1J’aimerais suggérer que la pensée de Jean-Luc Nancy, même s’il s’est toujours écarté de la notion de milieu (pour ne pas l’utiliser, en un silence éloquent, à l’exception de très rares allusions, et ou bien pour la repousser, ou bien pour en faire un usage aucunement explicité, comme incident), s’avère pourtant très féconde pour en poursuivre l’élaboration. Et pourtant : non seulement Nancy l’évoque fort peu, mais des mouvements décisifs de sa pensée apparaissent en écart absolu avec ce qu’implique au premier abord la notion de milieu. Comment, dans ces conditions, parier sur la pertinence de la pensée de Nancy pour poursuivre la logique du milieu par une autre voie, voix et intonation, et cela toutefois par un style d’affirmation qui s’avère concordant avec ce qu’auront frayé les penseurs contemporains du milieu ?
- 1 « La notion de milieu est en train de devenir un mode universel et obligatoire de saisie de l’expé (...)
2Cette notion, dont Canguilhem signalait fortement l’actualité1, semble en effet en opposition frontale avec plusieurs positions philosophiques fortes de Nancy. J’en retiendrai trois, dont les deux premières, directement corrélées l’une à l’autre, apparaissent en dissonance avec des éléments classiques de la pensée du milieu, tandis que la troisième laisse apparaître clairement une affinité avec celle-ci, moyennant toutefois un écart de lexique. Mais chacune marque, à plus ample examen, autant d’occasions pour la pensée du milieu de croître depuis son devenir, par nature incertain, comme le sont les aventures du vivant – ou de l’existence. Quelles sont ces trois « positions », lesquelles disent une décision philosophique, mais aussi une manière de la mettre en partition ?
3En premier lieu, la pensée nancéenne du dehors, définie en ouverture et en singularité, en partage et en surgissement, apparaît en contraste avec un milieu défini comme clos et spécifique. La catégorie de milieu suppose en effet un sujet producteur de sens en fonction de ses intérêts vitaux : un vivant a affaire au monde en tant que celui-ci se fait sentir et agir à partir de ses besoins, et c’est en cela qu’il produit du sens. Or, chez Nancy, le sens ne semble pas être tributaire d’un intérêt vital – et à ce titre, ne dessine pas un milieu vital pour l’existant – mais surgit entre et avec un sujet. Entre, car un sujet ouvre en lui-même un intervalle et un espacement par quoi il peut précisément entrer en communication avec d’autres sujets, eux-mêmes existant depuis leur espacement. On perd là le trait essentiel du sujet comme autoposition, au profit d’un sujet défini par son caractère intervallaire. À ce titre, un sujet n’est pas un individu autonome, mais un point singulier et mouvant, partageant infiniment avec d’autres points singuliers un mouvement excédant :
- 2 J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, p. 172.
En ce sens, nous ne sommes jamais, chacun l’un(e) à côté de l’autre, que des points singuliers le long d’un envoi général que le sens fait de lui-même vers lui-même et qui commence et qui se perd très en deçà et très au-delà de nous, dans la totalité indéfiniment ouverte du monde2.
4Au milieu clos et spécifique, s’oppose ainsi une telle totalité entendue non pas depuis sa totalisation, mais comme ouverture qui ne cesse d’avoir lieu. Le dehors n’a donc rien à voir avec l’extériorité par rapport à un sujet, mais tout différemment, cette ouverture transit de part en part, depuis le plus intime, un sujet, de manière précisément à le faire sortir de ses gonds, comme Shakespeare le dit du temps : un « sujet » est en-soi-hors-de-soi. Son en-soi est d’être hors-de-soi, emporté en-deçà et au-delà, et cela partagé indéfiniment.
- 3 G. Canguilhem, op. cit., p. 154.
5C’est pourquoi, touchant la deuxième position philosophique de Nancy, une telle pensée du dehors conduit à penser le sens indépendamment de la position d’un sujet autonome, et à ce titre producteur de sens. Or, la catégorie de milieu a précisément pour enjeu de considérer l’ensemble du vivant animal comme sujet, lequel existe comme un centre évaluateur. C’est donc à partir d’une telle reconfiguration théorique et pratique du sujet que celui-ci se définit comme l’agent d’« [u]n sens [qui], du point de vue biologique et psychologique, […] est une appréciation de valeurs en rapport avec un besoin. Et un besoin c’est pour qui l’éprouve et le vit un système de référence irréductible et par là absolu »3.
- 4 J.-L. Nancy, Corpus, p. 24.
- 5 J.-L. Nancy, Cruor, p. 49 et p. 29. Cruor est présenté par Nancy comme la suite de Corpus, dans un (...)
6On est là en écart absolu avec l’idée d’un « envoi général » débordé de part et d’autre. La pensée du dehors entraîne donc tout naturellement une mise entre guillemets du sujet, devenu instance tremblante et par provision, dont le rôle sera au cours de l’œuvre de Nancy tenu par des « instances » qui précisément déjouent celle du sujet. D’une part : corpus – non pas corps individuel, mais espacement et lieu d’existence, anorganique et fait d’une peau anarchique, occasion infinie de toucher, exposant l’existence, elle-même effraction. « Le corps n’est ni “signifiant”, ni “signifié” Il est exposant/exposé : ausgedehnt, extension de l’effraction qu’est l’existence. »4 D’autre part : soi – poussée sans origine, « la poussée d’exister », l’avoir-lieu d’un « [ç]a arrive »5.
7Enfin, la troisième position suggère, quant à elle, une puissante proximité de la pensée de Nancy avec la catégorie de milieu. En effet, « milieu » dit non pas un espace environnant, un simple entourage adapté à une espèce d’organisme, mais la relation dynamique qui fait la tension signifiante d’un vivant avec son milieu. C’est ainsi que le trait peut-être le plus massif et le plus fécond d’une telle catégorie consiste à poser la précédence de la relation sur les termes en jeu. Et à strictement parler, il n’y a plus de termes – en tant que ceux-ci seraient ontologiquement isolables – mais un nouage renouvelé et plastique de rapports : innombrables sont les propositions donnant la précédence de l’« entre » sur ce qu’il écarte et tient ensemble tout à la fois.
8En quoi, allons-nous voir, la pensée du dehors se rencontre-t-elle avec les « bulles » dont le biosémioticien Jacob von Uexküll disait qu’elle imageait ces innombrables milieux qui se juxtaposent dans le même espace, en une rencontre qui pourrait bien faire exploser ces bulles, sans violence ? Comment corps et soi excentrent et implosent un sujet évaluateur qui, en abandonnant sa consistance, invente une autre vitalité, en vibration et résonance intime avec tout ce qui vit ? Enfin, que reste-t-il du sujet dans une pensée du milieu poursuivie par d’autres moyens ? Le chemin ainsi tracé emprunte par commodité des jalons qui auraient pu être autrement répartis – ainsi la pensée du dehors est-elle immédiatement connexe avec la refonte de la subjectivité dans la polarité entre corps et soi. La distinction de ces deux prismes a donc quelque chose d’un peu artificiel de prime abord, mais a pour enjeu de montrer leur emboîtement malgré des moments d’analyses différenciés.
9Cette tentative consistera donc à mettre en perspective la pensée de Nancy avec des éléments « classiques » de la catégorie de milieu en fonction de ces trois entrées, afin de les mettre en dialogue tendu, mais espérons-le producteur d’agitations fructueuses, avec son climat de différance, ses temps d’échanges quasi-chimiques, ses moments d’écartements où l’un l’autre se partagent en un nouveau départ commun, se jouant en partition pas forcément concertante, mais jouant ensemble, quand même. Et on a là, déjà, un point de rencontre puissant entre le milieu, cette « catégorie de la pensée contemporaine », et l’intonation générale de la philosophie de Nancy : l’idée que les choses jouent ensemble sans forcément aller ensemble, dans un alliage nouveau de ce qui fait le même, infiniment différant, infiniment différent, indéfiniment autre dans leur mêmeté. Une mêmeté que précisément, la pensée de Nancy comme celle du milieu pense depuis l’hétérogène du singulier, l’altération fructueuse du pluriel, et la concertation générale – mais jamais totalisante ou unifiante – du singulier et du pluriel.
- 6 J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, p. 37.
10Dans Être singulier pluriel, Nancy dit que « l’homme n’est pas “au monde” comme dans un milieu (pourquoi faudrait-il un milieu ?). Il est au monde en tant que le monde est son extériorité propre, l’espace propre de son être-dehors-dans-le-monde »6. On peut lire cette affirmation de deux façons différentes. Dans la première, Nancy s’oppose à l’idée que le monde répondrait subjectivement à un organisme, en une interaction intime donnée, faisant partie vitalement de l’existence de l’organisme. En cela, Nancy s’oppose à l’horizon d’un sens donné, lequel s’élabore dans la pensée du milieu à partir de la corrélation vivante d’un organisme et de son milieu. À l’inverse, la catégorie de milieu rompt décisivement avec l’idée d’un espace du dehors, dans lequel viendraient se loger des sujets passibles de leur propres intériorités et des choses juxtaposées les unes à côté des autres. La catégorie de milieu se dégage ainsi de l’idée d’un espace homogène de coexistence, au profit de celle d’une interaction vivante, qui rejoue la donne physique de l’interaction dans un champ tout à fait ailleurs que celui d’un champ de forces, à savoir celui d’un champ de significations.
- 7 Cf. La Théorie de la signification d’Uexküll, et plus particulièrement les chapitres 4, 10 et la c (...)
11C’est que le milieu n’est pas ce qui entoure un être, mais ce qui entretient avec lui un « cercle fonctionnel », dont le point de départ est les signes perceptifs et le point d’arrivée, les signes actantiels. La subjectivation de l’espace environnant du vivant animal qu’opère la théorie biosémiotique de Uexküll a pour effet de sortir le sujet d’un rapport d’objectivation à ce qui l’entoure, et cela au profit justement d’une théorie du signe spécifique : une telle subjectivation définit précisément le milieu. Un sujet ne rencontre pas des objets dans le monde, mais s’entretient d’abord avec des signes perceptifs, eux-mêmes déclenchant à leur tour un signe actantiel. Un vivant a donc affaire à des signes qui l’intéressent vitalement, qu’il perçoit et qu’il agit par la réaction appropriée. Si, chez Uexküll, un milieu est clos et spécifique, il y a toutefois une harmonie rythmique ou musicale qui assure la communication de ces cercles fonctionnels entre eux7. Le caractère monadique du milieu de telle espèce n’empêche pas une partition générale du vivant.
12Canguilhem va élargir la question de l’intérêt vital à celle de la norme vitale. Le geste de Canguilhem consiste à ouvrir le cercle fonctionnel, pour empêcher précisément l’intérêt vital de se refermer sur lui-même. L’intérêt vital devient ainsi « norme » vitale, laquelle n’est pas programmée par le mode d’existence du vivant, mais s’élargit en cercles excentriques à partir du centre qu’est le sujet en tant qu’agent d’aventures vitales. Il en va donc d’un sujet qui fait du dehors un dedans depuis une opération d’évaluation vitale, et à l’inverse, qui fait de son dedans l’enjeu d’un jeu de relation avec ce qui est pour lui « dehors », et qui fait pourtant intrinsèquement partie de lui. Nulle dialectique, donc – pas de passage réappropriant dans la traversée de l’aliénation –, mais un jeu relationnel qui constitue aussi bien le milieu que l’être vivant, l’un et l’autre modalisant le « dedans/dehors » de la logique mésologique.
13Voyons comment relier ce mouvement avec l’hostilité apparente de Nancy au milieu. Chez Nancy, le dehors est dans la citation précédemment donnée formulé en un double oxymore : « extériorité propre », d’une part, « l’espace propre de son être-dehors-dans-le-monde », d’autre part. Nombreux sont dans son œuvre les énoncés qui déplient une telle contraction d’opposés. C’est que le « propre », chez Nancy, n’est pas une intériorité donnée, mais une poussée et un élan, sans origine ni destination, et se faisant à la faveur d’une tension autrement puissante – dont la puissance ne prend son élan ni d’un mobile initial, ni d’un but visé. Ce propre dit l’extension du dehors, extension depuis un dedans, lequel ne se pense pas plus en intériorité que le dehors n’est extérieur à l’existence. C’est précisément la dimension d’ouverture, d’expansion et d’extension qui fait du dehors un mouvement du dedans – la puissance du dehors s’invagine pour se faire déclosion.
- 8 J.-L. Nancy, L’Adoration (Déconstruction du christianisme, 2), p. 127.
- 9 J.-L. Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), p. 121.
- 10 J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, p. 30.
14La déclosion – l’un des titres de Nancy – dit ce mouvement général du dehors, dont l’adresse s’ouvre vers un éloignement « [q]ui soustrait à la possibilité de désigner des points, des sujets, des objets, des distances. L’éloignement éloigne simplement le proche, le plus proche, ouvrant l’incommensurable »8. Manière de dire la dimension du dedans, qui n’a rien de la position stable d’une intériorité donnée, mais désigne au contraire la défaite de toute assurance liée à un amarrage interne : « Ce dehors du dehors enveloppe un “intérieur” où sont désarmées les attentes, déconcertés les savoirs, les certitudes et les doutes »9. Le dehors dit le mouvement qui prend son départ en dehors du dehors, dans cet incommensurable, dont Nancy dit qu’il est « dedans », un dedans lui-même infiniment lointain, car il est « un dedans plus intérieur que l’extrême intérieur, c’est-à-dire plus intérieur que l’intimité du monde et de chaque “moi” »10. Nancy emprunte ainsi le mouvement simultané d’un dedans/dehors de la logique du milieu, mais à l’écart de la position d’un sujet sémiotique (Uexküll) ou évaluateur (Canguilhem).
- 11 G. Canguilhem, op. cit., p. 96.
15Canguilhem écrit que « [s]eul un vivant, infra-humain, peut coordonner un milieu. Expliquer le centre par l’environnement peut sembler un paradoxe »11. Un centre évaluateur, dans la pensée du milieu, se définit par le dehors, qui est dedans. Tandis que pour Nancy, le dehors n’est pas celui d’un dedans spécifique, mais d’un dedans dont l’intimité se perd dans l’extension de l’être. Une telle intimité est être-avec. Et l’être-avec – et c’est en cela que Nancy rejoint la logique de la pensée du milieu depuis sa dimension générique, et non spécifique – ne se dit pas essentiellement des individus les uns avec les autres, mais de la simultanéité du dedans et du dehors, depuis l’« envoi général » du sens.
- 12 J.-L. Nancy, Être…, p. 55.
16C’est la logique du milieu qui fait entendre pleinement qu’« “avec”, c’est le partage de l’espace-temps, c’est l’en-même-temps-au-même-lieu en tant que lui-même, en lui-même écarté. C’est le principe d’identité instantanément démultiplié »12 :
l’être est en même temps au même lieu sous l’espacement d’une pluralité indéfinie de singularités. L’être est avec l’être, il ne se recouvre pas lui-même mais il est auprès de soi, à côté de soi, à même soi, à se toucher, dans le paradoxe de la proximité où l’éloignement et l’étrangeté se révèlent. Nous : chaque fois un autre, chaque fois avec d’autres. « Avec » n’indique pas plus le partage d’une situation commune que la juxtaposition de pures extériorités13.
17La logique du milieu permet de comprendre chez Nancy la simultanéité du dedans et du dehors, et par là, la formule de l’avec, qui ne consiste pas à relier phénoménologiquement les uns et les autres, mais à penser une simultanéité originaire, disant l’altérité à soi de l’être dans son intimité, laquelle s’espace infiniment.
- 14 J.-L. Nancy, La Déclosion, p. 121.
18La deuxième manière de lire la proposition selon laquelle l’homme n’est pas au monde comme dans un milieu consiste par conséquent à éviter le caractère spécifique de la logique du dedans/dehors évaluateur, pour n’en garder que la logique portée à la dimension générale de l’être. Et à poser que « l’expérience intérieure est l’expérience de ce qui me met au-dehors de l’équivalence des valeurs, voire de la valence des valeurs en général, et ainsi de toute subjectivité comme de toute propriété, qu’elle soit propriété de biens marchands ou de biens spirituels (connaissances ou vertus) »14. La logique du milieu comme simultanéité affirmée du dedans et du dehors devient chez Nancy le départ d’une pensée où le sujet disparaît, en tant qu’elle suspend toute instance évaluatrice. L’animal évaluateur se fait inévaluable, et par là en rapport intime et actif avec l’inévaluable en général. Nouveau point névralgique du milieu – non plus central, mais infiniment en contact.
19L’inévaluable n’a rien de solipsiste – son absolu n’est pas isolé – mais au contraire tient à l’innombrable des corps. Chacun absolument singulier, chacun absolument milieu avec-soi-avec-d’autres. Dans Corpus, Nancy image une telle mésologie par l’aube :
- 15 J.-L. Nancy, Corpus, p. 44-45.
L’aube est le tracement du trait, la présentation du lieu. L’aube est le seul milieu des corps, qui ne subsistent ni dans le flamboiement, ni dans le gel (la pensée solaire sacrifie les corps, la pensée lunaire les fantasmagories : l’une avec l’autre composent le Système Aztèque-Autrichien, qu’on appelle aussi, pour faire vite, la Métaphysique). […] L’aube est juste : elle s’étend égale d’un bord à l’autre. Sa demi-teinte n’est pas le clair-obscur du contraste ni de la contradiction. C’est la complicité des lieux à s’ouvrir et s’étendre. C’est une condition commune : non les espaces mesurés, mais les espacements sont tous égaux, tous de même lumière15.
20C’est là l’une des très rares mentions de la catégorie de milieu dans l’œuvre de Nancy, et ici elle en spécifie – localise – l’usage. De manière concordante avec la pensée du milieu – qui est une forte pensée de l’espace comme lieu, dans la mesure où l’espace n’y est plus un champ homogène, mais espace des lieux spécifiquement vitaux –, Nancy élabore une pensée qui la prolonge vers l’idée d’une égalité. Une telle égalité n’a précisément rien d’homogénéisant, mais dit que ce qui existe est complice dans l’espacement singulier de l’être. Une telle complicité ne dit pas l’harmonie d’un tout (Uexküll), mais le même geste ouvrant chaque espacement infiniment différent. De l’un à l’autre, ce n’est pas la même idée de partition. Dans la pensée uexküllienne du milieu, celle-ci voit s’accorder des mélodies indépendantes en un concert général de la nature, tandis que chez Nancy, c’est l’égalité de l’aube qui en fait la douceur ontologique – l’être étant soustrait à la violence de l’évaluation, à l’écart du gel ou du feu des métaphysiques séparatistes et hiérarchisantes.
- 16 Idem, p. 30.
- 17 Idem, p. 17.
21L’inévaluable a ainsi trait à ce que Nancy appelle « espacement ». L’espacement dit l’extension sans mesure du « sens dedans-dehors, dessus-dessous »16. Et c’est un corps – toujours déjà corps-à-corps – qui lance ce sens et fait place à un tel espacement : il est un tel espacement. C’est à ce titre que le corps est « l’être de l’existence » et qu’une telle ontologie l’est du « lieu d’existence, ou de l’existence locale »17. Cette façon mésologique de refondre l’ontologie ne tient pourtant pas à la distinction classique local/global, puisque l’ontologie du corps est aussi bien une ontologie du monde. L’existence est locale parce qu’espacement : extension du point d’effraction de l’existence dans la moindre parcelle de corps, ou dérive de part en part du globe, de corps en corps.
- 18 Idem, p. 31.
- 19 Idem, p. 73.
22L’ontologie du corps est mésologique, dans la mesure où elle affirme qu’il n’y a pas d’espace, mais du lieu, articulé par un/du corps, par un/du monde – et il n’y a pas de monde autre que le monde des corps, autre affirmation de style mésologique. Articulation qui est encontre et rencontre – une rencontre n’a pas lieu dans l’espacement, mais est espacement à son tour : un corps est l’espacement de ce qu’il rencontre. Enfin, on notera une autre affirmation de style mésologique en ceci que le sens est, chez Nancy, à même les sens, dont le comble est « un sens de l’espacement des sens »18. Le sens lui-même s’espace à la façon d’un sens : « Mais un sens ouvert comme les sens “sensibles” – ou plutôt, ouvert de leur ouverture, exposant leur être-étendu –, une signifiance de l’espacement elle-même espaçante »19. Sentir est sens de son propre espacement, au milieu de l’extension d’un avec faisant l’ordre d’un sentir partagé. Le sens en découle, non pas production d’un sujet, mais de cette élancée sensitive de l’être, infiniment partagée, infiniment écartée.
- 20 J.-L. Nancy, Cruor, p. 52.
23Si Corpus indique déjà des traits majeurs susceptibles de poursuivre une pensée mésologique ouverte par-delà la biosémiotique d’un sujet ou de l’invention évaluatrice d’un vivant, on trouvera dans sa suite tardive, Cruor, de quoi en complexifier et en densifier le mouvement général. Cruor, en effet, reprend Corpus à partir d’une affinité plus forte avec la pensée du milieu, dans la mesure où elle met au centre de sa méditation la question de la pulsion vitale – qui, si elle ne se confond pas avec l’intérêt vital, en explicite toutefois l’instance de surgissement, le soi, à la fois « le moteur et l’effet de la poussée »20, faisant signe vers le « cercle fonctionnel » de Uexküll, mais depuis le sans-fond de l’absence d’origine et de fin. Soit une pensée du milieu portée à la profondeur abyssale de la pensée du dehors.
24Cruor paraît presque trente ans après la première édition de Corpus. L’introduction situe d’emblée le seuil à partir de quoi reprendre le propos : « L’espace-temps, le corps-à-corps, le contact, toutes les façons d’être dehors et plus encore d’être un dehors »21. Nancy en dit le nouveau départ ainsi :
D’un seul bond, « moi et toi » faisait conclure de l’entre-deux à l’entre-nous sans que ce bond ait été préparé : il a semblé nécessaire, longtemps après, de rendre compte de l’entre en tant qu’il s’étire d’un corps aux autres en même temps qu’il se tend en chacun comme sa pulsion propre, ce qui le fait corps et qui nous fait corps-à-corps22.
25Manière de dire que la logique de l’avec pouvait faire l’économie de ce qui relie ou distend les uns les autres, donnant comme formule générale celle d’un dedans/dehors qui laisse intacte la question du point d’impulsion de tels mouvements – et de la vitalité de la pulsion en général. Il y a là un enjeu lié à la question de la communauté et à celle de l’instance qui désigne une singularité pulsionnelle, et cela dans la manière dont elles font partition – dont elles se partagent.
26Nancy semble alors emprunter la logique du milieu pour remplir ce creux théorique. À la fin du livre, on peut en effet lire ces lignes, qui citent justement un philosophe de l’individualité mésologique :
L’affectivité, comme on l’a dit, ne survient pas au sujet : elle l’émeut et ainsi le meut. Comme l’écrit Simondon : « L’affectivité-émotivité est un mouvement entre l’indéterminé naturel et le hic et nunc de l’existence actuelle » – existence qui se trouve ainsi « incorporée dans le collectif » car « l’individu en tant qu’éprouvant est un être relié ». […] À ce point, on ne peut plus douter de ce que Lacan affirme ainsi : « Le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel ». Ce qui, bien entendu, doit être compris selon le caractère du sujet lacanien dont « l’existence est celle d’un « “entre”, il appartient à une mésologie ». Le collectif est à la fois le milieu si on peut dire naturel de l’individu et l’écart relationnel par lequel les individus s’y rapportent les uns aux autres. Ils s’éprouvent mutuellement en tant qu’ils s’émeuvent : si légère que soit l’émotion, c’est elle qui remue les moi entre eux23.
27Le soi est d’emblée rapporté à la vie, résultat provisoire et instable de « la poussée palpitante de la vie »24, de sorte que la vie y trouve sa singularité infiniment résonnante, de l’un à l’autre soi, mais aussi depuis le fond sans arrière-fond d’un espacement originaire. Ce qui dit, d’une part, la communication et contagion d’émotions entre soi, et cela dans un sens de l’expression contraire à celle, consacrée, « d’entre-soi ». Et en ce sens, le soi n’a pas d’autre consistance qu’une telle communication et contagion. Ce qui renvoie directement soi à corps, tel qu’il est approché dans Corpus. Mais le plus notable, d’autre part, dans ce dernier livre et ses références fortes à la vie, c’est la dynamique propre du soi, en une formalisation vitale du dehors qui prépare précisément le passage précédemment cité.
- 25 Idem, p. 29.
- 26 Idem, p. 22.
- 27 Idem, p. 27.
- 28 Idem, p. 47.
28Ce n’est pas le soi qui s’explique par la vie, telle une instance s’exprimant vitalement, mais la vie qui implique le soi, de sorte que le soi en est la résultante absolument contingente et absolument en contact. « Tout se passe dans une espèce de trop-plein de rien ou dans une surabondance de non-être qui fait l’unique substance de ce qu’on s’est efforcé de nommer “être”. »25 Le soi est ainsi la poussée qui fait qu’« être est plus qu’être, vivre plus que vivre »26. Soi porte ainsi sa provenance impropre, et cela en tant que « [l]e soi se signale (comme toute unité vivante), mais il rapporte ce signal à lui-même : il se signifie »27. On pourrait ainsi risquer l’hypothèse que Nancy reprend le cercle fonctionnel de Uexküll depuis l’écart de l’être, le sans fond du soi permettant de le désigner selon une dynamique mésologique : « Son “en soi” n’est pas du tout une entité suspendue dans un arrière-monde, c’est une poussée, une pulsion dont la dynamique mobilise le monde et l’être-au-monde »28.
- 29 Chez Nancy, l’intérêt vital est précisément celui porté à l’étrangèreté perçue en soi : « D’où vie (...)
29Si le soi est rapport, ce ne l’est pas à la manière d’un sujet comme rapport à soi. Soi fait signe vers un sujet mésologique dont la consistance est l’entre, et par là se distingue radicalement d’un sujet idéaliste en tant que rapport à soi, pour être rapport à toute l’étrangèreté intéressante29 que suppose sa vitalité :
Pas au milieu d’autre chose puisqu’il n’y a rien d’autre : mais comme le mi-lieu de tous les lieux. Chaque coup de soi, quoi que ça soit, c’est un avoir-lieu inédit. Ça arrive. En ce point, physique et métaphysique se confondent : la poussée et l’altérité, chacune condition de l’autre30.
30C’est en ce sens que Nancy fait éclater les bulles mésologiques de Uexküll, soi étant une pulsation dont la vitalité est espacement, soit une telle implosion/explosion : « Ce qui est étendu ne passe pas de dedans à dehors mais s’amplifie, s’étale, se distend, se dispose voire se disloque : c’est à soi-même sa matière et sa forme selon une plasticité, une élasticité ou une ductilité qui font son être même »31. Un soi – n’importe lequel – est milieu général, rythmicité singulière/plurielle de l’espacement, dynamique vitale. À cet égard, il faudrait pouvoir montrer comment, dans la pensée mésologique, le « sujet » (organisme, individu, corps, soi, etc.) fait milieu : en est le centre et la circonférence ou, pour Nancy, l’ouverture infinie. De l’un à l’autre, il y a cette même indistinction distincte.
31Finir, en guise de conclusion, sur une incursion furtive dans L’« Il y a » du rapport sexuel peut sembler constituer un pas en arrière. Non pas essentiellement parce qu’il s’agit d’un livre bien antérieur à Cruor, mais parce qu’il engage précisément le plus vif de sa méditation sur le deux, l’accouplement du deux, ce que Cruor se propose précisément d’élargir en latitude, si l’on peut dire – ce qui se passe entre plus que deux – et en longitude – creuser l’entre lui-même. Je me contenterai de marquer ce qui, de l’analyse du rapport dans cet ouvrage, fait signe vers une pensée de style mésologique qui s’amplifiera discrètement avec les années.
32Néanmoins, on sera attentif à un moment d’analyse de l’entre, qui nous renvoie littéralement au milieu comme « catégorie de la pensée contemporaine ». Nancy écrit :
- 32 J.-L. Nancy, L’« Il y a » du rapport sexuel, p. 23-24.
Mais l’entre-deux n’est aucun des deux : il est le vide – ou l’espace, ou le temps, (y compris, derechef, le temps simultané), ou le sens – qui rapporte en ne rassemblant pas, ou qui rassemble sans unir, ou qui unit sans achever, ou qui achève sans porter à la fin. (C’est du reste pourquoi le « sans-rapport » du rapport est devenu un motif presque obsessionnel de la pensée contemporaine, au point qu’il y a quelque nécessité à retourner ici aussi la relation : si le sans-rapport ouvre le rapport, en revanche le rapport fraye le sans-rapport32.)
33Nancy avait-il en tête le mot de Canguilhem touchant à la catégorie de milieu ? En effet, le « sans-rapport » n’est rien d’autre que le rapport pensé mésologiquement – la relation, au sens de Simondon, qu’à la fin de son dernier livre, Cruor, Nancy fait justement se rencontrer avec Lacan.