- 1 J.-L. Nancy, La Naissance des seins, p. 69.
- 2 J. Dubuffet, L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 42.
Il faut qu’il y ait disjonction, et séparation […]
parce que rien ne vaut seul, tout simplement1
[I]l y a […] quelque chose de commun qui est l’existence […]
qui a tout au long le même goût (goût de l’homme)2
- 3 L’Expérience intérieure. Penser dedans.
1Je voudrais dire un mot du titre de cette intervention et m’expliquer sur cet abord de la mémoire de Jean-Luc Nancy par le biais de la politique, de la démocratie. Une précision, préalable : je ferai ici comme j’ai toujours fait avec Nancy, comme s’il était là, devant nous, c’est-à-dire que j’entrerai avec lui dans une discussion, un discord aussi. C’est pour moi la seule façon de dire quelque chose de sa pensée et de ma dette à son endroit. Dans un beau film que lui a consacré Philippe Poirier, Nancy dit, tout à la fin, que les morts qui nous sont chers, on n’en fait pas mémoire par des photos, des souvenirs, des traces, même si tout cela compte, mais par ceci : « je les entends qui me répondent »3. Et c’est même à cela, on les entend nous répondre, qu’on reconnaît qu’ils nous sont chers.
2Et Jean-Luc Nancy, je l’entends me répondre et m’objecter dans les propos que je vais tenir, sur lui, avec lui, loin de lui – je pourrais presque reconstituer sa voix, ses mots, ses réserves, à partir de ce que je dirai ici moi-même à propos de la démocratie.
3Parce que c’est de politique que nous parlions le plus, lui et moi, pas tant de « politique partisane » comme on dit, encore que aussi, mais à partir du thème qui fut et est demeuré au centre de sa pensée, la communauté, à quoi il a tenu, contre certaines objections, venues de ses amis, de son ami Philippe Lacoue-Labarthe, de son ami Jacques Derrida – j’y ai eu ma part. Autour de cette ligne irradiante de la communauté, dans l’échange avec Jean-Luc Nancy, je le disais, la politique, le politique, son autonomie, et la démocratie, furent les thèmes les plus constants encore que souvent mêlés à d’autres, plus ou moins connexes, le sens, le religieux, le littéraire, la dialectique, le judaïsme – par où la consonance des pensées, qui fut entre nous comme une harmonique spontanée, se disait et ne pouvait se dire qu’à revenir sur des différences, selon des intonations contrastées et des accents distinctifs.
4Dans son œuvre, si foisonnante et polymorphe, au point que rien de ce que la langue philosophique supporte de dire ne lui était étranger, la question politique est continûment présente, et jusqu’au bout (Démocratie ! Hic et nunc, 2019, mais même Cruor ou Mascarons de Macron, 2021, ou encore Exclu le juif en nous, 2018), en passant par Vérité de la démocratie (2008) ou encore l’entretien de 2011, Politique et au-delà, sans oublier les grands textes sur la communauté. Une constante donc, d’autant plus remarquable qu’il faut impérativement faire remonter cette pensée politique de Nancy à la création en 1980, avec Lacoue-Labarthe, du Centre de recherches philosophiques sur le politique.
5Mon intention n’est pas historique, de retraçage ou de généalogie de cette constance ou de cette insistance. Je voudrais simplement partir du constat de cette préexistence. Nancy a pensé la question politique et, via la communauté, elle s’articule chez lui, de façon singulière, à celle de la démocratie. C’est de cela que je voudrais parler, de la démocratie.
6Vieille question grecque, comme le mot, qui abrite et recouvre historiquement une très ancienne friction. Par idiotisme de métier et pour des raisons qui tiennent aussi à ce par quoi l’épistémé philosophique se constitue, à savoir une démarcation radicale d’avec la doxa, mixte de savoir et de non-savoir, d’être et de non-être, les philosophes n’ont guère eu de rapport évident à la démocratie.
- 4 J.-L. Nancy, L’Expérience de la liberté.
7La philosophie ne se peut en effet que si elle s’auto-institue contre l’opinion et son règne. Sous son régime de pensée, la démocratie qui sanctionne par la loi la domination institutionnelle de l’opinion la plus nombreuse, ne peut que laisser perplexe. Claude Lefort constatait, en feignant de s’en étonner, que les philosophes les plus subtils, les plus savants, se montraient inaptes à réfléchir quoi que ce fût de consistant à propos de la démocratie comme expérience. Il parlait, lui, dans ce contexte, d’expérience démocratique – ce qui croise en partie l’existence démocratique ou encore « l’expérience de la liberté » pour reprendre le titre d’un très grand livre de Nancy4.
8Cette difficulté est centrale et très bien repérée chez Arendt par exemple, lorsqu’elle mobilise l’analytique kantienne du dispositif esthétique, enté sur le jugement réfléchissant tel que l’exerce le goût, et qu’elle en transpose les structures et les fonctions dans l’espace politique pensé comme ce qui se passe entre les hommes, entre tous les hommes.
9Je partirai de cette expression, l’existence démocratique, en commençant par citer Nancy :
- 5 J.-L. Nancy, Démocratie ! Hic et nunc, p 11, italiques modifiés.
la démocratie relève d’un enjeu plus que politique. Elle porte l’exigence d’une coexistence […] soustraite aux dominations […]. Le sens ne désigne pas la signification projetée dans un au-delà transcendant […]. Il désigne au contraire le mouvement par lequel l’homme se transcende à l’intérieur même de son existence finie. […] C’est une action, une conduite, c’est la démarche d’une existence. […] La démocratie recouvre […] le sens même de l’existence humaine. Elle n’est pas une option politique, mais la politique telle qu’elle permette le libre exercice de ce sens5.
- 6 J.-L. Nancy, « Répondre du sens », p. 49.
Cette existence démocratique est par ailleurs saisie selon un « partage égal et exigeant de la pensée comme responsabilité absolue de sens »6.
10Que retenir de cette articulation entre l’existence démocratique comme partage du sens et la démocratie comme ce qui ne saurait se réduire à un régime politique particulier mais qui est aussi cela – c’est aussi la difficulté, que consignait le constat désabusé de Claude Lefort ?
- 7 J.-L. Nancy, Démocratie ! Hic et nunc, p. 11, italiques modifiés.
- 8 Cf. S. Nordmann, Phénoménologie de la transcendance, livre II : L’Humanité.
11Selon Nancy, l’existence désigne une factualité sans essence par où s’ouvre l’épreuve d’un sens. Expérience d’un partage de l’être, l’existence s’existe, si je puis dire, au prix d’un écart de soi avec l’infini de soi, elle est autotranscendance : « Le sens ne désigne pas la signification projetée dans un au-delà transcendant […]. Il désigne au contraire le mouvement par lequel l’homme se transcende à l’intérieur même de son existence finie »7. La démocratie, quant à elle, est un mode d’exister, tout autre chose qu’un ensemble institutionnel de règles de droit ou qu’une donnée de fait, ou de nature. L’existence démocratique précède l’essence de la démocratie. Comme forme d’existence autotranscendante, la démocratie, et elle seule, constitue l’espace politique concret où le politique dit et montre l’au-delà de soi sur quoi il n’a pas prise (c’est certainement ce qui suscitait la distance prise par Nancy avec la théorie foucaldienne de la biopolitique). La démocratie atteste son incomplétude dans cette autotranscendance, dans cette transcendance sans transcendant ou selon une immanence avec au-delà (« un athéisme avec Dieu » disait Nancy du judaïsme). Ce rapport non-rapport, rapport à l’incommensurable, n’a pas besoin de poser ou de supposer l’hypostase d’un être absolument transcendant. Traditionnellement, être transcendant, c’est n’avoir aucune commune mesure avec un autre terme, infiniment supérieur, absolument extérieur. La transcendance qualifie donc un « rapport » avec un terme qui ne peut pas être mis lui-même en rapport avec. Comment parler de transcendance sans que soit par là impliquée l’existence d’un être absolument transcendant ? En montrant qu’on peut établir, par exemple, un rapport de supériorité entre x et y, sans avoir à admettre l’existence d’un être absolument supérieur8 : Nancy nous autorise à parler de transcendance de cette façon, sans être hypostasiée, selon un mouvement infini transcendant-à.
- 9 Voir entre autres A. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 11, 25, 34, 269 sq.
12L’autotranscendance de la démocratie tient dans un rapport à soi qui supporte, commande et recommande un écartement de soi à soi, un rapport à ce qui n’est pas soi, non pas selon une limite topographique qu’il ne faudrait pas dépasser, mais en vertu d’une hétérogénéité irréductible et disséminée dans son omniprésence. Il y a dans cette autotranscendance quelque chose qui appartient à ce « goût de l’homme » dont parle le peintre Dubuffet, sa saveur et son caractère. L’abstraction formelle qu’on a reprochée à la démocratie (« bourgeoise ») tient au vide qu’elle laisse être et qui la cerne. La critique communiste projette de remplir le vide d’une forme par du réel plein, avec le désir d’outrepasser pour mieux l’abolir la butée de légitimité où se heurte inexorablement la démocratie. Elle voudrait ainsi remédier à cette absence à elle-même de la démocratie en la déformalisant, en la rendant immanente au peuple. Tocqueville, dans de nombreux textes, discernait au contraire dans « la question des formes » à la fois une tendance profonde des sociétés démocratiques attachées aux principes abstraits qui les fondent et une contre-tendance innée à contester, au nom de la « nécessité d’aller au fond des choses », tout ce qui est « formel »9. La forme n’est rien d’autre que le jeu ménagé en démocratie entre soi et soi, la production d’un écart et de ses variations. Aussi la démocratie est-elle toujours au bord d’un abîme, toujours plus ou moins en « crise », comme le capitalisme, d’ailleurs, selon un parallélisme observé par Marx.
13De la politique (sur)déterminée par la démocratie, de la politique-démocratique, on peut dire qu’elle est la politique de la non-autonomie du politique. À la politique, la démocratie assigne sa part vivante, partageable, mise en commun, en même temps qu’elle dégage dans sa pratique même la part impartageable, non-politique, abyssale peut-être, de nos existences. Qu’est-elle, cette part impartageable ?
14Au-delà des formes démocratiques et de ses multiples configurations, elle apparaît, elle se montre, « plus intime à moi-même que moi-même et plus élevée que moi-même », comme le Dieu d’Augustin. Cette part impartageable n’est pas une part, bien sûr. « Divine », elle excède la politique et ses partages terrestres. Pour éviter de faire de ce verbe, excéder, et de ce nom d’excès, un asile d’ignorance, disons que c’est simplement ce qui s’exclut de soi du partage démocratique, une extériorité qui exhausse ce dont elle est le dehors en excès sans le déterminer, une « expérience » entièrement accordée à ce que nous dit le sens même de l’existence, une transcendance sans transcendant. La politique partage, elle divise en plusieurs parts, en partis politiques et en parts partagées. Dire « partage du sens » (Nancy) ou a fortiori « du sensible » (Rancière) pour qualifier le politique, voire la politique « communiste », c’est bien les nommer. Mais c’est peut-être trop peu en déterminer les procédures, les teneurs, les pratiques, les manques.
- 10 R. Descartes, Discours de la méthode, AT VI, 1, l. 17 - 2, l.-21 (je souligne).
- 11 Cf. également H. Bergson, « Le bon sens et les études classiques », qui représente certainement le (...)
- 12 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 6.
- 13 Ibid.
- 14 A. Tocqueville, De la démocratie…, p. 9.
15Car ce partage est moins du Sens, au sens du sens qui instruit, que d’un sens déjà et par avance partagé : partage du sens du partage et du partageable, soit de ce qu’on appelle généralement sens commun, d’avance partagé, ou bon sens, également réparti. On songe évidemment aux premières lignes du Discours de la méthode, moins ici aux différenciations épistémologiques qu’à leurs harmoniques politiques ; en vrac : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », « il n’est pas vraisemblable que tous se trompent », « la puissance de bien juger […] le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes », « la diversité de nos opinions ne vient pas [d’une inégalité] […] mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies », « je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun »10. Brunschvicg, Sartre, d’autres, virent justement dans ces formules et dans leur palette cartésienne l’entrée en scène historique du « démocratisme »11. Il faut néanmoins rappeler que Machiavel proposa, de ce démocratisme, une version strictement politique en énonçant que « les peuples, bien qu’ignorants, sont capables de vérité »12. La formule est très remarquable. À rebours du socratisme qui irrigue toute la tradition, elle se fonde sur cette idée que les peuples ne savent pas qu’ils savent. Saisi par sa volonté de savoir, Thalès tombe dans un puits parce qu’il examine le ciel. Machiavel ne risque pas ce genre de chute, il a les pieds sur terre. Dans sa lettre à Vettori, il raconte ses journées à la campagne avec les bûcherons et les bouchers, à la taverne, pris lui-même dans des querelles avec le petit « peuple », le soir entrant en dialogue silencieux avec les grands auteurs classiques. Attaché lui-même à la « vérité effective de la chose », il observe que c’est bien cette vérité de la Chose même dont sont capables les peuples, « bien qu’ignorants »13. Attentif à ce paradoxe du « peuple », Machiavel s’oppose à l’utopie politique platonicienne de la concorde, de l’unité et de l’harmonie de la Cité, au risque d’un nihilisme rampant, voire de ce qu’on appellerait aujourd’hui populisme. Il sent bien qu’il y a une liberté du peuple en tant que celui-ci est le protagoniste de la politique. Cette liberté, il la dit « tumultueuse » pour mieux expliquer qu’elle doit être plus ou moins domptée par un prince vertueux et virtuose. Ce tumulte du peuple est en fait l’expression de sa capacité à une vérité qu’il ne sait pas qu’il sait. On pourrait poser comme une quasi-règle que la démocratie ne s’effectue que depuis cette réserve productive, un peuple ignorant et qui « sait » néanmoins, plutôt que sous la condition des « lumières » du savoir dissipant l’ignorance. Tocqueville notait avec intérêt la réalité massive de cette discrépance, à propos du sens commun justement : « l’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes »14.
16On voit bien que l’existence démocratique procède d’un appel au partage dont elle signifie l’effectivité et la complexité. Cet appel n’est nullement celui de l’être ou du logos – mais du « bon sens », lequel accorde sa confiance au Schein, à l’apparence indistinguée de « l’essence », fonds de commerce du « platonisme », autant dire de la philosophie pérenne dont Rosenzweig assurait qu’elle périrait dès lors que s’évanouirait l’essence comme arrière-monde de l’apparence. Soviel Schein, soviel Sein, selon la traduction phénoménologique heideggérienne de cette trivialité démocratique. On pourrait dire que la démocratie ne peut aller avec la vieille distinction métaphysique de l’être et de l’apparaître, dont se nourrissent vulgairement les complotismes en tous genres. Pour une raison évidente : elle est mise à l’épreuve publique et commune des maximes, dans un espace d’apparaître venu de cet appel fondatif au « partage égal et exigeant » d’une sagesse pratique et responsable, associée à l’opinion.
17Par conséquent, si la politique est partage et si ce partage l’est du sens, alors il lui faut se confronter à la question du sens commun, et entrer dans une relation critique avec ce qu’en dit traditionnellement la philosophie. C’est à ce prix, et sans préjuger des lignes différentes qui pourraient s’y engager, ou en sortir, que la démocratie a quelque chance d’être pensée, par la philosophie, par les philosophes. Une définition élémentaire de la démocratie s’esquisse à partir de là, comme sa base et son socle, et même comme la condition de toutes les démocraties à-venir (Derrida). À quoi reconnaître une démocratie, sans qualificatif, sans qualités, sans déterminant, une démocratie tout court ? À ceci qu’elle rend possible, depuis la question du partage, l’existence en excès de l’apolitique impartageable de nos existences, qu’elle en garantit l’ouverture sans avoir à en assumer la charge ou en reprendre les contenus. La démocratie n’est qu’à raison d’une politique séparée de ce qui la déborde. Mais ces frontières sont des zones grises, jamais clairement et définitivement fixées, par nature mouvantes selon les différents états du rapport entre « les mœurs » et « les lois ». Le sens commun, soit le partage de la communauté et la communauté du partage comme sensés pour tous et pour chacun, régit cette incertaine séparation entre oikos et agora, entre privé et public. Les politiques s’aventurent sur cet isthme. Mais au fond, « partout où il y a de l’homme » s’ouvre ce chemin étroit et périlleux comme une bande de terre bordée par des eaux menaçantes. L’artiste aussi s’y engage, mais pour une visée différente – non plus tester les limites du soi dans les dimensions du partage, et rappeler ces limites de champ, mais témoigner au-delà de toute communauté pour une explosion venue des profondeurs telluriques de « l’homme du commun à l’ouvrage ».
- 15 J. Dubuffet, L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 99 (je souligne).
18C’est ce que montre, dans le livre qui porte ce titre, le promoteur de « l’art brut », le peintre Jean Dubuffet. Il estime que « partout où il y a de l’homme », il y a « pouvoir d’invention »15 que les œuvres « brutes » ne font que porter hors de soi, ex-poser. Ouvrage de l’homme (du) commun, l’art brut est-il un art « démocratique », pour autant que la question ait une quelconque pertinence – je ne fais ici que tenter d’en extraire quelques interrogations utiles pour mon propos sur la démocratie, et non questionner la validité esthétique des propositions de Dubuffet ? Cet art « anti-génial » qu’est l’art brut, dans son refus de tout élitisme romantique, est porté par un élan profondément égalitaire : « partout où il y a de l’homme », il y a à la fois partage et impartage, commun et irréductible à ce commun. L’expression « partout où il y a de l’homme » est significative et riche. Elle tente d’échapper à la fois à l’humanisme abstrait et universaliste et à l’essentialisme des identités particulières. Partout où il y a de l’homme, donc, s’impose l’idée cartésienne d’un égal partage du talent, de l’expressivité, de la capacité d’extériorisation, c’est le mot de Dubuffet. On appellera démocratique cette forme d’organisation où le collectif n’est là que pour donner expression commune à une égale capacité d’extériorisation de soi dans l’œuvre. Pour la démocratie, il faut bien qu’il y ait « de l’homme ». Ses difficultés propres proviennent de cette collision entre un régime où s’institutionnalise une multiplicité anonyme et une extériorisation hyperindividuelle et brute, celle-là devant permettre celle-ci, celle-ci contrevenant à celle-là. La démocratie sera forcément le lieu conflictuel d’un choc entre le registre que Dubuffet dénonce comme « culturel », les institutions, et la pratique « brute », en art et ailleurs qu’en art, partout où il y a « de » l’extériorisation. L’agon démocratique porte à penser que le « partage » n’est pas simplement précédé par l’extériorisation du partagé, contrairement à ce que semblent suggérer de nombreux passages de L’Homme du commun à l’ouvrage.
- 16 Idem, p. 104.
- 17 Idem, p. 107.
19La question, au moins dans le champ politique démocratique seul pris ici en compte, mérite qu’on s’y attarde. Du point de vue de l’art brut, l’extériorisation ne fait qu’expulser une intériorité, elle est « une projection très immédiate et directe de ce qui se passe dans les profondeurs d’un être »16, un « sortir de soi ce qu’[on] a de plus précieux »17. Mais ce schéma linéaire d’une expulsion transitive du dedans vers le dehors est contesté par Dubuffet lui-même, dans tout ce qu’il dit par exemple de l’accueil des hasards dans la peinture, et qui laisse penser que l’art brut n’est pas une simple affaire de projection, l’opération d’extériorisation d’une intériorité préalable et substantielle, une sorte d’expectoration (un critique a pu dire que Dubuffet représentait « un monde excrémentiel »). À vrai dire, à certains égards tout art est « brut » et n’est pas que brut, tout comme toute démocratie est « directe » par son inspiration mais n’est pas que directe puisqu’elle se cherche des moyens, des passages, des canaux. La comparaison a ses limites. Si l’opposition entre les arts culturels et l’art brut peut se donner expression immédiate sans avoir à transiger, au moins idéalement, la politique démocratique ne se peut que selon une transaction – alors que la transaction esthétique n’aurait aucun sens. Le paradigme de l’existence démocratique permet de comprendre qu’il n’y a rien avant cette « extériorisation », pas d’intimité substantielle qui ne demanderait qu’à être déposée au-dehors. C’est ce qu’intuitionne et suppose la représentation démocratique telle que la met « à l’ouvrage » la démocratie représentative. La représentation est sui generis, quand bien même elle s’autorise d’un roman des origines qui n’est que son autofiction, la perte d’un état de nature au profit d’un état civil. Si l’on considère avec Rousseau que la souveraineté, puisqu’elle « est la même » que la volonté générale, dit-il, n’a pas à être représentée, alors elle produira de soi l’identité substantielle et réelle, « brute », du souverain (mais il y faudrait un « peuple de dieux », ajoute sombrement Rousseau). La démocratie représentative repose sur l’invention d’une différence entre état de nature et état social. Ce double état lui fournit un socle explicatif, le « narratif » d’un « grand récit ». L’esprit démocratique aura tendance à faire du corps souverain une quasi-fiction sans substance, ce qui ne l’empêche nullement, c’est même le contraire en démocratie, d’être efficace et opératif.
- 18 J. Dubuffet, L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 26 : « les mêmes couleurs, employées inconsidérémen (...)
20La représentation, qui désigne d’un même mot français le principe représentatif de la délégation (la Vertretung de l’allemand), les productions de l’entendement (Vorstellung) et « l’extériorisation » esthétique (Darstellung), est le syntagme d’un questionnement sans issue définitive car il porte sur l’espace vide laissé entre représentés et représentants, ses variations, son ampleur, sa densité. Comment extérioriser sans médier, médier sans fermer, exprimer sans représenter, exister démocratiquement sans que l’existence pâtisse du gouvernement (du peuple, par le peuple, pour le peuple) ni le régime et l’institution de l’existence « brute » ? Et comment articuler ces pans et leurs plis sans faire des uns et des autres « le même » ? Ce mot, « le même », est terrible, au point de devoir être considérablement rectifié par Rousseau qui explique qu’il faudrait être un « dieu » pour supporter ce « même ». Équivalent universel et convertisseur polymorphe, le même égalise et abrase ce qui fait sécession du tout ou s’écarte du vrai. Le commandement du « même » organise le rangement en bon ordre des différences enrégimentées par le général. L’inattendue critique de la métaphysique où s’engage Dubuffet18 s’engouffre dans ce registre. Elle laisse curieusement résonner quelques motifs du jugement de goût kantien, l’universel sans concept s’y trouvant amplifié par la nécessité de retrouver ce qui n’est pas du tout « le même » que le concept.
21La séparation – du même et de l’autre, de la souveraineté et de la représentation, du Noir et des choses goudronnées ou satinées ou pulvérisées – est l’antonyme de ce « même ». Elle forme la condition finie de toutes nos pratiques. L’idéalisme spéculatif le plus achevé, celui de Hegel, a un rêve : produire partout où règnent les séparations l’absolue « déséparation » du réel – comme un même qui aurait longuement, presque oniriquement, passé par l’endurance des différences et l’épreuve de ses aliénations.
22J’ai suggéré ailleurs que ce que j’appelle ici existence démocratique était assis sur une matrice marrane. C’est parce que l’expérience marrane est structurée par la patience vécue d’une séparation, d’une existence déchirée. Elle implique un départage entre un christianisme sans foi et un judaïsme sans savoir, une feinte et un désir. Elle est moins secret indivulgable sous peine de mort que séparation assumée du faire et du dire, du public et du privé, de l’extérieur et de l’intérieur. Comme le rappela Derrida, elle est le propre d’un judaïsme de « non-appartenance », ce qui signifie très précisément : qui n’est pas « le même » que soi. Endurance de la séparation du même et de l’autre, le marranisme préfigure la division de l’homme et du citoyen et, par là, l’affranchissement d’avec la religion « affaire privée » qui caractérise le mouvement de la modernité émancipée de tout « service » théologique. Il est peu ou prou un athéisme non seulement théologique et épistémologique, mais finalement démocratique. La démocratie relève l’expérience marrane – qui l’anticipait dans des conditions particulières – par la sanction institutionnelle de la séparation, des pouvoirs, des ordres et des registres, des vies vécues.
23La séparation n’est pas une « aliénation ». Elle laisse aux existences l’espacement et la respiration que le seul partage ou la simple mise en commun risqueraient d’offusquer s’ils devaient régner en maîtres sur tout, sans faille ni repli, sans au-delà de soi irréductiblement étranger à la politique. Le « sens », c’est une leçon de Nancy qu’il faut méditer, ne se laisse pas uniquement et unilatéralement déterminer à partir de son assignation « sensée », c’est-à-dire depuis son inscription articulée dans une totalité, depuis sa déséparation et sa subsomption sous l’unité d’un tout : communauté, subjectivité, histoire, toutes expressions transitives d’une intention signifiante, qu’elle fût morale, esthétique, politique. C’est depuis ce « point de vue » d’un sens hors le sens qu’on pourra se demander ce que serait une désaliénation qui restaurerait partout le « même » en annulant le hors-partage.
- 19 J.-L. Nancy, Vérité de la démocratie, p. 43.
- 20 J. Dubuffet, L’Homme du commun…, p. 337 (souligné par moi).
- 21 M. Schneider, Big Mother : Psychopathologie de la vie politique.
24La démocratie est le plus souvent menacée par ses inclinations propres, sa structure est ainsi faite, diachronique. C’est pourquoi il lui faut secréter une vigilance d’avec soi, une méfiance devant ses démons intimes, ces « passions démocratiques » endogènes dont parle Tocqueville à propos de l’envie. Le désir de désaliénation en fait partie. Positivement, la démocratie doit constamment s’interroger sur les modalités de la séparation d’une part et de sa critique démocratique d’autre part, sur leur échange continué – au prix de requêtes nécessaires et souvent inconciliables. Elle est comme un bateau ivre échoué sur les glaces de l’oxymore – je songe par exemple à cette « démocratie nietzschéenne » qu’« il nous faut », comme il est arrivé à Nancy de dire énigmatiquement19. L’art, brut ou pas, est toujours au creuset du commun et de l’individuel, explique Dubuffet, et ce faisant il brise à la hache les eaux figées du calcul, de la pesée logique et de la pensée binaire. Il ne peut « se concevoir qu’individue[l], personne[l] et fai[t] par tous »20. La démocratie aussi. Elle doit répondre à ces trois dimensions, l’individuel, le personnel, le fait-par-tous, les articuler tant bien que mal par l’invention d’une notion du commun échappant de tous côtés à la totalisation subsumante. L’« avec » selon Nancy pourrait en esquisser la figure, à la fois possibilité d’un ensemble (vivre ensemble, tous ensemble, etc.) et possibilité interne d’une impossibilité, un retrait, un repli, un sans-ensemble. Le partage et le non-partage sont hétérogènes tout en étant « faits par tous » les individus et les personnes – et comment pourraient-ils être « faits » autrement ? Comment peut bien exister ce fait-par-tous s’il demeure séparé de l’individuel ? Réponse, s’agissant de la politique démocratique : sous le principe de la représentation en tant qu’il sert narrativement à l’intermédiation des séparés. La représentation ne se maintient dans sa forme que parce qu’elle échappe au projet d’abolition de la séparation au profit d’une gouvernance directe, parce qu’elle prend une autre voie que le programme d’une désaliénation produite à même le peuple comme s’il la secrétait naturellement. Elle procède au contraire d’une méfiance devant toute visée, fût-elle vertueuse, de l’organique, du transparent, bref du tout-un, hen kai pan, Peuple ou Big Mother21.
- 22 H. L’Heuillet, Tu haïras ton prochain comme toi-même, p. 47.
25La « haine de la représentation », comme on a pu dire22, procède dans ses profondeurs d’une haine de toute séparation, entre représentants et représentés bien sûr, mais aussi entre des différents, entre moi et les autres, entre les autres et les mêmes, entre le haut et le bas, la droite et la gauche, entre le « pays réel » et le « pays légal ». Le moteur du ressentiment qui anime aujourd’hui ce qu’on appelle bêtement les radicalités, soit en vérité l’islamisme et les populismes en tous genres, gît dans cette passion de la non-séparation qui peut virer en pathologies du direct (démocratie directe, action directe, connexion directe avec le peuple, transmission en direct, etc.). Le direct est le contraire de la transaction, des médiations, des détours et de la différance, de l’amortissement, soit de la politique tout bonnement, des corps intermédiaires, des intercessions, de la parole. On peut comprendre les pulsions clastiques de la haine de la représentation-séparation, son désir d’en finir, son vœu d’abolition de tout ce qui divise, autant de « passions démocratiques ». La représentation, délégation et figuration, est objet de haine puisqu’elle est, aux yeux de ce désir du même, ce qui malignement empêche le tout de s’autototaliser par la suppression des antagonismes.
- 23 Je renvoie à mon récent livre, G. Bensussan, La Transaction. Penser autrement la démocratie.
26Le tout est-il politique ? On peut considérer que, dès lors qu’il y a autototalisation du tout, dans des formes et des pratiques circonstanciées, comblement des séparations, il n’y a plus de politique (démocratique). C’est en ce sens précis qu’on a pu dire que le totalitarisme n’était pas politique. La politique démocratique laisse être un hors-tout. Le tout (comme Un partagé) sans dehors (impartagé) n’est pas démocratique parce qu’il fait un-seul du séparé/séparant, et un-tout du partageable-et-de-l’impartageable. La représentation démocratique pare à ces dérives de la politique dans la « mystique », selon le mot de Péguy, laquelle est à la fois totalisation dans la fusion et l’effusion et nihilisme du tout ou rien. Mais cette dimension préventive de la représentation peut devenir privative et raviver les innombrables formes du désir de déséparation. Elle n’échappe pas elle-même au risque d’amputer la représentation de son ambition singulière, en instillant du dedans du projet démocratique une insidieuse résignation, une sorte de fatalisme de la séparation. Pour empêcher ce cercle de mal tourner, il faut à la représentation un correctif dynamique, temporalisant, une surdétermination démocratique – que j’ai appelée transaction23.
27La représentation inhibe toute incorporation directe du pouvoir, toute appropriation monarchique d’une transcendance verticale – c’est son moindre mérite. Elle ne lève pas pour autant les difficultés et les concurrences insurmontables, par exemple, pour ne prendre que le cas français de ces dernières années, entre les figures du « président normal » et du « président qui incarne la fonction », objets des désirs adverses du corps électoral. Sur fond de ces interminables dilemmes de la représentation, la transaction se détermine doublement : c’est à la fois une action de transnavigation, si je puis dire, entre ce qui reste de la représentation, les opposés en conflit – et un objet, des objets transactionnels, un accord, une commission, une instance quelconque, provisoire. Elle fixe l’objet transactionnel dans une forme instituée mais passagère, révocable, appelée à un nouveau transiger. Comme elle maintient du dissensus dans le consensus qu’elle produit, il lui faut desserrer ce dernier, à un moment donné, et ré-inventer une négociation inédite.
- 24 La « différance » (le « a » se lit mais ne s’entend pas) n’est pas une notion, un concept, mais un (...)
28La transaction est différance24 du politique, et la démocratie le régime de ce différement et de cette différence. Représentation et transaction sont les lieux différents, contigus plutôt que continus, d’un partage politique, c’est-à-dire d’une sécession de la partie, du partiel et du partial dans la communauté qu’elles produisent. S’adressant à des enfants, Nancy leur montrait la proximité du partage et du partir en partant (!) du latin partire ou partiri, « partager », laisser derrière soi le lieu d’où l’on part, la part ou le lieu quitté. Partir se disait au xiie siècle « se partir » comme on dit encore « se séparer », de quelqu’un, d’un pays, d’un paysage. La démocratie nomme le mode d’existence de ce partir ou de cette séparation à la fois en l’inscrivant dans la question des régimes politiques et des institutions et en recherchant aussi des façons de sortir de ce seul champ. L’existence partagée dans la communauté de l’être-ensemble supporte hors d’elle de l’impartagé : la démocratie vit sous cette condition que « l’extériorisation » soit inconditionnellement accordée à l’expression multilocalisée de toutes les opinions selon un partage anarchique, disséminé. C’est-à-dire que libre voix (le cri et le vote) soit reconnue au sens commun et à ses partages.
29Ce sens commun, puisqu’il ne détermine pas un ordre de significations préalable à sa mise en commun, désigne le partage ordinaire, explicitement adossé à l’imagination, d’une faculté de juger « naturellement égale en tous les hommes ». Sans ce partage précédant le partagé dans l’effectuation quotidienne de nos existences, le monde serait tarissable, pauvre, prévisible, dépourvu de ce « goût de l’homme » qui est la touche démocratique par excellence.
- 25 J.-L. Nancy, « Ré-fa-mi-ré-do-si-do-ré-si-sol-sol », p. 344.
30Le rapport à la politique, en démocratie, est mouvant, il s’élabore aléatoirement dans une tension vers la reliaison des opposés, des inconciliables, et tout autant dans une dramaturgie du conflit dont la transaction élabore les formes en se portant sur les lieux agonistiques, en les traversant, en recherchant des façons de les faire entrer en relation parlée les uns avec les autres, sans que cette circulation n’annule les conflits ni n’écrase les différends. La politique démocratique s’exerce à médier entre la vérité et le grand nombre, pour reprendre les mots de Tocqueville. Mais cette médiation n’est pas par nature harmonisante ou pacifiante. La politique est fille de polemos, ce qui a pour condition un double et constant écartement : d’une part la démocratie est inaccomplie par elle-même et d’autre part le peuple, « oxymore polymorphe »25, comme écrit Nancy, est disjoint de lui-même. La politique est cette guerre plus ou moins ouverte entre adversaires mal circonscrits, sans lignes de front bien dessinées, entre peuple et démocratie, entre liberté et souveraineté, entre individu (les libertés sont individuelles) et peuple (la souveraineté est populaire).
31Ces masses critiques, Peuple et Démocratie, individus et souveraineté, sont l’un à l’autre inadéquats, l’un ne correspond pas à l’autre, comme si leurs volumes respectifs se présentaient dans une sorte de dysmorphie gélatineuse. En même temps, leurs élasticités se cherchent. L’existence démocratique s’existe, et ne s’existe, si je puis dire, que depuis le libre cours de cette recherche, de ce se-chercher. L’« expérience de la liberté », pour reprendre le titre déjà évoqué d’un ouvrage de Nancy, fait de l’existence une « position » de fait, c’était le mot de Kant déjà, sans essence. L’expérience démocratique de la liberté s’existe comme position dans un partage infini de l’être. Le sens réflexif du verbe exister et son sens transitif s’entrecroisent et s’entre-déterminent. Les formes passagères de tangence Peuple-Démocratie que sont les objets transactionnels condensent cette quête, au prix de bien des restes et de bien des chutes.
32La politique démocratique, en son intime vocation, veut amortir, secourir, médier, intervenir entre les sujets du conflit, passer de leur juxtaposition à leur composition, de l’entre-hostilité au compromis, à la négociation. Elle en appelle au secours de la raison, elle veut rendre raison devant tous et présenter à chacun les raisons de l’autre, c’est-à-dire insérer dans un calcul raisonnable, dans un programme et des règles, ce qu’ils ne peuvent contenir, soit génériquement l’appel à la justice, et si possible à une justice « maintenant », « pour tous ». La « négociation », selon l’expression derridienne, s’impose sans que nul n’en puisse prévoir le cours. Elle seule d’ailleurs commande la transformation du droit, ses refondations, et les contours de la politique, ses pratiques. La démocratie, c’est son paradoxe, sa grandeur et ses risques, oblige à inventer un compromis, mais au nom d’un inconditionnel qui ne peut pas le souffrir et qui lui-même est contraint à la souffrance d’une négociation. Derrida a bien montré cette difficulté à propos de l’hospitalité. Je la désire inconditionnelle, sans la moindre exception, mais je ne peux la dire que dans mon idiome singulier. Parler déjà la compromet, et déjà lui impose une transaction entre les particularités des langues et l’universalité du dire, entre les « dits » et le silence. D’une certaine manière, le compromis est toujours « impossible » parce qu’il n’est en aucune façon l’homologue politique de la médiation dialectique. Il ne supprime pas les deux termes, au moins, en les relevant dans un troisième, en les noyant dans la synthèse ou en les intégrant, en pensée et en pensée seulement, à un Oui réconciliateur, comme dit Hegel. La transaction constitue l’épreuve de réalité de la médiation spéculative, sans possibilité de s’accomplir selon le schème dialectique. Elle médie entre deux, mais ne parvient évidemment pas, autrement qu’en pensée, à les réduire à l’un tout court, selon l’idéal du Moi philosophique, du platonisme le plus outrancier à l’hégélianisme le plus vulgaire. Médier n’est pas mé-dire, nier ce qui résiste en l’annulant dans la fiction spéculative.
- 26 Cf. Aristote, Éthique à Eudème, I, 8, 1217b-21.
- 27 J. Dubuffet, L’Homme commun…, p. 348.
33L’écart qui se fait jour dans ou par la transaction relève d’une différence insurmontable entre régime philosophique et régime politique, entre la médiation spéculative et la médiation transactionnelle par exemple. Cet écart ne se laisse jamais combler par la puissance d’une logique fétichisée. Aristote reprochait aux Platoniciens de raisonner logikos kai kenos, soit d’une manière verbale et vide26. Mais raisonner ne se peut autrement que selon une logique stricte, c’est-à-dire vide de Wirklichkeit, ce qui veut dire pleine de concept. La confusion fautive vient de la croyance que la logique peut se remplir de réel, ou que le réel peut se couler dans la logique. Entre ces deux régimes, « vecteurs » d’une introuvable « cohérence », il ne peut y avoir aucune continuité de champ, remarque Dubuffet : « La vieille aspiration de la pensée à couvrir d’un même regard un champ très étendu, trop étendu, embue sa vue » ; il faudrait se mettre en quête d’une « philosophie qui prendrait le parti des champs fragmentaires considérés l’un après l’autre sans souci de les rendre communicants […]. [C]e parti de l’incohérence, ou du moins d’une cohérence moins prolongée, d’une cohérence à tiroirs » permettrait un « renouveau », « ferait sans doute de bien fécondes trouvailles »27.
- 28 Ibid., cf. également p. 381.
34Philosophie et politique sont, pour une pensée de la transaction démocratique, « deux tiroirs » impossibles à « rendre communicants »28. La transaction transige sans cesse entre le public et le privé par exemple, ou encore entre l’universel et le particulier, et transige encore, et re-transige, sans parvenir, on s’en doute, à un « savoir absolu » dans la politique. Ajoutons qu’elle ne consiste pas davantage à faire valoir l’un de l’universel contre l’autre, les encombrantes particularités. Cette rhétorique des bonnes intentions républicaines et des valeurs démocratiques, si elle ne nuit pas, risque d’être sans aucun effet et de n’avoir aucune prise politique. La transaction emporte la reconfiguration continuée des termes entre lesquels elle s’effectue. En entrant en transaction les uns avec les autres, ils se transforment. Les valeurs transvaluées ne sont pas coïncidentes avec les « valeurs » inscrites dans le marbre des institutions – mais, dans leur mouvance même, elles sont et elles valent.
35Oxymorique, la transaction est aussi pléonastique, elle est impossible mais elle ne peut pas ne pas être. Sa performativité est celle de la parole qui, seule, la fait être dans son impossibilité. La transaction est parole, comme le dit Aristote de la politique. Elle est langage ou bien elle n’est pas, ou alors mutilée. Son refus, la radicalité du refus de toute négociation, provient souvent d’un refus du langage, de ce qu’il gage et engage d’effectif, du refus de ce qu’il sépare, le signifiant et le signifié, et des équivoques qu’il produit au lieu du tout-univoque de l’action immédiate, sans fioritures ni diffèrement. La haine de la représentation, des intermédiaires, de la séparation, est foncièrement haine du « parlêtre » (Lacan). « Ça suffit les paroles, des actes ! », et des actes si possible « directs », clament tous les nihilismes nourris au refus de la représentation, c’est-à-dire de la symbolisation et de la langue. « Ce dont on ne peut parler, il faut le faire », sans paroles ni discours ni égards de langage ! Et ce que fait l’action directe vaut immédiatement et vaut tous les discours.
36Or, quoi de plus irréductible qu’une langue ? Quoi de plus impossible qu’une traduction ? Et pourtant, il faut traduire, quitte à réduire, à trahir, à rendre « communicants » des champs fragmentés. Dans cette imploration du il faut (traduire), qui n’est évidemment ni nécessité ni obligation, s’esquissent les contours de ce que j’ai appelé ailleurs une « éthique de l’indécidable », incertain appui de la transaction et antidote au nihilisme. Là se tient sûrement le drame de la politique démocratique et de l’homme politique démocratique. Le philosophe serait, lui, plutôt du côté de la tragédie. Comme le héros tragique, il est seul en son repli contemplatif (Arendt fait de cette solitude la condition expresse de la pensée), à lui-même sa vérité, sa vie et sa voie, sans recours possible à un quelconque « médiateur ». La tragédie ne peut naître que de la position irrelevable de qui est pris entre la valeur et le réel, l’idéal et le monde, l’aspiration infinie et l’intransigeante finitude, le destin et la vie. Ceci vaut pour le tragique en général, comme genre aussi bien que comme sentiment de l’existence. Sans issue et sans secours, voilà la tragédie : ni relève ni dépassement, ni réconciliation ni compromis ni milieu ; hors toute possibilité d’exhaussement, de résolution ou de suppression du conflit. La tragédie ne connaît pas la politique.
37La politique est anti-tragique par vocation. Mais elle est aussi incertaine. En régime démocratique, elle se joue entre risque, échec et espoir, attachée à l’entente des parties, souhaitable, jamais assurée. Son drame est dérivé de l’indécidabilité qui pèse sur le sort des sujets du conflit. Une éthique aléatoire, dramatique, en sort. Amortissement de la mort, pour détourner une formule de Derrida, la démocratie est incertaine différance du destin fatal qui attend. L’opération que j’appelle transaction a la charge de surdéterminer politiquement le partage d’existence, d’intensifier les formes démocratiques de ce partage, en le reportant plus loin, en en suspendant la tragédie. Elle laisse être, c’est-à-dire apparaître l’excès de l’existence sur toutes les formes du partage, ce qui ouvre à une dynamique de surenchère typiquement démocratique. La démocratie est la réponse forcément inajustée à des contraintes opposées. Pour qu’il y ait partage, il faut qu’au sein de l’ensemble partagé les relations soient égales, c’est-à-dire symétriques, réflexives et transitives, consenties. Mais nul partage ne s’impose d’évidence. Le partage est sans cesse exposé au malentendu entre les parties, à l’équivoque quant au tracé de la ligne de partage, à la contestation des parts partagées. Dès lors qu’il s’agit du « sens », son partage n’est pas déterminable à partir de son assignation « sensée », je l’ai dit en reprenant la « leçon » de Nancy, comme si le partage du sens ne se faisait sens du partage que depuis son inscription articulée dans une totalité de subsomption. La démocratie fait valoir, contre le tout, des parts, des parties, des particularités, des partages, en assurant que ma voix (ma langue, mon opinion) accède à son devenir-public, à son devenir-commun, via la représentation politique entendue comme un processus de création interminable à partir de l’ordinaire, du trivial, du quotidien. En même temps, son autotranscendance fait signe vers l’impartagé-au-delà, un creux, un vide, une intimité, une poche invisible.
38Que la raison du sens ne soit pas directement assignable au sens, que le sens ne soit pas tout dans le sens – voilà par où la philosophie pourrait méditer la question de la démocratie et celle du commun de la communauté. Revenant sur de vieilles habitudes de pensée, et notamment sur son pavlovisme de la doxa, elle pourrait alors ne pas négliger les implications philosophiques du common man, common sense, common law, common decency, des traditions anglo-saxonnes. Une pensée ou une philosophie démocratiques, après Nancy, à partir de Nancy, sera soucieuse de ne pas laisser inabordée la question de la proximité des hommes entre eux et des hommes et du monde, c’est-à-dire qu’elle sera attentive à la communauté du nombre, au partage politique, et aussi et au-delà, au promontoire de l’irréductible apolitique.