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1S’il fallait encore une occasion pour rendre à Jean-Luc Nancy l’hommage qu’on lui doit ici dans sa Wahlheimat et dans les – dans ses – Cahiers philosophiques de Strasbourg, on pourrait dire que ce volume répond à une apparition et à une disparition dont Nancy est à l’origine : d’une part, au trentième anniversaire de la parution du premier numéro des Cahiers créés par Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe en 1994 ; d’autre part, à la disparition de Jean-Luc Nancy, qui nous a quitté en 2021, et pour lequel un colloque d’hommage a eu lieu à la Faculté de philosophie de Strasbourg en 2022 où ont été présentés la plupart des textes rassemblés ici.

2Bien sûr, il y aurait suffisamment de raisons pour rendre hommage à Jean-Luc Nancy, a fortiori ici dans les Cahiers, et à Strasbourg : à celui qui a marqué intellectuellement comme nul autre ce lieu durant le demi-siècle passé, d’abord comme professeur et, avant tout, comme penseur rayonnant dans le monde entier. Mais, à vrai dire, on n’a pas besoin d’invoquer de tels motifs pour entrer en dialogue avec la pensée de Nancy. Sa voix philosophique ne résonne pas seulement dans une multitude de discours à travers le monde, mais surtout elle touche, sans d’autre raison qu’elle-même, elle est en elle-même une raison suffisante pour nous laisser toucher par sa richesse, sa profondeur, sa puissance, sa beauté et son ouverture.

3Car sa pensée ne suit pas un chemin unique : elle se fraye à chaque fois un accès singulier à ce qu’il s’agit de penser. Sa méditation part d’un motif pour le déployer, le libérer de sa signification commune en le retournant contre lui-même et en l’entrelaçant à d’autres motifs. Le point de départ peut être une question philosophique, mais c’est plus souvent un paradoxe ou encore une œuvre d’art. À chaque fois, le paradoxe, l’image ou l’énoncé de départ se trouvent déployés, c’est-à-dire dépliés et parcourus en tous sens lorsque la méditation s’empare de chacun de leurs éléments en les arrachant à leurs significations sédimentées, banalisées. Son travail de déconstruction et les paradoxes auxquels il se confronte le conduisent en effet à penser à la limite, au bord de l’impensable ou de l’innommable, afin de donner lieu, de donner corps, de donner sens. En s’efforçant de « déconstruire le christianisme », il avait découvert ce qui résiste à cette déconstruction et qui est un « abandon généreux à la générosité ». L’indéconstructible de toute déconstruction serait cet exercice de la liberté que Descartes considérait comme une vertu majeure : la générosité. Si Jean-Luc Nancy nous a tant donné, c’est que sa pensée est infiniment généreuse : elle est une manifestation exemplaire de la générosité de la pensée.

  • 1  F. Hölderlin, Elegie : Der Gang aufs Land. An Landauer, in : Sämtliche Werke, Große Stuttgarter Au (...)

4Ceux et celles qui ont connu Nancy personnellement ou dans sa vie publique, en tant que personne ou comme professeur, ceux et celles qui le lisent et qui sont à l’écoute de ce qui se dit, s’écrit et se fait aux quatre coins du monde en philosophie et bien au-delà de la philosophie, savent que cette pensée était et est encore une invitation constamment renouvelée. Comme invitation toujours au présent, sa pensée est l’incarnation même de l’ouverture. L’ouverture au dialogue, mieux : au polylogue. Le partage d’une multiplicité de voix potentiellement infinie ; une voix partagée avec nous, ouverte à toutes et tous comme une invitation à aller ensemble vers l’ouvert vers lequel on s’avance sans d’autres raisons que la volonté de laisser advenir cette ouverture même qui est celle de la pensée. « Komm ! ins Offene, Freund ! », cette invitation hölderlinienne1, Nancy l’adressait aussi aux penseurs qu’il aimait profondément : évidemment à Derrida, à qui il rappelait que la déconstruction ne pouvait pas faire école, que la déconstruction de la voix demandait à son tour d’être déconstruite ; à Heidegger et Nietzsche, à qui il rappelait pour ainsi dire que Hegel n’était pas seulement le grandiose monument de l’achèvement ontothéologique de la métaphysique occidentale, mais aussi le penseur de l’inquiétude de l’esprit et de la fluidité des concepts. Si Marx a fait basculer Hegel, Nancy a fait basculer Hegel – et avec lui l’accomplissement de la métaphysique – dans l’ouvert.

  • 2  J.-L. Nancy, « L’époque de l’espace » (1994), réimprimé dans ce volume des Cahiers philosophiques (...)

5Il y a, chez Nancy, une manière de disparaître dans la pensée interprétée. À la différence de Heidegger, qui fait tout pour se distinguer des autres, Nancy – en lisant Hegel ou Nietzsche – devient pour ainsi dire Hegel et Nietzsche : Hegel, mais dans toute sa micro-fluidité de concepts toujours en mouvement ; Hegel à travers Nietzsche trouvant dans l’inquiétude de l’esprit et sa prolifération incessante de concepts l’ouverture joyeuse sans contraintes du système. Une interprétation dans laquelle le penseur disparaît dans le sens interprété pour faire apparaître la pensée partagée dans toute son actualité. Déjà de son vivant, et à travers sa parole finie, Nancy savait disparaître pour, ainsi, réapparaître infiniment : disparaître en tant qu’égoïté qui s’enferme par et dans ses principes, pour réapparaître comme « exoégoïté »2 dans une plurivocité non-synthétisable, pour devenir ce lieu de passage ou de partage dans l’ouverture même ; comme le retrait par lequel tout positionnement bien identifiable s’efface pour laisser apparaître la plurivocité dans laquelle aucune contrainte autre que la pensée ne peut arrêter la pensée, ou l’empêcher d’advenir.

  • 3  Ibid.

6C’est dans cette herméneutique de la déclosion d’une résonance auparavant inouïe qu’une voix, celle de Nancy, tout en restant audible, est devenue le lieu ou l’espace du partage des voix de la pensée dans le polylogue que nous sommes. Si ce numéro 55 des Cahiers rassemble avec la réédition de « L’époque de l’espace », que Nancy publie en mars 1994 dans le premier numéro des Cahiers, plusieurs contributions de ceux et celles qui ont été ses collègues, ses étudiant·e·s, ses « disciples » (au sens étymologique) et ses ami·e·s ici et ailleurs, c’est en pleine conscience que cela ne peut refléter que de façon très fragmentaire cette œuvre immense. Mais c’est dans l’espoir que chaque contribution participe, dans sa propre tonalité et pour le dire avec « L’époque de l’espace », à « l’événement singulier de l’ouverture d’un présent présent »3 de cette voix aimée, qui, bien qu’elle soit partie, résonne à travers nous.

7Strasbourg, décembre 2023

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Notes

1  F. Hölderlin, Elegie : Der Gang aufs Land. An Landauer, in : Sämtliche Werke, Große Stuttgarter Ausgabe, vol. 2.1, éd. par Friedrich Beißner, Stuttgart, Kohlhammer, 1951, p. 84-85.

2  J.-L. Nancy, « L’époque de l’espace » (1994), réimprimé dans ce volume des Cahiers philosophiques de Strasbourg, p. 15.

3  Ibid.

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Pour citer cet article

Référence papier

David Espinet et Jacob Rogozinski, « Envoi »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 55 | 2024, 9-12.

Référence électronique

David Espinet et Jacob Rogozinski, « Envoi »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/7437 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11s7f

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Auteurs

David Espinet

UR 2326 CRePhAC, Université de Strasbourg

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Jacob Rogozinski

UR 2326 CRePhAC, Université de Strasbourg

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