Quand nos yeux se touchent, fait-il jour ou fait-il nuit ?
Jacques Derrida
- 1 Cf. J.-L. Nancy, « Le Judéo-Chrétien ».
- 2 De ce colloque est sorti le volume A. Potestà (dir.), Contre toute attente, autour de Gérard Bensu (...)
- 3 Cf. O. Ombrosi, Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida.
- 4 Cf. J.-L. Nancy, « Cours, Sarah !… ».
- 5 De ce colloque est tiré le livre collectif, G. Michaud, I. Ullern (dir.), Sarah Kofman : philosoph (...)
1Dans un contre-temps infini et une anachronie frappante, je me suis approchée de Jean Luc Nancy. Dans le contre-temps de rencontres sans rencontre, ici, ailleurs, nulle part peut-être. Dans l’anachronie d’un au-delà de la scansion synchronique du temps, certes. Toujours à contre-temps. Je l’ai croisé, je l’ai manqué. Je l’ai croisé sans vraiment le rencontrer plusieurs fois à Paris, et déjà lors de ce fameux colloque consacré à Jacques Derrida et à ses judéités, quand il apostrophait son ami, à la clôture des autres interventions, comme « le judéo-chrétien »1 ; ou à Strasbourg, dans sa ville, à l’occasion de colloques importants, liés au Parlement des philosophes, au moins à l’occasion de celui consacré à « l’animal », mais aussi plus récemment, d’un autre dédié à Gérard Bensussan2 ; et puis d’autres fois encore nos écritures se sont croisées, dans des volumes collectifs ou dans des rapports de thèses, presque toujours autour de Derrida. Autour de Derrida, autour de « l’animal »3, en ce qui me concerne le plus personnellement. Et puis, d’autres contre-temps ou des rencontres manquées, mais là c’était autour d’une autre rencontre, sur Sarah Kofman et sa « course », selon ce qu’il lui disait dans son adieu « Cours, Sarah ! »4 : je l’ai manqué à Paris, quand, après tant de silence, la philosophe fut remise en lumière par des intellectuelles francophones et probablement grâce à une sollicitation de sa part5 ; je l’ai ensuite manqué à Rome, car sa promesse, sollicitée par mon invitation, de témoigner et de parler de Kofman, ne fut pas tenue, hélas, et la rencontre n’eut jamais lieu, aussi à cause de sa peau – de son cœur – fragile. Une toute dernière fois, plus récemment, le tout dernier contre-temps m’a tout particulièrement frappée, car j’aurais dû le rencontrer dans un colloque sur son œuvre à lui, cette fois et, plus précisément sur un sujet très délicat, « la vie en échec et les formes de la vulnérabilité ». Mais il fut le premier à les subir, en ce début d’été 2021, et surtout deux mois après. Il l’a manqué. Je l’ai manqué une dernière fois. Je l’ai su seulement après.
- 6 Cf. A. Cherki, Mémoire anachronique.
- 7 J.-L. Nancy, « Cours Sarah ! », p. 29 (je souligne).
- 8 « La philosophie en effet » est le titre de la collection de l’éditeur Galilée, Paris, que les qua (...)
2Me voici donc à vouloir récupérer ces contre-temps ou plutôt à m’installer dans cette « mémoire anachronique »6. Me voici à vouloir lui répondre en quelque sorte, s’il est vrai, comme il le disait par rapport à Sarah Kofman, que l’écriture est un geste de vie et « qui écrit répond », « qui écrit résonne et, en résonnant, répond »7. Me voici donc à lui répondre dans mon écriture même, très simplement me voici à résonner à contre-temps ou à faire résonner son écriture par la mienne qui me porte et parfois m’emporte. Toute seule je n’y arriverai certainement pas, je n’arriverai pas à dire et à faire résonner son geste spéculatif, son style de pensée et d’écriture, la gravité de sa pensée et la légèreté de son écriture. J’essayerai donc de le faire résonner ici, dans ce lieu d’écriture, dans « sa » revue même, dans cette communauté de ses proches ou de ses collègues, en le mettant en constellation, en superposition, en contamination surtout avec Jacques Derrida, sans oublier d’évoquer les noms de Sarah Kofman et Philippe Lacoue-Labarthe, c’est-à-dire ceux qui ont fait partie de sa constellation la plus étroite, ainsi que de la collection éditoriale la plus réussie, celle de « la philosophie en effet »8, car grâce à lui, grâce à eux tous, une autre philosophie a résonné, nous a fait, dans tous ces effets penser différemment.
•
- 9 Cf. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée.
- 10 Cf. J.-L. Nancy, Le Partage des voix.
- 11 Cf. J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy.
- 12 Cf. J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde.
- 13 Je voudrais faire résonner les dates (2000-2020), presque un redoublement, d’autant plus si on gar (...)
- 14 Dont J.-C. Bailly et J. M. Garrido. Cf. J.-C. Bailly, « Havâ/Zamân » ; J. M. Garrido, « Pas l’univ (...)
- 15 Cf. J. Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie.
- 16 J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, page d’exergue (je souligne).
3Contaminations. Superpositions. Restons dans cet « effet » de « la philosophie en effet », dans les effets de la contamination, de la dissémination, de la destination, de la « communauté désœuvrée »9 et des « partages des voix »10, selon des titres nancéens qui lui ont ouvert la route. Je commence alors par tout contaminer, à partir du titre de mon texte. « Toucher la peau fragile du monde » est en effet une superposition de deux titres assez connus : l’un, de Jacques Derrida, consacré à la pensée de Jean-Luc Nancy : Le toucher, Jean Luc Nancy11 (2000) et l’autre, celui de son dernier livre publié de son vivant, intitulé La Peau fragile du monde12, titre/livre qui vient vingt ans après (2020) celui que Derrida lui avait dédié13. Dans ce livre de Nancy, sur lequel je vais m’arrêter tout particulièrement ici, où la contamination est déjà bien assumée et explicitée au point qu’il se compose d’autres textes et d’autres signataires14, le ton crépusculaire de la fin des temps ou le « ton apocalyptique naguère adopté en philosophie »15 est bien présent. Et ce « ton » concerne non seulement l’écriture du philosophe Jean-Luc Nancy, mais il nous toucherait aussi, car « la préoccupation de demain », selon ses mots, se mêle à « un accueil du présent », à un certain souci de ce qui est en train de nous arriver, « à nous tardifs humanoïdes », de « [c]e qui nous arrive lorsque nous arrivons nous-mêmes à une extrémité de notre histoire, que cette extrémité doive être une étape, une rupture ou tout simplement un dernier souffle »16. Nous sommes – « nous » les hommes-humanoïdes, « nous » les philosophes à qui cet appel semble être adressé, mais « nous » aussi, c’est-à-dire le reste de ce monde vivant et fragile qui nous abrite – arrivés en effet à une extrémité, à une limite, à un « dernier souffle ». Cependant comment faut-il penser cette extrémité, comme une étape, une autre encore, un stade du long processus de développement socio-technologique, voire du progrès ? Ou bien, faut-il l’entendre comme une rupture ? Ou encore, finalement, comme la toute-fin, un tout dernier souffle de notre monde et pas seulement la fin d’une époque ?
- 17 Cf. J.-C. Bailly, « Même l’ouvert se referme. Sur la disparition de J.-L. Nancy ».
- 18 Ibid. (je souligne).
- 19 J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, p. 25.
- 20 Idem, p. 13.
4L’inquiétude ressentie et avouée par Nancy « d’un ton apocalyptique » ou prophétique (bien que ces tons ne soient pas identiques) dans ces lignes, est grande, et aujourd’hui, c’est-à-dire trois ans après, dans cet « après » encore plus lourd et sombre, car secoué par les bouleversements de la sortie de la pandémie mondiale et par les ravages de plus d’une « scène de guerre » qui s’implante au cœur même de l’Europe, pèse davantage encore sur nous, acteurs ou spectateurs de l’apocalypse qui approche. Si, comme le dit très remarquablement Jean-Christophe Bailly dans son hommage funèbre à l’ami intitulé « Même l’ouvert se referme »17, la pensée de J.-L. Nancy reste une pensée « qui répond au monde et qui répond du monde qui s’écrit, et pour laquelle l’immanence du sens à lui-même était sans fin reconduite »18, certainement dans La Peau fragile du monde cette réponse de Nancy au monde s’exprime par une grande attention à « l’à-venir »19 – écrit comme Derrida l’écrivait –, à l’« à-venir » de ce monde. L’« ouverture » de ce livre se fait et s’écrit en effet en un ton apocalyptique/prophétique, car comme Nancy l’écrit : « [L]e temps viendra. Ce n’est pas une prédiction, puisque le temps viendra de toute façon, fût-ce comme le temps de la fin des temps. C’est une prophétie : la parole d’un autre, la parole de l’ailleurs que nous ne pouvons méconnaître sans renoncer à notre humanité. L’interprète du dehors »20. Et il poursuit :
[s]i nous sommes aujourd’hui inquiets, égarés et perturbés comme nous le sommes, c’est parce que nous étions habitués à ce que l’ici-maintenant se perpétue en évacuant tout ailleurs. Notre futur était là, déjà fait, tout de maîtrise et prospérité. Et voici que tout fout le camp, le climat, les espèces, la finance, l’énergie, la confiance et même la possibilité de calculer dont nous étions si assurés et qui semble devoir s’excéder elle-même21.
- 22 Idem, p. 15.
- 23 Idem, p. 14 (je souligne).
Cette voix prophétique, à son dire donc, annonce que le monde est en cours de collision, en transformation époquale, mais surtout elle annonce, il me semble, un changement de perspective quant au temps, quant à l’ailleurs du temps ou même à son rien. Nancy continue ainsi : « Oui, les glaciers fondent. Non, la paix n’est pas pour demain. Oui, la toxicité augmente, chimique, radioactive, financière ou morale. Non, le progrès ne progresse pas. Oui, les Lumières sont passées, le Céleste Empire aussi et les passés ne se retrouvent ni ne se restaurent – justement parce que le temps vient »22. Le temps vient, le temps est venu et le temps viendra, « [l]e temps viendra parce qu’il vient [dit-il] parce que ça vient – fût-ce jusqu’à la survenue de rien. Ou de tout autre chose. Nous voici en effet devant le rien ou le tout-autre »23.
5L’« à-venir » du temps ou son imprévu inquiète et il peut même affoler, souffler le souffle quand il devient palpable, prévisible presque, quand la fin semble déjà là, tout particulièrement dans les temps présents, c’est-à-dire quand les armes grincent de partout et les armements nucléaires hurlent sous l’excitation des derniers empires et souverains. Mais s’agit-il ici, dans ce livre de J.-L. Nancy, de « la peau fragile du monde » ou bien de « la peau fragile du temps » ? J’essayerai de côtoyer cette question, car ici je dois encore commencer par toucher le sujet, voire par toucher le toucher.
- 24 Cf. J. Derrida, « Prière d’insérer » in : J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy.
- 25 Ibid.
- 26 Cf. J.-L. Nancy, Le Sens du monde.
6Qu’est-ce que signifie le mot « toucher » dans la langue nancyenne ? Derrida, on le sait, consacre un livre important au toucher de Jean-Luc Nancy, mais pas seulement à sa pensée, car Aristote, Merleau-Ponty et Levinas y sont aussi convoqués. Quant à moi, dans cet effort de contamination que je suis en train d’écrire, ce n’est pas « le toucher » qui entre en jeu, mais plutôt le verbe à l’actif : « toucher ». Toucher le philosophe du toucher, serait le propos de Derrida dans son livre, toucher et suivre sa question du toucher qui, à l’entendre, « se déploie jusqu’à tout envahir, parasiter, surdéterminer, au fil des années. Elle touche à tout »24 ou, encore, il poursuit, « cela touche à la limite »25. Derrida se décide ainsi pour « le toucher », tandis que Nancy, lui, avait préféré le verbe, sans article, comme un titre de chapitre de son livre Le Sens du monde (1997)26, donc « Toucher ». Et, quant à moi, j’y toucherai à peine à ce « toucher », en tant que verbe, sous peine de ne pas y arriver… Cette question du/de toucher, centrale dans la philosophie de Jean-Luc Nancy, s’enchaîne à celle de la sensibilité, du sentir, du sentiment, du se-sentir, elle est donc relative au sens du tact et même au sens du monde. Cette thématique qui parcourt toute l’œuvre de Nancy et qui habite de plein droit son corpus, revient également à la fin, dans son avant-dernier livre (La Peau fragile du monde), que je touche à peine dans mon propos, en particulier quand Nancy s’arrête sur le sens de la peau, de la peau du monde, sur la partie la plus superficielle de ce monde, du monde qui ne serait ni animal ni machine et qui pourtant serait, ou qui aurait, bel et bien une peau.
- 27 J.-L. Nancy, Corpus, p. 82 (cité et souligné par Derrida. J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, (...)
- 28 J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, p. 87.
- 29 Ibid.
7Voici le « corpus du tact », tel que Nancy l’envisageait dans son Corpus (1992) il y a plus de trente ans et que Derrida reprend pour le commenter dans Le toucher, Jean Luc Nancy : « Corpus du tact : effleurer, frôler, presser, enfoncer, serrer, lisser, gratter, frotter, caresser, palper, tâter, pétrir, masser, enlacer, étreindre, frapper, pincer, mordre, sucer, mouiller, tenir, lâcher, lécher, branler, regarder, écouter, flairer, goûter, éviter, baiser, bercer, balancer, porter, peser… »27. Pourquoi clôt-il la liste ainsi, se demande Derrida ? Serait-ce pour lui une manière de faire une table des catégories que des lecteurs et lectrices à venir devront essayer de déchiffrer, peut-être comme je suis en train de le faire en ce moment même ? Et pourquoi les verbes « caresser » et « frapper » sont-ils soulignés en italique, à la différence des autres ? Cette liste inquiète Derrida et cette inquiétude concerne autant l’inclusion que l’exclusion des verbes évoqués : en effet, inclure « regarder » et « écouter » comme appartenant au toucher signifierait penser que le sens du tact comprend aussi ceux de la vue et de l’ouïe, chose d’ailleurs confirmée par l’inclusion des autres verbes relatifs aux autres sens, par l’introduction/l’intrusion de « flairer » et de « goûter », par conséquent, de l’odorat et du goût ; c’est-à-dire que pour Nancy le tact serait le sens le plus large et le plus accueillant, c’est une évidence. D’autre part, dans cette même liste, d’autres verbes, tels que « lâcher » ou « éviter », vont plutôt dans le sens d’un non-contact, c’est-à-dire dans la direction de l’interruption, de l’espacement, de la séparation, de l’éloignement, voire, précisément, du tact. D’ailleurs le plus important parmi ceux-ci, au point que Derrida en souligne le rôle, comme « une sorte de transcendantal »28, est le tout dernier, « peser » – que, quant à moi, je mettrais volontiers en relation avec celui qui le précède, c’est-à-dire « porter » – à cause de sa relation la plus intime avec « penser ». Derrida s’exprime en ces termes : « dans ce corpus du tact, il s’agit moins d’une liste catégorielle des opérations qui consistent à toucher que de penser, c’est-à-dire de peser ce qui de mille façons se donne au tact, à savoir le corps, le corpus, en tant qu’il pèse. Et donc que d’une certaine façon, il pense »29. Et quelques pages plus loin :
[t]out Nancy, dirait-on, signe ce geste (l’infime différence d’une lettre, n, entre penser et peser) […]. Autant dire qu’il travaille à penser-peser exactement l’impe(n)sable. Aussi exactement que possible, il mesure (pe(n)se) l’impossible. Par quoi il reste un philosophe rigoureux au moment même où les limites du philosophique viennent à trembler. Nancy se soumet alors sans trembler au tremblement30.
- 31 Cf. J.-L. Nancy, Le Poids d’une pensée.
8« Toucher » ce serait l’équivalent de « peser », voire de « penser », peut-être en deçà de toute force de gravité, en deçà (ou en dépit ?) des forces et des secousses des tremblements, y compris des tremblements de terre. Nancy s’en explique dans un autre livre intitulé très significativement Le Poids d’une pensée (1991)31, au sujet de la relation entre « peser » et « penser » :
- 32 Idem, p. 3 (repris par Derrida. J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, p. 88).
L’acte de la pensée est une pesée effective : la pesée même du monde, des choses, du réel en tant que sens. […] la co-appropriation du sens et du réel est cela même en quoi l’existence se précède toujours elle-même, […] en tant qu’elle est sans essence – en tant qu’elle est le sans-essence. Absolument indubitable, ce point de l’appropriation mutuelle et archi-originaire de la pesée et de la pensée (c’est véritablement la création du monde) forme […] le point absolu d’inappropriabilité : nous n’avons pas accès au poids du sens, pas plus (par conséquent) qu’au sens du poids32.
On dirait que le propos de Nancy serait ici plus existentialiste que matérialiste, mais cela n’aurait même pas vraiment de sens car, ceci, c’est-à-dire le sens, tient justement à cette « appropriation mutuelle archi-originaire » entre pensée et pesée, entre le poids du réel et son propre poids (du sens), qui, de plus, forme le point absolu – le point d’Archimède peut-être – de l’inappropriable sens du sens. Poids et sens. Sens et poids. Sens du réel. Sens du monde. Poids de la terre, poids de la pierre.
- 33 Cf. J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, p. 88.
- 34 Cf. J.-L. Nancy, Le Sens du monde, p. 89 sq.
- 35 Idem, p. 96.
- 36 Idem, p. 92.
- 37 Idem, p. 91.
- 38 M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 293.
- 39 J.-L. Nancy, Le Sens du monde, p. 104.
- 40 Ibid.
9Or, s’il est vrai que, comme l’envisage Derrida bien que trop rapidement, dans la pensée de Nancy il y aurait « une surdétermination »33 du sens de « monde », c’est-à-dire que le monde signifie aussi comme terre, comme monde terrestre précisément, dans toute sa gravité et sa pesanteur tellurique, je dirais même dans toute sa compacité de matière, il est vrai que Derrida, quant à lui, abandonne volontiers cette pesanteur pour se concentrer plutôt sur le corps et sur le toucher du corps, en l’occurrence sur la légèreté du tact, exprimée par la caresse, et non pas, par exemple, sur la force et le poids du coup relatif au frapper qu’il avait auparavant signalés. Du monde au corps, ce serait donc le trajet de la lecture de Derrida quant au toucher de Nancy, tandis que Nancy se meut, il me semble, plutôt du corps au monde, c’est-à-dire du « corps/poids » de la matière à toute la pesanteur du monde. Car, à lire Le Sens du monde, en particulier les chapitres intitulés « Sens, monde, matière » et « Toucher »34, on pourrait considérer l’attention de Nancy sur le sens, comme si celui-ci était caractérisé par beaucoup plus de poids, de gravité et de matérialité qu’on ne le pense : il y envisage en effet le sens comme un premier coup de la matière qui surgit du néant et qui fait surgir la différence (aussi la « différance »35) ; le sens n’est donc plus uniquement une exploration autour de l’« extériorité effective »36 du monde ou, plus obliquement, autour de la « transimmanence »37, c’est-à-dire de l’existence déjà exposée du monde dans toutes ses différences, mais une force qui a du poids terrestre et matériel, la force de s’en détacher… À la fin du chapitre « Toucher » (dans Le Sens du monde), Nancy, après avoir discuté, pensé et pesé la thèse heideggérienne que la « pierre est sans monde »38, arrive à dire que « [l]a pierre n’“a” pas de sens. Mais le sens touche à la pierre : il s’y heurte même, et c’est ce que nous faisons ici »39, en concluant d’une manière lapidaire, presque aphoristique :
« [e]n un sens, mais quel sens, le sens est le toucher. L’être-ici, côte à côte, de tous les être-là (être jetés, envoyés, abandonnés au là). Sens, matière se formant, forme se faisant ferme : exactement l’écartement d’un tact. Avec le sens, il faut avoir le tact de ne pas trop y toucher. Avec le sens ou le tact : la même chose »40. Sens : sens de la matière – terre –, sens à partir d’une matière qui se forme, se modèle et se renferme, volcanique peut-être ; sens à l’origine primordiale du monde ; sens sans/dans le toucher, demandant de ne pas trop y toucher (noli me tangere) ; sens/toucher dans l’écartement du tact, c’est-à-dire, sens qui fait déjà signe ers un horizon qui n’est pas, pourtant, un au-delà, mais un ici, un « être ici », « un être ici de tous les être-là », dit-il, « côte à côte », « peau à peau » j’ajoute, pleine peau.
10Cette idée d’un sens, et même d’un sens du monde, à partir de la fermeté de la matière/la terre, que nous retrouvons dans ces pages de Le Sens du monde, tout comme celle d’un sens à partir de la circularité/circulation – idée également présente dans ce livre –, d’un sens à partir d’une proximité, d’une exposition entre les différe/a/nces réelles/matérielles ou, mieux encore, celle d’une circularité de la réalité et de la matérialité qui est la condition même de possibilité de la distinction de quelque chose ou de toute chose; bref, cette conception d’une circularité du sens qui, selon les termes de Jean-Luc Nancy, « est la condition même de tout toucher, de tout contact, c’est-à-dire de tout agencement d’un monde (ni continuité, ni discontinuité pures : toucher) »41, cette idée persiste trente ans plus tard dans La Peau fragile du monde, bien que légèrement différente car ici le sens du toucher, le sens en tant que toucher (et donc touchant) est porté non pas tant par le poids mais plutôt par la peau, son sens étant transfiguré par la métonymie de la peau.
- 42 J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, p. 142.
11Dans La Peau fragile du monde, tout particulièrement dans le chapitre intitulé ainsi (VII), le monde est circonscrit au monde des hommes et non pas à celui de la matière ou de la pierre ou de la terre (comme plus haut), il me semble, car le monde dont Nancy parle ici est le monde de la « mondialisation », du développement techno-économique, des sciences, etc. De ce monde, Nancy nous dit que, contrairement à certains philosophes comme Aristote ou Descartes, il n’est ni animal ni machine, mais qu’il est « nous-mêmes »42. Et il faudrait revenir et s’interroger davantage sur ce « nous-mêmes » du monde.
- 43 Idem, p. 143.
- 44 Ibid.
- 45 Idem, p. 144.
- 46 Ibid.
12Or, pourquoi Nancy met-il en jeu, dans son extraordinaire essai, la peau justement ? Parce que la question de la peau serait la plus sensible et la plus apte à nous éclairer sur le monde des hommes quand ceux-ci n’arrivent plus à faire autrement que considérer le monde comme « ni animal ni machine mais monde des hommes dépourvu de tout outre-monde (ou autre monde) »43. En effet, s’il n’y a pas un autre ancrage que ce monde-ci et si le sens d’un monde signifie toujours « faire sens », on ne peut pas éviter de penser la circularité, la circulation, une économie (au sens large du terme) de ce qui est, un fonctionnement de repères « grâce auxquels tout ce qui est dans ce monde est aussi ce qui le fait et lui donne vie »44. La peau est donc, selon Nancy, ce qui met en circulation et en réseau tout ce qui vit et tout ce qui est, dans une sorte d’extériorité, d’extériorisation ou d’externalisation constante : « [l]a peau n’enveloppe pas un ensemble d’organes : elle développe la présence au monde que ces organes entretiennent »45, écrit-il. Si donc la peau est « l’organe ou bien le lieu où un corps se présente comme lui-même » et l’organe qui montre/expose/fixe l’identité d’un corps, elle est également « l’organe de l’hétéronomie d’un organisme »46, dans le sens qu’elle est en même temps ce qui se donne/montre comme identité à soi d’un corps, d’une part, et de l’autre, comme ce qui le met en relation avec l’extérieur et avec toute extériorité :
[l]a peau [écrit Nancy] se fait voir, toucher, entendre, respirer et savourer. Ce qu’est la peau nous le savons par le serrement des mains, par le baiser, par la vision d’un menton ou d’une démarche. C’est pourquoi cet organe excède l’ordre propre de l’organisme : il n’assure pas une fonction à l’intérieur d’un système autonome : il expose (on peut écrire en français “il expeause”) cette autonomie à tous les dehors possibles47.
- 48 Nancy se réfère ici à un concept de G. Simondon. J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, p. 146.
- 49 Idem, p. 146.
- 50 Ibid.
- 51 Idem, p. 151.
- 52 Idem, p. 146.
13Si dans Le Sens du monde Nancy parlait de « transimmanence », en donnant un sens fort à un certain nomadisme propre à son ontologie du tact, dans La Peau fragile du monde, il évoque un autre mot, différent et semblable, « transindividuation »48, qui signifie dans la direction que je viens d’esquisser, c’est-à-dire dans le sens d’une individuation qui ne peut se faire sinon dans le contact/la relation avec une extériorité et grâce à la peau précisément. Dans ces pages, Jean-Luc Nancy arrive même à parler, à penser et certainement aussi à peser la « transpiration des peaux »49. Toujours porté par et dans le préfixe « trans », par le concept de transit, de passage, de circulation de cette circularité du sens ainsi que par le sens du toucher en tant que tact, le philosophe semble cependant faire ici un pas de plus, en suggérant presque une transsubstantiation, si je peux m’exprimer dans ces termes qui ne sont pas les siens. Je m’explique : il semble introduire un changement de substance – non pas dans la « descente » d’une incarnation, celle de l’hostie se transformant en corps du Christ –, mais un changement qui se ferait dans une sorte d’ascension, c’est-à-dire en allégeant le poids de la matière (comme de l’être) par le presque-sans-poids de la sueur, de la vapeur, de la brise de la « transpiration des peaux ». Nancy semble ainsi passer du transit du poids de l’être – du poids du sens, du sens comme poids et du sens comme toucher le monde/réel et dans un certain sens terrestre (dont j’ai essayé de m’expliquer) – à un transit de la transpiration, à un passage des vapeurs, à une nuée d’haleines… Comme si le philosophe voulait toucher le moins solide, le plus immatériel, impalpable, l’intouchable même, de cette circulation extérieure et intérieure à la fois, autant « organique » que « métaphysique »50, dit-il ; comme s’il voulait, en somme, toucher et décrire ce réseau de peaux transpirantes et cet entrelacs d’haleines, peut-être afin de les substituer aux réseaux des câbles de la circulation virtuelle de notre époque, sur laquelle il insiste aussi, « sans se résoudre en interfaces connectées interactives dans la programmerie d’un gros animal-machine »51. Bref, il semble qu’il y ait une sorte de dé-ontologisation dans la pensée et la pesée du sens du denier Nancy, qui pèse différemment le poids et le sens du monde et le presque-sans-poids de la sueur/vapeur de l’ensemble des peaux poreuses et transpirantes, de ces peaux qui « partagent leur secret », qui « se font l’une à l’autre sensibles »52 et qui donnent, finalement, encore du sens au monde. À ce propos, et pour conclure sur la peau, il vaut la peine de citer une page très significative qui est en assonance, non seulement sonore mais aussi spéculative, avec le passage évoqué plus haut sur le « Corpus du tact » :
- 53 J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, p. 147 (je souligne).
La peau n’est pas le lieu d’un calcul ni d’une mesure : elle est un lieu de passage, de transit et de transport, de trafic et transaction. Ça s’y frotte et ça s’y irrite, ça s’y mêle et s’y distingue, ça s’y heurte ou s’y flatte. La peau est érectile, horripile, frissonnante, rétractile, caressante, lubrifiante, pressante, tremblante. Elle se fait cristallin, tympan, langue, vagin, bulbe olfactif, muqueuse, papille. Elle s’excite, elle s’émeut, s’échauffe, s’électrise, se révulse ou s’exhale. À tous égards la peau traduit, trahit, transpire, transsude la singularité palpitante de l’énigme d’un être-à-soi en tant qu’il est de part en part hors de soi, proche et lointain, multiple, toujours flottant et répondant aux impulsions des brises, des haleines ou des bourrasques du monde. À tous égards elle est la résonance puissante et fragile de tout ce qui suscite une forme ou une tonalité d’existence53.
- 54 J.-L. Nancy, « Être soufflé », p. 247 (je souligne). On devrait peut-être lire ce texte de mai 202 (...)
- 55 Idem, p. 252. Nancy évoque ici De l’esprit, cf. J. Derrida, De l’esprit.
14Or, en suivant cette hypothèse relative à une dé-ontologisation ou dé-solidification de la dernière pensée/pesée de Jean-Luc Nancy, modulant, modelant, allégeant la gravité du sens (et du corps), mais aussi celle de l’être, grâce à la légèreté et à la fragilité de la peau, grâce à son frottement et sa transpiration en commun avec d’autres peaux, on devrait prêter beaucoup d’attention à une toute dernière étape de ce « processus » et considérer de plus près la dernière intervention publique du philosophe, intitulée assez significativement « Être soufflé » (tenue en visioconférence en mai 2021), laquelle insiste singulièrement sur le soufflement, sur le souffle, sur notre manière d’être soufflés par rapport à notre monde mondialisé, où il arrive encore une fois au toucher et à écrire ceci : « [à] coup sûr “toucher” a plusieurs valeurs et variations proches de souffler. Celui-ci représente en fait la forme la plus légère, la moins palpable du toucher. Le toucher qui touche sans vraiment toucher. Ce qui reste malgré tout différent du souffle coupé qui est l’effet majeur de l’être, soufflé »54. Ici, au-delà de la transformation du verbe « toucher » en « souffler », voire au-delà de cette dernière variation sur le même thème ou verbe du « toucher », déjà amplement pratiquée ailleurs par le philosophe, il émerge une certaine prise de distance de sa part par rapport à l’être et à ses effets qui, littéralement, ont coupé et coupent le souffle. Nancy semble soudainement tenté, en s’éloignant de tout spiritualisme, par l’idée d’un « souffle » qui nous approcherait quelque peu de l’esprit ou qui, dans tous les cas, serait à suivre et à méditer, s’il est vrai que, selon ses mots, « le souffle est la manifestation de l’esprit »55. Donc « toucher » comme « souffler », certes, mais aussi le « souffle » comme trace de l’« esprit », car celui-ci touche à l’esprit et il en est une manifestation.
- 56 Ibid.
- 57 Idem, p. 253.
- 58 Idem, p. 254.
15Mais pourquoi parler d’« esprit » ? De plus, de quel « esprit » s’agirait-il ? Nancy n’hésite pas à écrire, toujours sur un ton prophétique : « [s]i nous voulions sérieusement considérer ce qui nous arrive, nous devrions nous intéresser à l’esprit. À celui qui souffle où et quand il veut. À celui qui inspire ou expire, qui enflamme et disperse les cendres »56. Afin de comprendre le temps présent et le temps qui viendra, c’est-à-dire « ce qui nous arrive » dans cette longue histoire qui s’achemine vers sa fin, nous devrions « nous intéresser à l’esprit », suggère Nancy, mais en se référant non pas tant à l’esprit dont parlent les philosophes, fussent-ils les plus fréquentés tels Marx, Heidegger ou Derrida – Hegel n’étant pas évoqué ici ! – , qu’à celui médité par Saint Augustin, à cet esprit qui, à la différence de l’âme vitale, n’existe que dans sa communication/contamination par et avec l’esprit de Dieu, cet esprit qui consiste, écrit-il, « dans la très fine appréhension de ma propre distance de créature »57. Dans l’approche de la fin du monde et de sa propre fin, Nancy conclut cette courte méditation sur l’« être soufflé » – où un certain attachement à l’être persiste, fût-ce dans le titre ainsi que dans le passif de cette expression (« l’être soufflé ») –, en faisant appel à un tout dernier geste philosophique, à un tout dernier souffle, déjà trace du tout-autre, voire de son esprit : « Que reste-t-il ? [écrit-il] Peut-être rien. Ou peut-être la trace d’un souffle : “Tu as exhalé ta bonne odeur, je l’ai respirée et je m’essouffle après toi” »58.
- 59 Cf. J.-L. Nancy, « Être soufflé », p. 254. Nancy se réfère au chapitre X, 27 et cite en français d (...)
- 60 J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, p. 148.
- 61 Idem, p. 149-150.
- 62 Idem, p. 149.
- 63 Ibid.
16Je touche à peine, avec émotion et discrétion, à cette dernière question, autant philosophique qu’humaine, de Jean-Luc Nancy, au moment le plus intime de sa confession et de son viatique, au moment le plus haut de son héritage et de sa destination philosophiques, peut-être, mais le fait qu’il s’accroche, là, aux Confessions de Saint Augustin59, en se référant à ce lien d’haleine et d’odeur, à cette circulation d’airs entre soi-même et l’esprit du tout-autre, en nous sollicitant à rechercher du côté de l’esprit, tout comme dans La Peau fragile du monde il se réfère à la circulation et à la « transpiration des peaux » en tant qu’ultime circulation du sens, me conduit à soupçonner que Nancy s’est éloigné du sens du monde, se tournant plutôt vers le sens du temps. Si, en effet, le monde n’a pas de peau propre, comme il le dit, car il est composé par l’ensemble des combinaisons de toutes nos peaux et, plus encore, par leurs transpirations circulantes, contaminantes, il est clair que le monde ne s’arrête pas là, c’est-à-dire qu’il ne se réduit ni à la seule coprésence des présences ni à la seule succession de leur coappartenance. À Nancy d’écrire : « [o]n
peut parler de lui [du monde] comme d’une peau s’il développe la coprésence de tout ce qui se présente. Mais cette présentation se résorbe indéfiniment dans la succession des coprésences. En définitive, le monde est une coappartenance ni animale, ni machinique de tout ce qui renvoie à tout, comme une respiration, la mue d’un serpent ou une réaction de fusion thermonucléaire »60. Étrange similitude ! Qu’est-ce qu’aurait en commun une respiration avec la mue d’un serpent (du côté animal), d’ailleurs comparée à « une réaction de fusion thermonucléaire » (du côté du « machinique ») ? D’autre part, qu’est-ce qu’une respiration sinon une succession déjà scandée en deux temps ? « Le monde », conclut Nancy et je conclus avec lui, « est tout ce qui se passe entre nous, c’est-à-dire d’abord nous-mêmes et tout ce qui nous arrive, tout ce à quoi arrivent nos contacts, nos regards, nos haleines, nos mouvements et par renvois de peau en peau […], de proche en proche et de surprise en imminence, de fugace en immémorial vous atteignez sans le savoir à l’entière actualité du monde : à l’acte de son existence »61. Mais finalement, s’agit-il encore de la peau du monde, de « cette extension espace-temps »62, de ce « bouillon de cristaux et de gaz »63 qu’est le monde ou bien de l’actualité du monde, voire de l’actualité du temps, celle de l’instant plus précisément ? S’agit-il enfin, pour Nancy – mais aussi pour « nous-mêmes » qui sommes ce monde, qui sommes aussi sujets-objets de cette destination qui nous est adressée par le philosophe –, de rechercher, de protéger, de toucher « la peau fragile du monde » ou plutôt la peau fragile du temps ? Et s’il est question du temps, de quel temps s’agit-il, quel temps s’agit-il d’entendre ou de retrouver ?