- 1 Cf. Ph. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, « Noli me frangere », p. 32-42, texte écrit avec Philippe La (...)
1L’hypothèse, ici, est celle d’un ancrage de la pensée de Jean-Luc Nancy dans le romantisme d’Iéna, lui-même incarné dans sa revue l’Athenaeum, une inscription indéniable marquée, comme on sait, par le travail de traduction et d’analyse entrepris en commun avec Philippe Lacoue-Labarthe. Ce travail se ramifia en plusieurs directions, toujours et encore celle du fragment, mais cette fois-ci par-delà le romantisme lui-même1, et surtout celle qui aura le sens pour objet.
2L’intérêt de faire l’hypothèse d’un romantisme de Jean-Luc Nancy, en faisant usage d’une formulation nécessairement bien trop sommaire, alors qu’elle devrait requérir un travail important, peut-être inépuisable, comme un fragment de pensée qui n’en finirait pas avec son effilochement, devrait peu à peu se dégager, grâce à la prise en compte de quelques passages d’un texte décisif, bien que méconnu, de Jean-Luc Nancy consacré à Flaubert.
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3C’est bien L’Absolu littéraire et l’ensemble des problématiques soulevées par le romantisme d’Iéna qui auront conduit et même poussé Jean-Luc Nancy à élaborer et à reconnaître sa propre pensée. Pas seulement concernant le fragment, mais aussi la question de l’absolu ; pas seulement le système, mais la pluralité du sens ; pas seulement la communauté, mais aussi toutes les formes de singularités ; pas seulement la philosophie, mais aussi et avant tout l’art comme organon de la pensée, pour reprendre librement l’expression de Schelling.
4Je n’entends donc pas le point d’interrogation de mon titre uniquement comme une question, qui, au sens restreint et littéral, n’a pas beaucoup d’intérêt (quelles autres questions du même type ne pourrait-on pas poser également, par exemple Jean-Luc Nancy chrétien ou athée ? hégélien ? existentialiste ? heideggérien ? etc.). J’entends en revanche, et c’est effectivement tout autre chose, le point d’interrogation comme un « comment » : comment Jean-Luc Nancy « est-il » romantique ? Comment participe-t-il, encore, explicitement ou non, non pas à ce courant (ce serait absurde), mais à cette pensée qu’on a appelée romantisme et sur laquelle il a travaillé, depuis sa traduction de Jean Paul, un auteur qui l’aura longuement intéressé ? Il y aurait donc « quelque chose » de « romantique » dans sa pensée qui s’avérerait indéfectible. « Un fond » peut-être, une forme plus sûrement, une manière certainement.
- 2 J.-L. Nancy, Demande. Littérature et philosophie, p. 100.
5C’est l’Athenaeum, qui, on le sait, a « inventé » ce que nous nommons « littérature » en en produisant le concept au moyen de la théorie de « l’absolu littéraire », en particulier grâce à la mise au premier plan des idées de « force formatrice » et « d’auto-formation », des concepts venus de Karl Philipp Moritz. Cette théorie aurait rendu possible, précisément dans son auto-exposition, au titre d’absolu métaphysique, l’auto-formation du texte littéraire. La « littérature » put ainsi acquérir un statut pour ainsi dire « ontologique » dans la production et la manifestation en général, car, écrit plus généralement Jean-Luc Nancy, « le monde paraît lorsque nous le faisons paraître »2. Voilà qui est déjà on ne peut plus romantique ! Notons au passage dans cette affirmation, afin de la faire au moins résonner plus loin, la dimension conjonctive du « faire », du « créer », du « produire » d’un côté, et de l’autre du « dire » qui les recouvre. Ce processus qui « fait » monde, c’est en tout cas pour Jean-Luc Nancy la condition nécessaire d’un monde qui est d’écartèlements, par conséquent d’éclats, de singularités, de diffusions infinies dans des multiplicités d’actes, de manières artistiques de faire, d’œuvres, toutes et chacune absolues, valant en et pour elles-mêmes, et en même temps en connexion, et in-finies, c’est-à-dire toujours et encore désœuvrées.
6Le romantisme d’Iéna n’a été possible que philosophiquement, plus exactement par les lectures des Critiques de Kant, la première d’abord, très directement, la troisième ensuite, via Schiller d’abord, sans négliger, bien loin de là, la dimension du « faire » et de « l’agir », de la liberté en somme, de la deuxième. L’Athenaeum se rattache au plus près de ce que la révolution kantienne a mis sur le devant de la scène, à savoir la question du déploiement de la raison elle-même et par elle-même dans son infinitisation. Sur ce modèle, l’œuvre serait en mesure de s’engendrer soi-même comme « monde » en se sachant de part en part sujet.
7À cet égard, il n’aura pas été étonnant que la « littérature », comme on verra ici plus loin avec Flaubert, devienne la figure – au moins la figure, la restriction signifiant le malheur romantique, celui, incontestablement, d’une impasse – de l’absolu, du fait de son auto-engendrement et de la démonstration, qui est la sienne, de son auto-engendrement. Toutefois, ce sont, et c’est crucial, cet « auto », ce régime de l’« auto » qu’on vient d’évoquer à propos de l’auto-engendrement, ainsi que la tentation romantique qui se trouvent mis en question, un peu partout, chez Jean-Luc Nancy pour lequel il n’existe pas, en tout cas plus sous la forme d’arkhè, de substantialité d’origine, de l’origine et comme origine. Autrement dit, des réserves importantes s’imposent par rapport à la tentation de l’Athenaeum à l’auto-engendrement du sens, c’est-à-dire à sa maîtrise et à son absolutisation.
- 3 J.-L. Nancy, La Création du monde ou la Mondialisation, p. 97.
- 4 J.-L. Nancy, Cruor.
- 5 Cf. par exemple, J.-L. Nancy, Demande, p. 299 sq.
8S’il n’y a pas ou plus d’arkhè pour Jean-Luc Nancy, alors l’art ne présente que la présentation elle-même, un mouvement qu’affirme sobrement de son côté La Création du monde3. Plus récemment, dans Cruor4, Jean-Luc Nancy parle de « poussée ». Se trouve ainsi confirmée la distance prise quant au romantisme, même si l’absence de substantialité d’un principe se noue toutefois, de façon encore proprement romantique dans la pensée de Jean-Luc Nancy, à l’insistance mise sur la « force formatrice », par conséquent moins sur ce qui est produit que sur le processus de la production5.
- 6 Cf. les remarques très importantes de Heidegger au début de son Schelling. M. Heidegger, Schelling(...)
9Mais pourquoi au juste Jean-Luc Nancy fait-il de l’art, et plus précisément de « la littérature », cette création-production du romantisme, l’organon de la pensée ? Allons d’emblée à l’essentiel en faisant état de ce que l’art et plus particulièrement le poème ont pour fonction de marquer ce que Jean-Luc Nancy appelle le sens suspendu. Dans l’œuvre philosophique de ce dernier, à la place du système, une structure qui n’est pas strictement romantique, même si un des tenants principaux de l’Athenaeum, Novalis, pratique un encyclopédisme spécial à même le fragment qui se réserve une pensée du tout dans et par la partie, il est fait état d’une stase commune, d’un tenir-ensemble6, à la manière de tous ces corps qui se tiennent ensemble, se rencontrent, se repoussent et se pénètrent en faisant monde, un monde à la fois si global, si resserré, si émietté et conflictualisé.
10Mais, surtout, à la place du système et d’une loi qui le régirait, on se trouve avec Jean-Luc Nancy en présence de la « déclosion », pour entrer ensuite dans « l’adoration », autrement dit l’ouverture au sens, comme on marche dans la nuit, les mains en avant, sans la moindre assurance ou certitude, si ce n’est celle qu’il y a bien cette avancée, cette marche, qu’il y a du sens, et non pas, jamais, un sens !
11Lorsqu’on reprend de Jean-Luc Nancy l’expression de « sens suspendu », que veut-on dire au juste au-delà d’une mise en doute, puis en question, au bord du rejet, de toute forme de clôture du sens sur une signification déterminée ? Ceci, que le sens est « écartement de soi », à entendre en ce qu’il ne détient pas même de « soi », à part relever du sens, d’être du sens alors que le sens, un sens, n’a justement pas de sens. Il y aurait ainsi, et pour ainsi dire de fait, comme une ivresse du sens, une sorte de caractère penché comme il y a dans l’existence ces êtres penchés que sont les poètes. S’il n’existe pas de « soi » du sens, alors il ne peut connaître d’assomption. Celle-ci n’est ni originelle, ni susceptible d’être finale. En d’autres termes, le sens est ce qui ne se remplit pas, ce qui n’en a jamais – poursuivons l’image de l’ivresse – assez. Ce qui veut dire encore, par-dessus le marché, mais cette fois-ci « positivement », que le sens n’en finit pas de « s’exister », de se pratiquer, de se penser et donc de s’écrire, lui qui n’est proposé dans aucun livre et qui ne trouve nulle part un fondement qui serait sa loi ou sa règle de formation. Parce qu’il « s’écrit », se trace de multiples manières, dans l’existence, mais aussi, au plus près, dans les arts, le sens est « littéraire », se meut et erre dans son « espace », parmi les Modernes depuis Cervantes. Il se présente exemplairement comme « la littérature » même, dans son et ses inachèvements. Je dirai plus exactement qu’il s’y traduit, ou que « la littérature » en est la traduction infinie.
- 7 J.-L. Nancy, « Un jour, les dieux se retirent… », p. 9.
12On parlera par conséquent d’un retrait comme d’une forte résistance donnant lieu à une conscience aiguë de l’écart, des écarts, des coupures par rapport à toute donation d’origine, on parlera de la séparation. Car, écrit Jean-Luc Nancy dans Un Jour, les dieux se retirent, « sans la séparation, il n’y aurait ni vérité ni narration : il y aurait le corps divin »7. « Sans la séparation », précisera-t-on sans doute inutilement, il n’y aurait tout simplement pas de pensée, mais de l’inconscience, de la mort en réalité, ou bien, peut-être, de l’extase et de la contemplation. Il n’y a donc de pensée que de et par la séparation, ou, si l’on préfère, de et par la conscience de l’inappropriable.
- 8 Cette idée est définitivement accentuée dans la Critique de la faculté de juger, § 80 (E. Kant, Cr (...)
- 9 J.-L. Nancy, L’Expérience de la liberté, p. 125-135.
13À ce stade, ce qui demeure bel et bien « romantique » chez Jean-Luc Nancy, c’est l’idée même de la production, de la poïesis comme telle, non pas le produit, mais la pensée et « la littérature » comme production, ce qui va plus loin et profondément qu’on croit. En effet, on trouve cette idée chez Kant, dès la Critique de la raison pure, que nous, les hommes, ne savons pas ce que « produire »8 veut dire. Songeons à la liberté, à l’acte de liberté, cette liberté même dont nous faisons l’expérience de la manifestation, mais dont la révélation nous reste voilée (une manifestation sans révélation : voilà qui dresse le plateau de toute la pensée de Jean-Luc Nancy). De vrai, ce qui, s’agissant de la finalité naturelle et des règles de production qui la régissent, s’avère impénétrable, malgré son omniprésence sensible devrait, quant à la production elle-même, être à l’inverse possible dans le déploiement de l’œuvre d’art et plus particulièrement de « la littérature ». Ainsi, comment se pourrait-il que s’atteigne, dans la pénétration de la « production », la levée de son « secret », comme dit Jean-Luc Nancy dans de belles pages de L’Expérience de la liberté 9 ?
- 10 J.-L. Nancy, « Pourquoi y a-t-il plusieurs arts, et non pas un seul », p. 67.
14Au-delà du rejet d’une pénétration « romantique » de l’absolu de la production, et par conséquent de la liberté créatrice, il faut prendre en compte cette phrase, anti-romantique en diable, qui se trouve au centre des Muses de Jean-Luc Nancy : « Surmonter le romantisme, c’est penser rigoureusement l’in-fini, c’est-à-dire sa constitution finie, plurielle, hétérogène »10. Ajoutons que c’est là le sens de in-fini, avec le trait d’union, la nature même de la dissémination de toutes choses. On comprend de la même façon qu’il n’y a pas d’Art en soi, ou général ou encore en synthèse, comme l’a cru, pensé et théorisé le romantisme d’Iéna, mais des éclats, l’écartèlement des arts en leur multiplicité, multiplicités finies, donc, ce qui n’exclut en rien, au contraire, dans l’intensité de la tension elle-même, leur communication.
15De la séparation et de l’inappropriable jusqu’à la notion décisive d’interruption, il n’y a qu’un très petit pas. Et ce pas est précisément celui dans lequel s’inscrit « la littérature ». Cette notion intervient cette fois-ci, comme retournée, interrogeant et suspendant à la fois le romantisme (on la rencontre déjà dans le titre du texte séminal Le Mythe interrompu dans La Communauté désœuvrée). Et qu’est-ce qui s’y fait entendre ? Une autre parole, comme on dit, un discours alternatif ou bien rien, le silence ? C’est que se présente ceci, que l’absolu présenté dans l’art n’est désormais, comme on l’a suggéré à propos du romantisme, que la présentation elle-même. Mais l’art et « la littérature » – « la littérature » qui deviendra pour Jean-Luc Nancy le nom de cette interruption – ne sont pas ou plus la présentation d’un contenu substantiel, religieux essentiellement. D’où une béance dans le mythe, entendu comme l’élaboration psychique, culturelle, civilisationnelle, hyper-philosophique aussi, du réel tel qu’il est enveloppé, rendu et exprimé par un discours.
- 11 J.-L. Nancy, « Le mythe interrompu », p. 154.
- 12 Idem, p. 159.
- 13 Ibid.
16Pourtant, n’entend-on pas pour cette raison un simple silence ? Lisons cependant : « dans l’interruption, ce n’est pas non plus le silence […]. Dans l’interruption du mythe, quelque chose se fait entendre, ce qui reste du mythe lorsqu’il est interrompu – rien, sinon la voix même de l’interruption, si on peut dire »11. Et puis lisons surtout ceci qu’il faut faire résonner : « Mais la révélation de la littérature ne révèle pas, comme celle du mythe, une réalité accomplie, ni la réalité d’un accomplissement. Elle ne révèle pas, de manière générale, quelque chose – elle révèle plutôt l’irrévélable »12. La thèse serait donc : la littérature – avec Jean-Luc Nancy, laissons à présent tomber les guillemets – n’est plus le mythe, ou du mythique, mais ce qui, précisément, « interrompt le mythe »13. Ce qui implique que l’infini d’un absolu, qu’un infini pur, est impossible et se voit poussé de côté par l’in-fini, à savoir la fragmentation infinie du sens, des sens, et des arts qui en constituent les expressions. Et ce serait du reste cela, le monde, qu’on ne peut dire davantage au singulier, en et pour lui-même, que par abus et donc facilité de langage. C’est pourquoi l’allos, « l’autre », qui est l’autre nom de la déconstruction derridienne en ce qu’elle ouvre l’espace à de l’autre et pour l’autre, en ce qu’elle rouvre ce que le mythe a si longtemps obturé et « luté », comme on le dit d’un plat. In-fini, fragmentation et, en vérité et malgré tout, hyper-romantisme ! Et pourquoi donc ?
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- 14 J.-L. Nancy, « De l’écriture, qu’elle ne révèle rien », p. 104-109.
17Pour aborder cet enchevêtrement de difficultés, je considérerai un texte de 1994, qui reprend et affronte directement la question du romantisme, intitulé De l’écriture : qu’elle ne révèle rien, paru dans la revue Rue Descartes14. Il m’est impossible selon mes informations de dater ce texte autrement que par sa publication. Toujours est-il qu’il se situe à cet égard à peu près à mi-chemin de la trajectoire de pensée de Jean-Luc Nancy, seize ans après L’Absolu littéraire (1978) et juste avant les très grands livres qu’inaugure Être singulier pluriel (1996) et la très grande séquence des publications jusqu’à ce dernier Cruor paru en 2021 quelques mois avant sa mort.
18Consacré à La Tentation de saint Antoine, le texte de Nancy avance que le livre de Flaubert
n’est bon qu’à faire toucher du doigt la bêtise d’un certain fantasme romantique, qui n’est rien d’autre que celui de l’engendrement commun de la réalité et de sa diction/fiction (Dichtung) – autrement dit, le fantasme du mythe tel que nous nous le représentons depuis le romantisme, précisément. Plus précisément encore : le « romantisme » est [souligné !] la hantise d’une poïesis/poésie effective du monde. Alors que nous avons à faire à tout autre chose : à être dans le monde. Pour cette raison, nous n’avons plus rien à faire avec le romantisme15.
Voilà qui semble, et qui l’est peut-être, définitif ! Toutefois, scrupuleux comme il l’était, Jean-Luc Nancy ajouterait tacitement : « encore pour cette raison que nous avons affaire avec le romantisme »… Pourquoi ? Parce que, avec Flaubert, le romantisme aurait abouti à quelque chose d’absurde, de « bête », d’insensé, dont Bouvard et Pécuchet constituerait le comble.
19Voici à présent un autre passage décisif de ce texte qui commente celui qui précède. Son importance est extrême dans la mesure où il prend en écharpe ce qu’on peut considérer comme constituant et rappelant l’empan de la pensée de Jean-Luc Nancy :
Avec La Tentation, la littérature a pris congé, volens nolens, de la « création » ou de la re-création mythologisante et poïétisante. Elle a laissé de ce congé un témoignage lourd, compassé, même passablement ridicule dans son acharnement à vouloir faire la grande fresque d’une révélation qui ne révèle rien que le désir éperdu d’une révélation. Mais y eut-il jamais révélation d’autre chose que du désir d’une révélation ? Et de quoi y eut-il jamais tentation, sinon d’une révélation ? […] Il n’y a plus rien à révéler : mais tout à écrire. Voilà le seuil sur lequel Flaubert nous a plantés, et d’abord le seuil où il s’est planté lui-même, aux sens courants et au sens argotique du mot. On pourrait dire : écrire ressemble à révéler, mais seulement jusqu’au point où ce qui est révélé précède la révélation, tandis que ce qui est écrit… demande encore à être écrit. Rien ne précède, rien n’est donné – et rien ne sera donné pour finir. Il s’agit de se tenir très exactement sur la ligne très mince où le sens se propose et se dissout, où il se dissout dans sa proposition. C’est cela, une ligne d’écriture. C’est cela, un dessin ou une peinture qui n’est pas une vision16.
Ce texte vaut, à l’évidence, autant pour l’écriture au sens étroit, pour la littérature, que pour la pensée en général. Désormais, elles ne sont vision de rien, ou alors dérision de la vision, celle, par exemple, d’un perroquet que Félicité dans Un Cœur simple prend pour le Saint-Esprit… C’est pourquoi ce passage par le romantisme de Jean-Luc Nancy porte un point d’interrogation, ce point qui ne marque pas l’impuissance, un « plantage », mais une ouverture de la pensée, le contraire en réalité de toute révélation.
- 17 Flaubert mis à part, Philippe Lacoue-Labarthe ne cessait de rappeler, dans ses cours, et je crois (...)
20Toutefois, comment surmonter le malheur romantique, car il y a bien pour nous et pour Jean-Luc Nancy un malheur à ce « plantage » romantique devant lequel Flaubert nous a déposés17 ? Observons-en les conséquences, en poursuivant la lecture du texte :
- 18 J.-L. Nancy, « De l’écriture, qu’elle ne révèle rien », p. 109.
[…] parce que l’écriture comme la vie n’atteignent pas leur sens, et ne s’atteignent donc pas l’une l’autre. Elles n’y touchent pas (au sens), elles le tentent, elles en sont tentées, mais leur sens est de n’y pas atteindre. Ce sens n’en est pas un. Qu’il n’en soit pas un, tel est son sens. Dans l’infime intervalle de ces deux formules, où il n’y a rien de disposé pour aucune révélation, il faut apprendre à séjourner, ou à passer (c’est la même chose). Ce qui veut dire aussi qu’il faut oublier l’intervalle. Non pour le combler : mais sa vérité, c’est d’être oublié18.
On a donc sans conteste affaire à un sens très spécial, post-romantique, un sens tiré du non-sens : non comme un sens, un nouveau sens, mais sens de cela, de cette absence de sens. Que le sens ne se remplisse, ne se comble ni ne s’accomplisse – par quoi le sens est tout autre chose dans le sens même, c’est-à-dire autre chose que ce qui s’y trouve supposé et déjà incliné vers une signification, ou encore par un « autre » sens –, voilà qui nous conduit à la pensée d’un sens dérangé et bousculé, inquiet et fragile, soutenu et insoutenable comme l’est l’existence elle-même, ou encore la liberté. Très concrètement, nous sommes pris dans du sens qui nous pousse à continuer à exister et à agir plutôt qu’à ne pas le faire.
21On se demandera en même temps, dans une sorte d’oscillation, si cet inaccomplissement n’est pas encore et toujours très romantique, la marque de ce qui, dans la lignée de la Lucinde de Friedrich Schlegel, connaît nécessairement un avortement ? Soit un inachèvement à la fois effondré devant toute téléologie ou finalité, et immanent au sens même, un inachèvement qu’on dira à la fois transitif et intransitif. C’est pourquoi, le mouvement de retrait par rapport à toute assomption de sens est certainement ce qu’il y a de plus romantique.
22Dans sa lecture de La Tentation de saint Antoine, une œuvre qui apparaît comme aussi dérisoire que nécessaire pour faire apparaître précisément ce qu’elle a de dérisoire – ainsi ces accumulations de précisions et de données, ces saturations d’informations érudites qui font déjà penser à Bouvard et Pécuchet et à quoi, précisément, elles aboutissent ! –, Jean-Luc Nancy fait état d’une contrainte inhérente à la philosophie, exemplairement avec Hegel, celle qui tend vers une fusion et donc une superposition entre l’écriture et la vie, voire leur confusion, l’adéquation entre le logos qui écrit et celui que l’écriture veut rejoindre dans la matière et les choses, celle de l’assomption littéralement folle de toute écriture, enfin, dirait Freud, celle de la paranoïa de la philosophie elle-même. Et Flaubert sait bien qu’il y a là une folie. Concernant Hegel, on ne sait pas trop. Jean-Luc Nancy, quant à lui, manifeste la lucidité nécessaire pour ne pas être dupe de cette folie.
- 19 Novalis, Le Monde doit être romantisé, p. 46.
23En effet, au sujet de ce que Flaubert et le romantisme visent, à savoir « la pénétration littérale de l’écriture dans la vie », Jean-Luc Nancy rappelle la phrase très flaubertienne : « La littérature n’est plus pour moi qu’un terrible godemiché qui m’encule et ne me fait même pas jouir » ! On songe aussi, en des termes évidemment tout autres, à Novalis : « le monde doit être romantisé »19. Pour autant, il convient de n’en pas être dupe en ne succombant pas à la « tentation » d’une pénétration (c’est la folie, le Mal !), alors même qu’il s’agit juste de toucher, et non pas (de) toucher à…, comme à un fond ou un but. Noli me tangere, le christianisme avait prévenu que l’homme n’est créateur que d’images !
- 20 J.-L. Nancy, « De l’écriture, qu’elle ne révèle rien », p. 108.
24La littérature aura non seulement acquis avec le romantisme un rang qu’on peut appeler « ontologique », mais elle aura surtout longtemps attendu une révélation, à travers une vision, traduisant en cela sa mimèsis de l’Écriture, une révélation qui n’est pourtant pas venue. Et, au moment même du romantisme finissant et interminablement épuisé, malgré les attentes historico-mythico-poétiques de l’Athenaeum, la littérature vient en revanche de prendre conscience que la révélation est qu’il n’y a rien à révéler. Elle se trouve désormais en possession de ce savoir, note Jean-Luc Nancy, que tout est hors écriture et qu’il est requis de résister à la tentation d’excéder l’écriture « sur »20 en prétendant pénétrer la chose même.
- 21 Idem, p. 107.
- 22 Idem, p. 108.
25Pourtant, l’ironie romantique – cette façon que la pensée a, dit-on, de se défier d’elle-même, alors qu’il s’agit peut-être surtout pour elle de se libérer en se poussant et se transcendant – masquerait encore et toujours la tentation de la « re-création mythologisante et poïétisante »21. À cet égard, Flaubert aura en même temps rempli le programme romantique et s’en sera défié. C’est là son « plantage » et le point où il nous a « plantés », nous autres philosophes en particulier. D’où le malaise propre à Flaubert, sa cruauté et son cynisme. De son côté, la philosophie, dirait Jean-Luc Nancy, fait l’expérience du « savoir amer que le livre n’est pas la chose »22, qu’il n’y a pas d’Un ni d’auto-engendrement. Par conséquent, romantisme terminé, romantisme interminable…
26On se souvient de la formule de Jean-Luc Nancy citée plus haut : « [c]e sens n’en est pas un. Qu’il n’en soit pas un, tel est son sens »23. La formule exige qu’on pense et écrive comme Flaubert, et qu’en même temps on se retire de cette tentation, qu’on pense comme Hegel et toute la philosophie, et qu’on fasse un pas de côté. Voici donc d’une part cette synthèse de l’Esprit de Hegel et du personnage de Félicité dans Un Cœur simple : une folie, une chouette, un perroquet qui se confond dans une vision avec l’Esprit-Saint, et, d’autre part, on en vient à se dire : ce n’était donc que cela…
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27À présent, qu’en est-il du sens ? Qu’en « reste »-t-il ? Et qu’est-ce que ce sens ? Ou bien, qu’est-ce donc que cet « allos » du sens, dans le sens, qui dérange son « auto » ? « Qui » est-il, ce sens, glisse-t-on immédiatement, en recherche d’identification, pour porter la pensée vers cet Autre qui est et qu’est Dieu (et qui hante la Tentation de Flaubert) ? Déjà, il n’est certainement pas la signification, que Dieu, l’Autre, a si longtemps remplie. Et puis, c’est que la signification est morte, comme le Dieu du christianisme, emportant avec lui tous les autres dieux. En définitive, la signification est la mort.
28Par opposition à la signification, il n’y a de sens qu’éclaté, le seul élément commun entre les éclats étant la poussée qui les explose. Et c’est bien à cet égard que le sens est justement le contraire très rigoureux de la mort ! Le sens autre, de et dans l’Autre, « allos », est le Witz de toute résolution dans l’assomption, qui dérange cette dernière aussitôt que formulée et avancée. Il y a ainsi une irréductibilité de l’autre, de l’« allos », qui barre la victoire de la mort. Et si de son côté le christianisme possède quant à lui un sens, plus précisément du sens, ce pourrait bien être celui-là. Mais, comme on sait, ce n’est pas celui, plutôt cela qui l’aura emporté dans la religion (instituée).
29Et nous voilà à nouveau de retour, à supposer que nous les ayons jamais quittés, dans les parages du romantisme… Le sens de quoi, se demande-t-on finalement ? Mais du « monde » comme la question unique et plurielle, singulière et plurielle ! Le « monde », enfin, pour ne pas finir, celui qu’il s’agit pour Jean-Luc Nancy de rejoindre, par-delà le romantisme et (mais) toujours en lui, à travers lui. Il s’agit en effet du terme le plus insistant, le plus persistant, depuis ce qui interroge et porte sur l’apparaître d’un monde, sur son ouverture, ce qui est également l’affaire de la littérature et en elle du poème, jusqu’à la reprise, sous diverses formes, de la question de Création du monde, la question aussi de sa fin, en passant par ses fragmentations innombrables dans l’époque moderne.
30Un tel monde, il faut donc le penser à l’infini, en le romantisant, autrement dit, en romantique, avec Jean-Luc Nancy qui aura tellement romantisé (et on peut estimer que c’est ce caractère qui en quelque sorte définit son style et sa boulimie d’écriture) lorsqu’il pensait les assemblages, les fractures réelles ou seulement, parfois, apparentes, du monde, surtout en en délivrant de surcroît l’expression qui, du reste, en fait partie. Ainsi se trouvait dégagée la puissance de ramification de chaque partie du monde dans d’autres, c’est-à-dire leur mêlée.
31On se représentera ainsi les livres de Jean-Luc Nancy comme une encyclopédie du monde, sur le mode de Novalis, pas celui des Français du xviiie siècle, ni celui de la philosophie hégélienne, encore moins celle, dérisoire, de Bouvard et Pécuchet, si actuelle, mais l’encyclopédie romantique d’une totalisation intotalisable, la totalisation étant dans ce cas, précisons-le, en même temps une détotalisation, donc une romantisation à l’infini se doublant d’un retrait de toute forme d’assomption. Voilà ce qu’il faudrait pouvoir comprendre, pour l’essentiel, en saisissant que cette formation et cette composition d’une totalité sont aussitôt, à même les plis pris, des déformations et des décompositions, en un mot un inachèvement inachevable.
32Sous ce nom d’inachèvement, et par cette tradition qui nous lie à l’Athenaeum, se trouve désigné le sens même, toujours autre, qui ne possède au demeurant de sens qu’à être libre, par conséquent délié de ce qui, dans tous les domaines, existentiels et politiques, le figerait à mort dans une signification. À mort, en effet, puisque les formes d’achèvement sont celles de la mort et le sens est, on n’a cessé de le suggérer, précisément le contraire, non dialectique, de la mort.