Navigation – Plan du site

AccueilNuméros55Le toucher de la philosophie

Le toucher de la philosophie

Jean-Luc Nancy
The Touch of Philosophy. Jean-Luc Nancy
Rosaria Caldarone
p. 43-54

Résumés

Toucher l’intouchable – cet axiome qui appartient à la loi du toucher depuis Aristote et qui traverse l’œuvre de Jean-Luc Nancy, comme J. Derrida l’a remarqué, semble inscrit au cœur de la philosophie, dont le statut est posé par Platon dans le Banquet. Revenir sur cela implique de jouer à nouveau le rapport entre le sensible et l’intelligible, entre le corps et la chair, entre l’amour et la vérité en affaiblissant leur opposition.

Haut de page

Texte intégral

1Mon propos concerne le thème du « toucher » qui, comme tout le monde le sait, a été utilisé par Jacques Derrida comme clé pour accéder à la pensée de Jean-Luc Nancy. Mon but, cependant, sera d’isoler et d’approfondir, en lui donnant un champ d’action particulier, l’un des axiomes tirés du Peri psychès d’Aristote qui devient pour Derrida une ligne directrice pour entrer dans la question qu’il aborde chez Nancy :

  • 1  Aristote, De l’âme, p. 64 (423b-424a).

[C]omme la vue […] a pour objets, en quelque sorte, le visible et l’invisible – et ainsi des autres sens à l’égard des qualités opposées –, de même le toucher a-t-il pour objets le tangible et le non tangible [tou aptoù kai anàptou]1.

  • 2  Aristote, Métaphysique, p. 486. « Les puissances rationnelles sont, toutes, également puissances d (...)

2La puissance des contraires, ce qui est à la base de la possibilité de la négation qui affecte les « puissances rationnelles »2, est déjà inscrite selon Aristote dans l’expérience que l’homme fait à travers les sens. Or, cette possibilité de se rapporter de façon tangible à ce qui reste intouchable et qui en principe empêche toute sorte de contact, est pour Derrida au cœur de l’expérience du toucher qu’il retrouve chez Nancy.

  • 3  Cf. M. Heidegger, Was ist das – die Philosophie ?, p. 24.

3J’assumerai cet argument en essayant d’en trouver, pour ma part, sa trace dans les textes du philosophe français où il est question à la fois de l’expérience de l’éros et de l’expérience de la philosophie. Ce rapprochement entre les deux (éros et philosophie), par ailleurs, n’est pas arbitraire, parce que la philosophie est, comme Heidegger nous le rappelle, un désir de la sophia conduit par l’éros3.

4Ce que Heidegger dit est confirmé dans la description que Platon fait, dans le Banquet, de l’ordre de l’éros. Nancy reprend et relance ce discours plusieurs fois, en y faisant référence parfois rapidement, mais avec une audace qui nous fait réfléchir parce qu’il a la capacité de nous faire comprendre, en le soustrayant à l’interprétation scolastique, ce qui est en jeu dès l’origine.

5Diotime dit à Socrate que, pour ce qui concerne les mystères relatifs à Éros, il y a des choses auxquelles il ne peut pas être initié tout seul. Et en particulier, cela concerne la révélation suprême et la contemplation auxquelles l’éros conduit. Cette révélation consiste dans une traversée, ce qui est interprété généralement par les commentateurs comme une ascension ; celle-ci présente un éros bien ordonné qui, tout en commençant par l’attraction d’un beau corps, doit reconnaître la beauté dans tous les beaux corps et transgresser ensuite la même beauté physique pour expérimenter la beauté de l’âme en la considérant comme plus précieuse que la beauté présente dans tous les corps.

6L’amour de l’âme doit conduire ensuite à l’amour des lois et à l’amour des sciences – lois et sciences donnant la mesure de ce qui ne change pas et qui, par rapport à la mutation constante exprimée par le corps, constitue une conquête de stabilité et d’éternité.

7Ce sont ces derniers stades qui permettent d’atteindre une condition maîtrisée enfin par la philosophie, grâce à laquelle on accède à un amour éternel dont il faut s’approcher avec ordre et discipline en vue de rejoindre sa forme stable, unique, sans contraire ni contradiction. Je cite le texte :

  • 4  Platon, Le Banquet, p. 157 (210e 2-211b 5).

[C]elui qui a été guidé jusqu’à ce point par l’instruction qui concerne les questions relatives à Éros, lui qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct, parce qu’il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d’Éros, apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature, cela justement, Socrate, qui était le but de tous ses efforts antérieurs, une réalité qui tout d’abord n’est pas soumise au changement, qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n’est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d’autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d’autres qui ressortisse au corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine ; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d’elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n’importe quoi d’autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l’unicité de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d’une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l’accroît ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle4.

8La philosophie, étant désir de la sagesse, doit s’appuyer sur un éros ordonné, dont le mouvement consiste dans le passage par des stades où l’aspect corporel et individuel est progressivement dépassé afin que le sens final, la beauté intouchable, puisse apparaître. Voilà ce qui semble s’imposer et ce qu’une longue tradition nous a raconté, tout en observant une certaine littéralité, mais qui tout de même a laissé dans une grande indétermination le signifié de l’« amour platonicien ».

9L’interprétation de ce point par Jean-Luc Nancy est étonnante. En peu de lignes et comme en passant, il dit des choses nouvelles et éclairantes qui, comme toujours, touchent à notre présent en faisant de Platon notre contemporain.

  • 5  Cf. J.-L. Nancy, Sull’amore, p. 42.

10Nancy renonce à qualifier de « platonicien » un parcours qui aurait son but dans l’abandon des corps, comme si la condition de l’apparition accomplie du Beau était la disparition de sa forme sensible. Le chemin ne consiste pas dans l’abandon des corps mais dans la capacité d’en tirer toute l’énergie du désir – l’énergie formidable dont il est question dans le Phèdre – pour la faire parvenir jusqu’à la Beauté en soi5.

11Cette dernière, donc, n’est pas un élément séparé de ce qui le précède, mais un point de rassemblement.

12On pourrait dire, en essayant de développer la réflexion de Nancy, que le parcours de la deuxième initiation à Éros indiqué par Diotime ne doit pas être lu comme l’on a toujours fait, en montant du corps à l’Idée par annulation progressive de la singularité – comme le texte semble malgré tout le suggérer – mais, au contraire, en descendant de l’Idée de la Beauté au corps aimé pour comprendre comment ce qui apparaît immatériel, par son enracinement soit dans l’âme, soit dans les lois ou les sciences, soit dans le point final du Beau en soi, est rattaché à et trouve son origine dans l’amour singulier pour un corps de chair singulier. La position de Platon consiste donc à avoir pensé la philosophie comme une érotique, c’est-à-dire comme une expérience vitale dont le cœur est l’éros qui soutient la connaissance et qui marque le désir du Bien et du Beau.

  • 6  Dans le domaine des études platoniciennes, cette thèse est soutenue par D. M. Halperin. Cf. D. M. (...)

13Le nœud de la question réside, donc, bien au-delà des apparences, dans la décision de ne pas séparer le désir sexuel, dont l’éros est l’expression, du parcours de la connaissance. Mais pour comprendre cela, nous avons besoin d’herméneutiques puissantes, courageuses, comme celle de Nancy justement6.

14Dans Sexistence, dans le paragraphe intitule Philosophie, il écrit :

  • 7  J.-L. Nancy, Sexistence, p. 23-24.

La considération ouverte et comme naturaliste du sexe ne date pas du tournant consumériste et mondialisé de l’économie politique technique et libérale. Elle a précédé de longtemps : au moins de deux siècles. Le second constat est en revanche celui qui nous rappelle que le sexe a joué un rôle philosophique majeur et exemplaire au premier moment de la philosophie avant de très vite quitter ce rôle au point de l’oublier ou de le restreindre à presque rien7.

  • 8  Cf. Platon, Phèdre, p. 124-125 (250d).

15Or, ce « presque rien », Nancy en souffre, en rappelant que pour Platon même la phronesis, c’est-à-dire le jugement, le discernement, si elle était apparue de manière sensible, aurait suscité « de terribles amours », comme nous le lisons dans le Phèdre8. Cela constitue l’attestation (platonicienne) du fait que lire à l’envers l’échelle de Diotime n’a rien de particulièrement audacieux. Platon imagine en effet que la nature noétique du discernement est capable de prendre chair ; dans l’espace de l’hypothèse, donc, l’idéal n’est pas en opposition avec le sensible. Or, il est clair que c’est l’éros qui se dégage de cette opposition entre le haut et le bas, en devenant le lieu d’une possibilité d’union entre idée et corps.

  • 9  J.-L. Marion, Le Phénomène érotique, p. 12.
  • 10  J.-L. Nancy, Sexistence, p. 30.

16Ce qui s’est passé dans ce qui est devenu la tradition philosophique de l’Occident a donc été, comme le dit aussi Jean-Luc Marion, un progressif « divorce de la philosophie avec l’amour »9 au détriment de la tenue unitaire du concept et de la conception de la « logique ». « Tout se serait donc passé, après Platon », écrit Nancy, très proche de Marion sur ce thème, « comme si l’érotique philosophique s’était entièrement portée vers l’insensible – toute la frénésie vers la phronesis »10.

17Revenons à notre thème de départ : le toucher de l’intouchable. Puisque nous avons compris grâce à Jean-Luc Nancy que 1) « toucher l’intouchable » ne signifie pas se libérer du toucher qu’on apprend dans le monde des phénomènes et 2) que c’est l’éros qui vise et produit le désir du contact avec l’intouchable en quoi la philo-sophie consiste, il faut alors s’arrêter sur ce que signifie « toucher » à partir de tout cela. C’est-à-dire, s’interroger sur le toucher à partir de ce qui touche (dans la philosophie) et dont nous retrouvons la trace dans ces lignes :

  • 11  J.-L. Nancy, Del sesso, p. 11 (ma traduction).

La philosophie se définit, comme on le sait, comme l’amour de la sagesse, où la sagesse, à son tour, consiste seulement à aimer ce qui ne peut être jugé, ni connu, ni rejeté : tout autre comme autre, tout dehors comme dehors, et la mort et l’amour lui-même, ce besoin impétueux de mourir en l’autre ou de faire mourir l’autre en nous11.

18La philo-sophie a donc comme objet ce qui en n’étant pas recevable, connaissable, réfutable, peut être considéré comme intouchable. Mais cet intouchable ne va pas sans amour, ni donc sans corps. (Nous savons, grâce à la pensée sensible de Jean-Luc Nancy, que plus l’amour s’accroît, plus l’intouchable est passible d’augmentation.)

19Pour traiter de l’intouchable de la philosophie, en soulignant sa source oubliée d’éros de la sagesse (philo-sophia), je prendrai appui sur deux petits textes de Nancy, incroyablement riches et significatifs pour la question du toucher, c’est-à-dire Noli me tangere et L’« il y a » du rapport sexuel. La thèse centrale de Noli me tangere, qui nous fournit l’une des interprétations les plus sensibles et aigües, même du point de vue théologique, de la célèbre scène biblique, est que :

  • 12  J.-L. Nancy, Noli me tangere, p. 60.

L’amour et la vérité touchent en repoussant : ils font reculer celle ou celui qu’ils atteignent, car leur atteinte révèle, dans la touche même, qu’ils sont hors de portée. C’est d’être inatteignables qu’ils nous touchent et qu’ils nous poignent. Ce qu’ils approchent de nous, c’est leur éloignement : ils nous le font sentir, et ce sentiment est leur sens même. C’est le sens de la touche qui commande de ne pas toucher12.

20Encore une fois, Nancy pense à partir de la réunion de l’amour et de la vérité ce qu’il essaye de maintenir uni en éclairant ainsi la perspective qu’il voit à l’œuvre chez Platon. Il parle expressément d’une même touche dont ils sont capables (l’amour et la vérité), touche qui devient paradigmatique de ce que veut dire « toucher ». Or, ce « toucher » que l’amour et la vérité partagent ne réside que dans l’attestation du rapport constitutif du toucher avec l’intouchable.

  • 13  Aristote, De l’âme, p. 64 (423b-424a).

21Le pas proprement platonique, d’un platonisme que Nancy nous aide à comprendre de façon nouvelle et correcte en le parcourant, est lié au rapprochement entre le toucher, qui est le sens du corps par excellence, et que l’éros totalise, et l’impossibilité de toucher, qui fait apparaître le rien, le vide, l’absence, la limite et qui est indexée par la « vérité ». Paradoxalement, l’axiome du De l’âme relatif aux sens (« [C]omme la vue […] a pour objets, en quelque sorte, le visible et l’invisible – et ainsi des autres sens à l’égard des qualités opposées –, de même le toucher a-t-il pour objets le tangible et le non-tangible [tou aptoù kai anàptou] »13) s’approfondit jusqu’à provoquer un débordement intelligible du sensible.

22Nancy ne dit pas que le corps est touché (par l’éros) et que la vérité, ou la sophia, reste par contre, n’ayant pas de corps, non-touchable, ou touchable par analogie, comme pourrait le faire le tighèin du noûs aristotélicien. Il ne relance aucune métaphore !

23Le corps ne s’offre pas pour nous faire avoir une idée approximative de ce qui se passe dans l’esprit ; bien différemment, la mise sur le même plan de l’amour et de la vérité indique que c’est la même loi qui régit l’éros qui touche le corps et celui qui touche la sophia.

24Ce qui se passe est donc un élargissement à l’éros du même rapport à l’intouchable qui caractérise la vérité. Cette condition paritaire – et du corps et de l’esprit – où la puissance recule en atteignant sa limite négative, nous pousse à nous demander ce que veut dire, pour un corps qui est une chair, toucher l’intouchable. Nous retrouverons la thèse de Noli me tangere après un arrêt sur L’« il y a » du rapport sexuel.

  • 14  J.-L. Nancy, Il “c’è” del rapporto sessuale, p. 10 (ma traduction).

25C’est ici que nous avons confirmation du fait que « aucun rapport n’est sans éros »14, étant donné que éros est le nom de l’incommensurable de tout rapport.

  • 15  Cf. J.-L. Nancy, L’« Il y a » du rapport sexuel, p. 26-27.

26L’éros pose la distinction dans le rapport, fait apercevoir la contiguïté des corps, leur séparation, et pour cela il fait apparaître le rapport « en tant que tel », en tant qu’exposition paradigmatique15.

27Cette exposition est d’ailleurs radicale parce que le sexe constitue dans chaque être ce qui montre la priorité de la relation sur l’être même ; avec force, Nancy nous dit que, bien avant la différence des sexes, il y a le sexe qui diffère de soi-même et qui donc doit être pensé en soi comme rapport ; par conséquent, comme la différence du sexe qui diffère de soi est plus originaire que la différence sexuelle, cela change le schéma qui voit dans la réunification de l’accouplement le but et le sens accompli du rapport, comme si parvenir à l’unité finale était la fin de l’être différemment sexué. Ce changement de perspective impose la priorité de ce que Nancy appelle « l’espacement », c’est-à-dire le fait que le sexe met l’être en différence de soi-même et donc, de façon structurelle, originaire, en rapport.

28L’insistance sur cette exposition indéracinable à l’autre, indexée par le sexe, nous fait encore mieux comprendre l’interprétation que Nancy donne du discours de Diotima : comme le centre se trouve dans l’énergie qui vient de l’éros et qui sous-tend le désir du Tout plutôt que séparer la fin du point de départ. Là où l’éros touche le corps, là le rapport a lieu – et même celui qui apparaît comme le plus désincarné (celui avec la Beauté sans mains ni visage) a sa racine dans le corps. Cela peut être affirmé à partir de ces mots de Nancy :

  • 16  J.-L. Nancy, Il “c’è” del rapporto sessuale, p. 9 (ma traduction).

Le rapport n’est pas un pont tendu entre deux individus ni la production d’un troisième individu. Ce qui se produit, c’est l’incommensurabilité des deux. C’est précisément parce qu’ils sont incommensurables qu’ils entrent en rapport ou que le rapport passe par eux16.

29Même dans le cas de l’éros sensible, l’incommensurabilité s’affirme. Le « il y a » du rapport sexuel ne pose pas, comme Nancy le souligne, une thèse opposée à celle de Lacan, en jouant l’« il y a » contre l’« il n’y a pas », mais cet « il y a » ouvre à l’intérieur de la sensibilité les mêmes conditions de l’idéalité. Il y a ce qu’il n’y a pas : c’est-à-dire qu’il existe une modalité de la présence qui, tout en restant dans l’être, conduit l’être au-delà de la substance, au-delà de la chose, au-delà de l’étant. Je cite Nancy :

  • 17  J.-L. Nancy, L’« Il y a » du rapport sexuel, p 20.

En disant qu’il n’y a pas de rapport sexuel, on peut vouloir dire qu’il n’y a pas de retenue, ni de compte-rendu, ni de conformité ou de proportion déterminée pour ce dont il s’agit lorsqu’un couple s’accouple17.

  • 18  Et à laquelle fait écho, en outre, dans Le Banquet, l’idée d’Éros comme daimon intermédiaire entre (...)

30Or, c’est en comprenant cette vérité de l’éros qui demeure chez Platon18 et que Nancy réveille, que nous pouvons revenir sur Noli me tangere et comprendre sa thèse. Je la cite encore une fois :

  • 19  J.-L. Nancy, Noli me tangere, p. 60.

L’amour et la vérité touchent en repoussant : ils font reculer celle ou celui qu’ils atteignent, car leur atteinte révèle, dans la touche même, qu’ils sont hors de portée. C’est d’être inatteignables qu’ils nous touchent et qu’ils nous poignent. Ce qu’ils approchent de nous, c’est leur éloignement : ils nous le font sentir, et ce sentiment est leur sens même. C’est le sens de la touche qui commande de ne pas toucher19.

31L’éros révèle l’impossibilité de l’appropriation du corps de l’autre pour autant que la vérité se révèle être hors portée. C’est dans ce contexte qu’on comprend que « noli me tangere » est un mot d’amour, dont le sens est celui que présentent ces lignes de Nancy, que l’on peut imaginer proférées par le Christ et adressées à Marie-Madeleine :

  • 20  Idem, p. 61.

Tu ne tiens rien, tu ne peux rien tenir ni retenir, et voilà ce qu’il te faut aimer et savoir. Voilà ce qu’il en est d’un savoir d’amour. Aime ce qui t’échappe, aime celui qui s’en va. Aime qu’il s’en aille20.

32Nous venons de dire qu’il y a un toucher de la philosophie, une touche en jeu dans la philosophie, dont Jean-Luc Nancy nous explique la raison interne.

33Et pourtant ! La philo-sophie n’est pas seulement caractérisée par le fait de toucher grâce à l’amour, avec amour, la sophia, en exhibant ainsi l’essence du toucher. En tant que discours elle implique aussi une façon de toucher les choses dont elle parle et de les révéler, parfois de façon inédite. Même de ce côté du « toucher de la philosophie », l’apport de Jean-Luc Nancy est extraordinaire.

34Je partirai du chapitre intitulé Toucher dans Le Sens du monde où il s’agit de contester le rapport que pierre, animal et homme ont avec le monde selon Heidegger. C’est la « situation » de la pierre qui attire davantage l’attention de Nancy en lui donnant l’occasion de se confronter à Heidegger, et c’est toujours la pierre qui nous rattache à ce que nous venons de dire. La contestation concerne la thèse de Heidegger selon laquelle la pierre n’a pas d’accès à la terre sur laquelle elle se trouve. La terre, écrit Heidegger, n’est pas donnée (souligné par Jean-Luc Nancy) pour la pierre.

35Ce que Nancy conteste est le fait que l’« accès » soit déterminé par l’« identification » et l’« appropriation » de l’« autre chose », comme nous le voyons dans ce passage :

  • 21  J.-L. Nancy, Le Sens du monde, p. 100.

Lorsque je touche autre chose, une autre peau, et que ce contact ou cette touche est en jeu, et non pas un usage instrumental, s’agit-il d’identifier et d’approprier ? S’en agit-il, au moins, d’abord et seulement ? Ou encore : pourquoi faudrait-il déterminer a priori l’« accès à » comme le mode nécessaire d’un faire-monde et d’un être-au-monde ? Pourquoi le monde ne serait-il pas aussi a priori dans l’être-parmi, l’être-entre et l’être-contre ? Dans l’éloignement et dans le contact sans « accès » ? […] Ne faut-il pas qu’il y ait non-accès, impénétrabilité, pour qu’il y ait aussi accès, pénétration ? Qu’il y ait, donc, non-sens ou plutôt hors-sens pour qu’il y ait sens ? Et qu’en ce sens la pierre et le lézard soient aussi dans le circuit du sens, tout comme je, supposé Dasein, suis aussi pierre et lézard, non par quelque partie ou aspect subalterne, mais selon le là (ici) de mon être21 ?

36Lorsque je touche une autre chose, une autre peau… Le début du passage que je viens de citer contient l’essentiel. Comme en passant, Nancy avance une analogie très importante, non conventionnelle entre chair et corps, posée par la référence exemplaire à « une autre peau ». Or, cette « autre peau », dès que je la touche, exclut, au moins tout d’abord, soit l’identification soit l’appropriation, en se comportant en partie comme une chose, comme une pierre. Comme la pierre, elle est impénétrable/pénétrable, abandonnée, envoyée, jetée. Je cite encore Sexistence où on peut retrouver le fondement de l’analogie :

  • 22  J.-L. Nancy, Sexistence, p. 105.

Double pénétration – de l’impénétrable. Car ce que veut dire corps ou matière, c’est l’impénétrabilité. Le corps matériel est impénétrable mais ses orifices divers avec leurs missions et leurs émissions mettent en jeu la pénétration comme idée : aller dedans, qui n’existe pas. Et ce que veut dire esprit ou immatière, c’est l’impénétrabilité de ce qui pénètre partout. On peut même préciser qu’il n’y aurait pas d’impénétrabilité s’il n’y avait que matière car celle-ci se résoudrait en pulvérisation de parcelles et la question d’une pénétration ne se poserait pas. Elle ne se pose que parce qu’il y a corps, formation d’un contour ou d’une enveloppe étanche qui suppose aussitôt sa perméabilité – mieux qui en procède. Impénétrable est ce qui s’expose à pénétration. Pénétrant est ce qui s’expose à l’impénétrable22.

  • 23  Cf. J.-L. Nancy, Le Sens du monde, p. 101-102.

À partir de cette communauté des corps posée par Nancy, nous comprenons mieux la critique qu’il adresse à Heidegger : ce qui lui manquerait serait ce que Nancy appelle « l’exposition des surfaces », en ajoutant que la surface n’est pas avant le visage parce que chaque visage est aussi et nécessairement surface23.

37Le corps du monde vit dans le corps humain – voilà l’éthique écologique de Nancy. Mais cette éthique peut être comprise aussi comme une sorte d’amour du monde.

  • 24  « L’“expeausition” ne signifie pas que l’intimité est extraite de son retranchement, et portée au- (...)

38L’attention à la singularité du corps érotisé, à la base de l’acheminement vers la sophìa pour Platon, n’est pas sans rapport avec ce regard sur la pierre qui n’« a » pas de sens mais qui est touchée par le sens, comme Nancy le souligne dans sa réflexion sur l’être-au-monde. Ce qui permet la réunion, c’est l’espacement et l’exposition (« expeausition », écrit Nancy24) que tous les corps partagent et que l’éros marque doublement et inexorablement dans le corps de chair.

39Cette inscription érotique à laquelle l’expérience de la philosophie est suspendue donne en effet, paradoxalement, au corps de chair non seulement la possibilité de se distinguer par rapport aux corps physiques – comme une grande partie de la philosophie l’affirme, Descartes en premier –, mais aussi celle, peut-être plus aiguë, de se sentir réuni aux corps du monde. Et donc capable d’une transposition aveugle, sans analogie possible, où se laisse comprendre et apprendre la propriété de tous les corps du monde : contact, chute, éloignement, dislocation, départ.

  • 25  Jean-Luc Nancy, La Peau fragile du monde, p. 145.
  • 26  Idem, p. 149.

40Grâce à Nancy, nous comprenons que le monde a une peau et qu’elle est fragile ; une peau dont la fonction est de permettre le rapport, d’exposer l’autonomie « à tous les dehors possibles »25 et de dire, en laissant à Jean-Luc le dernier mot, « ce qui se passe entre nous »26.

Haut de page

Bibliographie

Aristote, De l’âme, trad. Edmond Barbotin, Paris, Les belles lettres, 1966.

Aristote, La Métaphysique, tome II, trad. Jules Tricot, Paris, J. Vrin, 1992.

Halperin David, Platon et la réciprocité érotique, trad. Guy Le Gaufey et Georges-Henri Melenotte, Paris, Cahiers de l’Unebévue, E.P.E.L, 2000.

Heidegger Martin, Was ist das – die Philosophie ?, Pfullingen, Günter Neske, 1956.

Marion Jean-Luc, Le Phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003.

Nancy Jean-Luc, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993.

Nancy Jean-Luc, Corpus, Paris, Éditions Métailié, 2000.

Nancy Jean-Luc, L’« Il y a » du rapport sexuel, Paris, Galilée, 2001.

Nancy Jean-Luc, Il “C’è” del rapporto sessuale, trad. Graziella Berto SE, Milano, 2002.

Nancy Jean-Luc, Sull’amore, trad. Matteo Bonazzi, Milano, Bollati Boringhieri, 2009.

Nancy Jean-Luc, Noli me tangere, Paris, Bayard, 2013.

Nancy Jean-Luc, Del sesso, trad. Antonella Moscati, Ida Porfido, Gianluca Valle, Napoli, Cronopio, 2016.

Nancy Jean-Luc, Sexistence, Paris, Galilée, 2017.

Nancy Jean-Luc, La Peau fragile du monde, Paris, Galilée, 2020.

Platon, Phèdre, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1997.

Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2018.

Haut de page

Notes

1  Aristote, De l’âme, p. 64 (423b-424a).

2  Aristote, Métaphysique, p. 486. « Les puissances rationnelles sont, toutes, également puissances des contraires, mais les puissances irrationnelles ne sont, chacune, puissances que d’un seul effet. Par exemple, la chaleur n’est puissance que de l’échauffement, tandis que la médecine est puissance à la fois de la maladie et de la santé » (1046 b 6-9).

3  Cf. M. Heidegger, Was ist das – die Philosophie ?, p. 24.

4  Platon, Le Banquet, p. 157 (210e 2-211b 5).

5  Cf. J.-L. Nancy, Sull’amore, p. 42.

6  Dans le domaine des études platoniciennes, cette thèse est soutenue par D. M. Halperin. Cf. D. M. Halperin, Platon et la réciprocité érotique.

7  J.-L. Nancy, Sexistence, p. 23-24.

8  Cf. Platon, Phèdre, p. 124-125 (250d).

9  J.-L. Marion, Le Phénomène érotique, p. 12.

10  J.-L. Nancy, Sexistence, p. 30.

11  J.-L. Nancy, Del sesso, p. 11 (ma traduction).

12  J.-L. Nancy, Noli me tangere, p. 60.

13  Aristote, De l’âme, p. 64 (423b-424a).

14  J.-L. Nancy, Il “c’è” del rapporto sessuale, p. 10 (ma traduction).

15  Cf. J.-L. Nancy, L’« Il y a » du rapport sexuel, p. 26-27.

16  J.-L. Nancy, Il “c’è” del rapporto sessuale, p. 9 (ma traduction).

17  J.-L. Nancy, L’« Il y a » du rapport sexuel, p 20.

18  Et à laquelle fait écho, en outre, dans Le Banquet, l’idée d’Éros comme daimon intermédiaire entre mortels et divins qui constitue déjà, en lui-même, un intermédiaire entre richesse et pauvreté. Cf. Platon, Le Banquet, p. 141-143 (202e3-204a7).

19  J.-L. Nancy, Noli me tangere, p. 60.

20  Idem, p. 61.

21  J.-L. Nancy, Le Sens du monde, p. 100.

22  J.-L. Nancy, Sexistence, p. 105.

23  Cf. J.-L. Nancy, Le Sens du monde, p. 101-102.

24  « L’“expeausition” ne signifie pas que l’intimité est extraite de son retranchement, et portée au-dehors, mise en vue […]. L’“expeausition” signifie au contraire que l’expression est elle-même l’intimité et le retranchement » (J.-L. Nancy, Corpus, p. 32).

25  Jean-Luc Nancy, La Peau fragile du monde, p. 145.

26  Idem, p. 149.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Rosaria Caldarone, « Le toucher de la philosophie »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 55 | 2024, 43-54.

Référence électronique

Rosaria Caldarone, « Le toucher de la philosophie »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/7495 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11s7i

Haut de page

Auteur

Rosaria Caldarone

Università degli Studi di Palermo

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search