- 1 J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, p. 17.
Sans salut, face à l’impossible,
juste capables de saluer notre si singulière aventure1.
1Oui, c’est vrai, nous avons pensé tant de fois, chacun d’entre nous différemment, que Jean-Luc Nancy était immortel ; qu’il avait pour ainsi dire ressuscité tant de fois sans jamais être mort, sans que cette résurrection fût précédée de ce que nous nommons la cessation de la vie.
- 2 J.-L. Nancy, « Heidegger, les égarements d’un génie. Entretien avec Jean-Luc Nancy ».
- 3 J.-L. Nancy, « À la vie, à la mort. Entretien avec Jean-Luc Nancy ».
2Tant de fois nous avons eu peur, nous avons été saisis d’effroi devant l’inéluctable, parce que, non, Jean-Luc Nancy ne pouvait pas mourir. Il nous l’avait prouvé tant de fois. Tant de fois il s’était lui-même surpris à déjouer la prévisibilité la plus propre de l’existence, ce qu’il appelait, dans un article consacré à Heidegger et paru en 2019 dans Le Nouvel Observateur, « la vie sans mort »2. La tâche de la vie ne pouvait pas être autre chose que la réouverture du sens même d’un mourir qui ne vient pas, d’un mourir infiniment ajourné ; d’un mourir infiniment vivant. D’un mourir vivant jusqu’à la mort. « Morts ou vivants », disait Jean-Luc Nancy, « les amis sont des esprits », « un esprit souffle à sa manière – mort ou vivant »3.
3Alors aujourd’hui, ce n’est pas exactement de l’immensité intellectuelle que Jean-Luc Nancy nous a transmise et enseignée que je souhaite parler. Je ne prends pas ici la parole devant vous pour commenter tel ou tel aspect de son œuvre qui nous est chère et précieuse, parce que le travail de la pensée ne s’arrête jamais, parce qu’il ne faut jamais laisser le sens se dissoudre, se disloquer, se forclore et s’interrompre. Je voudrais parler du souffle de l’ami, de sa voix, de son rire, de ses silences, de ses tourments, de ses marges, de ses écarts, tout ce qui par-delà le mourir nous échoit en partage, en commun, dirait Jean-Luc.
4« Aujourd’hui je vis entouré d’amis morts ou présents », disait-il – « J’entends leur intonation et je les entends me dire : alors, tu voudrais bien savoir ce que nous dirions »4. Oui Jean-Luc, j’aimerais bien savoir ce que tu m’en dirais. Mais d’ores et déjà, je sais que tu ne partageais pas avec Montaigne l’idée que nous devons apprendre à mourir. Apprendre à mourir ? Pour quoi faire ? Quelle vaine prétention, dont tu disais aussi que Montaigne avait fini par y renoncer. Car comment pourrions-nous apprendre ce qui est le propre de la désappropriation, de la vulnérabilité absolue de la vie ? C’est à ce prix, au prix de la désappropriation de ce que nous avons de plus propre, que Jean-Luc Nancy est devenu un penseur de la finitude qui aura toujours donné le dernier mot à la vie.
- 5 I. Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes : poèmes (1942-1967), p. 247. Cité par Jean-Luc (...)
5Mais comment témoigner du souffle de l’ami ? Comment dire que l’esprit souffle encore et toujours, qu’il ne s’arrêtera jamais de souffler, sans pour autant que ce souffle soit identifié à un avatar ontothéologique contre lequel Jean-Luc Nancy nous mettait en garde ? L’histoire des religions et de la métaphysique se sera tellement octroyé le privilège du « par-delà », que la parole qui en libère court le risque de se retrouver otage de ce dont elle s’est depuis longtemps exilée. Tant pis, il nous faut le courir ce risque. Jean-Luc Nancy aimait à citer cette phrase d’Ingeborg Bachmann : « Toute personne qui tombe a des ailes »5.
6Disons, pour faire bref et court, que ce sont les ailes sur lesquelles se déploie le souffle de Jean-Luc Nancy, un souffle qui n’a ni commencement ni fin. Il est surgissement. La survenue du souffle, pourrait-on dire, un mot que chérissait Nancy. Un souffle à l’approche qui vit et meurt infiniment, là où ça surgit, à l’improviste.
7Ni les uns ni les autres ; ou encore, les uns avec les autres ; les uns pour les autres. Rien, sinon les autres ; les autres, sinon rien.
8De qui et de quoi parle Jean-Luc Nancy ? À force de décliner le préfixe « cum » sous toutes ses formes, ses figures, ses dedans et ses dehors, nous oublions parfois la simplicité de ce qu’il signifie. Ce préfixe signifie l’existence en tant que co-existence. Nous sommes en vie sur un mode de co- : co-rapports, co-écarts, co-corps, co-paroles, co-visages, co-étants, co-survivants, co-naissance, co-finitude, co-souffrance, co-misère, co-désastre, co-promesse, co-politique, co-affrontés, co-désœuvérs, co-désavoués, co-inavoués, etc. Bref, la sérialité des singuliers pluriels qui naissent, vivent et meurent.
- 6 J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, p. 48.
9Jean-Luc Nancy nous aura appris combien la vie, la vie plus que la vie, traverse la tragédie de l’existence qui, souvent, se retrouve otage d’une comédie : la comédie du concept, ou encore, la comédie de celle et celui qui prétendent saisir le sens de l’existence. Cette prétention ne dit pas comment les êtres que nous sommes, les êtres singuliers pluriels, « singulier et pluriel, à la fois »6, sommes exposés à la fragilité du monde, à sa peau fragile, comme à ses blessures.
- 7 Cf. J.-L. Nancy, « Sleep well », une vidéo dans laquelle Nancy évoque le sommeil, la vie, le souff (...)
- 8 Cf. P. Verlaine, Jadis et naguère.
- 9 B. Pascal, Pensées, Liasse Contrariétés (Lafuma 131), p. 515.
- 10 Cf. J.-L. Nancy, Le Sens du monde.
- 11 P. Celan, « Große, Glühende Wölbung », p. 93. Il s’agit du dernier vers d’un poème que Paul Celan (...)
10Jean-Luc Nancy est mort le 23 août 2021, mais le seul fait de dire « il est mort », est une manière de nous rappeler que la mort elle-même est une exposition à la vie ; une exposition qui se donne à un dehors que la tradition philosophique a souvent nommé « finitude », ou encore « être-pour-la-mort ». Mais, pour Jean-Luc Nancy, la mort ne signifiait pas uniquement finitude. Elle signifiait avant tout être un corps ; un corps exposé à une extériorité. Pour le dire autrement, et dans l’esprit de Nancy, seul un vivant peut dire : « je suis mort », alors qu’en définitive il dit « je suis en vie », ou encore, « je tombe de sommeil », « je m’absente mais je reviens ». Autant d’expressions que je me surprends à imaginer dans la bouche de Jean-Luc Nancy, « dans une vie d’avant »7. D’avant la mort ? Non, d’un avant encore plus lointain, un Jadis et naguère8 qu’aucune mort ne peut toucher. De bouche en bouche, j’en arrive à le faire parler, à exposer des paroles dont je suppose qu’il ne les aurait pas raturées. Sans ce risque pris de l’exposition, le sens de l’existence retomberait en pure vacuité. Si les corps que nous sommes ne sont pas ouverts au dehors, à quoi sont-ils ouverts ? Que pourrait signifier un corps ouvert au-dedans ? Au-dedans de quoi au juste ? On imagine aisément que ce corps enfermé en lui-même, clôturé du dedans, sans porte ni fenêtre, serait un cauchemar : le cauchemar du solipsisme, de l’enfermement, de la psychose du dehors. Paradoxe de l’ipséité, nous n’accédons à nous-mêmes que du dehors, comme si nous étions nous-mêmes des dehors, des extériorités avec ou sans destination. Nous sommes en vie parce que nous sommes exposés. Je ne dis pas « nous existons » parce que nous sommes exposés. Je dis, « nous sommes en vie ». Être en vie : voilà l’idiome, le shibboleth qui caractérise de manière irréductible l’œuvre et la pensée de Jean-Luc Nancy. Ne dit-on pas qu’un bateau possède un bâbord et un tribord ? Une manière d’échapper au tout de la terre comme au tout des fonds marins. Nous sommes un peu comme des êtres d’équipage, à qui il est donné de passer infiniment du dedans au dehors, du bâbord au tribord. Une des références majeures de Nancy était Pascal, dont il aimait à citer l’aphorisme tiré de la liasse Contrariétés : « [L]’homme passe infiniment l’homme »9. – Nul référence au monde, au sens du monde ou à sa dislocation. Avec ou sans monde, nul doute que pour Nancy l’homme continuera à passer infiniment l’homme – sauf à penser que la fin de l’homme ne saurait survivre à la fin de l’histoire et à la mort du sens du monde ; sauf à penser que l’infini serait supplanté par l’indéfini ; que le dehors ne serait qu’un avatar du dedans. Sauf à penser que les êtres d’équipage que nous sommes couleront en même temps que le bateau ; sauf à tenir bon le cap et à ne pas renoncer à ce qu’il y ait du sens. Le sens même de la vie. Car nous sommes au monde. Car jamais le sens n’est produit ou fabriqué ou auto-décrété. Le sens a lieu. Le sens est un « faire ». C’est un « faire » et c’est une « question ». Le sens passe infiniment le sens. Le « sens du monde »10 habite le dehors que nous sommes. Dire que le monde est dépourvu de sens est une erreur. Quand le sens ne fait plus monde, il reste encore le sens : « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen »11. Vision abyssale du monde et du sens. Sans doute est-il vain de penser que le monde n’a de sens que pour autant qu’il touche à sa fin. Le sens n’est pas la clôture, mais l’ouvert et le sens de l’ouvert est irreprésentable.
- 12 J.-L. Nancy, Le Sens du monde, p. 13.
- 13 Cf., J.-L. Nancy, Cruor.
11C’est donc la question du dedans-dehors, de l’intériorité et de l’extériorité, de la vie et de la mort qui retient mon attention. Cette question, pour autant que nous la considérons comme la signature du philosophe, affecte également une autre question : celle du monde, de l’épuisement du sens du monde, à tel point que nous ne savons plus très bien si c’est le monde qui fait sens, ou si c’est le sens qui produit le monde. Nous connaissons l’assertion de Nancy, désormais célèbre : « Il n’y a plus de sens du monde »12. Le tragique de cette assertion, c’est qu’elle peut se lire à géométrie variable : Il n’y a plus de monde auquel donner un sens ; ou encore : Il n’y a plus de sens donc il n’y a plus de monde. Il n’y a plus de sens, il n’y a plus de monde, mais il y a la vie : la vie plus que la vie, qui se tient sur la ligne de crête entre la vie la mort. Histoire d’un monde et d’une époque où les médiations font défaut13. Cruauté et crudité habitent un monde en déshérence. À qui la faute ? Au capitalisme, qui pour Nancy insuffle la cruauté et détruit le rapport au sens du monde et de l’autre ? Au totalitarisme, dont la principale pulsion est d’asservir les peuples et les nations ? Passage d’un monde de soi à soi à un monde de l’entre-deux, de l’entre-nous, de l’entre-corps ; passage d’un monde de l’écriture à un monde de l’excriture, de la pulsion qui insuffle la vie en même temps qu’elle donne la mort. Le sens du monde ne serait-il pas lui aussi en quête de débordement, d’une excédence d’où surgirait une autre pulsion de vie, même si l’idée de pulsion demeure inconnaissable ?
- 14 Augustin, Confessions, III, 6, 11, p. 54.
12Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse et d’évoquer un souvenir. En novembre 2017, Daniela Calabro m’avait invitée à l’Université de Salerne, dans le cadre d’un colloque consacré à la subjectivité. Jean-Luc Nancy était intervenu à distance, par écran interposé, juste avant moi. Son visage débordait l’écran et sa parole, exposé à nos regards, semblait percer la toile. Celles et ceux qui ont entendu Jean-Luc ces dernières années savent combien il aimait à déambuler dans la pensée, à se laisser porter jusqu’aux rives de ce dehors qu’il aimait tant. Il aimait improviser, comme le font les musiciens qui, à partir d’un thème, varient à l’infini un même motif, une même idée, un même concept ou fragment de pensée, jusqu’à se perdre sur des chemins non balisés, pour le plaisir de se perdre. Ce jour-là, ce matin-là, au cours de ses pérégrinations philosophiques, Jean-Luc Nancy rencontra la figure emblématique d’Abraham, le patriarche de la Bible, devenu le père de toutes les Nations. En définitive, il me semble que ce qui fascinait Nancy, par-delà le motif de la promesse et de l’appel, c’est la capacité d’Abraham à faire quelque chose, à vouloir que ça change, à ne pas laisser le monde à l’état de barbarie, d’infanticide, d’idolâtrie meurtrière, d’injustice sociale. C’est la capacité d’Abraham à quitter une civilisation pour se mettre en route vers nulle part, vers un hors lieu, un non-lieu, le désert, un dehors absolu, sans retour au-dedans. Je pense que c’est ce mouvement de sortie qui le fascinait, et ce d’autant plus que Nancy n’a jamais complètement renoncé au dedans, car le dedans, c’est l’intime, autrement dit, c’est ce à quoi les êtres singuliers pluriels ne peuvent renoncer. En termes derridiens, je dirai que l’intime, c’est l’indéconstructible. Cet indéconstructible est peut-être l’autre nom pour dire Dieu, pour dire le Dieu d’Abraham précisément, ce Dieu qui interpelle Abraham et à qui Abraham répond Hi nenni (me voici). Pour Jean-Luc Nancy, « Dieu », dont le nom chrétien est Trinité, nomme cet Autre, un « Toi » auquel un « Je » s’adresse, abolissant ainsi toute médiation. En s’adressant à un « Toi », le « Je » nomme cette Extériorité qui se révèle plus intime à moi-même que moi-même – « interior intimo meo »14 d’Augustin (Confessions, III, 6, 11). Cette parole d’Augustin, chère à Nancy, « interior intimo meo », est encore et toujours une parole de corps. La parole sort du corps qui garde la trace de cette parole. De fait, il y a toujours un reste, toujours cette trace qui reste derrière le je qui parle. Le je dit ego sum, mais ne se réduit pas au sum. Le voilà le motif récurrent, voire le leitmotiv du sens du monde que la philosophie n’a pas assez incorporé à la pensée. Les corps sont des présences au monde, plus que l’esprit.
- 15 J. Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, p. 13.
13Je précise que cette intimité de saint Augustin – « interior intimo meo » –, peut s’entendre pour Nancy sans le Dieu auquel il s’adresse, parce que l’intimité est toujours ce qui s’éprouve comme plus profond, plus intérieur qu’elle-même. Que ce soit l’intimité affective, dans l’amour ou dans la haine, dans l’effroi, dans le faire politique comme dans le faire philosophique, dans la maladie comme dans la guérison. Et si nous pouvons parler d’un dehors du corps, c’est parce que le corps n’appartient pas. Il ne relève pas d’un ordre lié à la possession. Je pourrais ici paraphraser Derrida au sujet de la langue, qui écrit, dans Le Monolinguisme de l’autre : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne »15, et dire, en paraphrasant Derrida : « Je n’ai qu’un corps, ce n’est pas le mien ». C’est le mien et ce n’est pas le mien. C’est bien mon corps propre, mais ce corps n’est pas une propriété. Parce que la langue, comme le corps, c’est l’intime ; le avec soi et hors de soi. Un cum en exil, extradé. C’est l’intime et l’étranger : l’étrangeté de l’intime. Mon corps est indissociable de moi et pourtant, il est sans doute ce que j’ai de plus propre, ce que j’ai de plus intime, mais, exposé au bruit assourdissant du dehors, l’intime devient ce qui nous précède, ce qui aura toujours été plus profond que moi (superior summo meo) – ce que Levinas appelle l’immémorial, car l’intimité avec un passé qui n’a jamais été présent est aussi toujours l’expérience d’un dehors qui ne cesse de se creuser au-dedans.
- 16 Cf. J.-L. Nancy, Que faire ?
14Cette question du faire, du faire avec le corps, du faire monde, du faire sens, du faire corps, c’est la question de Nancy, exprimée de façon très claire dans son petit essai intitulé Que faire ?16 Plus qu’une question, une interpellation impérative adressée au lecteur. Le faire précède le sens. On croirait à s’y méprendre le décalque du verset biblique : « Nous ferons et nous écouterons » – « Naasséh vénichma (נַעֲשֶׂה וְנִשְׁמָע) » (Exode 24,7).
15« Que faire ? […] Non, je dis simplement que nous faisons déjà »17, écrit Nancy, qui prend à témoin l’immense complexité du faire à travers les personnages de Beckett en attente de Godot, ou encore en évoquant la scène culte du Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, celle où Anna Karina psalmodie en marchant sur la grève : « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! » Cependant que Jean-Luc Nancy n’y va pas par quatre chemins, puisque dès l’introduction, il précise qu’à cette question, « que faire ? », il n’y a que deux réponses possibles. L’une : « La première : il faut changer la question. La seconde : l’autre : nous sommes déjà en train de le faire »18. Autrement dit, nous sommes déjà exposés les uns aux autres. De cette exposition naît une possibilité d’affrontement, de confrontation, de lutte, de combat politique pour s’approprier les corps, à savoir pour s’approprier l’inappropriable. Nancy pensait que la vie, la vie plus que la vie, est comme tiraillée entre la formation d’un corps et sa disparition – ce que les anciens appelaient l’âme. Et si nous désignons par le mot « âme » ce mouvement de disparition des corps, c’est sans doute parce que nous ne parvenons pas à incorporer l’idée même que le corps peut disparaître ; parce que, précisément, il ne nous appartient pas. Mais autant le sujet, pour Nancy, est offert à l’excès de sens, autant la multitude des corps est exposée à l’expérience de la communication qui peut faire sombrer le sens du corps dans des mirages mortifères, dans le commun de la globalisation où plus aucun singulier ne se reconnaît.
16Car, quoi de plus commun que le commun, que l’être-ensemble, que la possibilité même du sens commun, des corps communs ? Quand le sens ne fait plus monde, il nous reste encore en partage le « en commun ».
- 19 J.-L. Nancy, « Le commun le moins commun », p. 55.
[C]’est notre lot commun que d’être en commun. Mais tout se passe comme si les cultures – les politiques, les morales, les anthropologies –ne cessaient d’osciller entre le Commun dominant, englobant – le clan, la tribu, la communauté, la famille, la lignée, le groupe, l’ordre, la classe, le village, l’association… – et le commun banal, le profanum vulgus (non sacré…) ou le vulgum pecus (le troupeau…), le peuple, les gens, la foule, tout le monde (l’inénarrable « Monsieur Tout-le-monde »). Ou bien c’est le tout englobant la partie, ou bien c’est l’humilité de la condition ordinaire19.
17Jean-Luc Nancy aborde donc le sens du monde en le confrontant aux porosités des corps exposés, à la vulnérabilité irréductible de l’humanité de l’homme, croisant ainsi le nihilisme dans la figure de son plus grand prophète, à savoir, Nietzsche. Mais s’il donne le sentiment de s’éloigner du christianisme, Nancy ne cesse pas pour autant d’interroger les actes et les significations qui portent le religieux qu’il déconstruit patiemment. Il en va du sens et du devenir des « en commun » que nous sommes, sens otage selon lui d’une métaphysique imprécise, ou ramené à un élément de pure logique. Le monde serait devenu une structure parmi d’autres et l’homme, un avatar de cette structure qui ne comprend le sens du mot « solitude » que comme protection à la menace que représenterait la venue ou le surgissement d’une altérité. Ainsi, Jean-Luc Nancy remet obstinément sur le travail une question : comment aborder le sens comme ce qui vient, comme ce qui va naître, plutôt que comme ce qui est advenu ? Le sens déjoue nos attentes bien plus qu’il ne les comble, il faut donc renoncer à sa clôture. Par là, le sens se rapproche du monde de la vie comme horizon ouvert à des événements qu’aucun savoir ne permet d’anticiper, et la tâche de la vie ne peut pas être autre chose que la réouverture du sens même d’un « en commun ».
- 20 Cf. J.-L. Nancy et J.-C. Bailly, La Comparution.
18Apprendre à mourir signifie renoncer à l’en-commun, laisser le dernier mot à la solitude. La mort n’appartient pas et pourtant on meurt seul. Mourir dans la solitude est l’angoisse ultime de l’humanité de l’homme ; plus qu’une angoisse, une terreur. Il n’est pas certain selon nous que l’être-avec de l’être-là ait trouvé comment résoudre l’aporie. L’homme est exposé à ce nouage indénouable. L’être-en-commun et l’être-avec sont exposés à ce qui arrive – ce que Nancy désigne du mot « comparution »20.
19C’est à ce prix, au prix de la désappropriation de ce que nous avons de plus propre, notre solitude ontologique, que Jean-Luc Nancy est devenu un penseur de la finitude qui aura toujours donné le dernier mot à la vie, à la communauté, au sens de l’être et du monde. Car la finitude, comme la solitude, comme l’idée que nous mourons seuls sont pour Nancy des actes fondateurs de la pensée, de notre rapport à l’altérité et de la communauté. D’où l’idée qu’il faut entendre l’être-en-commun comme partage.
- 21 J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, p. 115.
20Mais le « partage », en plus de l’avec, emporte toujours une division, une propriété disjonctive de la relation qui noue et coupe à la fois l’ensemble des éléments qui entrent en contact : « individu », « peuple », « communauté », « pensée ». « Au nom de la communauté, l’humanité – mais tout d’abord en Europe – a fait la preuve d’une capacité insoupçonnée à se détruire »21. C’est pour cette raison que, pour nous, la communauté n’est plus en question. Le désastre de la communauté est dans le « philosophème » qui exige d’exposer « le sens lui-même », au-delà précisément de la communauté. Nancy a préféré en effet remplacer le mot « communauté » par « être-en-commun » ou « être-avec ». L’être-en-commun est ce qui nous arrive, une « comparution » qui se donne comme un être-ensemble d’existences finies. La finitude ne signifie pas achèvement, mais temporalité de l’être, d’un avoir lieu dans le temps qui décide de l’impossibilité de toute transcendance de l’existence. Notre horizon reste, pour Nancy, toujours infiniment fini et c’est en cette marge, dans cette ouverture de sens, qu’il nous faut nous charger de notre existence en commun. Être en commun signifie tout simplement que nous sommes vivants. Cum est une autre manière de dire la vie.
21L’existence des êtres, au-delà de tout contrat, est inscrite depuis toujours dans le trait de l’être-avec qui se donne, pour Nancy, comme une structure ontologique fondamentale de l’existence. L’homme est donc exposé au partage de l’être-là dans la finitude, dans les corps souffrants, dans la mort. L’« en-commun » se révèle en tant que partage infini de la finitude. Nancy, en proposant le thème du Mit-sein présenté par Heidegger dans Être et temps, souligne la nécessité de redéfinir l’ontologie à partir du singulier-pluriel, de l’« être-avec », pour développer son analytique co-existentiale. Il remarque en effet que le Mit-sein est co-essentiel par rapport au Dasein. En d’autres termes, il faut repenser l’existence en tant qu’être-en-commun, car l’être social, l’être singulier pluriel, ne peut pas être reconduit simplement aux termes de « société » ou « socialité ».
22Un tel effort pourra éviter à la vie, la vie plus que la vie, de s’appauvrir dans l’infinie misère de l’individualisme global. Toutefois il faut aujourd’hui écrire une grammaire qui valorise le potentiel de libération du commun, pour répondre aux défis de l’« injustice globale » qui domine notre « globus ». Il faut repenser la mondialité, selon Nancy, comme une « expérience de la liberté » et de la démocratie.
23Mais Nancy nous mettait en garde : il se peut que le commun ne puisse jamais recevoir de figure identifiable. Il n’en reste pas moins que l’idée de commun, l’idée communiste – et tous les rôles qu’elle a pu jouer, ignobles ou sublimes – aura été portée par cet avec (ce cum, com) qui définit notre existence. Chaque singulier pluriel est à la fois singulier et pluriel, ou, pour le dire autrement, il est communément commun. Ne nous méprenons pas. Cette assertion est à entendre dans le meilleur comme dans le pire sens de « commun ». La question du « en-commun » nous renverrait à une autre question, une autre inquiétude : celle du devenir même de l’humanité.