Foucault Michel, « Des espaces autres », in : Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2017, p. 1571-1581 (texte d’une conférence initialement donnée au Cercle d’études architecturales le 14 mars 1967, et publié pour la première fois en 1984).
L’époque de l’espace
Texte intégral
1Pendant le déroulement de cette journée doctorale consacrée à l’espace, je ne cessais pas d’être sollicité par une constatation toute simple, venue du fait même de cette rencontre : s’il y a, bien évidemment, d’autres thèmes sur lesquels peuvent se retrouver ou se recouper plusieurs recherches, il n’y en a peut-être pas beaucoup qui présentent autant que l’« espace » une sorte de force ou de prégnance qui renvoie, d’emblée, à la configuration d’une époque. À travers la diversité des questions traitées, une préoccupation se dessine avec l’insistance d’un schème, d’un principe structurant de nos exigences philosophiques actuelles. Il y a vingt ans, et même moins, on n’aurait sûrement pas pu organiser une telle rencontre : il ne se serait trouvé, ni un nombre suffisant de travaux (et il y en a aujourd’hui d’autres encore que ceux qui ont été exposés ou évoqués ici), ni, surtout, le schème, le topos organisateur rendant possible et souhaitable que la rencontre ait lieu.
2Je pensais rêveusement : il y a là une nécessité d’épistèmè au sens que Foucault donnait à ce mot. Or pendant une pause de la rencontre, Anissa Castel-Bouchouchi en vint à me parler d’un texte de Foucault que j’ignorais, et qu’elle m’envoya quelques jours plus tard, intitulé « Des espaces autres ». Tout à fait indépendamment, Benoît Goetz m’envoyait lui aussi le même texte. Cette conférence de 1967 commençait en opposant notre époque comme époque de l’espace au xixe siècle comme époque de l’histoire. Foucault écrit :
- 1 M. Foucault, « Des espaces autres », p. 46.
L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace. Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps, que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau1.
Ce schématisme « épistémique » de l’espace (auquel, sans aucun doute, participe de manière décisive la grande hésitation, le suspens que l’on sait de la pensée de Heidegger quant au rapport de l’espace et du temps) a toutes sortes de raisons, et toutes sortes de conséquences. Je retiens ici un motif dans chacun de ces deux ordres (je ne veux pas les analyser : je les propose en guise de ponctuation toute provisoire, dans l’après-coup de notre rencontre) :
31. une raison : la « spatialité » qui fait un schème de l’époque est un schème de l’extériorité. Cette extériorité ne s’oppose pas simplement à une intériorité (ou à une « subjectivité »). Sans doute, elle signale un dépassement irréversible du sujet, si le sujet est bien la résorption infinie en soi de l’extériorité, de l’altérité, de la contrariété. Mais aussi, elle caractérise ce même « dépassement » comme une extraversion du sujet. En termes spatiaux, cela pourrait se dire ainsi : plutôt que d’être ordonné à l’u-topie de la (ré)appropriation de soi, cela ou celui que je nommerais le « quelqu’un » aurait sa consistance propre (ou son insistance) dans l’ec-topie qui le partage originairement selon le partes extra partes qui est simultanément le régime d’un corps, d’une extension locale (d’une géographie), et d’une communauté des quelques-uns que leurs singularités rassemblent sur le mode de leur extériorité mutuelle.
4À ce compte, au lieu d’être l’étendue glaciale de l’ordre et de la mesure, et de se limiter à l’extensio ad locum, notre res extensa (dont la réalité serait aussi, pour finir, celle de la « res cogitans ») relèverait de ce que les scolastiques nommaient une extensio essentialis (celle qui devait permettre au corps du Christ d’être véritablement corps, c’est-à-dire extériorité de ses parties, y compris sous les espèces du moindre fragment de pain azyme). En un mot, la quantification de la matière, bien loin de dessécher notre âme et celle du monde, finirait par ouvrir de nouvelles ressources, qui ne seraient plus celles d’une égoïté (une exoégoïté ?) : Psyche ist ausgedehnt, selon le mot de Freud.
- 2 Ibid.
52. une conséquence : l’« époque de l’espace » est elle-même une époque ; elle enchaîne et elle passe, elle fait un pas, elle n’occupe pas simplement un laps de temps, elle ouvre (elle spatialise) quelque chose du temps. Au reste, Foucault écrivait dans le même texte : « il ne s’agit pas par là de nier le temps ; c’est une certaine manière de traiter ce qu’on appelle le temps et ce qu’on appelle l’histoire »2. En un sens, l’espace redonne le temps au temps.
6Cette seule remarque suffit à condamner, dans leur principe, bien des bavardages oiseux autour de la « fin de l’histoire ». L’histoire qui s’est finie est l’histoire pensée comme résorption (intériorisation) de l’extériorité de son propre cours par son propre processus.
7L’histoire qui s’ouvre est celle dont le « sens » ne tient pas à la production d’un futur présent par la récollection et par la justification d’un présent passé, mais à l’événement singulier de l’ouverture d’un présent présent. Un présent présent, ou sa présentation, sa venue en présence, ne doit peut-être plus être représenté par la spatialité nulle d’un point (le « espace » pur et recevable pour saint Augustin...), mais par l’extension d’une ouverture, où se profilerait quelque chose de l’« éternité retrouvée » de Rimbaud, la « mer allée avec le soleil », espace pur et horizon, occident se dissolvant sur sa propre limite, courbure du monde.
8Toutefois, on ne peut laisser telles quelles des indications, ou des suggestions de ce genre, sans risquer de paraître indiquer, une fois de plus, cette espèce d’assurance béate des pensées « nouvelles » et « pleines d’avenir » dont nous avons de bonnes raisons d’être écœurés. Si nous pensions qu’une pensée de l’espace vient « enfin » dire le « vrai », ou « plus vrai » que ce que disaient les époques antérieures, nous serions entièrement soumis au schème d’une histoire comme « progrès ». Aussi faut-il au moins ajouter ceci : l’enjeu du schème « extensif » est aussi, et sans doute d’abord, celui d’une pensée de cet écart ou de cet espacement que la pensée est en elle-même et pour elle-même. Il ne s’agit donc pas de se bercer de l’idée d’un progrès, mais d’affronter une expérience, voire une épreuve.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Luc Nancy†, « L’époque de l’espace », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 55 | 2024, 13-16.
Référence électronique
Jean-Luc Nancy†, « L’époque de l’espace », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/7440 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11s7g
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