1Dans l’histoire du judaïsme, le messianisme a souvent été le nom de moments de crise et de renversement de la tradition. Les études de Gershom Scholem sur le sabbatianisme – une des crises messianiques majeures de cette histoire – montrent par exemple comment un tel mouvement a pu constituer une véritable force révolutionnaire sur la base d’une mystique messianique. Gershom Scholem trouve l’expression la plus concrète de cette spécificité du messianisme dans les dernières déclarations de Jacob Frank, représentant polonais du mouvement sabbatéen :
- 1 G. Scholem, Le Messianisme juif, p. 138.
« Les “croyants” sabbatéens se regardaient comme l’avant-garde d’un monde nouveau qui naîtrait du renversement des valeurs de toutes les religions positives. […] C’est comme militants et sans aucune religion qu’ils se mirent au service de leur révolution mondiale à base mystique. [La déclaration de Jacob Frank] manifeste l’aboutissement dernier où a pu conduire la crise messianique de la tradition »1.
- 2 Idem, p. 23.
- 3 Nous employons l’expression de S. Mosès dans Figures philosophiques de la modernité juive.
On comprend ainsi comment messianisme et révolution se rapprochent, en tant que renversements politiques radicaux, allant même jusqu’à l’éventuel abandon des principes qui justifiaient un tel renversement (dans le cas de Jacob Frank, les principes de la religion juive elle-même). Le messianisme a pu, en effet, servir de canevas pour penser ou analyser la révolution, tous deux présentant les caractéristiques d’un acte qui dépasse l’engagement individuel, qui naît d’une jonction entre une situation extérieure et une conscience commune, et qui vise le renversement de l’institution politique au nom d’une justice plus juste que celle définie par le droit en place. À cet égard, il faut aussi souligner que le messianisme recouvre toujours une dimension communautaire dans la tradition juive. L’impossibilité d’une rédemption solitaire constitue même pour Gershom Scholem l’une des différences fondamentales du messianisme juif avec le messianisme chrétien2. La réutilisation de la notion de messianisme dans « la modernité juive »3 permet dès lors de mener une réflexion à la fois sur les spécificités d’une pensée que l’on pourrait qualifier de révolutionnaire et sur la nature et la structuration possible de la communauté.
- 4 Cf. S. Mosès, « Le fil de la tradition est-il rompu ? Sur deux formes de modernité religieuse », (...)
- 5 Pour un approfondissement de cette logique de digestion des singularités au sein de la communauté (...)
2Or, au sein de cette modernité juive, il revient particulièrement à Emmanuel Levinas et Walter Benjamin de retravailler la pensée traditionnelle du messianisme pour tenter d’en actualiser la portée politique, historique et éthique, dans une optique offensive vis-à-vis de la situation politique à laquelle ils sont confrontés. Au-delà de l’opposition qu’établit Stéphane Mosès entre ces auteurs, représentants d’une « modernité normative » d’une part et d’une « modernité critique » de l’autre4, nous voudrions montrer ici que se tisse entre les deux philosophes une réflexion sur le messianisme qui permet de repenser la question de la révolution et de la communauté. Sans chercher à rabattre ces deux pensées l’une sur l’autre, nous voudrions ici travailler au cœur même de leur friction, pour comprendre si, à travers ce dialogue, ne se dessine pas une nouvelle pensée de la communauté qui, tout en gardant un caractère offensif vis-à-vis de la politique en place, ne retombe pas dans une logique d’unification et de digestion des singularités au sein d’une identité commune5.
3Les positions de Benjamin et de Levinas sur la question révolutionnaire ne coïncident pas et s’opposent même dans une certaine mesure. On peut cependant déceler en elles des points de convergence, en particulier leur attitude relativement sceptique vis-à-vis de différents aspects de l’idée révolutionnaire telle qu’elle est comprise dans les milieux politiques de l’époque. On trouve ainsi dans les Thèses sur le concept d’histoire de Benjamin une critique virulente de la social-démocratie, qui s’exprime justement autour de la question révolutionnaire. Il ne s’agira pas tant pour nous d’évaluer la justesse de la critique benjaminienne du mouvement politique allemand que d’examiner ce que cette critique dit de la révolution, notamment dans le passage suivant :
- 6 W. Benjamin, Œuvres III, p. 438.
« [La social-démocratie] se complut à attribuer à la classe ouvrière le rôle de rédemptrice des générations futures. Ce faisant elle énerva ses meilleures forces. À cette école, la classe ouvrière désapprit tout ensemble la haine et l’esprit de sacrifice. Car l’une et l’autre se nourrissent de l’image des ancêtres asservis, non de l’idéal d’une descendance affranchie »6.
L’énervation des forces révolutionnaires par la social-démocratie se comprend donc, selon Benjamin, par un mouvement de renversement de la responsabilité. La rédemption se fait pour les générations futures et non plus pour les générations passées, contrairement à ce qui caractérisait la révolution marxienne :
« Elle [la classe opprimée] apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de la libération »7.
4Contre la vision téléologique, voire eschatologique, d’une révolution au nom des générations futures, Benjamin prône, à travers sa lecture de Marx, une révolution véritable qui procéderait de l’injonction éthique des générations passées, celle-ci s’exprimant justement dans la Thèse II en termes de responsabilité messianique :
« À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser »8.
- 9 W. Benjamin, Écrits français (ÉF), p. 453.
- 10 W. Benjamin, Œuvres III, p. 439.
- 11 Pour un approfondissement de la notion d’éternel retour chez Benjamin, cf. M. Abensour, « Le guet (...)
- 12 W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, le livre des passages (LP), p. 144.
5Cependant, pour comprendre précisément en quoi cette critique de la révolution relève bien d’un certain messianisme chez Benjamin, il faut tout d’abord analyser de quelle manière une telle critique s’inscrit dans l’économie des Thèses sur le concept d’histoire. En effet, cette critique, présentée dans la Thèse XII, est immédiatement suivie dans la Thèse XIII par un approfondissement de l’idéologie qui fonde la social-démocratie. On peut d’ailleurs remarquer à cet égard que dans les « Paralipomènes et variantes des Thèses sur le concept d’histoire », les deux passages sont réunis dans le même paragraphe de la section IV9. Or l’idéologie visée est bien celle du progrès, « inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène »10. La social-démocratie défend une certaine idée téléologique du temps dont le revers, pour Benjamin, n’est autre que celui du mythe de l’éternel retour et d’un enfermement dans « l’actualité éternisée »11. En effet, « la croyance au progrès semble autant relever de la pensée mythique que la représentation de l’éternel retour »12. Or, comme le souligne Gérard Bensussan dans l’article « Deus sive Justicia. Note sur “Critique de la violence” » à propos de la violence propre à la cyclicité mythique du temps, c’est bien à un tel rapport au temps que le messianisme benjaminien s’oppose :
- 13 G. Bensussan, « Deus sive Justitia. Note sur “Critique de la violence” », p. 18.
« Si la violence mythique est animée par un principe directeur et orientateur, le pouvoir, la violence divine est tout entière aimantée par un autre principe, absolument “contraire”, la justice. […] Elle paraît bien s’égaler, dans certaines intonations du texte, à l’interruption messianique de l’histoire des hommes »13.
- 14 W. Benjamin, ÉF, p. 451.
6Le messianisme benjaminien se présente avant tout comme une suspension du cours cyclique du temps, une interruption de sa nature mythique comprise comme éternelle répétition du Même. On comprend donc à travers cette critique que la révolution, pour échapper au schème d’un rapport mythique et répétitif au monde, doit naître de l’injonction éthique et messianique du passé que nous signale la Thèse II, et non de l’espérance d’un monde nouveau pour les générations futures. Si la révolution se faisait au nom des générations à venir, elle deviendrait « l’aveu de la faiblesse congénitale de la bourgeoisie allemande »14, en retombant trop vite dans un rapport téléologique à l’Histoire.
7Il s’agit d’une critique partagée par Levinas, bien que celui-ci la formule de manière différente. On trouve en effet chez Levinas une critique de la révolution qui se ferait au nom de lendemains heureux. Il y aurait, selon Difficile liberté, une contradiction interne à cette conception de la révolution, conduisant à une trahison nécessaire des principes mêmes qui en sont le moteur :
- 15 E. Levinas, Difficile liberté (DL), p. 343.
« Car le faible, se jetant dans la violence du combat, risque de s’habituer à cette violence que, pour un moment, il a dû accepter. Abandonnera-t-il un jour les voies politiques et guerrières choisies pour un temps ? Il se trouve entraîné dans un monde qu’il voulait détruire. Engager, sans réserves, dans une guerre ou une lutte politique, les principes absolus, c’est trahir quelque peu ces principes »15.
- 16 E. Levinas, Totalité et infini (TI), p. 6.
- 17 E. Levinas, DL, p. 213.
Si l’on peut rapprocher cette critique de celle de Benjamin, c’est avant tout parce que Levinas souligne le risque de répétition que comporte la révolution elle-même. Pour Levinas, la révolution finit trop souvent par reproduire des violences politiques similaires à celles contre lesquelles elle s’érigeait : il y aurait une cyclicité particulière au renversement révolutionnaire, en raison du fait que « toute guerre se sert déjà d’armes qui se retournent contre celui qui les tient »16. Cependant, il ne s’agit pas de défendre une opposition pacifiste à l’égard du politique. Levinas sait bien que « la doctrine de la non-violence n’a pas arrêté tout un monde, depuis deux mille ans, dans sa course naturelle à la violence »17. La véritable question est dès lors formulée par Autrement qu’être ou au-delà de l’essence :
- 18 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (AE), p. 271-272.
« Le vrai problème pour nous autres Occidentaux, ne consiste plus tant à récuser la violence qu’à nous interroger sur une lutte contre la violence qui – sans s’étioler dans la non-résistance au Mal – puisse éviter l’institution de la violence à partir de cette lutte même »18.
- 19 E. Levinas, « Judaïsme et altruisme », p. 197-206.
Or ce risque de reproduction de la violence est lié à un certain rapport à l’utopie et au temps. Selon Levinas, c’est en effet à partir d’un Bien à venir que la violence de l’acte révolutionnaire cherche à se justifier. Le fond du scepticisme levinassien porte sur l’idée d’une relève dialectique de la destruction révolutionnaire : « Que la violence puisse engendrer la douceur et le mal-être la cause du bien – c’est peut-être la définition même de la dialectique »19. Ce passage de la violence à la douceur est censé s’opérer, du point de vue historique, dans la synthèse que sera la communauté après la révolution. C’est bien cette synthèse qui permet à la destruction révolutionnaire de se justifier, et donc de garder bonne conscience.
8Le risque de la révolution est donc de justifier a priori la violence au nom d’une utopie à venir et d’une libération future. La révolution ainsi comprise est condamnée à une répétition de ce contre quoi elle s’érigeait, à une cyclicité de la violence que l’on retrouve chez Benjamin sous le schème du mythique. Or, pour Levinas, une telle révolution ne constitue pas la révolution véritable qui, elle, se doit d’être transie d’éthique. Levinas exprime cette exigence en recourant au mot « patience », qui n’est pas à entendre dans le sens d’« attendre », mais dans son sens étymologique de « pâtir » :
- 20 E. Levinas, DL, p. 238.
« Il faut rappeler ces vertus de patience non pas pour prêcher la résignation contre l’esprit révolutionnaire, mais pour faire sentir le lien essentiel qui rattache à l’esprit de patience – la révolution véritable. Elle vient d’une grande pitié. La main qui se saisit de l’arme doit souffrir de par la violence même de ce geste. L’anesthésie de cette douleur amène le révolutionnaire aux frontières du fascisme »20.
9Benjamin et Levinas semblent donc partager une certaine critique des idéologies révolutionnaires de leur époque : ils leur reprochent en fin de compte un manque de radicalité, qui ne vise pas le mal à sa racine et reste dans le domaine potentiel de la violence mythique. Ce manque de radicalité est visiblement lié à un certain rapport linéaire au temps, qui ne prend pas en compte l’explosion de la temporalité provoquée par l’éthique messianique : elle seule semble pouvoir ouvrir à la possibilité d’un avenir véritable, c’est-à-dire imprévisible et nouveau.
10Si les deux penseurs paraissent s’accorder sur la temporalité et sur l’éthique propres à la révolution, c’est cependant sur la question de la violence elle-même qu’ils s’opposent manifestement. Là où l’usage de la violence semble nécessaire chez Benjamin, Levinas la condamne radicalement. En se référant au Traité Sanhédrin 98b, ce dernier souligne la manière dont toute violence, même lorsque celle-ci serait perpétrée au nom de la Justice divine, implique une souffrance que l’on ne peut négliger :
- 21 E. Levinas, DL, p. 125.
« Dieu à la fin des temps porte les mains sur ses flancs, comme s’il devait enfanter. Pourquoi porte-t-il les mains sur ses flancs ? Parce qu’au moment messianique il faut qu’il sacrifie les méchants aux bons. Parce que dans l’acte juste il y a encore une violence qui fait souffrir »21.
11Cependant, c’est peut-être sur le terme même de violence qu’il faut revenir pour méditer sur ces deux pensées. Levinas et Benjamin identifient tout d’abord une certaine économie du politique et du droit à une violence qui est faite à la singularité. Que ce soit sous les espèces de la violence mythique ou de la violence ontologique, cette justice au sein de l’histoire est comprise comme compensation du crime par le crime :
« Pensez à Hillel contemplant le crâne de l’assassin qui flotte au fil de l’eau. Le grand Docteur refuse aux assassins de l’assassin la dignité de juges. Les crimes souvent se paient dans l’histoire, mais on a tort d’attendre d’elle justice. Son anonyme déroulement – quand la morale ne vient pas le guider – est une série de crimes répercutés en chaîne »22.
- 23 W. Benjamin, Œuvres I, p. 210-243.
- 24 G. Bensussan, « Deus sive Justitia. Note sur “Critique de la violence” », p. 20.
Or c’est en réponse à cette économie continue du crime que Benjamin vient revendiquer, dans « Critique de la violence »23, une violence divine encore plus radicale que celle du droit et de la politique. Certes, on a pu identifier cette notion à « l’intensité messianique » dont il est question dans le « Fragment théologico-politique » et en souligner ainsi la charge rédemptrice. Néanmoins, ce recours à une violence encore plus radicale a pu paraître problématique à bien des égards, comme l’a notamment estimé Herbert Marcuse dans sa postface à « Critique de la violence ». Est-il alors possible de saisir cette violence autrement qu’au niveau quantitatif, c’est-à-dire autrement que dans un rapport de degré vis-à-vis de la violence mythique, et donc de ne plus la comprendre comme « hyperviolence »24 ?
- 25 E. Levinas, Entre nous (EN), p. 214.
- 26 E. Levinas, AE, p. 176.
12À cet égard, si Levinas exprime bien une hésitation, voire une condamnation, relativement à l’usage politique de la violence en vue d’une justice plus juste, la radicalisation de sa pensée éthique au cours de son travail ouvre à une autre possibilité de compréhension de la violence. En effet, l’asymétrie de la relation éthique et la primauté d’autrui sur la conscience n’y sont pas des faits neutres. À mesure que sa pensée se développe, le vocabulaire qui exprime la substitution évolue pour souligner de plus en plus la « démesure du sacrifice »25. La radicalité et la primauté an‑archique du commandement éthique y sont pensées comme une violence faite à l’être et au sujet compris comme conatus essendi. La substitution s’exprime, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, sous les espèces du traumatisme, de la prise d’otage, de la culpabilité du simple fait d’être, et finalement, de manière explicite, comme persécution du sujet26.
13Le désintéressement est alors à la fois persécution éthique du moi, arrachement à lui-même et constitution du soi véritable. La proximité du prochain est certes un traumatisme, mais elle « ne me heurte pas seulement, [elle] m’exalte et m’élève et, au sens littéral du terme, m’inspire »27. Aussi ce traumatisme est-il l’ouverture de la possibilité de la Justice, puisqu’il est le début de l’aventure éthique. Cependant, la naissance de cette conscience se décrit bien en termes de violence radicale, absurde aux yeux de l’être. Autrement dit, la subjectivité éthique émerge d’une violence première faite au conatus.
- 28 Sur la constante proximité de l’il y a et du fantomatique chez Levinas, cf. F.-D. Sebbah, L’Éthiq (...)
14L’éthique levinassienne ne s’ouvre donc en aucune manière dans la bonne conscience d’un sujet qui serait en sécurité et en paix, aussi bien avec lui-même qu’avec le monde. D’un côté, en effet, ce sujet est toujours sur le point de tomber dans l’il y a, ce régime fantomatique de l’être28. D’un autre côté, s’extirper de l’il y a par l’appel éthique du Visage revient à s’exposer à une violence encore plus profonde, puisque celle-ci provient de l’extérieur de l’être lui-même, d’un arrachement à sa logique propre. D’un tel point de vue, « l’hyperviolence » divine, chez Levinas, ne se comprend pas comme différence quantitative, mais comme différence qualitative : la violence éthique vient d’un au-delà de l’économie ontologique.
15À un tel niveau, la violence prend bien un caractère positif vis-à-vis de la Justice. Prise comme radicalité du désintéressement, elle n’est plus seulement un risque de trahison et d’injustice. Il y a donc une distinction à faire entre la violence que l’on pourrait qualifier de biologique, et dont la souffrance serait sans aucune relève possible, et la violence éthique qui se révèle comme élection, récurrence du soi en subjectivité éthique, possibilité du Juste. Bien que les deux types de souffrance s’expriment en termes similaires – notamment dans « la souffrance inutile » d’Entre nous – elles renvoient respectivement à deux niveaux antagonistes, celui de l’il y a et celui de l’autrement qu’être. Or, sans rabattre la pensée de Benjamin sur celle de Levinas, on voit néanmoins que la violence divine de « Critique de la violence » est justement définie dans sa différence vis-à-vis de la violence biologique propre à la cyclicité mythique :
- 29 W. Benjamin, Œuvres I, p. 238.
« La violence mythique est violence sanglante exercée en sa propre faveur contre la vie pure et simple ; la violence divine est violence pure exercée en faveur du vivant contre toute vie »29.
- 30 Idem, p. 241
- 31 G. Bensussan, « Deus sive Justitia. Note sur “Critique de la violence” », p. 22.
La « vie pure et simple » renvoie ici à cette vie uniquement biologique et avec laquelle « l’homme précisément ne doit être confondu à aucun prix »30. Comme la violence éthique levinassienne, la violence divine est expiation sans effusion de sang. Elle n’est pas une justice compensatoire du crime par le crime, mais un dépassement de ce cycle. C’est dans cette perspective que Benjamin se réfère au commandement qui, chez Levinas, se révèle dans la vulnérabilité du visage : « Tu ne tueras point ». Chez les deux auteurs, ce commandement, tout en étant impératif, reste faible et n’empêche en aucune manière le meurtre. Autrement dit, ce commandement ne dicte pas un châtiment qui se voudrait sanglant envers la « simple vie », mais relève bien d’une violence de la conscience éthique et de l’exigence de la Justice au sein de cette conscience. Ainsi Gérard Bensussan peut-il renverser l’hypothèse de « l’hyperviolence » en identifiant la violence divine à une violence-non-violence31.
- 32 W. Benjamin, Œuvres I, p. 241.
16Cependant, si cette violence peut être rapprochée de la violence de la conscience éthique, peut-on encore dire qu’elle est « révolutionnaire sans doute, messianique sûrement »32 ? Y aurait-il véritablement une place politique pour cette violence éthique ?
17Si c’est encore le cas, ce ne serait pas, chez Levinas, du côté de la révolution, mais de celui de la révolte. En effet, Levinas semble faire une différence entre ces deux instances politiques. Si la révolution retombe trop souvent dans la répétition de ce contre quoi elle s’érige, la révolte semble non seulement naître de l’exigence de Justice et de responsabilité pour autrui, mais surtout refuser toute reconstruction stable des institutions politiques :
- 33 E. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée (DQVI), p. 26-27.
« Révolte pour une société autre, mais révolte qui recommence dès que l’autre société s’installe ; […] comme si dans l’autre homme, à travers la justice, devait s’ouvrir une dimension que la bureaucratie, et fût-elle d’origine révolutionnaire, bouche de par son universalité même, de par l’entrée de la singularité d’autrui sous concept »33.
- 34 M. Abensour, « Penser l’utopie autrement », p. 486.
L’impératif de justice qui se dessine dans la révolte témoigne d’une justice toujours en dessous d’elle-même, jamais accomplie dans le plérôme d’un ordre politique juste. Or c’est justement parce qu’elle n’est jamais accomplie que la révolte évite la téléologie dialectique de la révolution. La révolte ne cherche pas l’établissement d’un ordre politique. L’utopie n’y est pas visée comme réalité de demain, mais comme « profondeur bien plus qu’horizon »34. Elle est l’exigence d’un présent qui ne peut être récupéré dans un ordre ontologique ou politique à venir. Il s’agit ici d’un acte politique qui ne s’inscrit pas dans une unification institutionnelle et politique des singularités renvoyée à une fin utopique.
- 35 W. Benjamin, Œuvres I, p. 230-231.
- 36 Idem, p. 139.
18Il est alors significatif chez Benjamin que l’acte révolutionnaire corresponde avant tout à la « grève générale prolétarienne » et non à la « grève générale politique »35, c’est-à-dire à un arrêt qui ne renvoie à aucune reconstruction ou refondation a priori déterminable. Si l’on se permet de lire la grève prolétarienne comme une forme possible de la violence divine (ce que semble autoriser Benjamin lui-même quand il donne comme seul critère de reconnaissance de la violence divine « un processus non sanglant qui frappe et fait expier », ainsi que « l’absence de toute fondation du droit », et non le fait que « Dieu lui-même l’exerce dans des miracles »36), on comprend que cette violence divine ne peut signifier rien d’autre que la suspension du politique et de sa violence propre. Si la violence divine n’est pas définie positivement comme établissement d’un nouvel ordre politique et institutionnel, ce serait justement parce qu’elle ne peut pas l’être sans courir le risque de perdre son caractère messianique de signalement et d’effectuation d’un au-delà indéfinissable. Sans cela, on retomberait toujours dans une violence sanglante où la fin justifie les moyens.
19Il convient d’examiner si, en fin de compte, le messianisme propre à Levinas et à Benjamin n’invite pas à abandonner l’idée d’un renversement brutal et définitif du politique, au profit d’une endurance éthique de la conscience qui viendrait moins ruiner le politique que le vider de son pouvoir sur la singularité. Si le messianisme indique bien une temporalité et une conscience qui sont extraites du continuum historique et dont l’extraction signifie l’explosion de ce continuum, alors un tel messianisme serait une épreuve du temps par la conscience elle-même, visant à maintenir la temporalité ouverte à une action éthique, au-delà du régime de la violence politique. L’événement messianique ne se penserait plus comme surgissement d’un événement ponctuel, mais comme le maintien d’un effort continu de la conscience. Peut-être est-ce dès lors l’abandon du modèle de l’événement messianique unique qui dicte la critique de la révolution : il ne s’agit pas de préparer un événement ou d’y participer, mais de maintenir une conscience éthique – un témoignage de l’altérité première, de la responsabilité et de l’éclatement de la linéarité temporelle – à travers les violences politiques. En quoi, cependant, cette endurance peut-elle encore posséder un caractère offensif vis-à-vis de la politique dont elle s’extrait ?
- 37 Il s’agit évidemment d’une interprétation de la pensée d’Agamben, qui ne peut pas prendre en comp (...)
- 38 G. Agamben, Le Temps qui reste, p. 47-48.
- 39 Idem, p. 50.
- 40 Idem, p. 74.
20C’est alors à travers l’analyse du messianisme paulinien par Giorgio Agamben que l’on peut comprendre cette endurance de la conscience, justement comme ce qui, dans le messianisme, vient vider le politique de sa force coercitive – opérant notamment par l’enfermement dans une identité37. Le « comme-non » paulinien est conçu par Agamben comme l’écartèlement interne du sujet messianique – de son engagement « juridico-factuel » dans le monde – sans pourtant renvoyer à un autre engagement. Il s’agit par conséquent d’une mise en tension qui rend son contenu inopérant38. L’appel messianique « ne constitue pas une identité »39, mais vide au contraire celle-ci, en la mettant dans une tension négatrice vis-à-vis d’elle-même. « La vocation messianique décale et annule avant tout le sujet »40, elle instaure une impossibilité de coïncider avec soi-même et avec le monde.
21Or cette tension du sujet avec lui-même et avec le monde, cette distance vis-à-vis de son engagement dans le monde, peut se comprendre comme le propre du sujet éthique de Levinas :
- 41 E. Levinas, DL, p. 340-341.
« A-t-on bien raison de se jeter, la tête perdue, dans l’histoire, d’y rechercher des directives et d’y laisser, sans pouvoir jamais la ressaisir, une âme plus forte que les périls de l’heure ? […] Sachons garder distance, dans nos engagements indispensables, en face de ce qui se présente, s’impose, nous presse comme un glorieux aboutissement »41.
- 42 G. Agamben, Le Temps qui reste, p. 120.
- 43 E. Levinas, DL, p. 238.
- 44 Ibid.
- 45 Idem, p. 320.
La distance qu’évoque ici Levinas s’apparente en effet à la tension interne à l’engagement que suscite la vocation messianique chez Agamben. Il s’agit d’un détachement de la conscience vis-à-vis de sa participation aux luttes politiques, qui ne doivent pas pour autant être remises à plus tard. La vocation messianique, en tant qu’« incessante révocation de toutes les vocations » chez Agamben42, et en tant que responsabilité éthique ou fidélité à l’autrement qu’être chez Levinas, n’implique pas la patience envers l’engagement politique, mais la conscience que « la main qui se saisit de l’arme doit souffrir de par la violence même de ce geste »43. Cela serait, pour Levinas, « la révolution véritable »44. Non pas patience attentiste, mais patience comme pâtir, épreuve et endurance au sein du politique, qui n’interdit pas l’engagement, mais qui le rend nécessaire et obligeant. L’éthique est en effet le nom de cet impératif de réponse dans le monde politique, qui pourtant le dépasse et ne s’y identifie pas. Cet engagement-dégagement, que l’on peut comprendre comme propre à la vocation messianique conformément à l’analyse d’Agamben, se tient donc bien entre les deux points de l’alternative que pose Levinas vis-à-vis du politique : « l’engagement seul – l’engagement à tout prix […] – n’est pas moins inhumain que le dégagement dicté par la peur pour ses aises »45.
- 46 E. Levinas, TI, p. 251.
22On comprend donc en quoi cet engagement qui sait garder ses distances relève d’une endurance ruinant le politique de l’intérieur, et non plus d’un renversement radical et abrupt. Cet engagement dans l’acte politique se maintient, au cœur du politique, comme témoignage de l’au-delà de l’être et donc du politique lui-même : l’action n’est pas faite en son nom. Aussi s’agit-il d’un engagement qui ne laisse pas prise au politique et interdit le « retournement que subit tout héroïsme en rôle »46.
- 47 G. Agamben, Le Temps qui reste : un commentaire de l’Épître aux Romains, p. 122.
- 48 Cf. G. Bensussan, Les Temps messianiques, p. 154.
23Il est néanmoins évident que les pensées de Levinas et d’Agamben ne s’accordent pas entièrement. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que la spécificité de la temporalité messianique suit un processus inverse chez les deux auteurs. Pour Levinas, en effet, c’est depuis la responsabilité éthique et le traumatisme de l’élection que se dévoilent la temporalité messianique et ses possibilités imprévisibles de rédemption. Or Agamben semble concevoir un dévoilement opposé : ce serait dans les temps messianiques – ceux qui ont lieu, selon son interprétation des textes pauliniens, entre la résurrection du Christ et la parousie47 – que le détachement de la subjectivité vis-à-vis du monde serait opéré. Levinas présente ainsi une pensée messianique non plérômatique, au sens où les temps messianiques ne sont jamais acquis, mais toujours à réactualiser dans le monde, à signifier de nouveau à travers le désintéressement éthique dans le politique. On retrouve donc chez Levinas le caractère entièrement contingent de l’advenue messianique propre à la tradition juive. Agamben, quant à lui, conçoit avant tout le messianisme de façon plérômatique48. Or chez Levinas, c’est justement le caractère contingent du messianisme qui oblige l’action politique à se détacher d’elle-même, pour s’effectuer comme ce témoignage de l’autrement qu’être. On est donc en présence d’un messianisme qui ne vise plus le plérôme, mais qui traverse le domaine politique sans s’identifier à celui-ci.
24Remarquons que cet abandon du caractère soudain, abrupt et définitif du renversement messianique est constitutif de la conscience messianique elle-même et de l’acte qui lui est propre. En effet, cet acte messianique semble relever chez Levinas et Benjamin d’une critique, voire d’un abandon de la force et de l’agir virils, au profit d’une valorisation éthique de la faiblesse. L’aventure messianique ne serait plus une épopée humaine reposant sur l’héroïsme d’une foi ou d’un acte qui braveraient le monde, mais elle se dévoilerait dans une action faible, sans garantie de victoire.
- 49 G. Agamben, Le Temps qui reste : un commentaire de l’Épître aux Romains, p. 237.
- 50 Le terme d’image dialectique est une notion particulièrement complexe de Benjamin. Le caractère « (...)
25Agamben souligne que le caractère faible de la « force messianique » évoquée dans la Thèse II de Benjamin pourrait renvoyer au messianisme paulinien49. Si l’on accepte une telle lecture, la faiblesse de la force messianique et sa puissance rédemptrice seraient intrinsèquement liées. Il ne s’agirait pas de transformer la faiblesse en puissance, mais de la saisir comme une possibilité positive de rédemption, qui prend place dans un mouvement de retrait par rapport à la temporalité linéaire. Cette rédemption est opérée au travers de « l’image dialectique » qui, rappelons-le, relève d’une dialectique « à l’arrêt », un pur champ de tension sans synthèse finale50. Cette image opère une mise en constellation du présent et du passé, qui arrache les deux instances temporelles à la progression historique, et qui suspend cette progression pour ouvrir la possibilité d’une autre direction. Il s’agit donc de comprendre la rédemption moins depuis l’action héroïque d’un sujet viril que depuis cette possibilité d’extraction du temps historique, que l’on peut dire « faible », car jamais assurée de succès à l’avance, sans quoi elle serait toujours réintégrée dans une relation temporelle causale. Si la force messianique est faible, ce serait justement parce qu’elle est une rupture non assurée et un retrait de la linéarité du temps, au profit de possibilités imprévisibles.
- 51 G. Bensussan, « L’impatience messianique », p. 22.
26Ce geste de retrait naît d’une injonction éthique qui, pour Benjamin, fait partie intégrante de l’acte révolutionnaire lui-même, comme le signale Gérard Bensussan lorsqu’il cite Benjamin : « L’éthique, appliquée à l’histoire, est la doctrine de la révolution »51. Or, si on envisage l’éthique dans la perspective de Levinas, celle-ci ne peut pas non plus être le fait d’un acte d’héroïsme, d’une initiative virile du sujet, sous peine de retomber inévitablement dans l’ordre qu’elle cherchait avant tout à contester. La réponse éthique est certes une « force messianique » susceptible d’aller à l’encontre du pouvoir politique et de sa violence de domination, mais elle se doit d’être faible, de naître d’une vulnérabilité et de témoigner sans cesse de celle-ci. Ainsi comprise, la « force messianique » de la deuxième thèse de Benjamin serait faible par nature, puisqu’elle témoignerait de la responsabilité éthique accordée à chaque génération.
- 52 W. Benjamin, Œuvres III, p. 431.
27Toutefois, cette faiblesse de l’acte rédempteur pose la question de l’efficacité politique de la rédemption, car « le messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’antéchrist »52. À cet égard, la faiblesse de sa force semble poser problème, à moins qu’il faille réinterpréter ce que la victoire peut signifier dans un tel contexte de pensée.
28Ce problème peut dès lors être éclairé par une analyse détaillée du dispositif de la première thèse sur le concept d’histoire, censé permettre une victoire « à tout coup » :
« On connaît l’histoire de cet automate qui, dans une partie d’échecs, était censé pouvoir trouver à chaque coup de son adversaire la parade qui lui assurait la victoire. Une marionnette […] était assise devant une grande table, sur laquelle l’échiquier était installé. Un système de miroirs donnait l’impression que cette table était transparente de tout côté. En vérité, elle dissimulait un nain bossu, maître dans l’art des échecs, qui actionnait par des fils la main de la marionnette. […] La marionnette appelée “matérialisme historique” est conçue pour gagner à tout coup. Elle peut hardiment se mesurer à n’importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide et qu’elle est de toute manière priée de ne pas se faire voir »53.
- 54 P. Bojanic, « Les figures de la “victoire” et du “vainqueur”. Acheminement vers le messianisme ch (...)
C’est en prenant en compte l’ambiguïté d’un tel dispositif que Petar Bojanic propose d’interpréter ces « célèbres thèses comme des “thèses sur la victoire” ou comme un “discours sur la victoire” »54. En effet, une première lecture du passage incite à voir dans un tel dispositif une volonté de mettre la théologie au service du matérialisme historique, pour que celui-ci soit systématiquement victorieux. La victoire marxienne serait ainsi assurée, garantie à chaque étape du développement historique. Cette lecture de la première thèse s’accorde avec certains fragments du Livre des passages, et plus généralement avec la démarche manifeste de Benjamin lorsqu’il réactive des catégories théologiques au profit d’une pensée marxiste. Cependant, interpréter la charge messianique comme « faible force », en soulignant son caractère éthique, permet peut-être de mettre en avant l’ambiguïté particulière du dispositif de ce passage, sans chercher à réduire cette ambiguïté à une signification univoque. En effet, l’ambiguïté possède bien une fonction dans la pensée de Benjamin. C’est ce que souligne Miguel Abensour à propos de l’image dialectique :
- 55 M. Abensour, « Le guetteur de rêves. Walter Benjamin et l’utopie », p. 116-117.
« Une image dialectique, c’est d’abord une image ambiguë, ou plutôt, une image qui a été ambiguë et qui, au moment de l’arrêt, devient subitement dialectique […]. À l’arrêt, en effet, l’ambiguïté se cristallise et la contradiction explose, libérant toute la virtualité émancipatrice, voire révolutionnaire de l’image »55.
- 56 W. Benjamin, ÉF, p. 449-450.
- 57 S. Mosès, L’Ange de l’Histoire, p. 158.
- 58 A. Blanqui, L’Éternité pour les astres, cité dans W. Benjamin, LP, p. 139.
- 59 S. Mosès, L’Ange de l’Histoire, p. 158.
Or l’image de la première thèse semble porteuse d’une telle ambiguïté. Certes, il s’agit de mettre la théologie au service du matérialisme historique, mais ce dispositif représente une fraude où la théologie, qualifiée de « petite et laide, et […] priée de ne pas se faire voir », est dissimulée sous un jeu de miroirs. S’il y a bien victoire, celle-ci semble obtenue à travers une illusion d’optique qui vient en masquer les artifices. Le dispositif entier opérerait une dissimulation qui permettrait au matérialisme historique de gagner à tous les coups, ce qui n’est pas sans rappeler « l’aporie fondamentale »56 qu’évoque Benjamin dans les « Paralipomènes et variantes des Thèses sur le concept d’histoire » et que Stéphane Mosès explicite dans L’Ange de l’Histoire57 : assurer systématiquement la victoire serait prendre le risque de créer une histoire des vaincus conçue sur le même modèle continuiste que celle des vainqueurs. On tomberait de nouveau dans un rapport mythique de production : « du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau »58. À cet égard, il s’agit bien d’une critique de l’historiographie marxiste, « qui, pour Benjamin, est toujours menacée de transformer l’histoire tragique du prolétariat opprimé […] en épopée victorieuse »59.
29On peut finalement penser que le dispositif qui ouvre les Thèses sur le concept d’histoire vise cette ambiguïté justement pour mettre dos à dos le matérialisme historique et la théologie non pas en eux-mêmes, mais du point de vue de leurs usages, de leurs volontés trop impatientes de victoire : ce renvoi dos à dos se ferait au profit d’une véritable messianité, c’est-à-dire d’une venue qui soit toujours contingente et dont la condition de possibilité soit le réveil de l’individu face à sa responsabilité envers un passé et un présent en souffrance.
- 60 E. Levinas, Les Imprévus de l’histoire (IH), p. 179.
- 61 E. Levinas, TI, p. 318.
30Or, n’est-ce pas à une telle ambiguïté de la victoire face au politique que pense Levinas lorsqu’il évoque les « Justes » et la « bonté » que ceux-ci mettent en œuvre ? Le « juste » est en effet celui qui accepte la responsabilité éthique comme « absurdité ontologique »60, et qui en porte témoignage. Il fait face à une responsabilité sans fin, c’est-à-dire jamais accomplie ni assurée du succès, mais qui, justement parce qu’elle est toujours à relancer et à recommencer, résiste infiniment à la violence de l’ontologie et du politique. Cet acte, faible par nature, est désigné par Levinas comme une « bonté efficace »61, dont la caractéristique est de résister à l’opposition exclusive entre victoire et défaite en se nourrissant de son inachèvement :
- 62 E. Levinas, « Entretien préparatoire sur l’argent et le prêt », p. 47.
« Grossman dit : il y a toutes les guerres entre les églises, toutes les mésententes entre protestants et catholiques, toutes les mésententes en Russie soviétique […]. Il n’y a rien à faire ! N’y a-t-il vraiment rien à faire ?... Si, il y a la bonté ! La bonté demande. Alors, cette bonté, ce qu’il y a de plus terrible, de plus extraordinaire dans l’histoire de cette décomposition que l’Europe a vécue, c’est que la petite bonté n’a pas vaincu, mais n’a pas été vaincue non plus »62.
Il ne s’agit pas ici d’une circonstance particulière de la bonté, mais de sa caractéristique fondamentale, celle de résister sans cesse. Il y aurait donc une positivité et une charge messianique de la faiblesse, dès lors que celle-ci est saisie non pas d’un point de vue quantitatif, mais qualitatif : c’est-à-dire dès lors qu’elle vient d’une autre injonction que celle de la victoire et de la domination du vaincu.
- 63 M. Vanni, « Le chiffonnier de Benjamin et la possibilité d’une politique messianique », p. 41.
- 64 W. Benjamin, Œuvres III, p. 431.
31C’est aussi à la lumière d’une telle compréhension de la faiblesse que de nombreuses figures qui traversent l’œuvre de Benjamin peuvent révéler leur caractère messianique. L’acte rédempteur trouve dans ce contexte une nouvelle possibilité d’existence et de réalisation à l’intérieur d’actions et de faits qui pourraient paraître a priori insignifiants, petits ou quotidiens. Michel Vanni montre ainsi, dans un article intitulé « Le chiffonnier de Benjamin et la possibilité d’une politique messianique »63, le lien qui se tisse entre cette démarche et l’allégorie du chiffonnier qui vient conclure le texte de Benjamin sur Siegfried Kracauer. Ce chiffonnier est une figure messianique proprement benjaminienne, qui renonce à tout acte viril de renversement brutal, au profit de la faiblesse d’une action quotidienne où se découvrent « les étincelles de l’espérance »64 :
- 65 W. Benjamin, Œuvres II, p. 188.
« Un mécontent, pas un chef. Pas un fondateur : un trouble-fête. Et si nous voulions nous le représenter tel qu’en lui-même, dans la solitude de son métier et de ses visées, nous verrions ceci : un chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole, non sans de temps en temps faire sarcastiquement flotter au vent du matin l’un ou l’autre de ces oripeaux baptisés “humanité”, “intériorité”, “approfondissement”. Un chiffonnier, au petit matin – dans l’aube du jour de la révolution »65.
- 66 E. Levinas, AE, p. 175.
32Cependant, peut-on encore dire qu’un tel messianisme serait constitutif d’une pensée de la communauté ? Nous avons en effet rappelé la manière dont la tradition hébraïque lie de manière intrinsèque ces deux notions. Pourrait-on donc discerner ici une pensée spécifique de la communauté, qui ne se réclamerait d’aucun contenu ou propriété a priori partagés, c’est-à-dire d’aucun troisième terme susceptible de ressaisir le singulier ? On a vu en effet que le sujet éthique, en se confondant avec une conscience messianique, vidait le politique de son pouvoir de saisie et de fixation de l’identité. Or, ce sujet, en tant qu’il est dit éthique, est immédiatement relation particulière à autrui. L’une des différences fondamentales entre la ruine de l’identité dans le sujet messianique chez Agamben et celle que l’on voudrait voir chez Benjamin et Levinas semble se trouver là. Bien que Levinas, comme il l’affirme dans son entretien avec Jean Borel, accepte la kénose paulinienne, celle-ci recouvre immédiatement un double mouvement. Elle est à la fois « expulsion de soi hors de soi »66 et récurrence éthique, c’est-à-dire élection et relation à l’autre. La kénose est donc le mouvement même de la bonté. Il ne s’agit pas uniquement d’une mise en tension de l’identité du sujet avec lui-même, mais aussi d’une mise en tension de l’économie et du politique depuis l’au-delà de l’être, à travers le rapport à l’autre, toujours singulier dans son altérité. La kénose levinassienne revisite donc celle de Paul, pour devenir le nom d’une double relation : relation à un au-delà irreprésentable du politique, et relation à l’autre dans la bonté et la justice de l’action quotidienne.
- 67 W. Benjamin, EF, p. 446.
- 68 W. Benjamin, Œuvres III, p. 429.
33Certes, il n’est pas question de kénose chez Benjamin, et rapprocher d’une telle notion la responsabilité messianique qu’évoque la deuxième thèse n’est sans doute pas autorisé par sa pensée elle-même. Néanmoins, pour celui qui écrit l’histoire et dont « la solidarité embrasse l’ensemble des opprimés »67 (nous soulignons), la réponse face à cette « faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention »68 repose sur la conscience d’un danger commun pour le passé et pour l’historien lui-même. C’est depuis cette conscience, qui existe déjà comme une relation, que s’opèrent le « sauvetage » messianique et l’explosion de la continuité temporelle. Mais cette immédiateté du rapport à l’autre qui transparaît dans le geste messianique peut-elle vraiment constituer une communauté, qui ne retombe pas dans l’entre-soi d’un face-à-face ou d’un « nous » ? Levinas pose lui-même la question et semble souligner l’insuffisance d’une telle solution :
- 69 E. Levinas, L’Au-delà du verset, p. 88.
« Recherche d’une société plus restreinte dont les membres se connaîtraient les uns les autres. On pense que pour cela ils doivent se fréquenter et se voir. Est-ce là la solution ? […] Notre socialité s’accomplira-t-elle dans une société de dimanche et de loisirs, dans la société provisoire du club ? »69.
Il faut alors montrer que le geste messianique peut, chez Benjamin, ouvrir à un autre niveau de compréhension et d’effectuation de la communauté. Ce geste, on l’a vu, permet de constituer un rapport au-delà du présent et du face-à-face, sur le modèle de la constellation. Un tel modèle de relation est récurrent dans la pensée de Benjamin et se retrouve dans différents domaines d’étude. Cependant, il a toujours à voir avec le « sauvetage » des éléments ainsi mis en relation. De manière exemplaire, la constellation représente la structure au sein de laquelle sont pensés le sauvetage des phénomènes dans la « préface épistémo-critique » et le sauvetage des vies passées dans la philosophie de l’histoire qui suivra bien plus tard. Comme le souligne Stéphane Mosès, dès L’Origine du drame baroque allemand de Benjamin, c’est à travers l’Idée que le modèle de la constellation est pensé :
- 70 S. Mosès, L’Ange de l’Histoire, p. 126.
« Ces entités, dénommées “Idées” dans l’introduction à l’Origine du drame baroque allemand, fonctionnent, dirions-nous aujourd’hui, comme des structures. Et ceci non seulement parce qu’elles découpent le temps en unités discrètes, mais aussi parce qu’elles mettent en relation des moments discontinus du processus historique. […]. Bien plus, l’idée (ou la structure) combine aussi, dans une même unité, des niveaux de temporalité historique différents »70.
34La constellation apparaît donc comme une relation qui va au-delà de la linéarité du temps. Or l’unicité de la constellation ne tient pas au caractère identique de ses constituants, mais au contraire à leurs oppositions, c’est-à-dire à leurs unicités propres et à leurs séparations. Le rapport entre les éléments qui constituent la constellation ne peut rendre l’idée véritablement vivante qu’à la condition d’être un rapport de friction, c’est-à-dire de différence et de séparation. Ce jeu de séparation et d’opposition dessine alors l’espace singulier qu’est la constellation. Autrement dit, elle n’est rien d’autre qu’un « agencement virtuel objectif » :
- 71 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand (OD), p. 39-40.
« Les idées sont des constellations éternelles, et alors que les éléments sont saisis comme des points à l’intérieur de ces constellations, les phénomènes sont en même temps dispersés et sauvés. Et c’est dans les extrêmes que ces éléments […] apparaissent le plus clairement. On peut dire de l’idée qu’elle est la configuration de l’ensemble où l’extrême unique se retrouve avec ses semblables »71.
- 72 On peut en effet lire dans « Le pacte » (in : L’Au-delà du verset, p. 88) : « Le cadre des États (...)
En définitive, on peut comprendre la constellation comme la modélisation d’une série d’éléments liés par la friction entre les extrêmes, de telle sorte que ces éléments, tout en étant liés, ne se rapportent pas à une identité commune qui les subsumerait, puisque la constellation n’existe que dans cette friction et dans cet agencement. À cet égard, on pourrait dire en termes levinassiens que les éléments ne sont pas « côte-à-côte », mais « face-à-face », ce qui représente, aux yeux du philosophe, l’opposé du lien qui se tisse dans la loi des États72. Pour trouver une image qui exprime cette dispersion, il faut bien voir que cette séparation se reproduit au niveau du rapport des idées entre elles :
- 73 W. Benjamin, OD, p. 44.
« Comme l’harmonie des sphères repose sur le cours des planètes qui ne se touchent jamais, l’existence du mundus intelligibilis repose sur la distance infranchissable qui sépare les essences pures. Chacune des idées est un soleil, et entretient avec les autres idées le même rapport que les soleils entre eux. La relation musicale de ces essences est la vérité »73.
35La séparation, au sein de l’idée, des éléments qui constituent les phénomènes se reproduit dans le rapport des idées entre elles. Ce rapport s’exprime alors comme une « relation musicale », c’est-à-dire comme la friction qu’on perçoit entre deux notes dont les vibrations sont différentes et dont la différence même donne à entendre l’accord.
- 74 W. Benjamin, Œuvres III, p. 431.
- 75 Idem, p. 429.
36On peut donc se demander si cette modélisation, qui devient le geste messianique de l’historien dans la philosophie de l’histoire de Benjamin, ne pourrait pas aussi servir à penser la structure d’une communauté qui serait dite « messianique », au sens où s’y accompliraient un sauvetage éthique et une explosion du continuum historique des vainqueurs. En effet, l’image dialectique que l’historien produit pour rendre justice aux phénomènes passés et pour réveiller le présent est pensée elle-même comme mise en constellation de ce passé et de ce présent. Si le présent de l’historien affirme sa solidarité avec une tradition, ce n’est pas simplement parce que l’historien tente de la rédimer au nom d’un péril commun (celui de « se faire l’instrument de la classe dominante »74). C’est aussi en raison de la nécessité, pour sortir de ce péril, d’établir avec cette tradition une relation particulière, que le modèle de la constellation exprime. Lorsque l’historien fait apparaître l’image dialectique à partir de son présent et pour que sa génération subisse l’éveil dont l’image en question est porteuse, c’est l’historien lui-même qui s’implique dans la constellation avec son époque, redéfinissant alors sa subjectivité à partir d’une temporalité autre et d’une tension éthique envers ce passé. Pourrait-on dès lors y voir la possibilité d’un modèle de la communauté comme « face-à-face », au-delà du temps et pourtant ancré dans le présent de l’injonction éthique ? Il ne s’agit pas d’imaginer un historien qui serait tout seul face à ce passé, car, comme le souligne Benjamin dans la deuxième thèse, cette « faible force messianique » échoit « à nous, comme à chaque génération précédente »75. L’éveil que permettent la constellation et l’image dialectique du passé ne concerne pas l’homme seul, mais la génération tout entière. La responsabilité repose sur cette génération et ne s’oriente pas seulement vers le passé, mais aussi vers le présent. Comme on l’a vu, cette situation commande un acte d’éveil et de justice sans cesse renouvelé.
37Si ces réflexions peuvent suggérer un modèle particulier de communauté, une telle communauté serait à la fois messianique, éthique et politique, au sens que Benjamin et Levinas donnent à ces termes. Elle ne viserait plus un renversement radical, brutal et définitif du monde, mais elle tisserait, en son sein et au travers de ses différentes instances temporelles, un réseau de témoignages en acte d’un au-delà de la violence politique et d’une exigence de justice envers la singularité. Dès lors, cette communauté ne tirerait-elle pas son sens de la parabole messianique de Benjamin qu’Ernst Bloch retranscrit dans Traces et qu’Agamben rapporte dans La Communauté qui vient ?
- 76 G. Agamben, La Communauté qui vient, p. 56.
« Afin d’instaurer le règne de la paix, il n’est nullement besoin de tout détruire et de donner naissance à un monde totalement nouveau ; il suffit de déplacer à peine cette tasse ou cet arbrisseau ou cette pierre, en faisant de même pour toute chose. Mais cet à peine est si difficile à réaliser et il est si difficile de trouver sa mesure qu’en ce qui concerne ce monde les hommes en sont incapables, c’est pourquoi l’avènement du Messie est nécessaire. »76