le recours à la tonalité faisait plus qu’offrir une large possibilité d’analyse de la « dissémination existentielle de l’être-là », pour le dire avec Heidegger. Penser le sens à partir de la tonalité implique en effet de faire place à une expérience toute particulière de la circulation, de la venue, de l’allée-venir du sens et d’accueillir la défaite de tout amarrage interne. En effet, dans l’expérience de l’écoute, dans la circulation entre bouche et oreille, entre le soi et l’autre, entre l’onde sonore et la vocalisation, le son acquiert une manière assez particulière de faire trace, et cela précisément à cause de la spécificité de la propagation sonore et du devenir-corps du son qui se déploie à toutes ses strates d’existence et à tous les points de réception qui l’encerclent en fuyant la présence. Ainsi de même, bien avant d’être puissance expressive ou d’évocation, la voix est, chez Jean-Luc Nancy, le biais premier qui tisse un lien d’intimité avec une spatialité inappropiable et sans retour.

  • 6  Cf. J.-L. Nancy, Cruor, p. 23.

4Ce n’est certes pas nouveau de questionner philosophiquement la sonorité et la dimension tonale du sens. L’opposition entre la vue, l’image, la figure, d’une part, et l’écoute, la vibration, le mouvement, de l’autre, est très ancienne et peut-être à l’origine de toute l’histoire de l’Occident. De même, on pourrait dire pour ce qui est de l’opposition entre oralité et écriture, voix et tracé : c’est dans le sceau de cette opposition, comme on le sait, que la déconstruction, entre autres choses, s’est proposée. Mais c’est à un autre registre que fait appel Nancy : sa réflexion entre en résonance avec cette tradition de la contemporanéité qui s’est consacrée à la pensée, plus particulièrement, de l’opposition entre la singularité concrète de la voix et l’essence fonctionnelle de la parole. Je pense en particulier à Artaud, Blanchot, Barthes, Deleuze, Lacan, Quignard, Lacoue-Labarthe, entre autres. Pour tous ceux-là, il a été important d’opposer à la parole entendue comme espace impersonnel et transparent d’une énonciation orientée vers la communication, la voix qui sort de la gorge, qui pénètre dans la profondeur de l’organe d’audition, tout aussi charnel, du destinataire (et de l’émetteur lui-même), et qui se présente sur un mode d’existence autonome qui dépasse les organes sensibles de la passivité (les yeux, les oreilles, le nez, la langue et la peau). La voix émerge et résonne comme matérialité qui génère principalement l’effet d’une aliénation, d’un transit et d’une dispersion, opposé aux expériences centrées et appropriées du percept sensible, alors même qu’il s’agit d’une dispersion qui, en même temps et à sa manière, revient sur soi et compose un « soi » (un soi « étranger à soi » et hors de toute identité, ou justement : rythmé6).

  • 7  R. Barthes, L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, p. 255.
  • 8  Ibid.
  • 9  F. Kafka, « Le silence des sirènes ».
  • 10  M. Blanchot, « Le chant des sirènes ».
  • 11  R. Barthes, L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, p. 247.

5On peut ici penser évidemment à Roland Barthes et à sa notion de « grain de la voix » par laquelle il dit avoir trouvé « le point extrême du corps »7, dans lequel « quelque chose […] cherche à se dire et ensuite disparaît »8. Ici, dans ce mouvement de disparition fragile et presque sans effet, tout comme dans le principe homérique des Sirènes dans les lectures de Kafka9 et Blanchot10, la voix est considérée comme « un reste, un supplément, un lapsus, un non-dit qui se désigne lui-même »11, sans rien désigner. La voix est ici pure matière, elle est extériorité.

  • 12  J.-L. Nancy, À l’écoute, p. 34 ; cf. sur le sujet de cette « arrivée » l’article de J.-C. Bailly, (...)

6Mais c’est aussi selon une autre orientation que Nancy a utilisé le registre sensible du son : en se référant plutôt au problème de l’événement du sentir, de l’écouter, et moins au seul point de vue de l’objectivité matérielle et résiduelle du son. La référence à la tonalité du sens a en ce sens à voir, principalement, avec une sensibilité qui, dans son exécution, dans sa propre praxis, ne parvient pas à revenir sur elle-même et se fissure. Si quand je touche, ma main se fait en effet surface d’inscription du senti, dans l’écoute, mon oreille est traversée, mais n’est pas dépositaire du son. L’écoute est donc un sentir décentré, fendu, entr’ouvert à ce qui lui reste inaccessible, à l’inaudible, peut-être. L’écoute, c’est une venue qui est déjà en train de s’en aller. Il n’y a écoute que dans l’émission, l’envoi, l’adresse. Il n’y a captation que dans la fuite. Il n’y a arrivée que dans le passage ininterrompu. « [L]a présence sonore arrive »12, écrit Nancy dans À l’écoute, et cette arrivée est celle d’une présence qui a déjà les traits éphémères d’une disparition.

  • 13  J.-L. Nancy, Cruor, p. 12.
  • 14  Cf. idem, p. 16.
  • 15  Ibid.
  • 16  Idem, p. 12.

7Or, il me semble que ce trait de la sonorité que je viens d’évoquer est très exactement l’enjeu avancé au tout début du livre Cruor. Cruor annonce vouloir combler une affirmation contenue dans Corpus, livre écrit trente ans auparavant. En effet dans Corpus, observe Nancy, on arrivait à penser la modalité dans laquelle « les corps s’offrent entre eux », « entre moi et toi », insistant ainsi sur cet « entre-deux » qui n’est au fond qu’un « entre-nous ». L’« entre » devenait ainsi ou risquait de devenir dans Corpus dimension d’un intime, espacement d’une polarité fermée. C’est pourquoi Cruor avance l’exigence actuelle de chercher non pas seulement, je le cite, à « rendre compte de l’entre en tant qu’il s’étire d’un corps aux autres »13, selon un projet qui reste solidaire, comme le soutient Nancy dans le livre14, du « communisme » – « le communisme prétendait parler des corps entre eux […]. Avec l’effacement du communisme s’est aussi effacé ou du moins brouillé ce sens des corps »15 – , donc, il ne s’agit pas seulement de l’« entre », mais de l’exigence de laisser émerger, écrit Nancy, ce qui « se tend en chacun comme sa pulsion propre […] et qui nous fait corps-à-corps »16.

8Cruor indique ainsi l’exigence de suivre le pulser, la pulsion en tant que principe d’expulsion, de fuite, de dispersion intensive, qui ne fait « intime » qu’à la condition de la plus absolue déterritorialisation : le mot cruor désigne en effet, dans le vocabulaire anatomique, le sang qui s’écoule en dehors du corps, par opposition au sanguis qui désigne le sang qui circule dans les veines en circuit fermé. Il faut penser le corps à partir de cette giclée qui ne fait pas « entre », mais s’excède et se perd. La giclée du sang est l’image en ce sens non pas de l’« entre », mais du « corps à corps », de la pulsion et de la violence, de la fragmentation qui s’ouvre au-delà de la circulation et à cause d’elle.

  • 17  Idem, p. 17.

9Ainsi, si quelque chose du corps avait été relégué à la marge dans Corpus, il peut se penser à partir de la pulsion et de l’élan, de la cruauté. Il faut insister sur un corps, rappelle Nancy, « ça se presse et ça se disperse, ça se heurte, se flatte, se blesse »17. Ce corps-là, ce n’est pas « ensemble », c’est en constante approche et recul, c’est en collision, en entrechoquement.

10Or, l’insistance que je viens de rappeler de Cruor au-delà de Corpus est, il me semble, très précisément l’enjeu de la sonorité et de l’écoute. C’est Nancy qui le dit, je le cite dans Cruor :

  • 18  Idem, p. 121.

[L]e sens est avant tout tonalité – tension, vibration, inflexion non pas simplement de la voix comme phénomène acoustique mais de la voix en tant que corps ému. Le sens, c’est qu’il y ait de l’appel et de la réponse. Ce n’est pas la signification, qui d’elle-même renvoie indéfiniment à d’autres significations. C’est au contraire ce renvoi lui-même en tant qu’envoi à l’autre18.

  • 19  J.-L. Nancy, Ph. Lacoue-Labarthe, Le Titre de la lettre. Une lecture de Lacan, p. 13.

11L’« archi-constitution »19 du corps est, en ce sens, sonore. Si pendant toute sa méditation sur le corps, Nancy revient sans cesse sur la centralité de la voix et sur l’expérience de l’écoute, c’est peut-être pour faire place à un principe de clivage du sujet et d’appel vers l’autre. La voix est une instance de passage, de transit, où l’on fait d’emblée l’expérience du non-retour à soi, ou dans laquelle le retour à soi est sans cesse trahi et aliéné.

  • 20  Jacques Lacan cité par M. Dolar, A Voice and Nothing More, p. 28.
  • 21  Cf. B. Baas, Jouissance de la voix ; et aussi le très beau livre de B. Baas, La voix déliée.

12La voix présente en effet la particularité, d’une part, d’être définie non pas par un, mais par deux orifices, la bouche et l’oreille, c’est-à-dire d’être un interminable transit circulaire d’aller-retour, qui, cependant, ne revient jamais à un point d’union, et qui donc à chaque fois reste ouvert. Et, d’autre part, la voix est constituée en son centre par l’adresse : la voix, comme déjà Lacan l’avait dit20, n’agit pas en tant que « cri pur », mais elle est toujours déjà et avant tous « cri pour », pour l’autre qui reçoit (ou pas) l’appel. Autrement dit, comme l’a très bien vu Bernard Baas dans son livre Jouissance de la voix, la voix est d’emblée une spirale de circulation cassée parce qu’ouverte à l’autre21. L’écoute, alors, ne peut que se trouver tout autant tournée vers ce qui est présent en vibration que vers ce qui l’absorbe et la dissipe.

  • 22  J.-L. Nancy, D. Cohen-Levinas, Inventions à deux voix, p. 38.
  • 23  J.-L. Nancy, Demande. Littérature et philosophie, p. 74.

13Dans le livre d’entretiens avec Danielle Cohen-Levinas, Nancy affirme : « Toujours une tonalité se lève, se module, se tend ou se détend. […] Et le se lever de la tonalité n’est pas l’opération d’un “soi” ; c’est une spontanéité sans sujet, c’est quelque chose comme le clinamen : une dérive, un déportement, une inclinaison ou une inclination qui ne s’écarte de rien puisque tout au contraire elle décline l’“être” même, elle “est” avant toute substantivation d’“être” »22. C’est là que je retrouve toute la force de l’argument « tonal » de Nancy : la sonorité transporte dans une dimension où le sujet se retrouve à mesure qu’il se perd, et resonne d’une sonorité qui ne lui est pas propre, et c’est, comme Nancy écrit dans Demande. Littérature et philosophie, « le retentissement dans une béance d’une arrivée qui va s’en aller. La béance est celle qui ouvre le sujet et qui s’ouvre à lui pour qu’il s’y appelle »23.

  • 24  G. Bataille, Histoire de l’œil, p. 51.
  • 25  C’est une affirmation discutée aussi dans le livre de F. Bonnet, Les Mots et les Sons. Un archipel (...)
  • 26  J.-L. Nancy, À l’écoute, p. 44.

14Ici arrivent deux choses assez décisives, que je nommerai avec des oxymores apparents : d’une part, c’est l’écoute qui parle, qui hurle même (ou comme l’écrit Bataille, ce sont « mes oreilles qui criaient »24), au sens de cette sonorité infinie qui se multiplie, se fait flux désirant polymorphe. Et, en même temps, voici l’autre oxymore : l’écoute est ici une forme de surdité25. Dans la résonance a lieu le décentrement du sujet, sa béance. Alors que la perception visible ou tactile engendre une simultanéité immobile (je touche ou vois ce qui est bien stable ici où je suis), la situation acoustique produit au contraire une présence vibrante, fissurée par des allers-retours qui me font sourd à toute plénitude de sens et qui m’obligent à dissocier la présentation de la présence, la tonalité du dit. Ainsi, à la différence du sujet qui regarde et qui est figé dans son point de vue, « le sujet de l’écoute est toujours encore à venir, espacé, traversé et appelé par lui-même, sonné par lui-même »26.

  • 27  J.-L. Nancy, Ascoltando, in : P. Szendy, Listen A History of Our Ears, p. 12.
  • 28  Ibid.

15Dans un court texte de 2008 qui s’appelle Ascoltando, qui sert de préface au très beau livre de Peter Szendy sur l’écoute, Nancy affirme, par une formule bien étonnante et un peu vertigineuse, que la sonorité de la voix est le lieu d’émergence du « sujet du sujet »27. Je crois que Nancy faisait allusion par cette formule, tout comme il le fait dans Cruor, à cet autre registre où l’on ne peut entendre la « tonalité de l’intime »28, le plus propre du sujet, que comme une hémorragie, comme l’envers de tout retour réflexif qui se fait dans la voix qui sort et se perd, jusqu’à la perte de l’« entre ». Quand on s’écoute soi-même, on n’écoute pas seulement ce qui résonne en soi, mais plutôt on se retrouve hors de soi et on fait déborder son propre rebond. L’écoute de la voix efface en effet toute intention d’isoler le sujet, d’en trouver l’intentionnalité ou une expérience unitaire.

  • 29  J.-L. Nancy, À l’écoute, p. 74-75.
  • 30  J.-L. Nancy, « Un sujet ? », p. 88 et J. Lacan, Écrits, p. 793-827.

16Mais qu’est-ce qu’un « sujet du sujet », alors, ou comment se forme-t-il un sujet dans l’expérience acoustique ? Voilà la réponse de Nancy dans À l’écoute : « [L]a formation d’un sujet » est « le reploiement/déploiement rythmique d’une enveloppe entre “dedans” et “dehors”, ou bien pliant le “dehors” au “dedans”, invaginant, formant un creux, une caisse ou un tube d’écho, de résonance (bien avant toute possibilité d’une figure visible et présentable en reflet : bien avant toute “identification spéculaire”) »29. En ce sens, le sujet du sujet c’est l’inscription en présence de l’infinie distanciation de la proximité à soi, c’est une « [s]ubversion du sujet », selon l’expression que Nancy emprunte à Lacan30, qui l’expulse hors de toute circulation.

  • 31  J.-L. Nancy, À l’écoute, p. 38-39.
  • 32  Idem, p. 37.
  • 33  De même, il n’est donc pas étonnant que déjà en 1982, dans Le Partage des voix, Nancy proposait de (...)

17Tout cela va de pair avec la question de l’« avec » et la relecture de Heidegger que Nancy réalise tout au long de son œuvre. Mais je suis persuadé du fait que la tentative de réécriture de l’analytique heideggérienne à partir de l’être-avec en tant qu’« analytique co-existentielle », est finalement amplifiée et aussi (littéralement) trans-figurée par le phénomène acoustique et, en particulier, par l’exécution de la voix : « l’enfant [observe Nancy dans À l’écoute] […] naît avec son premier cri comme étant lui-même […] l’expansion soudaine d’une chambre d’écho, d’une nef où retentit à la fois ce qui l’arrache et ce qui l’appelle, mettant en vibration une colonne d’air, de chair, qui sonne à ses embouchures : corps et âme d’un quelqu’un nouveau, singulier »31. Exister c’est entrer en vibration avec, dilater son corps, le sortir de lui-même. L’existence singulière est un « diapason »32, c’est-à-dire qu’elle diffère d’elle-même et ne revient à elle-même que lorsqu’elle vibre de l’altérité, lorsqu’elle se creuse en elle-même avec une étrangeté qui l’excède33.

  • 34  Cf. J.-L. Nancy, La Communauté désavouée.
  • 35  Idem, p. 145.
  • 36  Cf. J.-L. Nancy, Partir, le départ. Petite conférence.

18Mais alors, que devient la question de la politique et de l’être avec, une fois que la circulation et l’« entre » ont été fissurés et mis en discussion, une fois brouillé le sens des corps du communisme, une fois introduite entre eux la puissance du clinamen, de l’écart, de la tangence, de la diffraction et de la giclée ? Que reste-t-il de la communauté ? Pas le moindre reste de communion, de circulation simple, de commun, bien évidemment. Mais pas non plus de suspension ou de négation du commun, tel qu’il arrive dans la « communauté des amants » discutée par Blanchot et sur laquelle Nancy n’a pas cessé de revenir34 : dans cette figure, les amants ne se touchent pas, ne s’écoutent pas non plus, et terminent en héroïsant jusqu’au mythe leur geste suspensif (avec eux, « [i]l semble […] que rien ne soit à partager »35). Mais il reste à penser le pulser comme le point d’indistinction entre la circulation et le cruor, comme moyen de l’une et de l’autre. Le seul partage possible entre les corps vient de ce qui les fait sortir de toute position, de ce qui les fait pulser et « partir » sans aboutir à rien, et au sens précis et très fin discuté par Nancy dans son entretien avec des enfants36. Là où le rien est à partager, toute la question politique s’ouvre de nouveau.

19La tonalité est au sens ce que la mimésis est à l’image : présentation au-delà de toute présence, énonciation au-delà de tout énoncé, sens au-delà de toute signification. Mais, en même temps, la tonalité n’est pas une mimésis. Elle est insaisissable, précaire, elle n’est qu’une tenue fugace et fragile de la voix. Elle n’est pas comme un paysage qu’on peut observer à loisir. La tonalité ne s’observe pas. Elle passe et finit. Elle indique, très précisément, la précarité qui jette l’existence singulière dans le monde, au péril d’une tenue sans durée et dont le souffle n’est qu’un léger passage d’air. La tonalité du sens a à voir avec l’incertitude, avec le non-avéré de l’existence. Elle s’insinue comme un battement entre commencement et fin, comme un cruor.

  • 37  J.-L. Nancy, F. Ferrari, La Fin des Fins, p. 19.
  • 38  Idem, p. 22.
  • 39  Idem, p. 28.

20Je voudrais alors citer une dernière fois Nancy, pour finir sans en finir, cette fois en citant le petit livre La Fin des fins, écrit en 2018 avec Federico Ferrari qui, de nouveau, me semble ouvrir des pistes très fortes pour repenser la fin hors de la simple circulation et de l’« entre », en mettant en jeu une pulsion vitale incontournable : « Fin et commencement : peut-être une pulsation des deux, un battement entre les deux, de l’une à l’autre »37. « Le rythme est donc la forme d’un écoulement […]. Dans le sans-fin de la coulée, du flot, il montre la fin, l’arrêt, la fixité, la coupure. »38 « Peut-être que l’homme n’est pas à la hauteur de penser la fin, il n’en a pas la force, puisque la fin nous indique la dissolution de toute pensée, de tout ordre de sens et destine à l’insensé toute existence. […] Il y a une seule chose que la fin laisse en héritage à la pensée : l’énormité du commencement. […] C’est dans l’obscurité – où la mort et le sens se touchent et luttent – que l’universel du langage de la fin se dissout donnant lieu à la possibilité d’un idiome singulier qui naît à nouveau. »39

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Bibliographie

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Nancy Jean-Luc, Ferrari Federico, La Fin des fins, Paris, éditions Kimé, 2018.

Nancy Jean-Luc, Cruor, Paris, Galilée, 2021.

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Notes

1  Cf. par exemple J.-L. Nancy, Corpus, p. 39-40.

2  J.-L. Nancy, Le Poids d’une pensée, l’approche, p. 80.

3  J.-L. Nancy, L’Intrus, p. 31.

4  Cf. J.-L. Nancy, Le Discours de la syncope I. Logodaedalus.

5  Cf. J.-L. Nancy, « Vox clamans in deserto » ; la première publication en langue française est de 1990, in : Furor, n° 19-20, 1990.

6  Cf. J.-L. Nancy, Cruor, p. 23.

7  R. Barthes, L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, p. 255.

8  Ibid.

9  F. Kafka, « Le silence des sirènes ».

10  M. Blanchot, « Le chant des sirènes ».

11  R. Barthes, L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, p. 247.

12  J.-L. Nancy, À l’écoute, p. 34 ; cf. sur le sujet de cette « arrivée » l’article de J.-C. Bailly, « La surprise recommencée du sens ».

13  J.-L. Nancy, Cruor, p. 12.

14  Cf. idem, p. 16.

15  Ibid.

16  Idem, p. 12.

17  Idem, p. 17.

18  Idem, p. 121.

19  J.-L. Nancy, Ph. Lacoue-Labarthe, Le Titre de la lettre. Une lecture de Lacan, p. 13.

20  Jacques Lacan cité par M. Dolar, A Voice and Nothing More, p. 28.

21  Cf. B. Baas, Jouissance de la voix ; et aussi le très beau livre de B. Baas, La voix déliée.

22  J.-L. Nancy, D. Cohen-Levinas, Inventions à deux voix, p. 38.

23  J.-L. Nancy, Demande. Littérature et philosophie, p. 74.

24  G. Bataille, Histoire de l’œil, p. 51.

25  C’est une affirmation discutée aussi dans le livre de F. Bonnet, Les Mots et les Sons. Un archipel sonore, p. 212.

26  J.-L. Nancy, À l’écoute, p. 44.

27  J.-L. Nancy, Ascoltando, in : P. Szendy, Listen A History of Our Ears, p. 12.

28  Ibid.

29  J.-L. Nancy, À l’écoute, p. 74-75.

30  J.-L. Nancy, « Un sujet ? », p. 88 et J. Lacan, Écrits, p. 793-827.

31  J.-L. Nancy, À l’écoute, p. 38-39.

32  Idem, p. 37.

33  De même, il n’est donc pas étonnant que déjà en 1982, dans Le Partage des voix, Nancy proposait de repenser la question politique de la communauté à partir de la figure de la dissémination des voix. Dans ce livre, qui cherche à réaliser une critique explicite de la méthode et du concept d’herméneutique, la communauté est repensée à partir de la pluralité des voix singulières dans lesquelles il n’y a jamais d’« interprétation » univoque. Toute interprétation doit être fragmentée, dispensée dans les voix qui divisent et partagent le monde. Sauf que, suivant l’injonction de Cruor, il n’y a aucun partage des voix qui ne soit partage de leur dispersion ou d’une vibration d’absence. C’est dans cette direction qu’allait l’article « La voix libre de l’homme », publié en 1981 au sein du volume collectif Les fins de l’homme en hommage à Derrida. Nancy y précise bien : il faut faire place, non pas à la voix pure, à « la voix qui garde le silence », mais plutôt à « la voix libérée de l’homme, libérée de son entéléchie, et le libérant pourtant » (J.-L. Nancy, « La voix libre de l’homme », p. 178 et p. 182).

34  Cf. J.-L. Nancy, La Communauté désavouée.

35  Idem, p. 145.

36  Cf. J.-L. Nancy, Partir, le départ. Petite conférence.

37  J.-L. Nancy, F. Ferrari, La Fin des Fins, p. 19.

38  Idem, p. 22.

39  Idem, p. 28.

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Pour citer cet article

Référence papier

Andrea Potestà, « La tonalité du sens »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 55 | 2024, 147-157.

Référence électronique

Andrea Potestà, « La tonalité du sens »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/7898 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11s7r

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Auteur

Andrea Potestà

Université pontificale catholique du Chili

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