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Sans Occident/Occident Sans

Without the West/The West without
Juan Carlos Moreno Romo
p. 133-145

Résumé

Je rappelle ici l’une des plus constantes préoccupations de la pensée de Jean-Luc Nancy : celle du destin d’un Occident qui, au moment même où il paraît accomplir son élargissement au monde entier, est amené à faire, de plus en plus, le constat de son propre effacement, de son déclin, ou de sa finitude. Je le fais tout en déplaçant quelque peu le point de vue d’où le problème se pose « normalement » car, comme c’est arrivé maintes fois dans mes échanges avec Nancy lui-même, j’y fais jouer mon écart, ou mon arrabal hispanique.

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Texte intégral

1Qu’il va nous manquer, Jean-Luc Nancy, maintenant que l’histoire reprend enfin sa marche, s’élance, s’accélère, et entre même en zone de turbulences ou d’orages ! Tel un marin sur une mer immobile il s’inquiétait, en 1988, du fait que l’histoire était alors, quelques mois à peine avant la chute du mur de Berlin, dans un calme un peu trop lourd.

  • 1  J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, p. 239.

Notre temps est le temps, ou un temps (cette seule différence d’article implique une totale différence dans la pensée de l’histoire…) du suspens de l’histoire – dans un sens à la fois rythmique et angoissant : l’histoire est suspendue, sans mouvement, et nous attendons, dans l’incertitude et l’anxiété, ce qui arrivera si elle reprend sa marche en avant (s’il existe encore quelque chose comme un « en avant ») ou si elle ne bouge plus du tout1.

Puis il a été sans doute l’un des plus lucides témoins de l’effondrement et de l’empire soviétique et de l’idéologie qu’il exportait dans le monde entier. Il n’y a pas vu, comme bien d’autres « en Occident », ou de ce côté-ci du « rideau de fer », un motif de triomphalisme. Au contraire ! Ce qui arrivait là n’était pas seulement, à son avis, la fin d’une religion séculière, ni d’un grand récit parmi d’autres grands récits : le sens lui-même souffrait de la débâcle de ce grand destin historique, ou de cet espoir de justice distributive ou de partage définitif des biens.

  • 2  J.-L. Nancy, Une pensé finie, p. 10.

Personne ne s’y trompe. Il ne s’agit plus seulement d’une crise, ni même d’une fin des « idéologies ». Il s’agit d’une débâcle générale du sens. Le « sens » doit s’entendre ici dans tous les sens : sens de l’histoire, sens de la communauté, sens des peuples ou des nations, sens de l’existence, sens de quelque transcendance ou de quelque immanence que ce soit. Et il y a plus : ce ne sont pas seulement des contenus de sens, des significations – toutes nos significations – qui se trouvent invalidés. C’est au lieu même de la formation, de la naissance ou de la donation du sens que se creuse un étrange trou noir2.

  • 3  Ibidem.

2Il ne s’agissait donc pas, à son avis, du triomphe d’une certaine doctrine, ou d’une certaine vision du monde et de l’Histoire vis-à-vis de l’autre. L’Idée même de l’Histoire, du Sujet moderne et de sa philosophie, son art, sa foi et sa politique… tout cela était blessé au plus profond. « L’“Ouest” [écrivait Jean-Luc Nancy en 1990] n’est pas capable d’accueillir l’“Est” qui craque. »3

3Tout comme le nuage radioactif de Tchernobyl, le démenti du paradis communiste n’affectait pas qu’une seule branche de cette civilisation de l’Histoire. Le Projet Moderne tout entier, l’Occident en tant que civilisation définitive ou destinale était mis en question.

  • 4  Idem, p. 12.
  • 5  J.-L. Nancy, Mascarons de Macron, p. 18.

4Comment ne pas penser, ici, d’un côté à cette idéologie de la « fin des idéologies » comme « fin du trop-de-sens »4 ; ou d’un autre côté à Francis Fukuyama et à sa fameuse « fin de l’histoire » version américaine. Imaginons cela un instant : un Sens parfaitement accompli, et sans occident, sans déclin aucun de ce soleil qui ne se coucherait plus jamais. Fukuyama lui-même ne manquait pas de voir combien cela était sombre. « Nous avons bien moqué Fukuyama et sa fin de l’histoire [écrivait il y a très peu Jean-Luc Nancy]. Nous avions raison5. » Et pourtant…

5Très tôt, l’enjeu de l’Occident, sa provenance, son présent et son destin ont occupé le cœur même de la pensée de Nancy. Déjà en avril 1963, dans « Un certain silence », il écrivait ceci :

  • 6  J.-L. Nancy, « Un certain silence », p. 556.

Situation ambiguë : une civilisation mondiale se déploie, avec ses heurs et ses malheurs, et toutes les énergies, toutes les générosités travaillent à lui donner le visage le plus positif possible, travaillent à son avenir, pour en faire un avènement de l’homme en plénitude. Dans le même temps, nous subissons une contestation violente de notre capacité et de notre droit à définir l’homme, à parler de l’homme, à parler en homme. C’est, en philosophie, Heidegger et ses disciples, c’est la voix du Tiers-Monde traduite par Fanon, c’est enfin notre propre littérature. La question de notre langage humain sur l’homme est posée6.

6Très marqué par la pensée philosophique allemande, comme toute sa génération et la génération précédente, Jean-Luc Nancy est pourtant revenu à Descartes à plusieurs reprises, et cela à sa manière — critique, ouverte, attentive, et du coup lucide, originale et créative. Il l’avait déjà fait en 1979, dans Ego sum, où il voit que la pensée du « père de la Modernité » n’est pas forcément une métaphysique du Sujet. Il le fait aussi en 1990, dès l’ouverture de Une pensée finie.

  • 7  J.-L. Nancy, Une pensé finie, p. 9-10.

Le sens est désormais la chose du monde la moins partagée. Mais la question du sens est désormais notre partage, sans réserve ni évitement possibles. La question, ou bien peut-être plus et moins qu’une question : un souci, une tâche, une chance7.

Cette chance, il la saisit dans La comparution, en 1991, pour essayer de penser « l’après du communisme ». Il fallait bien, malgré le mot de Sartre, dépasser cet horizon « indépassable » et chercher un autre sens de l’existence commune, de l’existence politique et historique, et de l’existence tout court.

  • 8  J.-L. Nancy, J.-C. Bailly, La Comparution (politique à venir), p. 49.

7Et ce sens que Nancy avait trouvé c’est nous : notre commune comparution, ou notre appartenance les uns aux autres, à l’existence, et aux sens, à la circulation, ou au partage des sens. « Le “post-moderne” [écrivait-il alors, à contrecourant] est déjà clos, ou peut-être n’aura-t-il jamais eu lieu. »8 Et il s’expliquait :

  • 9  Ibidem.

Rien ne repère sans doute mieux le « post-moderne » que la constellation polymorphe de toutes les « fins du communisme ». Les fins de toute communauté-sujet, de tout organicisme, et de tout « rousseauisme ». Mais dans le même temps, la condition commune se présente de toutes parts, plus manifeste que jamais, et plus dénudée. Manifeste parce que dénudée, et réciproquement9.

Ce n’était pas un « post » ou un « après » qu’il fallait saisir dans les événements récents, mais quelque chose de plus basique, ou de plus profond.

  • 10  Idem, p. 53.

Nous avons fait de notre histoire l’histoire du dénudement de la communauté : non pas la révélation de son essence, mais la mise à nu du « commun » sous toutes ses formes (l’« en-commun » et le « banal »), réduit à lui-même, dépouillé de transcendance ou d’assomption, dépouillé aussi bien d’immanence10.

S’il n’y avait pas un « arrière monde » où toutes choses trouveraient enfin leur sens, il n’y avait pas non plus une fin immanente, ou un accomplissement définitif de l’Histoire.

  • 11  J.-L. Nancy, Une pensée finie, p. 49.

8Déjà dans Une pensée finie Nancy soulignait que cette débâcle générale du sens qu’il repérait devait nous aider à comprendre enfin « qu’il n’y a pas de sens final, mais un sens fini, du sens fini, des sens finis, une multiplication d’éclats singuliers de sens prélevés sur aucune unité ni substance »11.

9Il était très proche de la pensée allemande, mais sur le mode de la déconstruction, ou encore de la déclosion. Il pensait dans et à travers Hegel, Nietzsche, Heidegger, Marx, mais pour les dépasser ou leur échapper.

10Quand il a présenté son programme pour le tout dernier cours qu’il a donné, sur la « Déconstruction du christianisme », je lui ai reproché son telos un peu trop germanique, et protestant, ainsi que l’absence de toute perspective catholique. Il m’a répondu, en souriant, que d’autres lui reprochaient justement le contraire : qu’il était quelque part encore « un peu trop catholique ». Et il m’a dit même que chez Hegel il y avait tout de même une sorte de recatholicisation du protestantisme.

  • 12  J.-L. Nancy, L’Oubli de la philosophie, p. 11.
  • 13  Idem, p. 14.
  • 14  M. de Unamuno, Obras completas III, p. 259 sq.

11Il pensait, donc, de l’intérieur du Canon philosophique de l’Occident, mais sans rester son prisonnier. Déjà dans L’Oubli de la philosophie, où il prend acte du fait que la question du sens agite à nouveau « le vieil Occident »12, il tient à préciser que « le “sens” est bien loin d’être identique à la “signification”. Car la signification, c’est le sens repéré – tandis que le sens ne réside peut-être que dans la venue d’une signification possible »13. Unamuno parlerait ici des « dogmes », ou des « étiquettes », de la paresse de ceux qui veulent des réponses toutes faites au lieu des questions qui dérangent, ou qui réveillent, et au lieu, aussi, des vies vraiment vécues, senties et pensées14.

12L’Oubli de la philosophie est certainement un livre clef ; et cette distinction entre sens et signification est quelque chose de vraiment très importante pour comprendre Nancy. Je viens de citer Unamuno, mais ce livre de Nancy me fait penser surtout à Ortega y Gasset dont le livre En torno a Galileo, de 1933, fait aussi le constat de cette très longue « crise de foi » de l’Occident.

13Dans les années 1980, Nancy réagit donc à ce manque, ou à cette demande de sens qui risque d’être plutôt une requête des significations, en reprenant à peu près le même schéma et le même parcours historique que celui qui structure le livre d’Ortega – qui s’est d’ailleurs formé, lui aussi, dans la fréquentation de l’Allemagne.

  • 15  J.-L. Nancy, L’Oubli de la philosophie, p. 15-16.

Sans doute, nos quelques vingt-huit siècles d’Occident paraissent scandés par la répétition périodique de crises lors desquelles une configuration de sens se défait, un ordre philosophique, politique, spirituel se décompose, et dans le vacillement général des certitudes et des repères on s’inquiète du sens perdu, on cherche à le retrouver, ou bien à inventer un nouveau sens. Nous avons ainsi connu – au moins – une crise du monde grec archaïque, une crise du monde grec classique, une crise du monde romain, une crise du monde chrétien, et nous connaissons à présent (c’est toute l’histoire du xxe siècle) une crise du monde moderne15.

14Autour de Galilée, le livre d’Ortega que je viens de citer, partage, avec la plupart des livres de ce très singulier philosophe espagnol, le fait d’avoir un titre assez inexact. Il devrait se nommer plutôt Autour de Descartes, qui y est beaucoup plus présent. Quoique, comme il traite de la crise de la Modernité, ou de la Grande Foi en la Raison (sur laquelle il revient, avec Husserl, dans ses Apuntes sobre el pensamiento, su teúrgia y su demiurgia), et comme Descartes n’a pas voulu, où n’a pas pu faire une philosophie de l’histoire, parce que la méthode de la perception claire et distincte est incapable de s’occuper des causes finales…

15Pourtant, si le Discours de la méthode commence non pas avec le défi ou la chance du sens, mais avec la constatation du bien partagé du « bon sens », un peu plus loin, lorsqu’il parle de sa vocation philosophique, nous retrouvons, me semble-t-il, le sens nancéen, et comme un vrai sens fini, car la pensée de Descartes ne se tient certainement pas tout entière dans le registre du certain et du concept (AT VI, 3).

16Puis, tout comme dans le livre d’Ortega, dans L’Oubli de la philosophie je retrouve Descartes bien plus que ce qu’à première vue l’on pourrait soupçonner. Quelques fois je me suis demandé et j’ai demandé à des experts de sa pensée ce qu’il en était chez Kant de la possibilité du Malin Génie ou du doute radical, et je n’ai même pas trouvé un seul qui comprenne ma question. Je crois que je l’ai trouvé, enfin, dans le paragraphe suivant de Nancy :

  • 16  Idem, p. 32.

Devant l’abîme terrifiant ou affolant ouvert entre la possibilité que la pensée soit vide et la possibilité corrélative que la réalité soit un chaos (cela ne date pas de Kant, mais cela prend chez lui son allure moderne et parfaitement humaine), la signification est l’assurance qui referme la béance en rendant les deux côtés homogènes. La réalité comporte un ordre, et la raison ordonne le réel16.

  • 17  J. C. Moreno Romo, Vindicación del cartesianismo radical, p. 66 sq.
  • 18  J.-L. Nancy, L’Oubli de la philosophie, p. 70.

Ce n’est pas l’« évidence inobjective » des deux premiers principes de la philosophie qui conjure, chez Kant, pareille abîme, mais des significations, donc17. Et l’histoire entière de l’Occident est, pour Nancy (comme pour Ortega), l’histoire des différents ordres de signification (ou des vigencias) qui, succédant aux ordres mythiques, auraient conjuré « l’abîme terrifiant ». Or, pour lui c’est fini : « Si nous cherchons à saisir la signification de l’Occident, nous nous heurtons à l’épuisement de la signification accomplie par l’Occident »18.

  • 19  Idem, p. 81.
  • 20  Idem, p. 94.

17On pourrait s’arrêter à la phrase de Benjamin (« La vérité, c’est la mort de l’intention ») et montrer comment mettre fin « à la présence-à-distance, et au régime de sa présentation »19 peut très justement rendre compte du cogito (qui pour Nancy est « inextricablement empirique et transcendantal », car « nous faisons tous l’expérience de notre existence »20) et aussi des « monstrations » cartésiennes de l’existence de Dieu ; mais ce sera l’objet d’un autre travail, bien plus long que celui-ci.

18En 1986, donc, dans L’Oubli de la philosophie, Jean-Luc Nancy pensait déjà l’après du communisme, et de tout Sens majuscule :

  • 21  Idem, p. 100.

À nouveau, notre existence exige son sens et son droit. Nous ne pouvons plus nous laisser présenter à distance de Ciel, d’Idée ou d’Histoire, ni en général à distance de signification. Nous devons exister dans le sens que nous sommes. Il y a aujourd’hui une exigence impérieuse, criante, de ne plus remettre le sens à la signification sans autre forme de procès21.

  • 22  Idem, p. 108.

Et un peu plus loin : « il faut que le sens nous abandonne pour que nous soyons ouverts de toute l’ouverture du sens […] cet abandon fait notre histoire »22.

19Ortega a entrepris, après son programme d’européisation de l’Espagne, et pour répondre à la crise de la Modernité, la construction d’une nouvelle étape de la signification : la sienne, lui que ses disciples, Julián Marías notamment, considéraient comme le successeur des grands penseurs allemands. Unamuno mettait en valeur, vis-à-vis de la « raison historique », ou de la « raison vitale » d’Ortega et ses disciples, la vie des gens ordinaires – des gens de l’intrahistoire, comme il écrivait – qui se passaient bien de pareilles philosophies. Puis, la IIe République espagnole, la guerre civile, et le franquisme ont mis brutalement un terme aux rêves d’Ortega et leur ont substitué d’autres significations. Unamuno, pour sa part, est mort le dernier jour de 1936 avec un grand souci pour le sort, non pas de l’Occident mais de la civilisation chrétienne.

20Et puisque nous parlons de l’Espagne, où la vie est un songe, relisons ce que Nancy a écrit à propos de notre Siècle d’or comme arrière fond de l’âge classique français, et de Descartes lui-même :

  • 23  J.-L. Nancy, J. C. Moreno Romo, Occidentes del Sentido/Sentidos de Occidente, p. 97-98. L’original (...)

Calderon et Descartes sont à peu près contemporains, et c’est bien en Espagne qu’est apparu le faisceau des thèmes du monde comme projection d’un rêve ou d’une folie. Il faudrait en effet longuement réfléchir à ce phénomène si marquant dans l’histoire de la pensée européenne : ce surgissement de la subjectivité non dans l’affirmation souveraine de soi mais dans l’inquiétude d’une perte possible du monde et du réel. Le ego sum de Descartes se conquiert grâce à cette inquiétude, contre elle mais à travers elle. C’est pourquoi il faut bien comprendre – comme Derrida l’a compris en s’opposant à Foucault – que le ego sum vaut encore au sein de la folie. On pourrait même ajouter : il vaut surtout là, il vaut comme cet absolu minimum d’affirmation de soi – qui ne dure qu’autant que son énonciation – au milieu du trouble complet de la réalité. Pourquoi ce surgissement a-t-il lieu en Espagne ? Cela suppose d’abord qu’on pénètre dans le mode proprement espagnol de la foi chrétienne. Comment se fait-il que Juan de la Cruz, contemporain de Cervantès, entre dans la foi comme dans une « nuit obscure » et non dans une vision surnaturelle ? Il y a là des marques d’un tempérament ou d’un climat, on ne sait comment le dire – il est plus juste sans doute de parler d’une expérience propre à un « peuple », à son « esprit » et à sa « langue »23

  • 24  Cf. J. Baudrillard, L’Esprit du terrorisme, p. 9.

21Peu de temps après la publication de L’Oubli de la philosophie, la chute du « communisme réel » est venue conforter Nancy dans ses thèses. Et ensuite, d’un empire, d’une signification, ou d’un destin à l’autre, de l’Est communiste à l’Ouest libéral et démocratique comme nouveau destin fatal et incontournable de l’humanité, nous avons été témoins, une fois de plus, de ce que Baudrillard appela alors, avec un mot de Macedonio Fernández, la fin de la grève des événements24.

22Guerre de Chiapas, ébranlement du régiment de la Révolution mexicaine et fin, donc, de notre propre fin de l’histoire ; chute, à New York, des deux tours de la Babel des finances mondiales – ou des deux bras, sinon, de l’Atlas que soutenait le ciel démocratique et libéral ; guerre mondiale contre le Terrorisme, ou chez nous contre le crime organisé ; crise, en 2008, des sub-primes, ou des crédits et des niveaux de vie trompeurs ; perte de crédibilité, et de sens, chez les « pays démocratiques », de la démocratie représentative ; premières élections de Donald Trump, de Jair Bolsonaro, d’Andrés Manuel López Obrador et d’Emmanuel Macron… Et pourtant, encore une fois, l’angoissante inquiétude du navigant qui se retrouve sur une mer toujours trop paisible ou immobile.

23J’ai demandé à Nancy, en 2018, à propos de l’« actualité » et des philosophes-journalistes (dont Unamuno et Ortega), ce qu’un philosophe tel que lui faisait dans les journaux.

  • 25  J.-L. Nancy, J. C. Moreno Romo, Occidentes del Sentido/Sentidos de Occidente, p. 142-143.

Rien… il ne fait rien dans les journaux en tant que philosophe. Ou à peine [m’a-t-il répondu]. Car on n’y a ni le temps ni l’attention qui conviennent pour peser les choses ou les laisser peser. On est soumis à l’immédiat, ce qui d’ailleurs peut être un jeu intéressant et que parfois j’aime jouer. À certains moments il est intéressant de « rebondir » comme on dit sur l’évènement. Mais je reconnais que c’est pour moi de plus en plus rare. Je lis très peu les journaux car il me semble de plus en plus que j’y lis la même chose toujours répétée et étirée : la lente mutation d’un monde qui au présent ne se comprend pas, ne peut pas se comprendre et s’épuise en questions et en réflexions réitérées : « ah la pauvre démocratie ! » « oh la menace écologique ! » « aïe l’immense pauvreté ! » « apprenons à être ouverts » « inventons un monde nouveau » « mais où est passée la gauche ? » « la Chine envahit tout » « pauvre Afrique ! » etc. etc. Je caricature, c’est vrai, mais je veux mettre en relief ce qui n’est que pensée paralysée. Cela dit, je trouve dans beaucoup de livres la même paralysie. Et c’est normal : en un temps de très profonde mutation il y a un suspens. Le passé et l’avenir s’évanouissent et le présent ne ressent que sa propre distension, son craquement lent… Bien sûr il se passe de petits événements révélateurs, comme l’élection de Macron que tu évoquais. Mais déjà nous sommes plus ou moins revenus en France au même état de tension et là encore de paralysie. Peut-être ça va encore bouger mais peu importe : ce qui arrive à la France n’est pas intéressant c’est plutôt un cas d’attardement, de ressassement… Et toute l’Europe est plus ou moins dans cet état. Il y a une décomposition des repères, des rôles, des affects de ce qui fut la société relativement progressiste et mûre du xxe siècle – société qui pourtant avait commencé à se porter à elle-même de rudes coups ! Il me semble que c’est aussi le cas en Amérique latine bien que là le passé du xxe siècle soit différent et le présent moins platement morne qu’en Europe. Mais ailleurs, en Afrique, en Asie c’est différent ! Là se joue un avenir, bien sûr imprévisible. La différence certes n’est pas absolue car l’énorme machine technique et économique opère partout. Mais enfin, en Asie et en Afrique on attend, on pressent, on veut quelque chose. Ailleurs on s’inquiète, on est troublé, on regrette25

Très peu après nous avons eu à faire, trois longues années de suite, à cette étrange pandémie non pas tant du « corona », écrivait Nancy, comme du « communovirus ». Confiné, comme tant de monde en France, en Europe et dans le vaste monde ; et même, certainement, d’avantage que les autres, étant donné ses problèmes de santé ; il a été alors d’une présence, d’une disponibilité et d’une activité extraordinaires. On le voyait content sur les écrans, et on lisait ses textes prompts, opportuns, vigoureux, stimulants… Je crois qu’il est mort, si vous permettez cette expression, très vivant. Comme un guerrier en pleine bataille, comme un artiste au travail.

24Comme j’ai déjà eu l’occasion, ailleurs, de commenter ses textes de cette période, je ne m’y arrêterai pas ici, et je vais reprendre seulement celui qui est, pour moi, personnellement, le plus mémorable et significatif.

25Le 20 mai 2021 il a lu, pour l’Université Nationale de Cuyo, en Argentine, qui lui décernait alors le doctorat honoris causa, et pour des collègues des différents pays de langue espagnole qui suivaient la transmission dans le cadre du congrès international de philosophie « Pensar el Presente », la conférence très justement titrée « À présent ».

26C’est la dernière fois que j’ai eu la chance de le voir en vie, de l’interpréter, et de parler avec lui en temps réel. Grâce à une panne technique, la cérémonie du doctorat s’est prolongée et cela m’a donné la chance de pouvoir bavarder un peu avec lui. Il était content, et il m’a raconté qu’on l’avait aussi invité à Querétaro pour le Hay Festival. Je l’avais aussi invité à Zacatecas, pour un colloque d’hommage à Baudelaire. On comptait beaucoup sûr lui, et cela le plaçait au beau milieu du partage des sens.

  • 26  Cf. J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, p. 104.

27Puis, au moment de sa conférence, il nous a livré cette analyse, très fine, de ce que le temps présent signifie ou peut signifier pour l’Occident, dans sa perte du passé et du futur. Le jeune Ortega, encore une fois, cherchait à substituer à l’ère chrétienne l’ère moderne ou européenne, dont l’origine était bien sur la Révolution. Nancy pense que, pour l’Occident ou les « pays développés » : en plus du présent, qui dévient presque le tout du temps, on ne garde que la Révolution française pour le passé, et pour l’avenir… l’extinction26.

  • 27  Idem, p. 110.

S’il y a un progrès, aujourd’hui, c’est seulement celui que représente pour tous ceux qui ne le partagent pas le mode de vie qu’on nomme « occidental » : électrifié, pétrolisé, hygienisé, informatisé. Auto, smartphone et maison de retraite. Mais ceux qui le partagent et qui sont mécontents lorsque leur confort est atteint savent plus au moins confusément (de moins en moins, à vrai dire) que ça ne progresse plus ou que ça n’a jamais progressé si ce terme implique une croissance vers un épanouissement et vers l’accomplissement d’une plénitude. Ni seconde nature, ni société juste, ni humanité fraternelle et pas même de satisfaction physiologique puisque nous fabriquons nos pathologies27

Lors de la séance des questions et des réponses, il nous a expliqué que l’Europe présentiste était composée presque entièrement, à l’exception des très pauvres et des très riches, d’une immense classe moyenne dont le mode de vie était sérieusement menacé. L’Europe allait sortir bientôt, ou plutôt allait achever, enfin, de sortir du centre du monde et de l’Histoire, et les Européens fuiraient peut-être ce déclin en émigrant, peut-être en Argentine.

28Deux années plus tôt, nous venons de le voir, il voyait le centre se déplacer en Orient. Maintenant il pensait différemment : la Chine était trop occidentalisée pour ne pas succomber à la même crise que l’Occident. L’Afrique, par contre, et notre Amérique… chez nous, a-t-il alors souligné, il y a encore « des réserves de foi ». En Occident il pensait qu’il n’y en avait plus.

29Je ne sais pas s’il était entièrement convaincu de cela, et moi-même je ne le suis pas tout à fait. Mais il regrettait alors, trois mois avant sa mort, de ne pas pouvoir rester en vie suffisamment de temps pour voir où cette dérive des continents, où cette tempête soudaine – dont il s’est empressé de prendre acte – pouvait bien nous conduire.

30Revenons encore une fois, pour (ne pas) finir, à Occidentes del Sentido/Sentidos de Occidente où, après avoir fait moi-même ce petit résumé de la situation auquel j’ai déjà fait allusion, et en réponse à ma question sur l’état du monde, Nancy remarque tout ceci :

  • 28  J.-L. Nancy, J. C. Moreno Romo, Occidentes del Sentido/Sentidos de Occidente, p. 116-118.

Je pense une seule chose : tous ces évènements politiques ne sont que des effets de surface de mouvements beaucoup plus profonds, techniques, économiques, écologiques et culturels dont l’accumulation et l’enchevêtrement révèlent que nous sommes entrés dans une immense mutation de l’humanité, de la terre elle-même, de la vie… Une mutation de même amplitude que furent celles du christianisme, du capitalisme et des bouleversements techniques du xixe siècle. Dans ces mutations, il y a toujours étonnement, désorientation, angoisse et panique – mais les choses se passent et une « ruse de la raison » qui est peut-être déraison, folie, agit dans notre dos comme cela a toujours été le cas. Nul n’a imposé le logos grec, nul n’a imposé le judéo-christianisme, nul n’a imposé le capital ni l’électricité. Mais ça s’est fait. Quelque chose est donc en train de se faire, que nous ignorons. Tu n’as pas mentionné la Chine ni l’Asie en général, ni la Russie et pourtant il y a là aussi des signes forts de mutation générale. Nous n’aimons pas ignorer, bien sûr, et pourtant il faut apprendre à ouvrir les yeux dans l’obscurité. Bien sûr nous pouvons voir les dévastations et les dénoncer. Mais comment penser un autre monde ? Par définition l’autre est inconnu, inconnaissable. On peut essayer d’être vigilant, de guetter des signes… Mais pour l’essentiel nous sommes dans un obscurcissement que pourrait ou pourra seulement éclaircir une tout autre lumière, de laquelle nous ne savons rien, qui est sans doute en train de se former à notre insu. Si j’ai travaillé à une « déconstruction du christianisme » c’était par la conviction que de cette vaste charpente de la civilisation européenne (je veux dire le christianisme, l’humanisme, la raison, l’autonomie de l’homme, le trasumanar de Dante et « l’homme passe infiniment l’homme » de Pascal ou de ce propos de Zarathoustra : « Dieu est mort et avec lui sont morts ses blasphémateurs. Ce qu’il y a de plus terrible maintenant, c’est de blasphémer la terre et d’estimer les entrailles de l’impénétrable plus que le sens de la terre ! »), de tout cela devaient peut-être, ou pourraient rester quelques traces à travers la mutation… Mais je sais que c’est un travail loin d’être abouti et qui ne peut aboutir car nous serons tous surpris par ce qui viendra et qui ne sera ni Dante, ni Pascal, ni Nietzsche. Qui peut-être ne sera que silence28

31Qu’il va nous manquer, un regard tel que celui de Jean-Luc Nancy, maintenant que nous devons nous occuper, nous-mêmes, et nous tous – quelle chance ! – d’être très attentif à tout cela.

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Bibliographie

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Nancy Jean-Luc, Mascarons de Macron, Galilée, Paris, 2021.

Nancy Jean-Luc, Bailly Jean-Christophe, La Comparution (politique à venir), Christian Bourgeois, Paris, 1991.

Nancy Jean-Luc, Moreno Romo Juan Carlos, Occidentes del Sentido/Sentidos de Occidente, Barcelone, Anthropos, 2019.

Ortega y Gasset José, Obras completas 5, Madrid, Alianza, 1983.

Unamuno Miguel de, Obras completas III, Madrid, Escelier, 1968.

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Notes

1  J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, p. 239.

2  J.-L. Nancy, Une pensé finie, p. 10.

3  Ibidem.

4  Idem, p. 12.

5  J.-L. Nancy, Mascarons de Macron, p. 18.

6  J.-L. Nancy, « Un certain silence », p. 556.

7  J.-L. Nancy, Une pensé finie, p. 9-10.

8  J.-L. Nancy, J.-C. Bailly, La Comparution (politique à venir), p. 49.

9  Ibidem.

10  Idem, p. 53.

11  J.-L. Nancy, Une pensée finie, p. 49.

12  J.-L. Nancy, L’Oubli de la philosophie, p. 11.

13  Idem, p. 14.

14  M. de Unamuno, Obras completas III, p. 259 sq.

15  J.-L. Nancy, L’Oubli de la philosophie, p. 15-16.

16  Idem, p. 32.

17  J. C. Moreno Romo, Vindicación del cartesianismo radical, p. 66 sq.

18  J.-L. Nancy, L’Oubli de la philosophie, p. 70.

19  Idem, p. 81.

20  Idem, p. 94.

21  Idem, p. 100.

22  Idem, p. 108.

23  J.-L. Nancy, J. C. Moreno Romo, Occidentes del Sentido/Sentidos de Occidente, p. 97-98. L’original français étant encore inédit, je renvoie ici aux passages correspondants de l’édition espagnole.

24  Cf. J. Baudrillard, L’Esprit du terrorisme, p. 9.

25  J.-L. Nancy, J. C. Moreno Romo, Occidentes del Sentido/Sentidos de Occidente, p. 142-143.

26  Cf. J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, p. 104.

27  Idem, p. 110.

28  J.-L. Nancy, J. C. Moreno Romo, Occidentes del Sentido/Sentidos de Occidente, p. 116-118.

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Pour citer cet article

Référence papier

Juan Carlos Moreno Romo, « Sans Occident/Occident Sans »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 55 | 2024, 133-145.

Référence électronique

Juan Carlos Moreno Romo, « Sans Occident/Occident Sans »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/7808 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11s7p

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Auteur

Juan Carlos Moreno Romo

Facultad de Filosofía, Facultad de Artes
Universidad Autónoma de Querétaro – Mexique

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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