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AccueilNuméros54Autour de l’impératif kantien

Autour de l’impératif kantien

L’obligation morale dans le débat français (1880-1932)
Around the Kantian Imperative. Moral Obligation in the French Debate (1880-1932)
Laurent Fedi
p. 207-245

Résumés

La philosophie française, à partir de 1880, est traversée par un grand conflit théorique sur l’obligation, son fondement, et la forme que lui attribue le système kantien. Presque toutes les prises de position de Fouillée, Boutroux, Bergson, Durkheim, Belot, Brochard, Rauh, sur la morale, s’inscrivent dans ce débat, soit pour justifier l’impératif de Kant, soit pour trouver à la morale du devoir un autre fondement, soit encore pour contester la morale du devoir en tant que telle, au profit d’une conception aristotélicienne de la recherche du bien qui a fourni matière à des théories prolixes sur l’expérience morale et l’objectivité des valeurs. Notre hypothèse est que ces auteurs, pourtant classiques, se laissent plus aisément interpréter quand on reconstitue cet espace de confrontations.

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Texte intégral

1Henri Bergson écrit à Alfred Loisy le 12 novembre 1933 :

  • 1  H. Bergson, Lettre à A. Loisy, 12 novembre 1933, Correspondances, p. 1429.

Je ne vois pas comment votre principe moral, la solidarité, pourrait être obligatoire par lui-même. Que répondrez-vous à celui qui vous dira que ce principe lui est indifférent, qu’il aime mieux, en toute circonstance, ne penser qu’à son intérêt personnel ? Vous ne pourrez lui répondre qu’en lui montrant qu’il n’est pas indifférent comme il croit l’être, qu’en lui travaillent des forces de propulsion ou d’aspiration qui ne se révèlent qu’au moment de l’action peut-être, mais qui n’en sont pas moins toujours présentes. Je suis allé, pour ma part, à la recherche de ces forces, et je suis arrivé à mes « deux Sources ». […] Ce problème n’a jamais été résolu. Aucun philosophe, à mon avis, n’a réellement rendu compte de la présence de l’obligation, sauf peut-être pour les devoirs sociaux élémentaires. J’ai essayé de le faire et tel est le principal objet de mon premier chapitre1.

Lorsque Bergson écrit ces lignes, cela fait un demi-siècle que l’on débat de l’obligation en France. Et de son point de vue, la discussion n’aurait guère avancé avant lui. L’intérêt de Bergson pour cette question vient trancher une longue série de propositions philosophiques. Plusieurs enjeux étaient au centre des débats.

  • 2  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 91.
  • 3  Ch. Renouvier, « La morale de Kant », p. 117.

2Dans les années fondatrices de la IIIe République, on s’était mis en quête d’une morale dont les fondements seraient indépendants des principes religieux. La morale kantienne – morale du devoir qui « élève l’homme au-dessus de lui-même »2 – était approuvée par un large courant républicain. Selon Charles Renouvier, elle serait la seule « qui convient à une société républicaine »3 parce qu’elle se fonde sur la raison. Mais ce choix ne fait pas consensus, car les idées de loi morale et d’impératif absolu rappellent encore l’esprit de soumission qui caractérise la religion. Jean-Marie Guyau écrit ainsi :

  • 4  J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 151.

C’était encore une morale analogue aux religions ritualistes, pour qui telle ou telle cérémonie manquée constitue un sacrilège et qui oublient le fond pour la forme ; c’était une sorte de despotisme moral, s’insinuant partout, voulant tout gouverner4.

  • 5  Cf. L. Fedi, Kant, une passion française 1795-1940, ch. 18.

3La morale kantienne s’était trouvée d’autre part piégée dans le conflit franco-allemand en 1914. Jugée trop directive, autoritaire, répressive, finalement trop « protestante » et trop « prussienne », elle faisait l’objet d’une instrumentalisation idéologique de la part de la droite nationaliste et catholique. L’anti-kantisme était devenu une arme de combat dans les luttes franco-françaises5.

4Au-delà de ces récupérations, la question morale était très vivace et, à partir de la théorie kantienne, une réflexion sur la notion même d’obligation s’était engagée. Si l’on prend un peu de hauteur sur la manière dont cette question était traitée, on voit émerger deux lignes de réflexion.

5 La première concerne le fondement de l’obligation. Quelle garantie avons-nous de « l’objectivité » de la loi morale ? L’obligation a-t-elle son fondement dans la raison, comme le pense Kant, ou est-elle la manifestation d’une force sociale, psychologique, voire biologique ? À supposer que le fondement de l’obligation soit rationnel, comment la raison peut-elle être pratique par elle-même ?

6 La seconde concerne la place de l’obligation dans la morale. Pourquoi accorder un tel privilège à la contrainte ? L’action morale n’est-elle pas l’action de faire le bien avant d’être une action obligatoire ? Cependant, si la détermination du bien est laissée à l’initiative du sujet, n’aurons-nous pas régressé par rapport à la « morale du devoir » ? D’où la nécessité de se donner une méthode pour déterminer un bien universel qui posséderait l’objectivité censée faire défaut à la pure loi morale. Mais cette méthode existe-t-elle ?

Cette double problématique résume schématiquement une masse considérable de propositions et d’arguments, énoncés en France entre les années 1880 et le début des années 1930, et pivotant autour de l’axe kantien, sorte de référentiel, explicite ou implicite, fixant le statut des propositions discutées.

7Bien souvent les textes sur la morale datant de cette époque sont étudiés dans des monographies qui les isolent de leur contexte. Or, en faisant abstraction du contexte, on se rend aveugle au riche débat qui s’était tissé au fil des années entre Émile Durkheim, Dominique Parodi, Gustave Belot, Victor Brochard, Frédéric Rauh, Bergson…, débat qui se poursuivait de livre en livre, de livre en compte-rendu ainsi que dans les séances de la Société française de philosophie, comme celle du 11 février et 22 mars 1906, sur la théorie durkheimienne du fait moral, et celle du 26 mars 1908 sur la morale positive de Belot. Redonner toute sa lisibilité à ce débat, en faire ressortir la cohérence, montrer comment il permet de cartographier les positions majeures, avec leurs lignes de clivage, tel est le but de notre propos. Nous espérons tirer ainsi de l’oubli une tranche d’histoire de la philosophie morale qui, comme nous le montrerons en conclusion, ouvrit la voie à des questions dont on ne cesse de débattre depuis lors.

La racine de l’obligation

8Cette masse d’échanges, de thèses, d’objections, à laquelle nous venons de faire allusion, est traversée par un grand conflit théorique sur l’obligation, son fondement, et la forme que lui attribue le système kantien. Il paraît donc judicieux dans un premier temps de tirer ce fil. Une bonne manière de relativiser la place de l’obligation était de démolir l’impératif de Kant, comme le fit Alfred Fouillée. Nous commencerons par lui. Nous donnerons ensuite la parole à ceux qui défendent Kant contre Fouillée, quitte à moduler sur certains points la théorie kantienne. Ces derniers soutiennent la légitimité de l’obligation en morale. Nous porterons enfin notre attention sur des auteurs qui, étant également convaincus de l’importance de l’obligation, font reposer celle-ci sur un fondement tout à fait différent.

Fouillée critique de l’impératif kantien

  • 6  Th. Ribot, « Philosophie et psychologie en France » (1877).

9Le principal critique de Kant et du kantisme à la fin du xixe siècle est incontestablement Fouillée, auteur quelque peu oublié aujourd’hui mais considéré à l’époque par certains comme « le plus brillant esprit de l’école »6. Fouillée fait du kantisme une cible privilégiée parce que les concepts moraux y sont particulièrement élaborés.

  • 7  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 164.

C’est seulement dans le système kantien, écrit-il, que la notion traditionnelle du devoir et de la loi morale a pris une forme rigoureuse ; de là l’intérêt qui s’attache à cette grande doctrine7.

  • 8  Lettre à Ch. Renouvier, 28 mai 1879, Corpus, 53, p. 259.
  • 9  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 180.
  • 10  A. Fouillée, Le Moralisme de Kant et l’Amoralisme contemporain, p. 148.

10Fouillée reproche à Kant de ne pas démontrer le caractère obligatoire de la loi. En privé, il avoue ne pas comprendre « ces impératifs de Kant » qui « tombent des nues » et « vous prennent à la gorge »8. Selon lui, Kant affirme, mais n’arrive pas à démontrer, que la raison est pratique par elle-même. Si l’on s’en tient à la proposition de Kant, « la loi morale […] est la raison pure elle-même en tant que pratique, c’est-à-dire exigeant et commandant sa propre réalisation dans le monde sensible et, pour cela, exigeant la forme de l’universalité dans les actions, seule expression possible d’elle-même »9. Une loi dépourvue de contenu, explique Fouillée, est une « possibilité de réaliser » mais ne possède pas le caractère de contrainte que Kant lui prête10, du moins tant qu’elle ne s’identifie pas à un bien désirable ; car c’est seulement à cette condition que l’on saurait avec certitude pourquoi il faut obéir.

  • 11  E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 128.
  • 12Idem, p. 148.
  • 13  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 222.
  • 14  Cf. M. Scheler, Le Formalisme en éthique, p. 91.

11Kant pense qu’une telle loi entraîne « le concept d’une nécessité inconditionnée, véritablement objective, par suite d’une nécessité universellement valable »11, mais Fouillée conteste cette prétendue objectivité, car la forme de la loi, ou la conception de sa nécessité, n’est pas la garantie de son objectivité (pour éclairer cette discussion, on rappelle que Kant définit le « formel » par opposition au « subjectif », ce qui facilite la transition vers la notion d’objectivité12). La loi pour la loi, c’est une « obéissance aveugle » ou une « foi aveugle »13 (notons en passant que Max Scheler parle également de vouloir « aveugle », à quoi il oppose le discernement moral fondé sur des valeurs14).

  • 15  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 188 et p. 238.
  • 16  A. Fouillée, « Kant a-t-il établi l’existence du devoir ? », p. 493-523 (p. 494). Fouillée écrivai (...)

12En nous engageant à agir par devoir, nous nous confions au hasard et à une sorte de providence : nous ne savons pas ce qu’il y a au fond du gouffre dans lequel nous nous jetons « tête baissée » par devoir15. Fouillée remarque à ce propos que les néo-kantiens – Charles Secrétan et Charles Renouvier en tête – ont enlevé à l’impératif sa certitude apodictique pour en faire une « croyance », sans expliquer toutefois comment une croyance peut elle-même être impérative16.

  • 17  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 222.
  • 18Ibidem. Cf. E. Kant, Fondements, p. 164.
  • 19Idem, p. 212.
  • 20  Cf. E. Kant, Fondements, p. 176.
  • 21Idem, p. 193-194.
  • 22  A. Fouillée, « Kant a-t-il établi l’existence du devoir ? », p. 520.

13Fouillée remarque qu’une loi n’est pas bonne parce qu’elle serait nécessaire17. Elle pourrait être voulue par un malin génie. Kant raisonne ainsi : « Puisque la loi commande, ce qu’elle commande doit être bon », mais ce raisonnement est un pari. De même, c’est arbitrairement que Kant assimile une volonté absolument bonne à une volonté dont la maxime est convertie en loi universelle18. Une telle volonté ne peut se contredire, mais rien ne garantit qu’elle soit « bonne ». Kant définit en réalité une simple « volonté légale »19. Cette volonté indéterminée à l’égard des objets20 et appartenant, comme volonté pure et raisonnable, au monde intelligible21, échappe à l’analyse psychologique. Il ne reste qu’une « volonté pure déterminée par la forme pure d’une loi pure »22, alors que normalement la volonté, la loi, la détermination n’ont de sens que relativement à l’expérience intérieure.

  • 23Idem, p. 522. Cf. Le Moralisme de Kant et l’Amoralisme contemporain, p. 137.
  • 24  E. Kant, Fondements, p. 158-159.

14Selon Fouillée, la volonté qui mériterait d’être qualifiée de bonne est seulement celle qui poursuivrait un bien. Dans tous les systèmes de morale on trouve, comme chez Kant, un critère d’universalité, mais ce qu’il faut vouloir universellement, d’après ces systèmes, est toujours la réalisation d’un bien. Contrairement à ce que Kant veut démontrer, une législation universelle qui n’aurait pas pour finalité « le bien » serait une raison d’agir très incomplète23. Il est toutefois frappant de constater, remarque Fouillée, que Kant a lui-même ressenti la nécessité d’introduire la notion platonicienne de bien, l’idée d’un monde intelligible et d’un « règne des fins »24, quitte à dépasser les limites du formalisme dans lequel se tient son système.

  • 25  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 215.
  • 26  H. Spencer, Problèmes de morale et de sociologie, p. 44-46.
  • 27  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 216.
  • 28  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 73. Pour une explication détaillée de la typique, voir (...)
  • 29  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 210 ; Le Moralisme de Kant, p. 142- (...)

15Certains auteurs, allant plus loin, ont cru déceler des arguments conséquentialistes dans la manière dont Kant s’y prend pour apprécier les maximes d’actions qui pourraient être érigées en lois universelles de la nature. Cette remarque est classique : on la trouve aussi bien chez Arthur Schopenhauer et Friedrich Schleiermacher que chez les utilitaristes anglais25. Herbert Spencer, par exemple, pensait qu’aucune universalisation de la loi n’est possible sans faire une place au raisonnement conséquentialiste parce que l’acte moral ne peut se désintéresser des conséquences qu’il aura sur le bonheur ou le malheur d’autrui26. Fouillée désavoue toutefois cette interprétation ; il rappelle27 que Kant utilise la nature du monde sensible comme type d’une nature intelligible en se bornant à y rapporter la forme de la conformité à la loi. L’universalité de la loi est ce qui est commun à la moralité et à la nature ; la nature peut donc servir de type pour l’ordre moral (le type étant pour les concepts pratiques l’équivalent de ce qu’était le schème pour les catégories). Les conséquences naturelles peuvent ainsi servir de type du bien moral « sans s’identifier avec lui »28. Cette méthodologie, qui doit être comprise correctement, ne fournit cependant pas la réponse à la question épineuse de l’objectivité de la loi morale29.

  • 30  A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, p. 47.

16Fouillée se livre également à une critique externe dont l’inspirateur est Schopenhauer. Ce dernier suspectait Kant d’avoir introduit dans la philosophie morale les catégories religieuses de l’Ancien Testament. La loi correspond au Décalogue30, et il en va de même pour toutes les notions étudiées par Kant, à commencer par le devoir :

  • 31Ibidem.

Ce concept, avec tous ses voisins, ceux de loi, de commandement, de nécessité morale et autres, si on le prend en ce sens absolu, est emprunté à la morale théologique, et n’est dans la morale philosophique qu’un étranger, jusqu’à ce qu’on en ait trouvé une justification valable, soit dans l’essence de la nature humaine, soit dans celle du monde objectif31.

  • 32  Fouillée pense que Schopenhauer se contredit en attaquant l’idée de devoir et en faisant par aille (...)
  • 33  « Schopenhauer rejette donc absolument toute idée de règle impérative […]. Le politique seul fait (...)
  • 34  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 236. Cf. aussi La Morale des idées- (...)
  • 35  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 235.
  • 36Idem, p. 181.
  • 37Idem, p. 236.
  • 38Idem, p. 235.
  • 39  A. Fouillée, Le Moralisme de Kant, p. 146.

17Fouillée n’épargne pas toujours Schopenhauer32, mais il le rejoint volontiers dans la critique de l’impératif33 : « Kant persiste à faire du devoir un impératif catégorique, un ordre absolu, une loi despotique émanée d’un Sinaï intelligible »34. Dans son système de morale, Kant recycle des thèmes chrétiens à peine transposés : la loi morale se présente comme une sorte de commandement divin35, comme une révélation36, les actes purs sont l’exception, etc. Bien qu’il ait critiqué la prétention dogmatique de l’idée de Dieu, il conserve cette idée en toile de fond, comme le point d’appui de toute sa morale37. « En effet une loi proprement dite, une loi qui ordonne, ne peut être qu’un ordre divin38. » Kant reproduit donc la forme de la doctrine théologique, en remontant au Dieu de l’Ancien Testament, car « la loi pour la loi » est un thème qui est plus juif qu’évangélique39.

18En résumé, l’obligation a besoin d’un contenu pour déterminer la volonté à agir. Au contraire, Kant réduit la morale à une forme rationnelle qu’il suppose obligatoire et à une universalité sans objet :

  • 40  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 197.

L’universalité, selon les principes de Kant, ne pourrait devenir loi certaine que si elle était accompagnée d’une intuition du bien ; mais, aux yeux de Kant, l’intuition sensible est insuffisante et l’intuition suprasensible est absente ; il ne reste donc qu’une universalité vide au point de vue suprasensible et toujours incomplètement remplie au point de vue des intuitions sensibles particulières40.

  • 41  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 224.

Il y a une chose que Fouillée sait gré à Kant d’avoir établie, certes malgré lui : c’est que les idées de loi morale et de devoir ne peuvent aboutir qu’à un formalisme41.

Les défenses de l’impératif

  • 42  Ch. Renouvier, « La morale de Kant », p. 123.
  • 43  Ch. Renouvier, « La morale de Kant », p. 116.

19Une quinzaine d’années avant que Fouillée ne prenne la plume pour démolir le kantisme, Renouvier avait développé une justification de l’impératif kantien, assortie de modifications propres au « nouveau criticisme ». Renouvier admet avec Kant que l’action n’a de valeur morale que si elle a pour motif « la nécessité d’agir par respect pour la loi »42. Une action n’est morale que si le principe y est distinct du résultat. L’énoncé du principe formel de la généralisation des maximes ne nous apprend pas encore comment cette loi nécessaire est liée à la notion de la volonté, mais la question des fins n’est pas du tout absente chez Kant. C’est l’homme, et plus généralement « tout être raisonnable » qui est une fin en soi. Le raisonnement est alors le suivant : « L’homme considère sa propre existence comme une fin en soi […]. Son semblable est dans le même cas. La raison qui cherche une loi attribue dès lors à ce principe une valeur objective ; elle le généralise et s’y déclare assujettie »43.

  • 44  Ch. Renouvier, Science de la morale, I, p. 86-88.

20L’égale dignité des êtres humains – comme fins en soi – implique nécessairement la réciprocité de la relation morale. C’est sur la base de ce raisonnement que Renouvier juge opportun de déplacer la loi morale du modèle de la législation naturelle vers celui de l’association des êtres raisonnables44, comme le feront plus tard les théories procédurales de la justice (nous y reviendrons en conclusion). Par exemple, on doit rejeter le mensonge parce qu’on ne peut juger en conscience que les membres d’une société pourraient se duper mutuellement pour atteindre leurs fins ; la société ainsi constituée contredirait sa propre définition si du moins elle était une société d’êtres « raisonnables », la raison étant comprise ici à la fois comme une condition des actes (la prise en compte possible de leur caractère nécessaire et universel) et l’idéal vers lequel ceux-ci doivent tendre.

  • 45Idem, p. 95.
  • 46Idem, p. 83.

21Renouvier refuse, d’autre part, de considérer que, l’obligation une fois posée, une logique impersonnelle permettrait de déduire les conséquences ou les inconséquences des maximes. Pour lui, c’est toujours la conscience qui généralise et décide. Kant « fait de grands efforts, évidemment malheureux, pour attribuer aux lois de la raison une sorte d’objectivité naturelle »45. Si la moralité d’un acte dépendait de ce qui est bon ou mauvais en soi, le caractère d’obligation disparaîtrait. « Mais la conscience impose des devoirs et n’impose point de certitude externe. »46 C’est ce renoncement à la certitude au profit de la croyance (présentée ici comme le travail d’une conscience personnelle) que Fouillée repère chez Renouvier comme la modification la plus significative apportée à la théorie Kant (voir supra).

22L’autre grand défenseur de la morale kantienne, à l’époque, est Émile Boutroux, qui exerce son magistère à la Sorbonne. Dans un cours de 1901, consacré à ce sujet, il répond aux objections concernant l’obligation.

  • 47  E. Boutroux, « La morale de Kant », p. 685.

Kant se demande dans un passage célèbre, où peut se trouver la racine de la noble lignée des idées de devoir, idées qui répudient fièrement toute parenté avec les inclinations. Or, poussant plus avant la réflexion où nous engage notre sentiment de respect, il trouve l’origine du devoir dans une dualité de la nature humaine. La contrainte morale vient d’une volonté, non d’une simple loi abstraite. Il n’y a qu’une volonté qui puisse commander. Mais le devoir n’est pas une contrainte extérieure, c’est une contrainte intérieure et volontairement acceptée. C’est donc que derrière notre volonté temporelle, dépendante de notre sensibilité, il y a en nous une volonté intemporelle, qui est nous-même, plus encore que notre sensibilité, et qui commande à notre volonté sensible. Cette volonté intemporelle, qui veut immédiatement l’accomplissement de la loi, est le fondement de ce qu’on nomme notre personnalité. Le fondement du devoir est la condition de notre personnalité, à la fois intelligible et empirique47.

  • 48  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 91.

Boutroux profite de cette explication pour arracher le kantisme à la réputation d’individualisme que lui font ses adversaires (en particulier chez les penseurs catholiques réactionnaires). La personne, comme être sensible, est soumise à sa propre personnalité en tant qu’elle appartient au monde intelligible48. Un principe qui détruit toute arrogance et tout amour de soi ne mène pas à l’individualisme.

  • 49  E. Boutroux, « La morale de Kant », p. 637. Cf. p. 635 : « Plusieurs critiques veulent que Kant se (...)
  • 50  M. Scheler, Le Formalisme en éthique, p. 53. Scheler parle du « paradoxe méthodologique » selon le (...)

23Boutroux répond aussi à d’autres critiques et, bien qu’il ne cite pas de noms, on comprend qu’il s’adresse principalement à Fouillée. L’objet de l’obligation, précise-t-il, n’est pas absent : nous sommes obligés de travailler au bien et au développement de la personnalité. Cette fin est la matière de la morale49. Il est vrai, comme on l’a souvent souligné, que la représentation du bien ne vient pas en premier : Kant commence par la loi ; mais c’est que pour lui, le bien posé ainsi avant la loi ne saurait être que le concept de quelque chose qui produit un plaisir (supposition gratuite, dira Max Scheler, puisque les valeurs ne se réduisent pas toutes à un rapport de causalité entre une chose et un état affectif50).

24Boutroux montre un souci évident d’impartialité. Il ne cherche pas à occulter les critiques. Une fois écartées les critiques qu’il estime injustes, il expose celles qu’il peut reprendre à son compte.

  • 51  E. Boutroux, « La morale de Kant », p. 641.
  • 52Ibidem.
  • 53Idem, p. 688.
  • 54Idem, p. 687.
  • 55Idem, p. 640.

25 La forme sans la matière est inopérante. Le devoir en soi est « une abstraction artificielle »51 ; un commandement suppose que l’ordre vise un objet de sorte qu’il devient impossible d’isoler l’ordre52.
 Le devoir ne se présente jamais comme purement formel. Il émane d’une volonté, mais plus encore d’une « volonté vivante »53. Boutroux replace la morale kantienne dans le cadre psychologique qui lui manque. Cette critique est classique à l’époque.
 L’amour et le devoir ne sont pas aussi opposés que Kant l’imagine : « Chez tous les héros de la vie morale et religieuse, le devoir est vivifié par l’amour, et l’amour est dirigé par le devoir »54. Notons qu’il reviendra à Bergson, trente ans plus tard, de dissocier l’amour et le devoir comme deux tendances hétérogènes.
 Il y a place dans un même système de morale pour les idées de bien et d’obligation. Les anciens partent de la connaissance du bien et arrivent à un principe d’obligation qui se présente comme un effort pour atteindre le bien. « Chez les philosophes grecs, il est constamment question de mission, de tâche, d’œuvre à accomplir, de poste à garder, donc de devoir, d’obligation, bien que ces concepts ne soient pas dégagés et mis en relief isolément. »55 Boutroux cherche ici à concilier deux positions habituellement présentées comme antinomiques : la morale de l’obligation et celle de l’idéal ou du bien. Nous reviendrons plus en détail sur ce point dans la seconde partie à propos de Brochard.

  • 56  V. Delbos, Essai sur la formation de la philosophie pratique de Kant, p. 299-301.
  • 57  Cf. V. Delbos, La Philosophie pratique de Kant, p. 425, note 1.
  • 58  Cf. E. Kant, Fondements, p. 193 sqq.

26On ne peut évoquer l’effort de justification de l’impératif sans mentionner la contribution de Victor Delbos qui termina lui aussi sa carrière à la Sorbonne. Bien qu’il n’ait pas cherché à élaborer une philosophie personnelle, et qu’il ne se soit pas engagé dans la querelle opposant kantiens et antikantiens, Delbos doit être cité ici pour les clarifications qu’il a apportées au fondement de la morale de Kant. Dans sa thèse, publiée en 1903, il montre que Kant utilise la notion de loi morale selon trois axes : a/ la loi comme commandement absolu, cible des critiques de Kant qui dénoncent une transposition du décalogue ; b/ la loi comme principe d’explication du jugement moral ; c/ la loi comme l’ordre des rapports réguliers pratiques qui doivent exister entre les êtres raisonnables, membres d’une même société ; Kant opère sur ce plan un rapprochement entre l’idée métaphysique de la cité de Dieu et l’idée de république56. Dans son gros ouvrage sur la philosophie pratique de Kant, il reprend cette interprétation et la développe. Ce faisant, il rencontre les critiques de Fouillée et y répond. D’après lui, Fouillée confond deux choses : le devoir et la loi morale. La loi morale n’est pas pour Kant une donnée de la conscience commune, mais l’expression, en nous, de l’action de la raison pure pratique. Kant veut expliquer rationnellement la loi morale, il n’a pas pour objectif de donner un contenu à la notion commune de devoir, qui est une donnée57. La loi morale n’a pas à être extérieurement justifiée, elle ne comporte pas de preuve antérieure à cette raison, car elle est notre façon à nous de connaître cette raison. De plus (mais c’est un autre débat), la loi morale fournit à la notion de causalité libre le contenu qui en justifie la réalité (c’est une cause efficace n’agissant que par des idées). Delbos juge irrecevable le reproche, fait à Kant, de ne pas chercher à démontrer l’existence d’un impératif. L’auteur des Fondements répond en effet explicitement à cette question : « comment un impératif catégorique est-il possible ? »58.

  • 59  L. Brunschvicg, « L’idée critique et le système kantien », p. 134.
  • 60Idem, p. 171-172.
  • 61Idem, p. 171 ; Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, p. 322.
  • 62  Voir les interventions de Darlu et de Brunschvicg lors de la séance du 11 février 1906 à la SFP.

27C’est un autre maître de la pensée universitaire qu’il nous faut encore citer : Léon Brunschvicg, représentant du néo-kantisme spiritualiste français dans l’entre-deux-guerres. Dans son article de 1924 sur « l’idée critique et le système kantien », Brunschvicg rend hommage au livre de Delbos qui « doit nous interdire les raccourcis conventionnels qui font la joie des apologistes et des adversaires »59. Brunschvicg se réclame de l’esprit du criticisme plutôt que du système de Kant. Il repère l’originalité de la méthode dans l’analyse régressive, qu’il oppose à la synthèse progressive débouchant sur la table des catégories. Or l’analyse est une méthode également féconde en morale. C’est elle que Kant a suivie pour dégager la valeur de nos conduites, comme il a mis en évidence la valeur rationnelle de la science. Le résultat est le concept d’autonomie de la volonté, un concept essentiel selon Brunschvicg parce qu’il est au principe de l’universalisme des Lumières, donc très éloigné du formalisme creux qu’on reproche couramment à Kant. L’obligation ne tourne pas à vide, elle consiste à travailler à un « univers concret », à une « communauté universelle » et à une « transformation spirituelle de l’humanité »60. Cette découverte accomplit une révolution dans l’ordre moral puisqu’elle inverse les valeurs accordées respectivement à la raison et à la tradition. Le respect selon Kant n’est plus obéissance à l’autorité d’une loi, mais décision autonome de la raison de respecter ce qui est digne de l’être61. Brunschvicg repère les limites de cette philosophie morale dans les résurgences du fidéisme du xviiie siècle. Pour franchir ces limites, il faut, dans ce domaine comme dans celui de la connaissance, se confier à l’effort de réflexivité de la conscience. L’agent qui prend conscience des motifs de sa conduite transforme un système de causes en un système de fins et devient capable de se réformer. L’autonomie morale est ainsi une conquête : nous y accédons en prenant conscience des règles de réciprocité qui nous lient aux autres, en même temps que nous construisons ces règles en nous soumettant à des normes de justice. Il résulte de cette construction que la loi morale n’est pas une loi transcendante, comme on pourrait encore le penser en lisant Kant, mais une norme intérieure que le sujet découvre dans un effort croissant de réflexivité et de connaissance de soi. Comme ses maîtres Jules Lachelier et Alphonse Darlu, Brunschvicg a une conception idéaliste de la morale : les normes et valeurs ne sont pas des choses que la société imposerait aux individus, car tout être rationnel transforme réflexivement les données de son existence par le libre jugement qui pose le droit au-delà du fait62.

Un fondement tout à fait différent

  • 63  « Le croyant s’incline devant Dieu, parce que c’est de Dieu qu’il croit tenir l’être […]. Nous avo (...)
  • 64  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 32. Sur la « contrainte », cf. Critique de la raison p (...)
  • 65  Durkheim fait observer que la raison et la sensibilité, loin d’être toujours en tension, peuvent c (...)
  • 66  E. Durkheim, L’Éducation morale, p. 46 et 124-126.
  • 67   E. Durkheim, De la division du travail social, Introduction de 1893, p. 279.
  • 68  M. Scheler, Le Formalisme en éthique, p. 209.

28On peut cependant admettre que l’obligation morale est une réalité sans lui attribuer un fondement ou une origine rationnelle. Ceux qui adoptent cette position ne font généralement pas la différence entre origine et fondement, parce qu’ils s’inscrivent dans une démarche « naturaliste » ou « objectiviste » pour laquelle l’origine d’une norme justifie sa raison d’être. C’est ainsi que pour Durkheim l’obligation morale tire sa force de la pression que la société exerce sur les individus. L’obligation morale doit son caractère d’extériorité à la transcendance de la société, ce qui la rapproche de l’obligation religieuse63. Durkheim ne nie donc pas les caractères que Kant attribuait à l’obligation, il les interprète simplement d’une autre façon, leur donnant une origine sociale et non pas rationnelle. Kant considère que, pour un être purement rationnel et une volonté « sainte », la loi perdrait son caractère impératif64. La contrainte vient de ce que la volonté ne se soumet pas spontanément à la raison mais cède aux penchants de la sensibilité. Pour Kant la loi n’est une discipline impérative que par rapport à notre nature sensible. Durkheim, lui, étend le pouvoir des normes sociales à une contrainte qui pèse non seulement sur notre nature sensible65, mais sur tous les aspects de la vie individuelle, d’où l’espèce de sentiment religieux qui l’accompagne66. Le kantisme n’aurait donc fait que traduire cette réalité dans un autre langage, celui de la raison. Il ne faut pas s’étonner du caractère intérieur de l’obligation morale, car les prescriptions de la société sont intériorisées par l’agent qui ensuite « s’oblige soi-même à les accomplir »67 (Scheler tirera argument de ce mécanisme d’intériorisation pour contester la dignité particulière que Kant voudrait conférer au devoir68). De la même façon la sanction extérieure cède la place à une « réaction interne » de la conscience morale lorsque l’agent commet ce qu’il sait être une faute. Notre rapport à l’obligation varie individuellement en fonction du degré d’intensité avec lequel nous nous la représentons. Ces variations individuelles tiennent à des différences de caractère ou d’éducation.

  • 69  P. Janet, L’Amour et la Haine, p. 103.
  • 70Ibidem.
  • 71  P. Janet, De l’Angoisse à l’extase, t. I, p. 229.
  • 72  J. Piaget, Six études de psychologie, p. 52.

29Un même type d’argumentation se rencontre sur le terrain psychologique. Philosophe et psychiatre, Pierre Janet interprète le devoir comme une conduite de commandement. Dans la hiérarchie des conduites, le commandement est supérieur à l’obéissance qui elle-même est plus difficile que l’imitation (les très jeunes enfants savent imiter mais la réception d’un ordre ne leur est pas acquise). Nous obéissons couramment à des ordres donnés par des personnes qui n’ont pas d’autorité parce qu’en réalité nous nous donnons à nous-mêmes des ordres qui correspondent à des valeurs qui nous ont été inculquées au cours de notre éducation. Alors, comme l’explique Janet, « nous nous commandons à nous-mêmes d’obéir aux ordres des autres »69. Janet rejoint ici la remarque de Durkheim faisant observer que « l’agent s’oblige soi-même » à accomplir son devoir. Il généralise : « la morale est l’ensemble des ordres que l’on se donne à soi-même en faisant parler une autorité supérieure »70. L’examen psychologique permet de valider la théorie kantienne, puisque ce ne sont pas les tendances à la sympathie ou au dévouement, chez les patients du psychiatre, qui caractérisent la conduite morale, mais bien le devoir qui est « un cas particulier de ces corvées que l’homme supérieur est capable de s’imposer »71. L’examen des cas d’amoralité permet à Janet de vérifier l’hypothèse selon laquelle la construction des structures normatives est assurée par des conduites interindividuelles appliquées à soi-même. Jean Piaget reprendra cette idée en énonçant « cette loi générale d’après laquelle on finit toujours par s’appliquer à soi-même les conduites acquises en fonction des autres »72.

  • 73  H. Bergson, Cours II, p. 115-116.
  • 74  H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, p. 84.
  • 75Idem, p. 108.
  • 76  Th. Ribot, L’Hérédité, p. 492-493.
  • 77  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 95.
  • 78  J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 52.
  • 79  À titre d’exemple, on pourra comparer la petite fable bergsonienne de la fourmi dissidente et la f (...)

30À l’instar de Durkheim et de Janet, Bergson analyse l’obligation comme un fait dont il s’agit de comprendre la fonction. Il expose une première interprétation, peu connue, dans un cours de 1893 au lycée Henri-IV. Certes, ce cours n’est pas un reflet direct de la pensée personnelle de Bergson, mais on peut néanmoins y déceler de nombreux éléments qui tirent parti des conclusions de sa thèse, ce qui tend à montrer qu’il s’agit, dans les grandes lignes, d’un premier état de sa pensée sur le sujet. L’impératif, dit Bergson, « a son fondement dans l’expérience » et en particulier dans l’expérience des « variations » du moi73. Les hommes s’imposent l’obligation morale par « crainte d’un regret ultérieur ». La forme de l’obligation est donc universelle ; ce qui ne l’est pas, c’est son contenu, parce que tous les hommes ne conçoivent pas de la même façon les regrets qu’ils craignent d’avoir. Bergson affine ensuite sa théorie, en y introduisant notamment une explication vitaliste. L’obligation a une fonction naturelle, elle est la forme que prend la discipline quand celle-ci n’a pas l’automaticité que lui confère l’instinct, comme chez les fourmis et les abeilles74. Si les hommes étaient conditionnés à se respecter, l’obligation morale serait superflue ; elle s’impose au contraire partout où une intelligence et une volonté peuvent détourner les individus de leur vocation sociale. Ainsi, l’obligation est la forme que prend la discipline chez une espèce que l’intelligence rend indisciplinée. Bergson ne voit pas de contradiction à affirmer qu’une fonction sociale est naturelle, car à la différence des sociologues durkheimiens, pour qui les caractères biologiques et psychologiques des individus sont antérieurs à leurs caractères sociaux, il pense que la socialité est enracinée dans l’évolution du vivant75. Ribot soutenait déjà que la morale est nécessaire à la société qui elle-même est naturelle à l’homme, et qu’il faut donc y voir « une conséquence nécessaire de la nature même des choses »76. L’obligation, précise Bergson, est la conscience que nous prenons de cette force cohésive qui n’est pas ressentie par les animaux parce que ceux-ci vivent dans un quasi-état somnambulique77. Ce sentiment d’une force qui nous retient, ou nous contient, est une donnée prise en compte parallèlement par Durkheim, Janet et Bergson, trois penseurs qui se connaissaient de longue date et s’appréciaient mutuellement. On en trouve également la trace chez Jean-Marie Guyau, qui, avant ces derniers, avait produit une analyse tout à fait similaire de l’obligation : « Le sentiment d’obligation, si on le considère exclusivement au point de vue de la dynamique mentale, se ramène au sentiment de résistance que l’être éprouve toutes les fois qu’il veut prendre telle ou telle direction »78. Notons que les thèses de Guyau étaient certainement plus présentes à l’esprit de Bergson qu’on n’a bien voulu le dire79. Nous reviendrons plus loin sur son cas.

  • 80  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 18.
  • 81  E. Kant, Fondements, p. 139-140.
  • 82  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 87.
  • 83Idem, p. 95.
  • 84  Cf. H. Mercier et D. Sperber, L’Énigme de la raison.

31Pour Bergson, par conséquent, « l’essence de l’obligation est autre chose qu’une exigence de la raison »80. Bergson pense que Kant est dans l’erreur lorsqu’il fait de l’exigence de non-contradiction le fondement de la maxime morale. Il en fait la démonstration en reprenant l’exemple célèbre du « dépôt »81. Si le dépôt ne désigne qu’une somme d’argent matérielle, le dépositaire ne se contredit pas en gardant l’argent dès lors qu’il en a besoin. Si cette notion renferme au contraire des considérations morales, comme la confiance en autrui, le droit de propriété, etc., alors l’obligation est préexistante, et l’individu qui ne rend pas cet argent contrevient à une règle dont il n’est pas l’auteur. Le rapport qui s’établit ici entre la tentation de faire sécession et la résistance à cette tentation est objectivé sous la forme de l’obligation, mais il n’a rien par lui-même de rationnel82. La prétendue rationalité de l’acte vient en réalité d’une justification rétrospective, qui peut prendre aussi bien la forme d’un raisonnement utilitariste83 que celle d’une morale rationnelle pure. Dans tous les cas, cette tentative de rationalisation semble procéder d’un besoin d’ordre et d’intelligibilité qui correspond à la pente naturelle de notre intelligence, une intelligence fabricatrice qui cherche partout un ordre où elle se sente à l’aise. À cet égard, la morale rationnelle de Kant serait exemplaire du fonctionnement de notre intelligence et nous renseignerait davantage sur celle-ci que sur l’obligation elle-même. Notons que cette explication évolutionniste qui nie la raison au profit d’une rationalisation a été réactualisée récemment84.

Obligation ou aspiration ?

  • 85  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 117 ; et aussi Fondements, p. 99.
  • 86Idem, p. 46.
  • 87Idem, p. 86.
  • 88Idem, p. 127.
  • 89  E. Kant, Fondements, p. 165.

32Kant soutenait qu’il n’y a qu’une loi formelle qui puisse a priori être un principe déterminant de la raison pratique. Toute détermination de la volonté par l’objet serait hétéronome85. À supposer que l’objet apporte un bienfait, il faudrait montrer qu’il est juste d’acquérir ce bienfait, ce qui nous renverrait à l’antériorité de l’obligation. Le véritable objet de la morale est au contraire celui que la raison se donne à elle-même86. Faire du bien aux hommes par amour pour eux n’est pas encore la vraie conduite morale87 ; tout penchant est « aveugle et servile » même s’il est « de bonne espèce »88. Il faut donc faire abstraction de toute fin à réaliser89.

  • 90  Cf. G. Belot, Études de morale positive, t. I, p. 178-179, note.
  • 91  Cette position, bien représentée dans le champ français, est encore celle que soutient de Marcel C (...)
  • 92Aristote, De anima III, 10 ; Éthique à Nicomaque, I.
  • 93Bulletin de la SFP, t. VI, p. 150 (11 février 1906).

33Pour de nombreux auteurs, c’est l’inverse qui est vrai : la valeur de l’impératif dépend de la valeur des fins auxquels on le destine90. Et ce qu’on appelle communément un « homme de bonne volonté » est un agent qui aime le bien en lui-même et pour lui-même et non un individu agissant par pur respect pour la loi91. Cette position se situe dans la lignée d’Aristote pour qui l’acte moral tend vers un bien et cherche à le réaliser conformément à la spécificité de chaque activité92. Si l’on en juge par l’enseignement philosophique de la fin du xixe siècle, cette position avait été quasiment officialisée. C’est ainsi que Bergson, dans son cours de philosophie morale à Henri-IV, fait suivre la leçon intitulée « La morale de l’obligation pure, doctrine pratique de Kant », d’une leçon conclusive ayant pour titre : « Le bien moral véritable fondement de l’obligation ». On trouverait des formulations similaires chez d’autres auteurs (cf. Victor Egger : « La morale est avant tout une doctrine du bien. De ce qui précède il résulte que le devoir peut être dérivé du bien »93).

34Le problème est alors de déterminer ce « bien » qui est le but de l’action. Ici surgissent plusieurs difficultés qu’on pourrait qualifier de « classiques ».

  • 94  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 99.

35 Peut-on définir un bien qui soit meilleur que tous les autres ? Selon quelle méthodologie pourra-t-on définir un tel bien, étant entendu qu’une conception substantielle du bien (la gloire de Dieu, la grandeur nationale) peut conduire à mépriser ses semblables ?
 Un tel bien peut-il être autre chose qu’un bien empirique ? Kant, s’interrogeant sur le principe déterminant de la volonté, n’envisage que deux solutions possibles : ou bien la loi morale ou bien un principe empirique dicté, selon le modèle humien, par la considération des désirs et des intérêts94. Mais doit-on se laisser enfermer dans cette alternative ?
 Un tel « bien » est-il lié à des désirs subjectifs ou est-il objectivement fondé ?

Le devoir ou le bien ? Les anciens et les modernes

36Aux kantiens qui mettaient en avant la morale de l’obligation, il était facile d’opposer le modèle grec antique de l’acte vertueux ou héroïque que l’agent réalise sans y être obligé. L’argument est développé en 1901 par Victor Brochard, professeur de philosophie antique à la Sorbonne :

  • 95  V. Brochard, « La morale ancienne et la morale moderne », p. 3.

Nombre de moralistes acceptent sans hésiter de définir la morale la science du devoir, et notre esprit moderne ne conçoit même point une morale qui ne tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas certains préceptes auxquels il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut bien y prendre garde, cette idée est totalement absente de la morale ancienne. Elle est si étrangère à l’esprit grec, que pas plus en grec qu’en latin, il n’est de mot pour l’exprimer. Jamais les anciens n’ont conçu l’idéal moral sous la forme d’une loi ou d’un commandement. Ni en grec, ni en latin, ne se trouve une expression que l’on puisse traduire par « loi morale » […]95.

  • 96Idem, p. 8.

37La morale ancienne est une « parénétique » : elle donne des conseils, non des ordres. Elle nous présente le portrait du sage, et nous offre des modèles à imiter. Le but est d’atteindre la vie heureuse. L’idée de devoir est plus récente et prend sa source dans le monothéisme. Dieu donne des ordres, récompense et punit. Le devoir est une dette96. Comme Schopenhauer et Fouillée, qu’il cite à cette occasion, Brochard rapporte la philosophie morale de Kant à sa formation piétiste. Preuve que le devoir n’est pas le modèle traditionnel, l’éthique de la vertu est encore présente chez Descartes et Rousseau.

38Brochard prend parti pour un retour à la morale antique :

  • 97Ibidem.

Pourquoi une volonté en tant que volonté se donne-telle une loi ? Et si elle s’en donne une, ce ne peut être en tant que volonté pure, mais en tant qu’elle est une raison. Or une raison ne saurait se décider qu’en vue du meilleur. Nous voici donc ramenés au point de vue antique97.

  • 98Idem, p. 12.

Brochard fait observer que la morale kantienne est en recul dans l’enseignement, ce qui laisse place à la morale des anciens98.

  • 99  L. Brunschvicg, « L’idée critique et le système kantien », p. 167.

39L’article de Brochard suscite plusieurs réactions chez les philosophes intéressés par la question de l’obligation. Brunschvicg, dont nous avons déjà parlé, ne conteste pas la thèse de Brochard sur la morale des anciens, mais il fait observer que l’originalité de Kant et des modernes est la séparation de l’ordre de la nature et de l’ordre de la moralité, qui restaient confondus dans l’antiquité99.

  • 100  E. Durkheim, « Détermination du fait moral » (1906), in : Sociologie et Philosophie, p. 43, séance (...)
  • 101  Ch. Ehrenfels, System der Werttheorie, Leipzig, t. I, p. 53 (§ 18) : « Der Wert eines Dinges ist s (...)
  • 102  E. Rabier, Leçons de philosophie, t. I, p. 529.

40Durkheim prend également position. Il reproche à Kant d’avoir méconnu l’attrait du bien, l’élément « désirable » vers lequel on tend100. Durkheim n’est pas le seul, à l’époque, à parler de morale dans ces termes. Christian Ehrenfels identifiait valeur et désirabilité101, et Elie Rabier, dans un célèbre manuel de philosophie peu favorable à l’école de Kant, affirmait qu’» on n’a jamais expliqué comment une action volontaire peut-être conçue en dehors de toute espèce de désir »102. Il y a donc deux manières de concevoir la morale :

  • 103  E. Durkheim, L’Éducation morale, p. 112.

Pour les uns, le bien est la notion primitive dont le devoir est dérivé ; nous avons, disent-ils, le devoir de nous conformer à la règle parce que l’acte qu’elle prescrit est bon […]. D’autres, au contraire, ont essayé de déduire le bien du devoir, et ont dit qu’il n’y avait d’autre bien que de faire son devoir103.

  • 104Idem, p. 113.
  • 105  E. Durkheim, « Détermination du fait moral », p. 53 / p. 122.
  • 106Idem, p. 57 et p. 82 / p. 125 et 183.
  • 107Idem, p. 83 / p. 184.

Pour Durkheim cependant, ces deux options ne font qu’exprimer deux aspects différents d’une même réalité : la société. Celle-ci nous apparaît tantôt comme « une puissance qui fait la loi », tantôt comme « un être aimé auquel nous nous donnons »104, la morale penche donc tantôt vers le devoir tantôt vers l’amour du bien. Mais en réalité, explique Durkheim, les deux tendances coexistent. La recherche du bien ne va pas sans « un effort », « une certaine tension », « une certaine contrainte sur soi »105 car l’agent doit faire violence à sa nature d’individu pour aspirer aux valeurs de la société. Cette ambivalence est présente dans le sacré qui possède ces deux caractéristiques : nous attirer et nous tenir à distance ; et l’on ne doit pas s’étonner que le crime soit perçu comme une espèce de sacrilège106, la vie morale conserve en effet des caractères de la vie religieuse en raison d’un long passé durant lequel ces dernières étaient confondues. Mais contrairement à Fouillée, Durkheim ne voit pas dans l’obligation un vestige du fonds religieux, car plus une morale est religieuse plus l’idée d’obligation s’atténue, la crainte de la souillure étant assez dissuasive par elle-même, comme on peut l’observer, justement, dans l’antiquité107.

  • 108  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 90.

41C’est également en réponse à la thèse de Brochard que Bergson prend position sur la question de la morale grecque antique au moment de développer, en 1932, sa théorie de l’obligation. Selon Bergson, le primat du bien sur l’obligation, dans la cité grecque, est un effet d’optique dû à l’intérêt des élites pour la beauté des nobles actions et pour l’héroïsme, tandis que les obligations étaient reléguées au rang de préceptes tacitement admis par la population. Si personne n’a pris la peine de commenter les obligations morales, c’est tout simplement qu’on s’y conformait sans discussion108. Cette interprétation est fondamentale pour la démonstration de Bergson qui oppose les obligations primitives des cités antiques à la morale de l’amour des mystiques chrétiens. Il s’agit pour lui de préserver l’originalité de la morale évangélique que la thèse de Brochard risquait de fondre dans une éthique « à l’ancienne ».

L’obligation secondaire et dérivée

  • 109  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 39.

42Tandis que Kant tentait de prouver que le devoir ne peut pas être « dérivé »109, plusieurs auteurs français, dans la période concernée, soutiennent la théorie inverse.

  • 110  H. Bergson, Cours II, p. 116.
  • 111  Cette théorie appliquée à la morale est développée en 1908 dans un livre : La Morale des idées-for (...)
  • 112  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, Préface, p. VIII-IX.
  • 113  A. Fouillée, « Kant a-t-il établi l’existence du devoir ? », p. 516, note.
  • 114Idem, p. 523.
  • 115  Cf. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. XI : « Dans la morale, la seule lo (...)
  • 116  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 179.

43Pour comprendre leur position, il faut rappeler le prestige du modèle évolutionniste. Bergson s’y réfère dans son cours de 1893 à Henri-IV, lorsqu’il explique que les hommes commencent par avoir peur du châtiment puis craignent davantage de perdre « de la valeur dans leur propre estime »110. L’idée que nous nous faisons du bien va en s’épurant et en se spiritualisant lorsque nous atteignons un degré supérieur de civilisation. Ainsi conçu, le modèle évolutionniste semble compatible avec une théorie idéaliste. Au terme d’un long processus, les hommes finissent par agir en vue d’un idéal. L’idée prend alors le dessus sur toute autre considération. Fouillée exprime ce point de vue dans sa théorie des idées-forces111. En résumé, l’idée d’une action désirable entraîne sa réalisation, car il y a dans l’idée un fond actif et appétitif qui la rend efficiente112. Fouillée reproche à Kant d’avoir laissé échapper la dimension psychologique du problème moral113. Kant a pris pour un impératif ce qui relève plutôt de l’auto-persuasion : « il faut que nous soyons préalablement persuadés par l’objet idéal de la loi pour nous déclarer obligés ou plutôt pour nous obliger nous-mêmes »114. L’obligation est donc seulement dérivée (elle est d’ailleurs relative115), et plutôt que d’un impératif catégorique, mieux vaudrait parler de « suprême persuasif »116.

  • 117  E. Kant, Fondements, p. 132.
  • 118  Cf. A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 212 : « Cette présomption spécu (...)
  • 119  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 124.
  • 120  G. Séailles, « La morale de Kant. Le sentiment moral », p. 10.

44Seul un idéal peut avoir cette force persuasive. Mais lequel ? Il ne s’agira pas d’un bien privé – idéal de l’imagination fondé sur des principes empiriques, d’après Kant117 – mais d’une loi universelle qui ne peut être autre chose, au fond, que le bien de tous compris comme une fin en soi118. Cet idéal a une valeur objective, car il fait partie de ces valeurs qui vont au-delà de préférences subjectives. Fouillée précise sa pensée en indiquant une hiérarchie des valeurs fondée sur la distinction entre biens sensibles et biens intellectuels, par exemple, distinction inscrite dans les lois du monde119. Kant, remarque-t-il malicieusement, reconnaît implicitement cette hiérarchie de valeurs, lui qui fait de la raison une fin en soi et qui érige tout un édifice d’idéaux, d’où il aurait dû conclure à la priorité fondamentale de l’axiologie. Fouillée ne sera pas le seul à soutenir que Kant s’est montré ici inconséquent. Gabriel Séailles constate également que dans la république des fins – « sorte d’immense harmonie universelle où chaque volonté se répercute à l’infini dans les volontés qui conspirent avec elle » – l’idéal devient en fait le mobile de nos actes, et la loi est justifiée « par la beauté même de l’idéal dont elle est la condition »120.

  • 121  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 184 ; Le Moralisme de Kant et l’Amoralisme contemporai (...)
  • 122  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 230.
  • 123  Fouillée se réclame d’une méthode qui fait la synthèse entre les écoles naturalistes, positivistes (...)
  • 124  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporain, p. 74.

45Pour justifier l’obligation, Fouillée fait donc appel à des lois naturelles, sociales et morales, au détriment d’un principe abstrait121. C’est un fait, remarque-t-il, que je ne peux pas être heureux sans me préoccuper des autres ni des conséquences de mes actions. C’est un fait aussi que le plus choquant dans une mauvaise action n’est jamais lié à la forme, mais au tort objectif fait à quelqu’un. Fouillée en déduit ce nouvel impératif (dérivé) : « Agis de telle sorte que la société entière puisse prendre ton action pour règle »122. Il s’agit ici d’un impératif concret, adossé à un ordre objectif et finalisé qu’il nous appartient d’expérimenter123. Fouillée reproche aux néo-kantiens d’avoir proclamé un règne des fins suspendu dans le vide, là où il aurait fallu démontrer sa possibilité par les « lois générales qui régissent l’humanité et le monde »124.

46L’idée d’une obligation secondaire et dérivée, voire facultative, est également défendue, quoique d’une manière différente, par Guyau, le beau-fils de Fouillée.

  • 125  J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 221.
  • 126Idem, p. 125.
  • 127Idem, p. 106.

47Selon Guyau, le principe déterminant de la volonté n’est pas d’ordre rationnel : c’est une pulsion de vie qui, loin de se réduire à l’instinct de conservation, s’intensifie en s’élargissant, par surabondance de vie, et trouve à se satisfaire dans les actes sociaux et altruistes. L’obligation s’ensuit naturellement, car, en ressentant en nous cette intensité de la vie, nous nous apercevons que nous ne pouvons échapper à ce que la vie réclame, ce que l’auteur résume ainsi : « La vie se fait obligation d’agir par sa puissance même d’agir »125. Il ne s’agit pas, cependant, d’un impératif, mais plutôt d’un appel à développer la vie dans un maximum de directions, à optimiser notre être social et sociable126. L’expérience le montre : on a vu des ouvriers risquer spontanément leur vie et la perdre, tour à tour, pour sauver un des leurs127. Ils suivaient une sorte d’instinct (« un déploiement soudain de la vie intérieure vers autrui »).

  • 128Idem, p. 89.
  • 129Idem, p. 97-98 et 219.
  • 130  Cf. M. Scheler, Le Formalisme en éthique, p. 248.
  • 131E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 93.

48Ce que Guyau appelle des « équivalents » ou « substituts » du devoir découle de fonctions vitales. Ces substituts de devoir sont engendrés par le pouvoir d’agir qui traduit le besoin d’imprimer la forme de notre activité dans le monde128, la conscience qui produit des idées-forces129, et enfin l’émotion qui crée des liens entre les individus. Guyau n’est pas très éloigné ici d’une conception spinoziste de la morale, conception dans laquelle « chacun doit tout ce qu’il peut »130. Il tourne le dos à Kant qui s’opposait à tout lien entre la philosophie de la vie et la philosophie morale, la vie, malgré tout son charme, n’étant rien en comparaison du respect de la loi131.

  • 132  Cf. A. Contini, Jean-Marie Guyau. Esthétique et philosophie de la vie, IIe partie, ch. IV (« Le pr (...)
  • 133  J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 206.
  • 134Idem, p. 205.
  • 135  Cf. M. Orru, L’Anomie : histoire et sens d’un concept, p. 158-174 et L. Muller, Jean-Marie Guyau o (...)

49Pour Guyau, la vie se prolonge dans la société qui en est un accomplissement, comme tenteront de le montrer ses études sur l’art et la religion132. Morale et sociologie ne sont pas séparables133. Nous ne pouvons pas, en effet, être heureux en dehors de la société humaine qui est notre milieu, et nous tendons naturellement à rechercher le modèle de société qui accomplira le mieux une vie féconde. La société devient alors une coopération des volontés, la fraternité remplace la législation, la bienveillance remplace la sanction. L’univers lui-même devient « comme une immense société, où tout devoir est toujours un devoir envers quelqu’un d’actif, de vivant »134. Guyau défend ici un pluralisme des valeurs, car il existe de multiples façons de nous lier les uns aux autres et d’intensifier la relation vitale. Plusieurs sources de légitimation étant donc en compétition, il utilise le terme d’anomie, en lui donnant une connotation positive qui s’inversera chez Durkheim135, terme plus adéquat que celui d’autonomie qui contient encore, étymologiquement, une référence au principe d’une loi uniforme et monolithique.

Ce que montre l’expérience morale

  • 136  Cf. Bulletin de la SFP, t. IV, p. 13 (séance du 29 octobre 1903).
  • 137  F. Rauh, Bulletin de la SFP, t. VI, p. 208 (séances des 11 février et 22 mars 1906).
  • 138  L. Brunschvicg, « L’expérience morale selon Rauh », p. 21 et 31.
  • 139  Kant insère l’idéal au sein de la réalité morale (F. Rauh, Études de morale, p. 20).
  • 140  Cf. Bulletin de la SFP, t. IV, p. 12 (séance du 29 octobre 1903).
  • 141  F. Rauh, L’Expérience morale, p. 224.
  • 142Idem, p. 17-26 ; Études de morale, p. 500-502.

50Ne pourrait-on pas dériver encore plus directement l’obligation de l’expérience ? Selon Frédéric Rauh, l’expérience morale montre que la morale consiste bien plutôt à se tenir à des principes dont on teste la robustesse et la cohérence avec sincérité dans des actions à réaliser136. L’agent se demandera si les valeurs qu’il tient pour absolues ne sont pas subordonnées à de plus hautes valeurs. Le respect de la vie humaine est-il inconditionnel ou cesse-t-il devant la déchéance de la personne ? Le patriotisme est-il un devoir absolu ou doit-il se subordonner à nos devoirs envers l’humanité ? La rationalité de la morale tient à la solidité des justifications et à l’ordre qu’elles composent au sein d’une expérience vérifiée. Rauh rejette par conséquent les systèmes, trop rigides, au profit d’une « méthodologie de la conscience agissante »137 que Brunschvicg rapprochera de sa propre pensée en l’identifiant à un « idéalisme expérimental »138. Si Rauh rend hommage à Kant pour son idéalisme139, il espère aussi « moderniser » Kant, « assouplir » sa doctrine140 et exorciser « le fantôme de la vérité une, où toutes les autres seraient incluses »141. Il rejette l’impératif catégorique, qui correspond d’après lui à un moment daté de l’histoire des idées142. L’obligation reflète la pression sociale, la résistance individuelle, l’obéissance finale et des sentiments de plaisir et de peine. L’homme de l’antiquité païenne se sentait, lui, écrasé par la nature, d’où un sentiment différent. Rauh se range donc du côté des critiques de Kant qui voient dans sa morale un christianisme transposé.

  • 143  G. Belot, Études de morale positive, t. I, p. 163.
  • 144Idem, p. 45.
  • 145Idem, t. II, p. 257.
  • 146  Séance du 26 mars 1908 à la SFP, Bulletin, t. VIII, p. 193.
  • 147Idem, p. 177.
  • 148Idem, p. 188-189 (en réponse à une objection de Lachelier).
  • 149  G. Belot, Études de morale positive, t. II, p. 268.

51Rauh a tenté de jeter les bases d’une morale scientifique, libérée de toute norme absolue. Gustave Belot suit une démarche comparable, mais il critique Rauh sur un point essentiel : l’expérience scientifique doit confronter les jugements aux faits, alors que l’expérimentation morale proposée par Rauh ne va pas au-delà d’une mise à l’épreuve du jugement par le jugement même143. Belot, quant à lui, parle de « morale positive » pour désigner la combinaison de la volonté individuelle et des normes de la vie sociale. Il ne s’agit pas de prétendre comme les durkheimiens que la société est l’unique source de la morale, mais d’affirmer, conformément aux faits, que les fins de l’agent sont indissociables des liens sociaux. La notion aristotélicienne de fin est ici essentielle : comprendre une règle morale ne consiste pas à en déceler l’origine, mais à dire quelles sont les fins vers lesquelles elle tend. Or il existe selon Belot des fins objectives. La morale rationnelle est celle qui suit de telles fins. L’agent pourra alors admettre des exceptions à la règle si les fins l’exigent. Belot critique de ce point de vue le flou du critère kantien d’universalisation des maximes. « On ment par intérêt, on ment par humanité. Sur quoi faut-il faire l’épreuve de l’universalisation ? Kant paraît assez embarrassé pour nous le dire exactement. »144 Tant que l’on n’a pas défini les fins légitimes de l’action, ce critère reste indécis. Plus profondément, c’est la conception kantienne de la morale qui est mise en cause. C’est assez arbitrairement que Kant appelle « morale » la loi universelle donnée par la raison pure : en effet, on ne peut pas appeler morale une loi qui plane au-dessus des faits moraux, au-dessus des règles que les hommes suivent en société et des efforts des agents pour se rendre autonomes en socialisant leur volonté145. Belot précise comme suit sa conception des rapports entre morale et société : « j’ai essayé, au-delà de l’observation purement externe et descriptive, de découvrir la finalité sociale génératrice de toutes les morales, et je crois y avoir trouvé le principe dynamique et rationnel de leur création et de leur continuel développement »146. La société n’est pas seulement un moyen pour réaliser les plus hautes fins personnelles, elle est aussi « le moyen de toutes les fins humaines en général »147, à condition de prendre la société non pas dans son état actuel, mais dans ce qu’il reste à faire pour la spiritualiser et la transformer en « une véritable coopération d’esprits affranchis »148. Dans cette perspective, la contrainte morale s’efface derrière la rationalité de l’action et des convictions qui la portent149.

Obligation versus vocation : les deux sources de la morale selon Bergson

  • 150  Bergson a donné un compte rendu des Études de morale positive, à l’Institut, en 1907 (Écrits et pa (...)
  • 151  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 273.
  • 152Idem, p. 30.
  • 153  La rencontre des consciences, à la place d’une loi impersonnelle, est un thème que l’on retrouve c (...)

52Belot abordait la morale par les fins, Bergson s’intéresse aux sources150. L’obligation n’est pour lui qu’un aspect de la morale, celui qui correspond à la pression sociale permettant aux petites sociétés closes de se conserver. Dans une perspective évolutionniste et vitaliste, il explique que la morale statique s’est trouvée soudainement dépassée par l’irruption de la morale dynamique dont un bon exemple est l’amour évangélique. Cet universalisme moral, selon lui, n’était pas inscrit dans le plan de la nature puisqu’il va en sens inverse des instincts primaires, mais il puise à une source qui est le principe même de la vie et révèle finalement la signification de l’évolution151. Bergson attribue ce jaillissement soudain à l’énergie exceptionnelle des héros et des saints, des mystiques, chrétiens surtout, qui ont su impulser un nouvel élan à l’humanité, en la décloisonnant par l’amour. De ces individus exceptionnels, Bergson dit qu’ils n’ont pas besoin d’exhorter : « ils n’ont qu’à exister, leur existence est un appel »152. À ce stade de l’évolution morale, le commandement est remplacé par la vocation, l’appel qui entraîne les masses et qui tient à la puissance communicative, à la contagiosité des émotions supérieures153. Bergson s’inscrit dans cette lignée de penseurs qui remettent l’obligation à sa place : celle-ci n’est qu’un moment de l’évolution des idées morales, l’amour étant l’autre moment, radicalement différent dans sa source et ses conséquences.

Bilan et prolongements

53Il ne serait pas judicieux de vouloir clore ce débat, qui a plutôt pour mérite d’ouvrir des perspectives. C’est pourquoi nos remarques finales ont pour but d’esquisser les enjeux qui prolongent cette séquence.

  • 154  A. Fouillée, Le Moralisme de Kant et l’Amoralisme contemporain, p. 211.
  • 155Idem, p. 214.
  • 156  E. Durkheim, De la division du travail social, Introduction de 1893, p. 263-266.
  • 157  E. Durkheim, « Détermination du fait moral » p. 82 / p. 183.
  • 158  E. Durkheim, « Leçons sur la morale », p. 293.
  • 159  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 33.
  • 160  G. Belot, Études de morale positive, t. I, p. 187-266.

54Une première remarque peut être formulée sur le mode de l’étonnement : comment se fait-il que l’utilitarisme ne soit pas plus présent dans ce débat ? Outre-Manche, cette doctrine morale fut en effet la principale alternative à la morale du devoir. Sans entrer dans le détail d’une interprétation de la philosophie française qui nous entraînerait trop loin, on peut soutenir que cette absence est significative de la volonté de critiquer l’obligation absolue sans se départir tout à fait de l’idée d’obligation, nécessaire au dispositif de citoyenneté mis en place après la Révolution. D’où l’intérêt d’une expression comme « l’équivalent » du devoir. Par ailleurs, les philosophes que nous avons cités ont des arguments à faire valoir conte l’utilitarisme. Pour Fouillée et Guyau, la motivation des êtres à vouloir agir est un besoin spontané de dépenser leur énergie vitale, non un calcul des intérêts et des plaisirs154. L’action morale, comme la prise de risque et le jeu, est en soi une source de jouissance, elle nous dispense donc de chercher le plaisir dans une fin extrinsèque. Pour eux, l’utilitarisme repose sur des présupposés erronés. Les êtres humains ont des aspirations naturelles désintéressées, qui sont de l’ordre de l’amour ou du plaisir esthétique : « L’humanité a souvent poursuivi l’inutile avec plus d’ardeur que l’utile »155. Durkheim rappelle également que les passions et aspirations religieuses n’ont jamais eu pour objet principal l’intérêt de la société156. Bien des obligations n’ont aucune utilité : le culte des morts, le respect des anciens, etc. Durkheim reproche aux utilitaristes de ne pas percevoir ce qui reste de religieux dans toute morale157. Il met en cause leur méthodologie, faussement expérimentale ou inductive158. Bergson rappelle les difficultés auxquelles s’est heurtée « la morale utilitaire » quand elle a posé en principe que l’individu serait conduit « à vouloir le bien d’autrui » simplement en poursuivant « son bien propre »159. Selon Bergson ce postulat est faux. S’il y a des coïncidences entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, il y voit l’effet d’un travail souterrain de l’instinct vital qui corrige les tendances séparatistes de l’intelligence. Belot est plus généreux avec les utilitaristes, parce que la visée de l’intérêt général qui est au fondement de la décision morale oblige à tenir compte du maximum d’utilité. Le sacrifice du bien collectif à un bien individuel est évidemment critiquable, mais un raisonnement conséquentialiste correct montre également que la fin ne justifie pas les moyens même lorsqu’il s’agit de réaliser le bien de la société universelle. En effet, lorsque la fin est atteinte par exemple au mépris du droit d’un individu, certains effets peuvent survenir qui n’ont pas été prévus ni voulus. Il faut donc prévoir tous les effets possibles dans les choix que nous faisons. Il est impossible de faire abstraction de l’utilité ou de la nocivité des conséquences dans la visée de l’intérêt général160.

  • 161Idem, p. VIII.
  • 162  L. Brunschvicg, Le Progrès de la conscience, p. 730.
  • 163  Séance du 30 décembre 1909 à la SFP, Bulletin, t. X, p. 68 (« La notion d’égalité sociale »).
  • 164  P. Leroux, De l’Humanité, p. 160.
  • 165  Ch. Renouvier, Science de la morale, t. I, p. 87.
  • 166  Francis Wolff montre qu’en appliquant la fiction du voile d’ignorance à des êtres rationnels en qu (...)
  • 167  P. Ricœur, « Fondements de l’éthique », p. 71.
  • 168Idem, p. 66.

55La deuxième remarque portera sur l’identité nationale de ce débat. Comme nous venons de le suggérer, la référence à l’intérêt général est un des marqueurs de la conception philosophique qui se dégage de cette discussion, au « crépuscule de la morale kantienne »161. Pour des philosophes formés aux idéaux républicains, l’obligation morale ne saurait être conçue dans la perspective d’un sujet solitaire. Aussi faudrait-il insister ici sur la référence au règne des fins et au républicanisme de Kant, qui ont toujours retenu les philosophes de s’engager dans une liquidation complète de l’obligation kantienne. On aura noté la récurrence de ces formules : société universelle, « communauté des êtres raisonnables »162, « contractualité entre les volontés »163. Ces formules sont précédées d’un siècle de sécularisation des textes pauliniens et johanniques et du thème chrétien de la communauté des frères humains propagé par Saint-Simon, Pierre Leroux, George Sand et bien d’autres républicains parmi lesquels il ne serait pas incongru de classer Jean Jaurès. Leroux interprétait l’eucharistie comme « cette loi de la vie qui fait que l’être ne vit pas seulement par lui-même, mais par la communion avec ses semblables et avec l’univers »164. Plus d’un républicain croyait alors à une solidarité consubstantielle inscrite dans l’ordre du monde. Guyau et Fouillée héritent de cette croyance. Renouvier suit une voie différente, mais tend lui aussi à « socialiser » le kantisme, puisqu’il reformule ainsi l’impératif : « Agis toujours de telle manière que la maxime applicable à ton acte puisse être érigée par ta conscience en loi qui te soit commune avec ton associé »165. Bien qu’il n’ait pas formalisé sa démarche sous la forme procédurale employée plus tard par Jean Piaget, John Rawls, Karl-Otto Apel, Jürgen Habermas et Francis Wolff166, Renouvier cherchait déjà à fonder la règle de justice sur une situation d’interlocution entre des discutants impartiaux en vue du meilleur bien possible. Le bien visé est un bien universel et un idéal rationnel, car aussitôt que nous cherchons une organisation sociale désirable par chacun d’entre nous, nous sommes amenés à poser un ordre juste, établissant des relations de réciprocité et postulant l’égalité des individus. Dans un autre contexte de pensée, mais qui inclut à la fois l’éthique aristotélicienne, la notion d’intersubjectivité (le rapport à d’autres consciences) et les théories contractualistes de la justice, on rappellera que Paul Ricoeur a pris parti contre la tentation kantienne de faire de la législation la première démarche éthique167. En effet, l’éthique se caractérise par des attentes positives, par la volonté que « la liberté de l’autre soit » et par l’utopie d’une existence collective dans laquelle « la coordination de l’action de tous serait intériorisée par chacun dans la reconnaissance mutuelle »168. Nous retrouvons ici des termes déjà utilisés dans le débat moral pour remettre l’obligation à sa place et concevoir la morale, ou plutôt « l’éthique », comme un rapport à autrui avant d’être un rapport à la loi.

  • 169  E. Durkheim, Textes, t. II, p. 381.
  • 170  On pourrait montrer que cette idée d’une justice sociale ancrée dans une loi de l’univers n’était (...)
  • 171  D. Parodi, La Conduite humaine et les Valeurs idéales, p. 88-89.
  • 172  Cf. L. Brunschvicg, « L’expérience morale selon Rauh », p. 24.
  • 173  Cf. J. Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie.
  • 174  Cf. J.-P. Changeux et P. Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, chap. VI.
  • 175  H. Mercier et D. Sperber, L’Énigme de la raison, 2021.
  • 176  P. Engel, Manuel rationaliste de survie.
  • 177  Cf. C. Bouglé, La Démocratie devant la science, paru en 1904.
  • 178  Cf. F. Rauh, Études de morale, ch. 1.
  • 179  Cf. M. Barthélemy-Madaule, Bergson et Teilhard de Chardin, p. 158-160 et 171-172. Sur l’optimisme (...)

56La troisième remarque concerne l’ambition d’ériger la morale en science. La science de la morale ou la morale scientifique, sont des formules que l’on retrouve constamment, chez la plupart des auteurs cités, notamment chez Renouvier, Durkheim et Belot. Renouvier l’entend au sens de la fondation rationnelle, Durkheim au sens d’une science d’observation (la science des mœurs), Rauh au sens d’une science expérimentale, Belot au sens d’un savoir à la fois rationnel et empirique (où il s’agit de comprendre la signification des comportements par rapport à des fins justifiables). Certains auteurs furent réfractaires à cette qualification scientifique car ils y virent un réductionnisme. Dans une joute intellectuelle avec Durkheim, Parodi déclare : « Autre chose est d’admettre l’opportunité d’une institution ou son utilité et autre chose la croire rationnelle et justifiable en elle-même »169. À quoi Durkheim répond qu’aucune institution humaine n’est « justifiable en elle-même », parce qu’une institution existe pour des hommes et dans une société qui a sa culture et ses valeurs. Les critères d’objectivité d’une telle science sont cependant interprétés dans des directions assez diverses. Pour Durkheim, la morale est le reflet de la société ; pour Guyau, elle est une expression de la vie ; pour Bergson elle est un produit de l’évolution ou de l’élan vital ; pour Belot, elle s’inscrit dans un ordre des fins qui est potentiellement universel ; pour Fouillée, elle est une des lois de l’univers (où l’on peut voir un lointain écho du platonisme, mais aussi bien une influence du saint-simonisme, la recherche des lois sociales étant placée chez Saint-Simon sous le patronage de Newton !170). Ces différents points de vue convergent vers une extériorité de la règle morale, qui serait fondée dans un ordre objectif. Pour un rationaliste comme Parodi, au contraire, mettre ses actes en conformité avec une doctrine de vie cohérente, par exemple, ne présuppose aucun ordre légal contraignant171. De même, Rauh et Brunschvicg voient dans la raison une capacité de coordination172 qui permet à la réflexion d’exercer son droit de reprise sur des principes qui seraient autrement de simples préceptes éducatifs. La notion même d’» idéalisme expérimental » pose un problème que les partisans de l’expérience morale ne semblent pas avoir osé soulever : celui de la réduction des normes à des faits. La science de la morale entendue empiriquement se heurte à une objection bien connue : l’opposition du bien et du mal n’est pas du même ordre que les processus mentaux qui accompagnent nos processus de décision ou qui nous déterminent à agir. La science de la morale, sous la forme par exemple de la psychologie morale, étudierait la formation de nos jugements moraux tandis que la morale s’intéresserait à leur validité. La question de savoir si ces deux points de vue sont conciliables n’est pas réellement posée. Piaget s’y attaquera en donnant une interprétation intéressante de la pensée de Brunschvicg173. Sans doute la question n’était-elle pas posée tant que les auteurs avaient en vue des valeurs plutôt que des normes (voir remarque suivante). Quoi qu’il en soit, le débat n’est pas clos. Les programmes de naturalisation de la morale n’ont cessé de se développer depuis l’époque de ce débat. Jean-Pierre Changeux, par exemple, interprète les règles morales comme des dispositions comportementales mises en mémoire par les sociétés humaines au cours de l’évolution ; elles évitent au groupe de s’égarer dans des conduites qui empoisonneraient leur vie individuelle et sociale174. Pour Hugo Mercier et Dan Sperber, la raison est une construction ajoutée à un mécanisme d’inférences inconscientes sélectionnées par l’évolution175. Face à ces propositions, certains, comme Derek Parfit, défendent au contraire l’idée que les règles du juste et de l’injuste, du bien et du mal, ne dépendant pas de simples motivations, ni d’interactions sociales, mais possèdent une légitimité semblable à celle des vérités mathématiques. Cette position peut à son tour prendre bien des formes différentes, comme l’a montré récemment Pascal Engel176. Enfin, on soulignera qu’une conception scientifique de la morale n’est pas sans risque. Les courants qui ont cherché à fonder les normes sur des faits se sont souvent fourvoyés dans des doctrines antidémocratiques. Le darwinisme social et le nietzschéisme en sont des exemples. Les philosophes français repoussent ce danger en faisant, comme Bouglé177 et Rauh178, une critique méthodique des « morales biologiques », suspectes à leurs yeux, ou en développant, comme Bergson – et déjà comme Guyau (qui agaçait Nietzsche sur ce point) – une philosophie biologique, évolutionniste, qui donne toute sa place à l’amour et à la fraternité. On pourra toutefois juger que cet évolutionniste optimiste, plus ou moins appuyé sur l’orthogenèse (comme chez Teilhard de Chardin, l’audacieux conciliateur de l’évolutionnisme et du christianisme)179, est fragile scientifiquement, pour ne pas dire plus…

  • 180  Cf. A. Dewalque, « L’expérience de la valeur » ; et M. Staake, Werte und Normen, 1re partie.
  • 181  Th. Ribot, La Logique des sentiments, p. 41. Tout le chapitre II est consacré à cette question.
  • 182  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 66.
  • 183  F. Rauh, Études de morale, p. 104 et 500, et Bulletin de la SFP, t. VI, p. 167 (séances des 11 fév (...)
  • 184  A. Lalande, « La théorie des valeurs », p. 304-311.
  • 185  E. Durkheim, « Jugements de valeur et jugements de réalité » [1911], in : Sociologie et Philosophi (...)
  • 186  R. Ruyer, Le Monde des valeurs. Études systématiques, p. 70.
  • 187  Cf. C. Bouglé, L’Évolution des valeurs.
  • 188  D. Parodi, La Conduite humaine et les Valeurs idéales, Paris, Alcan, 1939, p. 107.
  • 189  Cf. L. Fedi, Piaget et la conscience morale, p. 32-34 et 39-73.

57Notre dernière remarque porte sur la naissance d’une philosophie des valeurs. La disjonction entre morale du devoir et recherche des fins désirables se traduit dans les termes d’un clivage entre normes et valeurs. Le concept éthique de « valeur » apparaît en France dans les années 1900 au sein du débat que nous avons étudié. Il fait référence aux théories développées en Autriche et en Allemagne, autour de Nietzsche et de Brentano (Alexius Meinong, Christian Ehrenfels) et dans les parages de la psychologie (Josef Clemens Kriebig, Hugo Münsterberg, Wilbur Urban). Ces auteurs se demandaient comment intégrer à l’analyse des faits mentaux, comme une catégorie à part entière, les phénomènes d’appréciation180. En France, Ribot définit la valeur d’une chose comme « son aptitude à provoquer le désir »181. Fouillée écrit : « Nous entendrons uniquement par valeur soit le “bon en soi”, soit l’agréable, soit l’utile, soit le moralement bon, en un mot tout ce qui offre, à un titre quelconque, une supériorité sur son contraire »182. Rauh considère que la principale caractéristique des faits moraux est la reconnaissance de « valeurs incommensurables »183. Ce concept, remarque Lalande en 1910, s’est substitué aux notions de bien et de mal, de droit et de devoir, de règle et de fin, ou de souverain bien184. L’année suivante, au Congrès de Bologne, Durkheim présente une communication sur le thème : « Jugements de valeur et jugements de réalité ». Dans sa conférence, il explique que les valeurs humaines sont des produits de la société lorsque celle-ci atteint un point culminant de son développement. La société ne peut pas se constituer, en effet, « sans créer de l’idéal »185. La morale sera redéfinie, quelques années après, par Raymond Ruyer, comme la volonté de réaliser « le plus de valeurs possibles »186. L’action n’a plus alors qu’à se guider sur les règles qui conduisent à réaliser ces valeurs. La philosophie des valeurs se spécialise, des années 1930 aux années 1950, dans la classification et l’élaboration de systèmes de valeurs (outre Ruyer, citons Eugène Dupréel, René Le Senne, Louis Lavelle, Raymond Polin), dans la psychologie des conduites et de la perception (Wolfgang Köhler poursuit sur ce point l’héritage d’Ehrenfels avant que Merleau-Ponty ne s’inspire à son tour de la « théorie de la forme »), ainsi que dans une restructuration de la frontière entre le normal et pathologique à partir d’une description des normes vitales (Kurt Goldstein, Georges Canguilhem). Sur le plan de la réflexion morale, l’émancipation à l’égard du thème de « l’obligation » est ici très nette. Elle permet de poser le problème de la pluralité des valeurs (développé outre-Rhin par Max Weber et Max Scheler) et de soulever la question de l’évolution des valeurs – question qui devient un terrain d’affrontement entre relativistes et universalistes187. Or dès l’époque de notre débat, cette question se fait jour, notamment dans l’opposition entre Parodi – le rationaliste, défenseur d’un réalisme des valeurs – et Durkheim, le culturaliste, observateur objectif des changements de valeurs188, et dans le constructivisme de Brunschvicg, bientôt repris par Piaget, qui présente les valeurs de réciprocité comme émergeant de conduites de réciprocité de plus en plus stables, pouvant s’identifier finalement à des normes d’équilibration189.

58Loin donc de se réduire à un choix simpliste, et quelque peu idéologique, entre l’acceptation et le refus de la morale kantienne, ce débat poursuivi sur plusieurs décennies brasse des problématiques fondamentales et constitue l’arrière-plan dont la reconstruction est indispensable pour comprendre nombre de textes classiques – de Bergson par exemple – trop souvent abordés isolément et sans prise en compte de leur dialogisme implicite.

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Bibliographie

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Bouglé Célestin, La Démocratie devant la science, Paris, Alcan, 1904.

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Notes

1  H. Bergson, Lettre à A. Loisy, 12 novembre 1933, Correspondances, p. 1429.

2  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 91.

3  Ch. Renouvier, « La morale de Kant », p. 117.

4  J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 151.

5  Cf. L. Fedi, Kant, une passion française 1795-1940, ch. 18.

6  Th. Ribot, « Philosophie et psychologie en France » (1877).

7  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 164.

8  Lettre à Ch. Renouvier, 28 mai 1879, Corpus, 53, p. 259.

9  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 180.

10  A. Fouillée, Le Moralisme de Kant et l’Amoralisme contemporain, p. 148.

11  E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 128.

12Idem, p. 148.

13  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 222.

14  Cf. M. Scheler, Le Formalisme en éthique, p. 91.

15  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 188 et p. 238.

16  A. Fouillée, « Kant a-t-il établi l’existence du devoir ? », p. 493-523 (p. 494). Fouillée écrivait déjà en 1883 : « Les néokantiens, surtout en France, ont généralement cru devoir abandonner ou mitiger le formalisme de Kant. Ils ont pensé que ce formalisme n’était pas essentiel à la doctrine, qu’il était un simple excès de la pensée kantienne […]. En conséquence ils n’ont point insisté sur l’universalisation des maximes comme seule méthode possible du kantisme […] » (Critique des systèmes de morale contemporains, p. 201). Il s’agit d’une allusion à Renouvier.

17  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 222.

18Ibidem. Cf. E. Kant, Fondements, p. 164.

19Idem, p. 212.

20  Cf. E. Kant, Fondements, p. 176.

21Idem, p. 193-194.

22  A. Fouillée, « Kant a-t-il établi l’existence du devoir ? », p. 520.

23Idem, p. 522. Cf. Le Moralisme de Kant et l’Amoralisme contemporain, p. 137.

24  E. Kant, Fondements, p. 158-159.

25  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 215.

26  H. Spencer, Problèmes de morale et de sociologie, p. 44-46.

27  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 216.

28  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 73. Pour une explication détaillée de la typique, voir V. Delbos, La Philosophie pratique de Kant, p. 374-376.

29  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 210 ; Le Moralisme de Kant, p. 142-143.

30  A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, p. 47.

31Ibidem.

32  Fouillée pense que Schopenhauer se contredit en attaquant l’idée de devoir et en faisant par ailleurs l’éloge de la théorie kantienne de la liberté, laquelle « n’a de valeur et même de sens que par l’idée du devoir » (« La morale contemporaine en Allemagne », p. 97). Fouillée critique par ailleurs le pessimisme de cet auteur.

33  « Schopenhauer rejette donc absolument toute idée de règle impérative […]. Le politique seul fait des lois, c’est-à-dire établit des moyens de défense, mais le moraliste n’établit aucune loi qui commande, il constate ce qui est et l’apprécie, voilà tout. Aussi Schopenhauer fait-il une critique acharnée de l’impératif catégorique, où il voit, non sans quelque raison, un reste du Décalogue » (idem, p. 100).

34  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 236. Cf. aussi La Morale des idées-forces, p. LV : « Kant était préoccupé de découvrir le Sinaï au fond même de notre raison, identifiée à la Raison divine. Il resta dans une sphère intermédiaire entre deux mondes : le vieux monde théologique et le nouveau monde sociologique ».

35  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 235.

36Idem, p. 181.

37Idem, p. 236.

38Idem, p. 235.

39  A. Fouillée, Le Moralisme de Kant, p. 146.

40  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 197.

41  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 224.

42  Ch. Renouvier, « La morale de Kant », p. 123.

43  Ch. Renouvier, « La morale de Kant », p. 116.

44  Ch. Renouvier, Science de la morale, I, p. 86-88.

45Idem, p. 95.

46Idem, p. 83.

47  E. Boutroux, « La morale de Kant », p. 685.

48  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 91.

49  E. Boutroux, « La morale de Kant », p. 637. Cf. p. 635 : « Plusieurs critiques veulent que Kant se soit appliqué seulement à montrer que nous sommes obligés, sans dire à quoi. Mais cela est inexact. Il suffit, pour s’en rendre compte, de remarquer que cette question fait l’objet de tout un chapitre de la Critique de la raison pratique [partie I, Livre I, ch. II] intitulé : Du concept d’un objet de la raison pure pratique ».

50  M. Scheler, Le Formalisme en éthique, p. 53. Scheler parle du « paradoxe méthodologique » selon lequel les concepts du bon et du méchant ne devraient pas précéder la loi morale.

51  E. Boutroux, « La morale de Kant », p. 641.

52Ibidem.

53Idem, p. 688.

54Idem, p. 687.

55Idem, p. 640.

56  V. Delbos, Essai sur la formation de la philosophie pratique de Kant, p. 299-301.

57  Cf. V. Delbos, La Philosophie pratique de Kant, p. 425, note 1.

58  Cf. E. Kant, Fondements, p. 193 sqq.

59  L. Brunschvicg, « L’idée critique et le système kantien », p. 134.

60Idem, p. 171-172.

61Idem, p. 171 ; Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, p. 322.

62  Voir les interventions de Darlu et de Brunschvicg lors de la séance du 11 février 1906 à la SFP.

63  « Le croyant s’incline devant Dieu, parce que c’est de Dieu qu’il croit tenir l’être […]. Nous avons les mêmes raisons d’éprouver ce sentiment pour la collectivité » (E. Durkheim, « Détermination du fait moral » (1906), in : Sociologie et philosophie, p. 87, séances des 11 février et 22 mars 1906 à la SFP, Bulletin, t. VI, p. 192).

64  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 32. Sur la « contrainte », cf. Critique de la raison pratique, p. 32 et p. 84-86 ; Fondements, p. 123-124.

65  Durkheim fait observer que la raison et la sensibilité, loin d’être toujours en tension, peuvent converger si la fin morale est désirable (nous reviendrons plus loin sur cette partie complémentaire de la théorie durkheimienne). Cf. « Détermination du fait moral », p. 54 / p. 123.

66  E. Durkheim, L’Éducation morale, p. 46 et 124-126.

67   E. Durkheim, De la division du travail social, Introduction de 1893, p. 279.

68  M. Scheler, Le Formalisme en éthique, p. 209.

69  P. Janet, L’Amour et la Haine, p. 103.

70Ibidem.

71  P. Janet, De l’Angoisse à l’extase, t. I, p. 229.

72  J. Piaget, Six études de psychologie, p. 52.

73  H. Bergson, Cours II, p. 115-116.

74  H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, p. 84.

75Idem, p. 108.

76  Th. Ribot, L’Hérédité, p. 492-493.

77  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 95.

78  J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 52.

79  À titre d’exemple, on pourra comparer la petite fable bergsonienne de la fourmi dissidente et la fiction des abeilles enchaînées chez Guyau. Guyau écrit : « Si les abeilles, enchaînées tout à coup, voyaient l’ordre de leurs cellules détruit sous leurs yeux, sans avoir l’espérance d’y porter jamais remède, leur être tout entier serait bouleversé, et elles s’attendraient instinctivement à une intervention quelconque, rétablissant un ordre aussi immuable et sacré pour elles que peut l’être celui des astres pour une intelligence plus large. L’esprit même de l’homme se trouve pénétré par l’idée de sociabilité ; nous pensons pour ainsi dire sous la catégorie de la société comme sous celle du temps et de l’espace » (Esquisse, p. 178). Et Bergson : « Supposez qu’elle [la fourmi] devienne brusquement intelligente : elle raisonnera sur ce qu’elle fait, se demandera pourquoi elle le fait […]. Voilà l’ordre naturel bouleversé. Mais la nature veille. Elle avait pourvu la fourmi de l’instinct social ; elle vient d’y joindre […] une lueur d’intelligence […]. Un raisonnement rétablira donc que la fourmi a tout intérêt à travailler pour la fourmilière, et ainsi paraîtra fondée l’obligation » (Les Deux Sources, p. 95).

80  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 18.

81  E. Kant, Fondements, p. 139-140.

82  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 87.

83Idem, p. 95.

84  Cf. H. Mercier et D. Sperber, L’Énigme de la raison.

85  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 117 ; et aussi Fondements, p. 99.

86Idem, p. 46.

87Idem, p. 86.

88Idem, p. 127.

89  E. Kant, Fondements, p. 165.

90  Cf. G. Belot, Études de morale positive, t. I, p. 178-179, note.

91  Cette position, bien représentée dans le champ français, est encore celle que soutient de Marcel Conche dans Le Fondement de la morale (p. 27-28).

92Aristote, De anima III, 10 ; Éthique à Nicomaque, I.

93Bulletin de la SFP, t. VI, p. 150 (11 février 1906).

94  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 99.

95  V. Brochard, « La morale ancienne et la morale moderne », p. 3.

96Idem, p. 8.

97Ibidem.

98Idem, p. 12.

99  L. Brunschvicg, « L’idée critique et le système kantien », p. 167.

100  E. Durkheim, « Détermination du fait moral » (1906), in : Sociologie et Philosophie, p. 43, séance du 11 février 1906 à la SFP, Bulletin, t. VI, p. 114.

101  Ch. Ehrenfels, System der Werttheorie, Leipzig, t. I, p. 53 (§ 18) : « Der Wert eines Dinges ist seine Begehrbarkeit ».

102  E. Rabier, Leçons de philosophie, t. I, p. 529.

103  E. Durkheim, L’Éducation morale, p. 112.

104Idem, p. 113.

105  E. Durkheim, « Détermination du fait moral », p. 53 / p. 122.

106Idem, p. 57 et p. 82 / p. 125 et 183.

107Idem, p. 83 / p. 184.

108  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 90.

109  E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 39.

110  H. Bergson, Cours II, p. 116.

111  Cette théorie appliquée à la morale est développée en 1908 dans un livre : La Morale des idées-forces.

112  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, Préface, p. VIII-IX.

113  A. Fouillée, « Kant a-t-il établi l’existence du devoir ? », p. 516, note.

114Idem, p. 523.

115  Cf. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. XI : « Dans la morale, la seule loi absolue, c’est de ne jamais agir comme si l’on possédait certainement l’absolu ».

116  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 179.

117  E. Kant, Fondements, p. 132.

118  Cf. A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, p. 212 : « Cette présomption spéculative n’est, encore une fois, que l’extension des lois sociales et de la finalité humaine au principe inconnaissable de l’univers ».

119  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 124.

120  G. Séailles, « La morale de Kant. Le sentiment moral », p. 10.

121  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 184 ; Le Moralisme de Kant et l’Amoralisme contemporain, p. 140.

122  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 230.

123  Fouillée se réclame d’une méthode qui fait la synthèse entre les écoles naturalistes, positivistes, évolutionnistes, et les écoles idéalistes une fois celles-ci épurées de tout dogmatisme.

124  A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporain, p. 74.

125  J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 221.

126Idem, p. 125.

127Idem, p. 106.

128Idem, p. 89.

129Idem, p. 97-98 et 219.

130  Cf. M. Scheler, Le Formalisme en éthique, p. 248.

131E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 93.

132  Cf. A. Contini, Jean-Marie Guyau. Esthétique et philosophie de la vie, IIe partie, ch. IV (« Le projet sociologique »).

133  J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 206.

134Idem, p. 205.

135  Cf. M. Orru, L’Anomie : histoire et sens d’un concept, p. 158-174 et L. Muller, Jean-Marie Guyau ou l’éthique sans modèle, p. 198-200.

136  Cf. Bulletin de la SFP, t. IV, p. 13 (séance du 29 octobre 1903).

137  F. Rauh, Bulletin de la SFP, t. VI, p. 208 (séances des 11 février et 22 mars 1906).

138  L. Brunschvicg, « L’expérience morale selon Rauh », p. 21 et 31.

139  Kant insère l’idéal au sein de la réalité morale (F. Rauh, Études de morale, p. 20).

140  Cf. Bulletin de la SFP, t. IV, p. 12 (séance du 29 octobre 1903).

141  F. Rauh, L’Expérience morale, p. 224.

142Idem, p. 17-26 ; Études de morale, p. 500-502.

143  G. Belot, Études de morale positive, t. I, p. 163.

144Idem, p. 45.

145Idem, t. II, p. 257.

146  Séance du 26 mars 1908 à la SFP, Bulletin, t. VIII, p. 193.

147Idem, p. 177.

148Idem, p. 188-189 (en réponse à une objection de Lachelier).

149  G. Belot, Études de morale positive, t. II, p. 268.

150  Bergson a donné un compte rendu des Études de morale positive, à l’Institut, en 1907 (Écrits et paroles, t. II, p. 272-276).

151  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 273.

152Idem, p. 30.

153  La rencontre des consciences, à la place d’une loi impersonnelle, est un thème que l’on retrouve chez Lavelle, qui conclut (contre Kant) que la raison véritablement pratique est l’amour (Traité des valeurs, t. II, p. 412).

154  A. Fouillée, Le Moralisme de Kant et l’Amoralisme contemporain, p. 211.

155Idem, p. 214.

156  E. Durkheim, De la division du travail social, Introduction de 1893, p. 263-266.

157  E. Durkheim, « Détermination du fait moral » p. 82 / p. 183.

158  E. Durkheim, « Leçons sur la morale », p. 293.

159  H. Bergson, Les Deux Sources, p. 33.

160  G. Belot, Études de morale positive, t. I, p. 187-266.

161Idem, p. VIII.

162  L. Brunschvicg, Le Progrès de la conscience, p. 730.

163  Séance du 30 décembre 1909 à la SFP, Bulletin, t. X, p. 68 (« La notion d’égalité sociale »).

164  P. Leroux, De l’Humanité, p. 160.

165  Ch. Renouvier, Science de la morale, t. I, p. 87.

166  Francis Wolff montre qu’en appliquant la fiction du voile d’ignorance à des êtres rationnels en quête d’éthique on aboutirait à une éthique de la réciprocité. De celle-ci se déduirait la valeur égale des êtres considérés. Les discutants diraient en effet : « Nous, êtres humains, aspirons à vivre dans un monde où nous serions tous traités également, et en conséquence nous posons que nous sommes tous égaux » (F. Wolff, Plaidoyer pour l’universel, p. 237).

167  P. Ricœur, « Fondements de l’éthique », p. 71.

168Idem, p. 66.

169  E. Durkheim, Textes, t. II, p. 381.

170  On pourrait montrer que cette idée d’une justice sociale ancrée dans une loi de l’univers n’était pas étrangère à Victor Hugo et à son « optimisme humanitaire ».

171  D. Parodi, La Conduite humaine et les Valeurs idéales, p. 88-89.

172  Cf. L. Brunschvicg, « L’expérience morale selon Rauh », p. 24.

173  Cf. J. Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie.

174  Cf. J.-P. Changeux et P. Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, chap. VI.

175  H. Mercier et D. Sperber, L’Énigme de la raison, 2021.

176  P. Engel, Manuel rationaliste de survie.

177  Cf. C. Bouglé, La Démocratie devant la science, paru en 1904.

178  Cf. F. Rauh, Études de morale, ch. 1.

179  Cf. M. Barthélemy-Madaule, Bergson et Teilhard de Chardin, p. 158-160 et 171-172. Sur l’optimisme bergsonien, cf. V. Jankélévitch, Henri Bergson, p. 244-252.

180  Cf. A. Dewalque, « L’expérience de la valeur » ; et M. Staake, Werte und Normen, 1re partie.

181  Th. Ribot, La Logique des sentiments, p. 41. Tout le chapitre II est consacré à cette question.

182  A. Fouillée, La Morale des idées-forces, p. 66.

183  F. Rauh, Études de morale, p. 104 et 500, et Bulletin de la SFP, t. VI, p. 167 (séances des 11 février et 22 mars 1906).

184  A. Lalande, « La théorie des valeurs », p. 304-311.

185  E. Durkheim, « Jugements de valeur et jugements de réalité » [1911], in : Sociologie et Philosophie, p. 95-115, cit. p. 110. Le Senne critique cette thèse, qu’il réduit à un « sociologisme des valeurs » lors de la séance du 28 avril 1945 à la SFP. Pour lui, « c’est la valeur qui doit autoriser la société », non l’inverse. De plus la société n’est pas la médiatrice de toutes les valeurs.

186  R. Ruyer, Le Monde des valeurs. Études systématiques, p. 70.

187  Cf. C. Bouglé, L’Évolution des valeurs.

188  D. Parodi, La Conduite humaine et les Valeurs idéales, Paris, Alcan, 1939, p. 107.

189  Cf. L. Fedi, Piaget et la conscience morale, p. 32-34 et 39-73.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Fedi, « Autour de l’impératif kantien »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 54 | 2023, 207-245.

Référence électronique

Laurent Fedi, « Autour de l’impératif kantien »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 54 | 2023, mis en ligne le 12 décembre 2023, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/7193 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.7193

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Auteur

Laurent Fedi

UR 2326 CRePhAC, Université de Strasbourg

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