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Nietzsche : le projet de la Généalogie de la morale

Nietzsche, la morale et la Grèce

Perspectives ouvertes par la Généalogie de la morale
Nietzsche, Morals and Greece: Perspectives Opened by On the Genealogy of Morals
Anne Merker
p. 205-251

Résumés

La Grèce de l’Antiquité fournit une toile de fond à l’entreprise de Nietzsche dans la Généalogie de la morale. La connaissance approfondie que le philologue en avait lui a donné accès à une pluralité de jugements de valeurs, antérieurs à la domination du christianisme et de la morale qui en est sortie. Au moyen d’une investigation de la poésie de Théognis, citée dans la Généalogie de la morale, mais aussi de la pensée sophistique et de la médecine hippocratique (absentes de la Généalogie), on montre ici dans quelle mesure les perspectives ouvertes par Nietzsche sont fécondes pour la compréhension des questions morales dans l’Antiquité grecque.

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Texte intégral

Préambule : « la » morale

  • 1 Généalogie de la morale (désormais GM), Préface, § 6 / KSA 5, p. 252.

1L’unicité de « la » morale dans le titre Zur Genealogie der Moral, tout étonnante qu’elle soit, n’est sans doute pas le fruit d’une inadvertance, encore moins d’une naïveté. Il s’agit avec un tel essai de contribuer à l’élaboration de la généalogie d’une morale qui se donne comme un absolu, comme « la » morale par excellence, dont le type domine dans le monde moderne européen. Nietzsche l’appelle par endroits « la morale de la pitié » (Mitleids-Moral)1. La Grèce n’est donc pas l’objet premier de cet ouvrage. Cela suffit, à soi seul, pour expliquer ce que nous considérons comme un paradoxal effacement de l’Antiquité grecque et latine dans ces pages, malgré sa présence en filigrane presque continue. Effacement en effet, dès lors qu’on l’apprécie à l’aune de la formidable résonance qu’ont les analyses de Nietzsche au sein des textes légués par l’Antiquité. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche est loin d’avoir exploité les matériaux qui étaient en sa connaissance pour étayer sa tentative d’interprétation généalogique.

  • 2 « […] la grande forme de la vie s’est en effet montrée toujours du côté des πολύτροποι les moins (...)
  • 3 P. Wotling, Introduction, in : Fr. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale, p. 21.
  • 4 À l’époque de Nietzsche, la philologie est déjà engagée dans une nouvelle appréhension de l’Antiq (...)

2Est-ce à dire que l’Antiquité ne jouerait qu’un rôle secondaire dans l’entreprise nietzschéenne ? Au contraire, elle nous semble en être non seulement la toile de fond, mais encore une des conditions de possibilité, par le spectacle qu’elle offre de systèmes de valeurs multiples antérieurs à la suprématie du christianisme, souvent le fruit d’antagonismes, de rivalités pour le pouvoir et de renversements de puissances. La simple mention, en grec, des πολύτροποι, « hommes aux mille tours », dans le § 344 du Gai savoir 2 suffirait à révéler la référence hellène comme levier pour desceller le caractère problématique de la morale, ainsi que le fait à la suite le § 345, justement intitulé « La morale comme problème ». Le polutropos par excellence n’est autre qu’Ulysse, célébré comme tel au premier vers de l’Odyssée, en héros d’une épopée où l’on en jugeait autrement des qualités “morales”. Que ce soient les modèles héroïques lisibles chez Homère, les plaintes de Théognis face au renversement de l’aristocratie et à l’usurpation de ses valeurs, les antagonismes socio-politiques éclatant en guerres civiles et en renversements moraux chez Thucydide, ou encore la formule sophistique d’une justice comme l’avantage de celui qui est chaque fois le plus fort, tous ces éléments et bien d’autres encore nous libèrent de l’illusion d’une morale anhistorique, universelle et monolithique. Pour reprendre les mots de Patrick Wotling, « le problème que pose la morale n’apparaît qu’avec la reconnaissance de la multiplicité des morales. La croyance à l’unité masque la difficulté […] »3. Prendre en compte cette multiplicité peut se faire en décentrant le regard de l’Occident vers d’autres régions du monde, ou en déportant le regard de la modernité européenne vers son passé. La formation philologique de Nietzsche a favorisé précocement le décentrement historique, ainsi que le décentrement anthropologique4.

  • 5 « À peine ose-t-on encore parler de la volonté de puissance : autrement à Athènes ! », Fr. Nietzs (...)
  • 6 Crépuscule des Idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 3 / KSA 6, p. 157.
  • 7 La physique des présocratiques présente des exemples foisonnants (Empédocle, Poème, DK B 17 ligne (...)

3Plus encore, même s’il n’est pas exact à la lettre qu’à Athènes on parlait sans gêne de « la volonté de puissance »5, la problématique de la puissance est omniprésente dans les textes antiques. Et c’est à bon droit que Nietzsche a pu écrire, dans le Crépuscule des idoles, qu’il a vu chez les Grecs leur instinct le plus fort, la volonté de puissance, se déchaîner au sein des cités et se décharger en guerres externes6. Dans la culture hellénique, la puissance investit le discours non seulement en politique et en rhétorique, mais encore en physique, en médecine, en histoire, en philosophie – et en morale7. Tout ceci permet de soutenir la remarque de Nietzsche à propos de la volonté de puissance :

  • 8 Par delà bien et mal, § 259 (nous traduisons).

« Supposé qu’en tant que théorie ce soit une nouveauté, – en tant que réalité, c’est le fait originel de toute histoire […] »8.

  • 9 GM, II, § 18, trad. P. Wotling, p. 168 / KSA 5, p. 326.

4En retour, permise et encouragée par la fréquentation de l’Antiquité, la perspective interprétative de Nietzsche s’applique naturellement à un nombre considérable de textes antiques. Certes, la tentative nietzschéenne en son fond est irréductible à ce qu’on trouve dans l’Antiquité, si l’on admet que Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, écrite pour servir de complément et d’éclaircissement à Par delà bien et mal, a voulu déceler une seule et même force à l’œuvre dans l’émergence des interprétations morales et des productions de valeurs, force qu’il nomme « instinct de liberté », ou, « pour le dire dans [s]on langage : la volonté de puissance »9. Comme le résume Patrick Wotling, qui attache à ce passage le poids décisif qui lui revient :

  • 10 P. Wotling, Introduction, op. cit., p. 24.

« il n’y a de morale que par le travail de la volonté de puissance, c’est-à-dire par un travail d’interprétation de la réalité consistant à poser des valeurs en relation avec les besoins fondamentaux d’un certain type de vivant »10.

Même si l’on ne trouvera nulle part dans l’Antiquité une thèse aussi explicite sur la morale, on ne peut que constater en plusieurs textes anciens des convergences frappantes avec les interprétations de Nietzsche.

  • 11 Par delà bien et mal, V, § 186 / KSA 5, p. 105. L’expression Typenlehre est en italiques dans le (...)

5Les quelques matériaux que nous présentons dans cet article se veulent une illustration d’une double pertinence, de l’Antiquité grecque vers Nietzsche et de Nietzsche vers l’Antiquité grecque. « Matériaux » ne s’entend pas au sens que leur donne Par delà bien et mal : le philosophe y invitait à rassembler le Material nécessaire à une histoire naturelle de la morale, à saisir l’immense empire de délicats sentiments de valeur et de différences de valeur, travail préparatoire à une typologie de la morale (Typenlehre der Moral)11. Nous proposons ici une réflexion sur la morale de l’aristocrate Théognis d’une part, et sur la critique de la morale par la sophistique d’autre part, dans la perspective de Nietzsche, à savoir à la lumière d’une problématique de la puissance et d’un renversement des valeurs.

I. Théognis : par delà le « catéchisme »

1. Histoire d’une moralisation : de l’élégie à la gnomologie

  • 12 Les dates de vie sont incertaines. Dans De Theognide Megarensi, Nietzsche retient comme hypothèse (...)

6Le poète mégarique Théognis (-vie / -ve siècle)12 est nommé dans l’un des deux passages de la Généalogie de la morale présentant un exposé linguistique. Les § 5 et 10 du premier traité s’appuient sur des données terminologiques et des hypothèses étymologiques pour étayer la provenance aristocratique d’un vocabulaire progressivement moralisé, mais résonnant encore de ses sens historiques, façonnés sur fond de la condition sociale et “raciale” de la noblesse, d’un sentiment aigu de la valeur de son genos (lignée, “race”), de sa supériorité et de la distance qui la sépare des non-nobles. Dans le § 5, le passage concernant plus précisément la terminologie grecque évoque Théognis. En quelques lignes, Nietzsche non seulement remonte à la signification archaïque, mais encore retrace, en direction inverse, l’évolution complète aboutissant à la moralisation du vocabulaire, par atténuation et émancipation du sens vis-à-vis de ses conditions originelles d’énonciation :

  • 13 GM, I, § 5, trad. P. Wotling, p. 72-73 (le mot marqué d’un astérisque est en français dans le tex (...)

« [Les nobles] se dénomment par exemple “les véraces” ; au premier chef la noblesse grecque, dont le poète mégarique Théognis est le porte-parole. Le mot forgé à cet effet, ἐσθλός [esthlos], signifie selon sa racine quelqu’un qui est, qui a de la réalité, qui est réel, qui est vrai ; ensuite, par une inflexion subjective, l’homme vrai en tant que le vérace : dans cette phase de mutation du concept, il devient le slogan et le signe de reconnaissance de la noblesse et passe complètement au sens de “appartenant à la noblesse” afin de démarquer de l’homme du commun menteur tel que le considère et le décrit Théognis – jusqu’à ce qu’enfin, après le déclin de la noblesse, ce mot se maintienne, comme mûri et adouci [reif und süss], pour désigner la noblesse* d’âme »13.

  • 14 Voir les pistes récapitulées par A. U. Sommer, Kommentar zu Nietzsches Zur Genealogie der Moral, (...)
  • 15 Texte original latin publié dans KGW I/3, 18 [2], p. 415-463.
  • 16 Texte republié dans KGW II/1, p. 3-58. Pour une présentation, voir A. K. Jensen, « Nietzsches Val (...)
  • 17 On trouvera ces Nachgelassene Aufzeichnungen, d’abord celles datant de l’été 1864, dans KGW I/3, (...)
  • 18 Fr. Nietzsche, recension parue dans Literarisches Centralblatt für Deutschland, 1869, Nr. 6, p. 1 (...)
  • 19 Particulièrement dans Die griechischen Lyriker (cours donné plusieurs fois de 1869 à 1879, KGW II (...)
  • 20 Mentions du nom de Théognis dans les fragments posthumes suivants, de 1870 à 1885 : fin 1870 / KS (...)

Voilà donc un schéma complet, depuis l’hypothèse étymologique jusqu’à la moralisation affranchie d’une caste et de son geste singulier. Un tel schéma n’est exposé dans le § 5 que pour le terme grec esthlos, à l’appui de Théognis, et pour le terme gaëlique fin – de manière beaucoup plus concise que pour esthlos et sans référence littéraire. Pour écrire ce paragraphe, Nietzsche s’appuie certes sur des dictionnaires et des études produites par la philologie de son temps14. Mais il ajoute à ces lectures la connaissance directe qu’il avait de la poésie de Théognis, dont il était un expert au sens strict de ce terme : les poèmes de Théognis sont le premier corpus antique que Nietzsche ait travaillé en profondeur, dans un espace de temps de plus de quatre années et selon toutes les règles de la philologie académique, au point de mériter les louanges de ses maîtres. Il l’étudia pour sa Valediktionsarbeit (mémoire de fin d’études), intitulée De Theognide Megarensi15, écrite en 1864 à l’âge de dix-neuf ans, puis dans son premier article publié, Zur Geschichte der Theognideischen Spruchsammlung, paru en 1867 dans le volume XXII de la revue Rheinisches Museum für Philologie16. Quelques pages de la même période nous sont aussi parvenues, sous la forme de notes de lecture ou de préparation aux deux textes mentionnés à l’instant, ou sous la forme d’une esquisse pour une publication à venir qui n’a pas été réalisée17. Nietzsche fit de plus en 1869 une recension d’une nouvelle édition des élégies par Ch. Ziegler parue en 186818. Théognis figure enfin dans certains cours du professeur Nietzsche19 et se touve nommé jusque dans des annotations datant de l’été 188520. Et donc, encore en 1887 dans la Généalogie de la morale.

  • 21 Fr. Nietzsche, De Theognide Megarensi, II, 9, KGW I/3, p. 439-440 (nous traduisons, et nous corri (...)
  • 22 De Theognide Megarensi, III, <14> / KGW I/3, p. 455 (nous traduisons).

7La mention de l’adoucissement de esthlos au terme de son évolution est un écho à l’âpreté flagrante de la poésie théognidéenne, à l’amertume de sa lamentation sur le sort de l’aristocratie défaite face aux partisans du dèmos, et à sa dure expression de la différence entre nobles et non-nobles. Nietzsche, après bien d’autres philologues, avait relevé dans son mémoire de fin d’études cette iram in plebejos inexstinctam, « colère inextinguible contre les gens de la plèbe », ce dolor acerbissimus, « douleur âpre au plus haut point »21, et le fait que Théognis s’était jeté dans un certamen acerrimum, « combat très âpre », se faisant l’atrocissimus propugnator de l’aristocratie mégarienne, son « très cruel défenseur »22. Le mot esthlos était alors comme un étendard partisan. Sa verte âpreté doit être décelée derrière la version mûre (reif), paisible et douce (süss) de la « noblesse d’âme » qui se fait entendre dans le mot à l’époque classique, sans plus s’inscrire directement dans une confrontation violente entre une caste noble et un dèmos. Ce terme a donc connu une évolution le conduisant paradoxalement à une signification morale universelle en droit, dégagée d’un substrat “social” ou plutôt “racial” (entendons ici : attaché à la notion de lignage par le sang telle qu’elle existe dans un genos aristocratique). Le mot esthlos était pourtant précisément revendiqué par une caste de manière à exprimer sa spécificité et sa supériorité, sa distinction et sa distance, donc une négation radicale d’égalité et d’universalité en matière de caractère, d’agir et d’être.

  • 23 Voir sur la question, dans sa complexité, Fr. Nietzsche, Histoire de la littérature grecque, <I-II>, § </I> (...)
  • 24 Fr. Nietzsche, Histoire de la littérature grecque, p. 152 (cf. KGW II/5, p. 149) : « l’élégie est (...)
  • 25 Le mot même de logos dans le composé « gnomologie » manifeste cette indifférence au mètre (le λόγ (...)
  • 26 Voir Aristote, Rhétorique, II, 21, qui définit en début de chapitre le sens de γνώµη.
  • 27 Rappelons que l’αὐλός, longtemps traduit par le terme « flûte », est une sorte d’instrument à anc (...)
  • 28 C’est du moins la thèse de Nietzsche, aussi bien dans Histoire de la littérature grecque (<I-II>, § 6) </I> (...)

8Or le devenir de la poésie de Théognis est à l’image de la trajectoire du terme esthlos, évoluant vers une moralisation abstraite et extensible en droit à tout être humain, sans présupposition d’appartenance à un genos. Une partie de ses poèmes, notamment de ceux adressés à Cyrnos, a subi ce sort pendant une période de l’Antiquité, qui en a fait une gnomologie plutôt que des élégies à Cyrnos. Quand l’élégie désigne en principe, au moins au sens originel, une poésie caractérisée non seulement par certains mètres23, mais encore par sa tonalité de sentiments tristes auxquels le poète donne libre cours24, la gnomologie (γνωµολογία), s’abstrayant de toute référence à une forme poétique25, désigne un contenu sentencieux d’ordre pratique et moral, avec une portée générale, ce qu’exprime le terme de gnômè dans un usage particularisé26. Plus encore, alors que l’élégie implique non seulement certains affects et une forme poétique, mais encore une forme musicale, puisqu’elle était sans doute chantée la plupart du temps avec un accompagnement d’aulos27, la gnomologie ne s’intéresse qu’au fond sentencieux des préceptes pratiques. Enfin, alors que l’élégie, comme toute poésie dans l’Antiquité, prend place dans un contexte social précis, en l’occurrence sans doute la plupart du temps un banquet28, la notion de gnomologie en fait abstraction. Est négligé tout ce qui donne corps à l’événement poétique : soumission du matériau affectif et sentencieux à une forme contraignante, musique, public restreint auquel s’adresse cet événement. La période alexandrine, en particulier, connaît Théognis essentiellement sous cette forme de gnomologie, recueil de préceptes moraux versifiés et d’encouragements à la vertu. Si bien que le terme de Katechismus en sa signification moralisante et moderne est appliqué à la poésie de Théognis par Nietzsche lui-même, non pour exprimer son jugement personnel et définitif sur Théognis, mais pour signer un moment spécifique dans la transmission de l’œuvre du poète de Mégare :

  • 29 Zur Geschichte der Theognideischen Spruchsammlung, KGW II/1, p. 29 (nous traduisons).
  • 30 Idem, p. 32 (nous traduisons) (cf. p. 51, et Histoire de la littérature grecque, p. 99 [KGW II 5, (...)

« […] Théognis a durant toute l’Antiquité une réputation totalement similaire ; il passait pour un catéchisme moral et ainsi pour relativement trivial et ennuyeux »29.
« Ici le nom de Théognis signifie ni plus ni moins que professeur et catéchisme »30.

  • 31 Les références données par les philologues pour attester ce fait général sont Eschine, Contre Cté (...)

9Dans cette évolution de l’entente et de l’usage que fit l’Antiquité de Théognis, les philosophes socratiques semblent avoir joué un rôle, renforcé par une pratique courante dès l’Antiquité classique, consistant à faire apprendre soit des poésies entières, soit des vers choisis pour leur caractère sentencieux, afin d’éduquer les garçons en vue d’en faire des hommes accomplis, de bons citoyens pour la cité31. Xénophon, socratique de premier plan, est censé avoir écrit sur Théognis un ouvrage dans lequel il aurait caractérisé sa poésie comme un écrit technique sur les êtres humains, sur la vertu et le vice :

  • 32 Xénophon chez Stobée, 88.14 (nous traduisons). Voir Zur Geschichte der Theognideischen Spruchsamm (...)

« ce poète ne parle de rien d’autre que de la vertu et du vice des êtres humains, sa poésie est un traité [σύγγραµµα] sur les êtres humains, à la manière dont un homme versé dans l’équitation [ἱππικός] composerait un traité sur l’art hippique [ἱππικῆς] »32.

  • 33 Diogène Laërce, VI, 16, et voir tout particulièrement Zur Geschichte der Theognideischen Spruchsa (...)
  • 34 Diogène Laërce, VI, 1.
  • 35 Platon, Lois, I, 630a-d, avec référence aux vers 77-78 de Théognis.
  • 36 Platon, Ménon, 95d-96a.
  • 37 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3, 1129b29 ; IX, 9, 1170a12 ; IX, 12, 1172a13 ; X, 10, 1179b6. (...)

Antisthène de son côté aurait, selon le catalogue de Diogène Laërce, rédigé deux livres sur Théognis dans la foulée de trois livres protreptiques consacrés à la justice et au courage33 ; Antisthène est dépeint par Diogène Laërce comme un socratique fervent, appartenant à un mouvement, le cynisme, qui a activement substitué la noblesse d’âme à la noblesse de race ; il était lui-même, selon Diogène, d’origine thrace et fut soupçonné d’être d’une ascendance servile, la Thrace étant grande pourvoyeuse d’esclaves pour Athènes34. Platon lui-même appelle Théognis en renfort dans une discussion sur les fondements éthiques de la législation, afin de faire pièce à Tyrtée, chantre du courage devant toute autre vertu, tandis que Théognis, selon Platon, plaçait au sommet la loyauté dans les situations difficiles, donc la justice complète et achevée, avant le courage, simple partie de la vertu, de surcroît partagée par des mercenaires sans foi ni loi35. Platon ne manque pas de citer aussi Théognis dans le débat sur la question de savoir si la vertu peut s’enseigner36, et Aristote mentionne souvent le nom de Théognis ou ses vers dans ses traités d’éthique37. Pour un philosophe d’aujourd’hui, lire Théognis donne le sentiment d’être chez soi, tant on y retrouve des passages cités par Platon et son disciple le plus célèbre. On est pourtant bien ailleurs que chez les philosophes du -ive siècle.

  • 38 Cf. Fr. Nietzsche, Studien zu Theognis, KGW I/3, p. 467 : « L’usage par l’école socratique l’esta (...)
  • 39 Pour le Socrate plébéien au milieu de la noblesse grecque, voir en particulier FP, été-automne 18 (...)
  • 40 Comme le dit Nietzsche à plusieurs reprises dans ses travaux, l’état actuel des poèmes n’est « pa (...)

10Ces quelques références montrent donc le poids des philosophes socratiques et leur influence pour tirer la poésie de Théognis du côté de la philosophie morale à portée universelle, dégagée de tout ancrage dans une caste aristocratique qui puisse se prévaloir d’une supériorité sur le reste de la cité, pour ne pas dire de l’humanité38. C’est sans doute une pièce de plus à verser au dossier du Socrate plébéien et de son influence sur des figures de la noblesse comme Xénophon et Platon, dont il aurait perverti l’esprit39. C’est assurément la marque d’une époque et d’une cité où la noblesse, quoique toujours vivante et active, n’occupe plus de droit une place dominante, et où la cité entière, démocratique, s’approprie les codes moraux et culturels de la noblesse tout en contestant ses privilèges comme caste dans le domaine politique. La destinée d’une partie des élégies de Théognis, transformées un temps en gnomologie, est marquée par cette appropriation. L’état actuel de sa poésie garde la trace d’une telle réception, tout en étant rendu plus complexe par des remaniements éditoriaux qui ont brisé son allure de pur cathéchisme moral40.

11Le procédé de constitution des anthologies, florilèges, excerpta et autres chrestomathies est ainsi lui-même un processus d’appropriation, impliquant une interprétation, voire une digestion de formes antérieures d’expression pour leur donner une nouvelle fin, un nouvel usage, et, de là, subvertir (volontairement ou non) profondément leur signification. Le travail philologique a pour l’une de ses tâches d’excaver les strates multiples de réinterprétation par réception d’un texte, et de déployer dans la chronologie les étapes d’une sédimentation plus ou moins paisible ou accidentée.

  • 41 Fr. Nietzsche, De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 454 (nous traduisons).

12Relativement à la Généalogie de la morale, les travaux philologiques de Nietzsche sur Théognis ont ici pour nous l’intérêt essentiel non pas tant de promouvoir après Welcker l’hypothèse d’une réorganisation de certains poèmes par des liens entre mots-clefs (Stichwörter), mais de mettre en relief un processus historique de moralisation et d’universalisation d’une poésie originellement assujettie à un sentiment de caste, à des affects de caste, et destinée à cette même caste dont elle veut marquer sans cesse la distance vis-à-vis des êtres qui n’en font pas partie. La démarche suit le mot d’ordre de Welcker, rappelé par Nietzsche dans son mémoire de fin d’études : « Welcker déjà nous a avertis, dans notre écoute de Théognis, de ne pas oublier que c’est un noble citoyen dorien qui parle »41. Les recherches des philologues, et celles de Nietzsche en particulier, mettent en lumière le travail d’interprétation permanent réalisé sur un texte, des vers, une œuvre, en l’occurrence pour en faire un manuel de morale édifiante, susceptible de valoir pour tous les citoyens de la cité, dans un mouvement d’universalisation que les philosophes socratiques semblent avoir accompagné. Cette poésie est pourtant strictement partisane, polémique, acerbe et pugnace, elle émane d’un aristocrate désespéré par la dégénérescence de la noblesse face à la richesse nouvelle, celle du commerce et de la bourgeoisie avant la lettre.

13Sous cette perspective, on n’a plus affaire à un Moralkatechismus destiné à des pédagogues voire des nourrices, mais à un partisan acharné du privilège aristocratique. Cela donne la clef des vers à la portée morale qui parsèment les poèmes de Théognis. Ils doivent être entendus à partir d’une lutte pour la puissance et la suprématie, et plus encore à partir d’une volonté farouche de distinction, ou, pour le dire avec Nietzsche : d’un pathos de la distance.

2. Renversements de puissances et de valeurs

14Ainsi en témoigne ce passage dont Nietzsche avait parfaitement connaissance, et que pour autant il ne convoque pas dans la Généalogie de la morale :

  • 42 Théognis, I, 53-60 (trad. J. Carrière modifiée). Les deux derniers vers ne sont pas toujours ratt (...)

« Cyrnos, cette cité est encore une cité, mais les gens qui la peuplent sont autres :
ceux qui autrefois ne connaissaient ni justice ni lois,
et qui autour de leurs flancs usaient leurs peaux de chèvre
et, comme des cerfs, pâturaient hors des murs de la cité,
ce sont eux maintenant les bons [ἀγαθοί], fils de Polypaos ; les hommes
                                                                   de valeur [ἐσθλοί] d’autrefois
aujourd’hui sont hommes de rien [δειλοί]. Qui pourrait supporter ce spectacle ?
Ils se jouent et se rient les uns des autres,
sans avoir de notion des choses mauvaises [κακῶν] ni des choses bonnes [ἀγαθῶν] »42.

  • 43 Traduction de J. Carrière, que nous avons donc modifiée ci-dessus entre autres pour ce vers, qui (...)

Ces vers, dont la signification est indissolublement “sociale” ou “politique” autant que “morale”, n’ont de sens que dans la lutte qui oppose noblesse et dèmos – et plus exactement noblesse et chefs du dèmos. Il ne peut pas être question de traduire le dernier vers par « sans voir où est le mal, où est le bien »43 : introduire dans cette poésie, sans avertissement, des notions comme « le bien » et « le mal » aboutit à une pensée faussée. Car ces mots français s’entendent immédiatement (à tort ou à raison) comme des références morales universelles, relevant de ce que Nietzsche appelle la morale de la pitié ; ils font résonner un commandement supérieur, séparé de toute notion d’intérêt et de tout ancrage dans une condition concrète de vie. La notion même de morale est ici sujette à caution – de même d’ailleurs, pour le dire en passant, que les notions de “social” et de “politique”, les problématiques de la noblesse étant antérieures à l’existence de la polis au sens historique.

  • 44 Les vers 53-58 (annoncés pourtant comme 53-60) sont cités en extension (et dans une version ident (...)
  • 45 Les vers 53-56 deviennent les vers 19-22 dans l’édition Welcker, les vers 1009-1114 (doublon part (...)

15Un tel poème aurait pu prendre place dans la Généalogie de la morale, et contribuer à caractériser le phénomène que Nietzsche nomme « soulèvement des esclaves en morale » – quoique par contraste, comme nous allons le montrer. Précisons d’abord que ces vers (hormis les deux derniers) sont cités à deux reprises dans De Theognide Megarensi, ainsi que dans l’article de 186744. Par ailleurs, ils figurent en très bonne place dans le nouvel ordre que donne Welcker dans son édition de Théognis, édition qui est un outil de premier plan pour Nietzsche45.

16Nous avons ici un exemple frappant d’inversion des positions de puissance, accompagnée immédiatement d’une inversion des jugements de valeur, présentée comme étant assumée par ceux-là mêmes qui avaient auparavant le dessous, le tout (ne l’oublions pas) étant toutefois vu et énoncé à partir de la perspective d’un noble dorien déchu, avec ses affects et ses mots mis en poésie pour un cercle aristocratique où la noblesse réaffirmait ses privilèges et son sentiment de distinction.

  • 46 En particulier dans l’épisode emblématique de la guerre civile à Corcyre, Thucydide, III, 82. Tou (...)
  • 47 Voir notamment Aristote, Politique, IV, 15, 1300a17-19 ; V, 3, 1302b31 ; V, 5, 1304b34-38, 1305a2 (...)
  • 48 Théognis, v. 39-52.
  • 49 Aristote, Politique, IV, 8, 1294a21-22 : la noblesse ou « naissance illustre, bonne naissance » ( (...)
  • 50 Aspect économique d’ailleurs relevé par Nietzsche, De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 459-460.

17Ces luttes et inversions de puissance entre camp partisan du dèmos et camp aristocratique étaient permanentes dans l’Antiquité, comme nous le voyons à travers le récit de Thucydide, qui nous rapporte aussi des phénomènes connexes de subversion des jugements de valeurs ou d’inversion du sens des mots46. La situation historique précise à laquelle font écho les vers de Théognis est encore soumise à une relative incertitude. Disons rapidement que Mégare fut elle aussi le lieu de cette lutte structurelle dans l’Antiquité que fut l’opposition pour le pouvoir entre le camp de la noblesse d’un côté, et le camp du dèmos de l’autre47 – lequel pouvait d’ailleurs avoir ses partisans nobles, certains tyrans comme Théagène à Mégare ou Pisistrate à Athènes étant issus de la noblesse, tout comme certains citoyens de premier plan, parfois aux origines de la démocratie elle-même, comme Solon, Clisthène ou Périclès. On notera que Théognis s’en prend d’ailleurs par endroits explicitement aux chefs du peuple, plus qu’au dèmos lui-même stricto sensu48. Les données se compliquent encore d’un troisième terme, les riches, sans qu’il s’agisse d’un camp strictement indépendant des deux autres, puisque la richesse, selon l’évolution des modalités de l’économie antique au fil des siècles, a pu passer en partie de la noblesse aux non-nobles, donc au dèmos, lequel reste malgré tout, dans l’usage courant du terme dèmos, associé plutôt à la pauvreté, quand la noblesse l’est originellement à la richesse autant qu’à la vertu49. Mais les nouvelles modalités de richesse (reposant notamment sur le commerce, et non sur la propriété terrienne), tout autant que les vicissitudes particulières affectant la noblesse à la suite de ses dissensions internes et ses conflits avec le dèmos, ont pu rejeter une partie de la noblesse dans la pauvreté, tandis qu’une fraction du dèmos a pu s’enrichir, surtout dans une cité portuaire comme Mégare où le commerce se développa fortement50.

18Tant et si bien que les plaintes de Théognis, lui-même aristocrate ayant subi l’exil par suite d’un renversement de l’oligarchie en démocratie, témoignent d’un début de mélange entre nobles appauvris et non-nobles enrichis. La formule la plus emblématique est assurément celle qui termine le premier de ces deux distiques, frappée avec la force de la concision dorienne :

  • 51 Nietzsche a discuté ce mot ἀστῶν et tenté d’y voir le mot ἐσθλῶν (« des hommes de valeur »), qui (...)
  • 52 Théognis, v. 189-192 (nous traduisons ; noter l’asyndète pour la formule « La richesse a mêlé la (...)

« Car ils honorent l’argent. Ainsi un homme de valeur [ἐσθλός]
                                          prend femme chez un vilain [κακοῦ],
et un vilain prend femme chez un homme de bien [ἀγαθοῦ].
                    La richesse a mêlé la race [πλοῦτος ἔµιξε γένος].
Ainsi ne t’étonne pas, fils de Polypaos, que la race des citoyens [ἀστῶν51
dépérisse ; car des éléments mauvais se mêlent aux bons »52.

  • 53 Les notes de Nietzsche dans Studien zu Theognis mettent particulièrement bien en valeur le constr (...)
  • 54 Théognis, v. 193-196. Voir aussi les vers 173-182, qui identifient la pauvreté comme source de l’ (...)
  • 55 Théognis, v. 183-185.

Il s’agit concrètement de mésalliances, que Théognis reproche en premier lieu à la noblesse elle-même, laquelle n’est pas restée indemne dans ce contexte complexe d’enrichissement économique. On voit bien comment une perspective moralisante peut tirer de ces considérations une critique de la cupidité ; mais ce n’est pas exactement la portée de ces vers, qui déplorent la dissolution de la séparation entre un genos noble et des personnes sans genos notable ; le tout étant adressé à un cercle aristocratique53. La cupidité est au mieux en seconde ligne, elle est même évacuée totalement par les vers suivants, où le déclassement d’un illustre lignage est ramené à la « violente nécessité » (κρατερή … ἀνάγκη), celle de la pauvreté dans laquelle a pu tomber un homme de bonne naissance54. C’est d’abord une forme de dégénérescence d’une noblesse perdant de vue sa distinction “sociale” et “morale” que déplore Théognis, ce qu’il oppose à la recherche de la bonne race chez les chevaux et les béliers, recherche qui devrait servir de modèle pour les mariages humains55. Nietzsche faisait état de cette complexité :

  • 56 Fr. Nietzsche, Studien zu Theognis, KGW I/3, p. 465 (nous traduisons).

« Mais la vieille aristocratie ne se conserva pas au delà des guerres médiques, le passage de la richesse aux hommes du peuple, tout comme la généralisation du savoir et de l’art, anéantit la noblesse de sang »56.

On pourrait ajouter tout autant à cette liste (richesse, savoir, art) la mise en cause redoutable du privilège de la noblesse en matière de courage, par suite de l’extension du recours à des mercenaires, vendant leur “vertu” guerrière pour quelques pièces. Dans ce cadre, les vers adressés à Cyrnos ont pour sens de tenter de lutter contre cette dégénérescence, cette dilution du genos dans un contexte où vertu et richesse aristocratiques sont assiégées de toutes parts. Il s’agit de préceptes moraux non en un sens abstrait, mais comme moyen de reproduction et de maintien de la séparation de la caste noble vis-à-vis de ce qui n’est pas elle :

  • 57 ἐσθλῶν µὲν γὰρ ἄπ' ἐσθλὰ µαθήσεαι, partie de vers particulièrement célèbre, citée ou mentionnée ( (...)
  • 58 Théognis, v. 27-38 (nous traduisons, texte grec établi par J. Carrière).

« Par bienveillance envers toi, je t’instruirai de ces préceptes que moi-même,
Cyrnos, j’appris encore enfant des hommes de bien [ἀγαθῶν].
[…] Ne fréquente pas les vilains [κακοῖσι],
mais toujours attache-toi aux hommes de bien,
avec eux bois et mange, avec eux
assieds-toi, et sois-leur agréable, eux dont la puissance [δύναµις] est grande.
Car des hommes de valeur [ἐσθλῶν] tu apprendras des choses de valeur
                                                                  [ἐσθλά57 ; mais si aux vilains
tu te mêles [συµµίσγῃς], tu perdras même le sens qui existe < déjà en toi >.
Ainsi instruit, fréquente les hommes de bien, et un jour tu diras
que je conseillais heureusement mes amis »58.

On voit bien d’un côté la facilité qu’il y a à tirer de ce genre de poésie des sentences d’une morale générale, tournées en préceptes d’éthique philosophique, affranchies du pathos de la distance. D’un autre côté, on voit tout aussi clairement que, lus avec leur contexte complet, ces préceptes visent précisément à une affirmation de caste, et démentent par avance toute universalisation de la vertu des hommes de bien et hommes de valeur, agathoi ou esthloi, dont la figure est opposée fermement aux hommes étrangers à la noblesse de sang.

  • 59 GM, I, § 10, trad. P. Wotling, p. 82 / KSA 5, p. 270. « Ressentiment » est en français dans le te (...)

19Ainsi l’inversion des jugements de valeur révélée par les vers 57-58 exprime-t-elle un sentiment indigné devant l’usurpation d’un privilège, plutôt qu’elle ne témoigne d’un véritable soulèvement en morale. L’usurpation est favorisée par la séparation croissante entre vertu (incarnée par des individus illustres appartenant à un genos) et richesse, dont Aristote témoignait que leur union faisait le fond même de la noblesse. Le tout accompagne donc un processus de décadence, voire de déliquescence de la noblesse, sur fond de transformations économiques. Il ne s’agit pas du mécanisme analysé par Nietzsche dans le soulèvement des “esclaves” en morale, car ce dernier repose sur une création, quoique de deuxième temps, et non une simple appropriation par suite d’une désagrégation des conditions réelles de vie de la noblesse dans la cité. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche reconstitue assez librement, avec un fil directeur psychologique, un processus créateur en même temps qu’il est subversif des valeurs existantes. Le § 14 du premier traité sur la fabrication des idéaux développe l’idée annoncée au § 10, à savoir que « le soulèvement d’esclaves en morale commence avec le fait que le ressentiment* devient lui-même créateur [schöpferisch] et enfante des valeurs [Werthe gebiert] »59. La nécessité d’une dimension créatrice du ressentiment pour identifier un événement de type « soulèvement des esclaves en morale » est mise en relief par le style abrégé de rédaction d’une annotation préparatoire de l’été 1887 :

  • 60 FP, été 1887 / KSA 12, 8 [4], p. 334, lignes 11-12 (nous traduisons ; le terme schöpferisch a une (...)

« Soulèvement d’esclaves en morale : le ressentiment, créateur »60.

En revanche, l’inversion des valeurs de bon et de mauvais rapportée par Théognis, loin d’être créatrice, a même plutôt tendance à vider les mots de leur substance et à tourner à la pure singerie sans consistance, du moins à lire la manière dont Théognis l’aristocrate ressent le phénomène – car l’élégie n’est ici rien d’autre que l’épanchement amer du poète. L’enseignement principal de ces vers est qu’une position dominante est corrélative d’une représentation axiologique. Qui conquiert la place dominante s’arroge immédiatement la représentation axiologique correspondante, sans en créer une nouvelle. La substitution par échange des individus dans les positions prédéfinies aboutit ici à une perte de signification, dès lors que la noblesse n’est plus au sommet. Les poèmes de Théognis soulignent avec force à la fois l’inversion et l’annihilation des significations, par un procédé stylistique de juxtaposition obstinée de termes antagonistes relevant des multiples registres du « bon » et du « mauvais » :

v. 45 : … δίκας τ' ἀδίκοισι
v. 57-58 : … πρὶν ἐσθλοὶ / νῦν δειλοί…
v. 189 : … ἐκ κακοῦ ἐσθλὸς…
v. 190 : … κακὸς ἐξ ἀγαθοῦ…
v. 192 : … ἐσθλὰ κακοῖς…

Par le martèlement de ces rencontres antithétiques se réalise un choc frontal et un anéantissement du sens des mots, le tout vu depuis la position de l’aristocrate et dans sa perspective.

20À l’inverse, le processus visé par Nietzsche dans le soulèvement des “esclaves” en morale ne suppose justement pas que les conditions sociales aient été préalablement inversées. C’est depuis la place de “l’esclave” que se réalise la subversion des valeurs, sous un mode à la fois second et créateur, par réactivité et ressentiment. Le faible reste faible, dans sa position sociale de faiblesse, et inverse les valeurs pour acquérir indirectement la puissance qui lui échappe. Dans le cas de la lutte typique entre démocrates et aristocrates au sein des cités grecques, les “faibles” (la composante populaire) accèdent d’abord à la puissance sociale et politique (à la faveur d’une modification des structures et équilibres économiques), et s’arrogent ensuite les représentations axiologiques, attributs de la puissance. Il se produit toutefois, en dépit de la volonté des nouveaux maîtres, une altération du sens initial, une vacuité, dès lors que ce phénomène est regardé depuis la perspective de l’aristocrate, comme c’est ici le cas. Car c’est ici une poésie de Théognis qui nous dit ce phénomène, à partir d’un sentiment aigu du genos et d’un véritable pathos de la distance. Aucune place n’est faite à l’expression du parti opposé, dans sa perspective propre.

  • 61 Platon, République, I, 338c-339a.

21Ce dernier point forme un contraste décisif avec l’apport de la sophistique, qui semble précisément être allée au bout du constat de l’existence d’une pluralité des perspectives et, partant de ce constat, a posé l’égalité de leur droit de cité. La formule mise par Platon dans la bouche de Thrasymaque dans La République pour caractériser la justice pose en effet à égalité toutes les revendications des instances occupant à chaque fois la position dominante61. Le sophiste soutient face à Socrate que le juste n’est rien d’autre que l’avantage du plus fort, du détenteur du kratos, et explicite sa thèse par ces mots : parmi les cités, les unes sont régies par une tyrannie, les autres par une démocratie, d’autres encore par une aristocratie ; à chaque fois, c’est l’organe qui commande (τὸ ἄρχον) qui exerce la force ou domine (κρατεῖ), c’est lui qui institue les lois dans la perspective de son propre avantage. La démocratie édicte des lois démocratiques et une justice relative à la démocratie, l’aristocratie édicte des lois aristocratiques et une justice relative à l’aristocratie, et ainsi de suite. Le tableau que fait Platon de la thèse sophistique met à égalité les perspectives inverses de la démocratie et de l’aristocratie, quand le poète noble de Mégare réaffirmait, par l’acte même du poème, la suprématie de sa propre perspective. À l’inverse de la sophistique, l’esprit aristocratique refuse la légitimité de la variabilité du juste et des autres valeurs sous la forme d’un relativisme dépendant du seul détenteur de la puissance dans les cités, sans autre considération que cette puissance. La sophistique a ainsi été un vecteur d’égalisation et d’universalisation, par une formule qui exprime le même à travers l’altérité : « pour qui raisonne correctement », c’est chaque fois « le même juste » qu’on trouve formellement partout, à savoir l’avantage de celui qui exerce le kratos et l’archè. Peu importe que chaque fois le détenteur du kratos soit autre. Chaque fois le juste est autre matériellement et identique formellement. La dialectique des sophistes réalise l’universalisation en soumettant l’altérité à l’identité. Le raisonnement correct – et non l’élégie – met toutes les perspectives à égalité. De plus, la notion d’avantage, déclarée et assumée, est placée au cœur de la fabrique des notions morales, par où une perspective non morale est prise sur la morale. Quand la perspective théognidéenne, toute marquée par le pathos de la distance et de la distinction, faisait obstacle à une notion universelle de morale, la sophistique, universalisant formellement la justice grâce à la notion d’avantage du plus fort, aboutit non seulement à une rupture avec le privilège aristocratique, mais encore à une sorte de dé-moralisation des valeurs morales.

II. La sophistique : “dé-moralisation” de la morale

1. L’oubli des sophistes dans la Généalogie de la morale

22La formule sophistique posant le juste comme avantage du plus fort exprime l’idée que le détenteur de la puissance, chaque fois selon son type (démocratique, aristocratique, tyrannique…), crée ses propres valeurs de justice en vue de ses propres besoins, et crée par là sa “moralité”. Car c’est la puissance politique qui émet les lois, les nomoi, lesquelles explicitent les valeurs “morales”, à savoir en grec les nomima. Cette perspective prise sur la morale aurait pu avoir droit de cité dans les analyses nietzschéennes.

  • 62 Deux allusions dans Le Gai Savoir (V, § 346, § 351), qui ne concernent pas l’apport des sophistes (...)

23Étonnamment, la Généalogie de la morale omet de mentionner quelque sophiste que ce soit. Le mouvement intellectuel n’y est pas même évoqué dans son ensemble, et il l’est à peine dans un texte apparenté, à savoir la cinquième partie du Gai Savoir, rédigée sensiblement à la même époque que la Généalogie de la morale 62. La sophistique n’a d’ailleurs pas non plus été requise substantiellement dans Par delà bien et mal, où Nietzsche trouve pourtant moyen de mentionner… Démosthène. Les sophistes auraient eu au premier chef des raisons de figurer dans un livre destiné à ébranler les croyances naïves sur les valeurs morales. Car ils sont sans doute les premiers a les avoir mises en cause de manière réfléchie et méthodique. Thrasymaque, chez Platon, le revendique clairement : « pour qui raisonne correctement… », disait-il.

  • 63 Le Gai Savoir, V, § 345. Cela n’enlève rien, au contraire, à sa volonté de trouver des compagnons (...)
  • 64 Le Gai Savoir, V, § 345 (trad. P. Klossowski) / KSA 3, p. 578.
  • 65 Ibid.

24Le fait de déceler un problème derrière la morale est pourtant présenté par Nietzsche comme constituant un événement personnel et inédit63. Dans la cinquième partie du Gai Savoir, il se demande comment il peut se faire qu’il n’y ait eu personne pour reconnaître la morale en tant que problème, ajoutant alors une perspective particulière, celle d’une implication pulsionnelle spécifique. Il présente ainsi « ce problème en tant que sa détresse, son tourment, sa volupté, sa passion personnelle »64. À s’en tenir là, on n’aura certes pas de motif de se référer à l’Antiquité, cette insistance nietzschéenne sur la dimension passionnelle d’une telle interrogation n’ayant pas lieu d’être dans l’Antiquité. Mais Nietzsche avance aussi plus simplement : « Je ne vois personne qui ait osé faire une critique des jugements de valeurs »65. Il faut entendre : personne dans la modernité, et supposer ainsi la pertinence historique de la phrase.

  • 66 Ibid. / KSA 3, p. 579.

25Le paragraphe se prolonge par une critique des premières généalogies qu’il trouve chez ses contemporains. Pointant les « historiens de la morale (notamment les Anglais) », Nietzsche note certes leur capacité d’explorer la pluralité des jugements moraux, mais il leur reproche de s’enliser dans deux conclusions opposées l’une à l’autre, « également puériles »66. À savoir, pour l’une, qu’il y aurait un consensus parmi les peuples, par delà la diversité des jugements moraux, autour de certains préceptes prônant le renoncement à soi-même, la pitié et toutes ces sortes de valeurs ; pour l’autre, que la diversité non unifiable des évaluations, lesquelles seraient nécessairement différentes pour chaque peuple, conduirait à l’abolition de toute obligation morale quelle qu’elle soit – autrement dit à un relativisme radical abolissant la réalité même de ce que l’on a découvert comme pluriel et variable, puisque ce relativisme rend caduque la force contraignante même qui est inhérente aux jugements de valeurs et préceptes moraux. En complément, après avoir souligné que « Une morale peut fort bien être née d’une erreur », le paragraphe va jusqu’à comparer la morale à une médecine – ce qui donne un indice du type de transvaluation que vise Nietzsche pour la morale elle-même :

  • 67 Ibid.

« Nul jusqu’à maintenant n’a donc encore examiné la valeur de la plus fameuse des médecines, nommée morale : ce qui exigerait tout d’abord qu’on se décidât à mettre cette valeur – en question. Eh bien ! C’est là justement notre entreprise [Das ist eben unser Werk]. – »67.

  • 68 Voir le § 6 de la Préface, qui envisage la morale (selon ses types) comme conséquence, symptôme, (...)
  • 69 Ce point ressort de deux annotations où Protagoras est mis sur le même plan que Démocrite, Thucyd (...)
  • 70 Voir Fr. Nietzsche, Écrits philologiques, vol. VIII : Platon, p. 168-170 (cf. KGW II/4, p. 131-13 (...)

Le passage trouve un parallèle dans la Généalogie de la morale 68. La revendication d’une démarche personnelle et inédite est chaque fois sans concession. Mais cela n’est pourtant pas entièrement justifié. Car il se trouve que la valeur des évaluations morales a déjà été mise en question dans le passé. Tous ces éléments ont en effet des échos considérables dans un lieu célèbre du Théétète, constituant un discours fictif de Protagoras, dont Nietzsche avait une haute estime69, mais qu’il ne pense pas un instant à citer, ni dans Par delà bien et mal, ni dans le § 345 du Gai Savoir, ni dans la Généalogie de la morale. Il ne fait aucun doute, d’une part, que Nietzsche avait connaissance du Théétète 70. D’autre part, il n’avait pas pour intention de minimiser le rôle de la sophistique dans l’histoire intellectuelle et politique de la Grèce classique, quand bien même il n’était pas un expert de ce mouvement comme il l’a été de Théognis. Il s’agit donc, avec l’absence des sophistes dans les deux ouvrages en question, probablement d’une simple inadvertance : car, s’il n’y a aucune allusion, ni de près ni de loin, aux sophistes dans les annotation de l’été 1887, c’est-à-dire au moment de la rédaction de la Généalogie, Nietzsche citait en 1881, dans Aurore, les sophistes sous le rapport de l’immoralisme :

  • 71 Aurore, § 168 / KSA 3, p. 161 (trad. J. Hervier).

« […] cette culture qui mérite d’être baptisée du nom de ses maîtres, les sophistes, et qui malheureusement, à dater de ce baptême, se prend soudain à devenir pour nous terne et insaisissable, – car dès lors nous soupçonnons qu’elle devait être une culture fort immorale [eine sehr unsittliche Kultur] pour avoir suscité les attaques d’un Platon et de toutes les écoles socratiques ! »71.

26L’absence des sophistes lorsque Nietzsche fait référence à une critique de la morale dans Le Gai Savoir et dans la Généalogie de la morale est si criante qu’elle n’était pas tenable longtemps. On trouve soudain, dans les annotations datant des mois postérieurs à la publication de la Généalogie, plusieurs mentions du mouvement sophistique, mais sans nom précis : signe que Nietzsche s’en tient à des généralités sur le mouvement intellectuel. Il ne semble pas avoir en vue des textes antiques qu’il aurait lus ou relus récemment. Dans l’ordre chronologique, nous trouvons d’abord une annotation de l’automne 1887, intitulée « Les valeurs morales dans la théorie de la connaissance elle-même » :

  • 72 FP, automne 1887 / KSA 12, 9 [160], p. 430 (nous traduisons).

« […] la dialectique comme voie vers la vertu chez Platon et Socrate : évidemment parce que la sophistique valait comme voie vers l’immoralité [Unmoralität] »72.

  • 73 FP, novembre 1887-mars 1888 / KSA 13, 11 [375], p. 168 (nous traduisons).
  • 74 Concernant l’historien, voir Fr. Nietzsche, Histoire de la littérature grecque, p. 216 (cf. les q (...)

Puis, dans une annotation écrite entre novembre 1887 et mars 1888, titrée comme une contribution « À la critique de la philosophie grecque », on lit un développement de cette même opposition entre la figure du « “philosophe” » et la figure du « “sophiste” », « encore entièrement hellénique », mais associée à une transition, celle que constitua la perte de la croyance qu’avait la polis grecque en l’unicité de sa culture et en son droit à la domination des autres cités, à quoi s’est ajouté l’effacement de la limite séparant bon et méchant (Gut und Böse) ; « à l’encontre, le “philosophe” est la réaction : il veut l’ancienne vertu »73. On relèvera en passant qu’il se dessine ici, comme ailleurs, une tentative de Nietzsche de nier le caractère hellène des philosophes des écoles socratiques ; ce faisant, Nietzsche a une intention flétrisseuse (alors qu’il lui arrive de souligner cet aspect de manière positive, comme pour Thucydide74).

27C’est l’annotation suivante, datant du printemps 1888, qui est décisive par rapport au projet nietzschéen tel qu’il est évoqué dans le § 345 du Gai Savoir et dans la Généalogie de la morale :

  • 75 On notera l’inversion de la chronologie : nul n’a avant Platon posé de morale en soi (ce que n’a (...)
  • 76 FP, printemps 1888 / KSA 13, 14 [116], p. 292-293 (trad. J.-C. Hémery, Œuvres philosophiques comp (...)

« La philosophie comme décadence*.
[…]
Le moment est très singulier : les sophistes effleurent la première critique de la morale, la première vue pénétrante sur la morale…
– ils juxtaposent la multiplicité (la contingence locale) des jugements
   de valeurs moraux
– ils laissent entendre que toute morale peut < être > justifiée
   dialectiquement, que cela ne fait pas de différence : c’est-à-dire,
   ils devinent à quel point toute justification d’une morale doit
   nécessairement être sophistique
– un principe qui par la suite fut prouvé en grand style, de Platon
   (à Kant) en passant par les philosophes de l’Antiquité
– ils posent comme vérité première qu’il n’existe pas “une morale
   en soi”, un “bien en soi” et que c’est une imposture de parler de
   “vérité” en ce domaine75
Où était la probité intellectuelle en ce temps-là ? […] »76.

On voit que l’appréciation donnée ici aurait justifié que les sophistes fussent au moins mentionnés dans la Généalogie de la morale. D’autant que la position de la sophistique est en effet encore bien plus “nietzschéenne” que Nietzsche lui-même n’a semblé le percevoir, comme nous allons le montrer. Ce qui est noté dans le fragment cité à l’instant en reste en effet presque entièrement aux lieux communs sur la sophistique, et n’épuise pas la force corrosive de celle-ci :

  • 77 Le Banquet donne à travers Pausanias un témoignage sur les jugements multiples et antithétique to (...)
  • 78 République, VII, 537e sq. : la dialectique commence par produire un mal, la paranomie ; on ne doi (...)

– les sophistes sont identifiés comme auteurs de la première critique de la morale, et la première raison qui en est donnée est leur décèlement de la pluralité des jugements de valeurs moraux. Cet aspect est attesté par Platon et Aristote77 ;
– le pouvoir de la dialectique vient en second : la force corrosive de celle-ci est connue de longue date. Platon lui-même, dans La République, relève que la formation dialectique est l’occasion de tous les dangers en matière de morale78 ;
– le troisième argument est particulièrement important : c’est une « vérité première » posée par les sophistes qu’il n’y a pas de vérité en morale… autrement dit : il est vrai que rien n’est vrai.

28Mais la sophistique va encore plus loin que ne le voit ici Nietzsche : au lieu que cette « vérité » et la pluralisation des jugements de valeur moraux aient favorisé un pur relativisme et, partant, l’abolition de toute morale (position dont la puérilité est dénoncée par Nietzsche dans le § 345 du Gai Savoir), la sophistique s’est au contraire engagée dans une mutation profonde du mode d’évaluation des jugements de valeurs, débarrassés de toute soumission à la vérité comme critère discriminant, et pour autant réaffirmés dans leur dimension axiologique : grâce à la notion de bien, laquelle n’est pas une notion morale ; car, à l’époque des textes platoniciens, agathon est une notion signifiant intrinsèquement ce qui est d’excellente qualité, parfait, pleinement accompli, autarcique, bénéfique, avantageux, qui favorise ce pour quoi il est bon, qui est utile, etc. C’est ce sens trivial et intrinsèque de la notion de bien qui permet de l’identifier à la notion de santé, comme le fait le Protagoras du Théétète, et comme le fait généralement l’esprit populaire. Or, derrière la notion de santé se profile la médecine hippocratique, qui a formulé les problèmes de la santé et de la maladie du corps en grande partie par les notions de puissance (dunamis), domination (kratos), force (ischus), sans qu’on puisse y voir de simples métaphores. Si l’on tire le fil jusqu’au bout, c’est à un critère relevant de rapports de puissances internes au corps que reconduit en dernier ressort la transmutation de la valeur des jugements moraux opérée par la sophistique au moyen des notions de santé et de bien.

29C’est ce qui apparaît dans le Théétète, le dialogue par excellence qui nous montre une opération complexe de substitution de la santé à la vérité comme critère permettant d’apprécier la valeur des valeurs morales, ces dernières étant entièrement relatives sous une perspective épistémologique, mais non relatives sous la perspective de ce nouveau critère “médical”.

2. De la vérité à la santé

  • 79 Théétète, 161c. Son statut de titre est parfois sujet à discussion (comparer 152c, 155e, 161c, 16 (...)

30Dans un livre ou discours intitulé sans doute La Vérité 79, Protagoras aurait, selon Platon, défendu la thèse que tout est vrai, donc qu’il n’y a pas de fausseté. En conséquence, la vérité ne peut plus être invoquée comme critère discriminant permettant d’apprécier des valeurs hiérarchisées et relatives, voire de dénoncer comme nuls certains jugements. Aucune sensation, aucune opinion, aucun jugement n’est faux, dans quelque domaine que ce soit, et donc a fortiori en matière de morale, ce qui revient à dire que la vérité s’abolit comme critère avec l’anéantissement de son contraire, la fausseté. Pour autant, Protagoras n’en reste pas là : car, sous les coups de boutoir de Socrate, le dialogue tentait de prendre le grand sophiste à son propre piège, et de lui faire admettre qu’il n’est donc ni plus ni moins savant que tout autre homme, puisque tout le monde a des opinions vraies. Sa prétention à quelque forme de sagesse que ce soit et donc de supériorité sur le simple citoyen est usurpée et infondée – conséquence qui met en péril son commerce, désormais menacé de faillite, puisque le sophiste n’a plus rien à vendre que les autres humains ne posséderaient déjà. Protagoras se défend de l’aspect totalement dissolvant de ce relativisme auquel sa thèse ouvrirait la voie, et il s’en défend précisément grâce à la notion du bien, explicitement substituée au critère de vérité. Or la notion du bien est illustrée de manière exemplaire par la santé, dans un mouvement de pensée qui excède largement la simple métaphore et la commodité didactique :

  • 80 Le terme grec exprime la privation de force (τὸ σθένος), tout en étant réservé aux cas de maladie (...)
  • 81 Platon, Théétète, 166d-167b (cf. 172a-b), trad. L. Robin fortement modifiée.

« La vérité, je le déclare en effet, la formule en est ce que j’ai écrit : “chacun de nous est la mesure de toutes choses, de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas ; les différences qu’il y a entre celui-ci et celui-là se comptent toutefois par milliers, pour cette raison précise, que autres sont et apparaissent les choses à celui-ci, autres à celui-là. En outre, l’existence d’un savoir [σοφίαν] et d’un savant [σοφὸν ἄνδρα], tant s’en faut que je la nie ; mais celui-là même que j’appelle savant, c’est l’homme capable d’opérer pour tel ou tel d’entre nous un changement qui lui fasse apparaître et être bonnes [ἀγαθά] les choses qui actuellement lui apparaissent et lui sont mauvaises [κακά].
Et maintenant, ma thèse, ne va pas, de façon littérale, te mettre à lui faire la chasse ! Sois plutôt, de la manière que voici, encore plus clairement instruit de ce que je veux dire. Ainsi, rappelle-toi en effet ce qui se disait précédemment de l’homme malade [ἀσθενοῦντι]80 et pour qui ce qu’il mange apparaît et est amer, tandis que cela est et apparaît à l’opposé pour l’homme sain [ὑγιαίνοντι]. Or, il ne faut faire d’aucun de ces deux hommes un homme plus savant que l’autre – ce n’est pas même possible en effet –, et il ne faut pas non plus accuser d’ignorance le malade [ὁ κάµνων] parce qu’il opine comme il le fait, tandis qu’on attribuerait à l’homme sain le savoir, parce qu’il opine différemment. Mais ce qu’il faut, c’est opérer un changement de sens opposé ; car l’autre manière d’être [ἕξις] est meilleure [ἀµείνων]. C’est ainsi, d’autre part, que dans l’éducation il faut opérer un changement qui fait passer d’une certaine manière d’être à celle qui vaut mieux ; mais, tandis que ce changement, le médecin l’effectue au moyen de drogues [φαρµάκοις], c’est par des paroles [λόγοις] que le sophiste l’effectue. Bien sûr, quelqu’un qui “opine faux” [ψευδῆ δοξάζοντα], personne ne l’a jamais fait “opiner vrai” [ἀληθῆ δοξάζειν] par la suite : il n’est possible en effet, ni d’opiner ce qui n’est pas, ni d’opiner différemment des affects qu’on subit [ἄλλα παρ' ἃ ἂν πάσχῃ] ; or, ceux-ci sont toujours vrais. Mais, à mon avis, tandis que certains, en raison de la manière d’être d’une âme mauvaise [πονηρᾶς ψυχῆς ἕξει], avaient des opinions apparentées à ce que leur âme est elle-même, une âme en bonne condition [χρηστή] a fait avoir des opinions d’une nature différente : ce sont là précisément les représentations que, par ignorance, certaines gens appellent “vraies” ; quant à moi, je les appelle “meilleures” [βελτίω] les unes que les autres, mais elles ne sont nullement “plus vraies” »81.

  • 82 Les difficultés le sont aussi. Voir Anne Balansard, Enquête sur la doxographie platonicienne dans (...)
  • 83 Pour un examen de ce dédale stratégique, voir Daniel Babut, « Platon et Protagoras : l’“apologie” (...)
  • 84 Les arguments de F. M. Cornford (Plato’s Theory of Knowledge, p. 72) ne produisent aucune preuve. (...)

31L’importance et la richesse de cet extrait sont considérables82. Nous ne l’aborderons que sous l’angle qui nous intéresse ici. Commençons par rappeler, pour éviter toute naïveté, un fait trivial mais déterminant : ce Protagoras est ici un personnage d’un dialogue de Platon. Or, non seulement c’est Platon qui écrit, mais encore il fait prononcer et même incarner les mots de Protagoras par Socrate, qui est censé ressusciter son aîné d’entre les morts et parler au style direct à sa place. Socrate répond pour Protagoras à ses propres attaques, et dans cette réponse, il semble forger un sophiste qui lui fait la leçon à lui, Socrate… leçon où Platon intègre pourtant des arguments propres au philosophe socratique. Le dédale dialogique est considérable, tortueux à souhait83. En conséquence, il faut se garder de prêter telles quelles à Protagoras les doctrines défendues, sinon quant au leur fond, du moins quant à leur mise en forme par Platon. On n’a en tout état de cause pas les moyens de savoir si la sophistique avait par elle-même développé une telle position avec la rigueur, la puissance et la causticité que compose ici Platon84.

  • 85 Gorgias, Éloge d’Hélène, 14 ; Platon, Phèdre, 230d (avec variations ou échos divers dans tout le (...)
  • 86 Perspective très nette chez Gorgias, Éloge d’Hélène, § 8. Voir Fr. Nietzsche, Histoire de l’éloqu (...)

32Le parallèle, et même l’association de la figure du sophiste avec celle du médecin est frappante. Le sophiste n’est rien d’autre, dans ce passage, que le médecin appliqué à la formation de l’être humain traité individuellement dans la paideia, comme le rhéteur est le médecin des êtres humains réunis en cités – il ne manque plus que le philosophe médecin, qui se confondrait sans doute dans l’esprit d’un Protagoras avec le sophiste, sans accepter la distinction stratégique faite par Platon entre philosophos, sophos et sophistès. Le parallèle des drogues (φάρµακα) et des discours (λόγοι) est devenu quasiment un lieu commun après l’Éloge d’Hélène composé par Gorgias, et se voit repris par Platon dans le Phèdre85. Cela atteste une conception de la parole comme douée de puissance86. De plus, le recours à la figure du médecin comme référent révèle qu’à l’instar de ce que sera la position de Nietzsche, la théorie sophistique est immédiatement engagée dans une visée pratique consistant à modifier l’être humain lui-même – comme c’est le cas généralement chez les philosophes antiques.

  • 87 Rappelons que Platon dans le Timée prête des sensations aux plantes (77b-c). Nous disons couramme (...)

33Dans la suite du texte, Protagoras (porté par Socrate-Platon) unifie tout le vivant, depuis les plantes jusqu’aux communautés humaines en passant par les individus humains. En effet, à la suite de l’extrait cité, le paradigme médical est appliqué au paysan tout autant qu’au rhéteur et au sophiste. Ce que le médecin est au patient, le paysan l’est aux plantes, comme le rhéteur l’est aux humains pris collectivement sous la perspective de la politique, et comme le sophiste l’est aux humains pris individuellement sous la perspective de leur éducation. Le médecin ne cherche pas à convaincre le patient qu’il est dans l’erreur lorsqu’il a des sensations de telle ou telle nature, mais bien plutôt à transformer son état mauvais en un état meilleur, où il aura d’autres sensations. Le paysan est censé opérer les mêmes mutations des sensations qu’ont les plantes : il soigne des plantes en tant qu’elles ont des sensations : il produit en elles des sensations bonnes, saines et des états de même nature, à la place des sensations de mauvaise qualité qu’ont les plantes malades87. De même pour les humains réunis en cité : ils n’ont ni tort ni raison dans leur conception de ce qui est juste ou injuste ; ils sont seulement dans un état plus mauvais ou meilleur, qui commande la qualité de leurs sensations et de leurs opinions touchant le juste et l’injuste ; le bon rhéteur est celui qui sait diagnostiquer les états, et faire passer les communautés politiques d’un état éventuellement mauvais vers un état meilleur, qui donnera lieu à de nouvelles sensations et de nouvelles opinions ou jugements sur le juste et l’injuste :

  • 88 Robin traduit ainsi le verbe dokein, apparenté à doxazein plus haut, pour souligner la dimension (...)
  • 89 Théétète, 167c, trad. L. Robin modifiée.

« [Les paysans] aussi, je l’affirme en effet, produisent dans les plantes, quand elles ont quelque maladie, des sensations et des manières d’être qui sont bonnes et saines à la place des sensations liées à une mauvaise condition ; et, de leur côté, les rhéteurs savants [σοφούς] et bons [ἀγαθούς] font que, pour les cités, les bons < principes > [τὰ χρηστά] soient substitués aux mauvais [τῶν πονηρῶν] dans le renom d’être justes ; car tout ce qui, éventuellement, a pour chaque cité renom88 d’être juste et beau, cela effectivement l’est aussi pour elle aussi longtemps qu’elle le considère ainsi ; mais c’est le savant qui, à ces < principes >, dans le cas où effectivement ceux-ci ou ceux-là sont mauvais pour les gens de la cité, fait que se substituent des < principes > qui soient bons et qui en aient le renom »89.

34C’est donc un même principe d’explication qui prévaut pour tout le vivant, et un même traitement médical, débarrassé de la différence entre vrai et faux, au bénéfice de l’extension universelle du vrai à toute sensation et opinion singulières, et au bénéfice de l’instauration du critère du bien, exemplifié par la santé. Bien (sens non moral) et santé restent discriminants face au mal (sens non moral) et à la maladie, dont la réalité, à la différence de la fausseté (et du non-être), n’est pas abolie. À l’art des corps vivants doués de sensation qu’ont le médecin et le paysan, répond l’art des âmes du rhéteur et du sophiste : l’art de produire un changement d’état du corps vivant ou de l’âme, les faisant passer d’un état sain à un état maladif ou inversement, c’est-à-dire du bien (le bon état, bénéfique) au mal (le mauvais état, nuisible). Voilà qui produit une mutation des valeurs et opinions morales, allant jusqu’au renversement du juste et de l’injuste, du beau et du laid (termes de sens principalement moral dans cet usage), à la manière dont le malade éprouve le miel amer et l’homme sain l’éprouve sucré.

  • 90 Par-delà bien et mal, § 187 (trad. P. Wotling).

35Le point essentiel est exprimé dans le premier extrait, en 167a : il n’est pas possible de penser autrement que les affects que l’on éprouve et subit. On a là une première expression de l’idée qui sera exprimée avec beaucoup plus de netteté chez Nietzsche, et soutenue par une philosophie du corps plus radicale que celle des sophistes : les affects du corps vivant se déploient en représentations corrélatives, jusqu’aux jugements de valeur comme le juste et l’injuste, le beau et le laid. L’homme affaibli, malade, aura certaines sensations, l’homme en pleine santé, en pleine vigueur, en aura d’autres, à savoir des sensations bonnes, bénéfiques et supérieures aux précédentes. « Les morales ne sont aussi qu’un langage figuré des affects », est-il écrit dans Par-delà bien et mal  90. La sophistique n’est certes pas allée jusque là ; mais elle s’est engagée sur ce chemin – du moins : à lire Platon, qui reste l’auteur de ce texte.

3. La santé, premier bien

36Le pivot de la substitution du bien à la vérité dans le Théétète est la santé, en tant que celle-ci est un cas insigne de bien. La parenté des caractéristiques prêtées à la notion de santé et à celle de bien est lisible en plusieurs endroits des textes antiques de l’époque classique : ainsi la caractéristique majeure de ce qui favorise, rend bénéfique et profitable, cette caractéristique appartient tant au bien qu’à la santé. On notera un parallélisme remarquable entre une proposition de Platon et une proposition d’Hippocrate :

– il n’y a aucun avantage pour nous sans l’idea du bien, nous dit le philosophe :

ἄνευ δὲ ταύτης … οὐδὲν ἡµῖν ὄφελος ;

– il n’y a aucun avantage sans la santé, nous dit le médecin :

  • 91 Platon, République, VI 505a-b ; Hippocrate, Du régime, III, 69.1 (rédaction située entre la fin d (...)

οὐδὲν ὄφελός ἐστιν … ἄτερ τῆς ὑγιείης91.

Dans cette même veine, l’opinion commune dans l’Antiquité admettait sans difficulté la primauté de la santé dès lors qu’il s’agissait d’un classement dans l’ordre du bien. Voici une chanson à boire, citée par Platon dans le Gorgias :

  • 92 Platon, Gorgias, 451e (nous traduisons).

« Je crois en effet que tu as entendu chanter dans les banquets cette chanson de table, dans laquelle on énumère en chantant que être en bonne santé [ὑγιαίνειν] est le meilleur [ἄριστον], que vient en second être beau [καλὸν γενέσθαι], et en troisième, comme le dit l’auteur de la chanson, s’enrichir sans fraude [πλουτεῖν ἀδόλως] »92.

On comparera avec la version proche mais distincte qu’on trouve chez Théognis, d’ailleurs citée par Nietzsche dans De Theognide Megarensi :

  • 93 Théognis, v. 255-256 (nous traduisons) (cf. Sophocle, fragment 329 Nauck, et Aristote, Éthique à (...)

« Le plus beau [κάλλιστον], c’est ce qui est juste au plus haut point [τὸ δικαιότατον], le meilleur [λῷστον], c’est d’être en bonne santé [ὑγιαίνειν],
la chose la plus réjouissante [τερπνότατον], c’est d’obtenir ce que l’on désire
 »93.

Cette version de Théognis est plus complexe que la chanson à boire du Gorgias, car elle présente plusieurs ordres ou critères de classement. La justice est première, mais première dans un ordre de valeurs précis, celui du beau, qui est l’ordre incluant en lui des valeurs qu’on qualifiera de morales (sans que le beau s’y réduise), au sens où elles concernent les mœurs, l’agir, le comportement humain et son rayonnement dans le regard de la communauté. La santé est à son tour première, mais cette fois dans l’ordre du bien, c’est-à-dire de ce qui est parfait, bon, bénéfique, au sens littéral de ce qui fait du bien, met en bon état ou est par soi le bon état d’un être. Dans l’ordre du plaisir, enfin l’atteinte de l’objet désiré est première. Les philosophes ont tenté l’unification de ces trois ordres, en supprimant cette diffraction – ce qui n’est pas sans conséquence sur la compréhension même des valeurs morales (des vertus de l’âme, du beau au sens moral), tirées ainsi du côté du bénéfique et de la santé, et, selon nous, très nettement “démoralisées” par ce rapprochement.

37En revanche, dans la chanson du Gorgias, l’esprit populaire place la santé comme première valeur, sans distinction de différents ordres. Dans la version de Théognis, il y a trois ordres, avec la mention du vainqueur dans chacun de ces ordres. La hiérarchie de ces trois ordres les uns relativement aux autres n’est pas explicitée ; mais le fait que le beau (ici avec un sens moral) soit placé en premier suffit à suggérer que cet ordre est ressenti comme de premier rang. Il s’agit là, cette fois, probablement d’une hiérarchie aristocratique. Celle-ci, tout en reconnaissant une place de premier rang à la santé, situe toutefois le beau encore devant le bien. On ne doit pas s’étonner que la justice, et non le courage, soit ainsi classée en première position : en effet, si le courage est sans conteste revendiqué par la noblesse de manière traditionnelle, l’existence des mercenaires a eu tôt fait de poser la question de la vertu de la noblesse de manière plus complexe : nous avons vu plus haut que Platon critiquait le poète Tyrtée justement à l’appui de Théognis ; on trouve à foison des mercenaires courageux prêts à risquer la mort, et qui pour autant ne représentent en rien le sommet de la vertu ou excellence (ἀρετή) – sans même parler de leur absence totale de noblesse. Platon oppose ainsi à l’éloge du courage par Tyrtée la figure de l’homme « loyal » ou « fiable » (πιστός) de Théognis, dans un distique passé presque en proverbe :

  • 94 Théognis, v. 77-78 (nous traduisons), cité par Platon, Lois, I, 630a. La dissension vise ici la g (...)

« Un homme fiable, Cyrnos, vaut son pesant d’or et d’argent
lors d’une grave dissension
 »94.

  • 95 Platon, Lois, I, 630c.

Or la qualité de cet homme loyal et fiable est réinterprétée par Platon sous le nom de justice parfaite ou complète95, par où il est loin de trahir Théognis, qui est l’auteur du célèbre vers passé en proverbe qu’Aristote cite dans l’Éthique à Nicomaque :

  • 96 Théognis, v. 148, cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3, 1129b. En l’état de la transmission de (...)

« Dans la justice [δικαιοσύνῃ] est en somme toute vertu »96.

  • 97 Cf. Aristote, Rhétorique, II, 21, 1394b13-14, témoignant que le grand nombre des gens (οἱ πολλοί, (...)

La justice inclut le courage, lequel est alors pensé sur le fond de la loyauté et de la fiabilité, dans la guerre la plus violente de toutes, à savoir la guerre civile. À l’appui de Théognis, Platon nous conduit à repenser dans sa complexité la valeur première d’une âme noble, qui ne peut se confondre avec un vulgaire courage de mercenaire stipendié – pourtant courageux face à la mort. Cette première valeur est aux yeux de Théognis la justice. En revanche, le classement en première position de la santé et de l’ordre du bien relève manifestement d’une hiérarchie populaire97.

  • 98 Le simple fait qu’il revendique de percevoir un misthos (rémunération) suffit à rendre Protagoras (...)

38Dans le Théétète, de manière semblable à cette hiérarchie populaire des valeurs où la santé occupe la place privilégiée, le sophiste Protagoras (qui n’est certes pas un porte-parole de l’aristocratie98) ne pense pas la santé comme simple cas de valeur parmi d’autres : elle sert de référence dans l’analogie construite entre médecin, paysan, rhéteur et sophiste. La notion de bien est investie par la notion de sain, notion médicale, qui reste certes indéterminée dans le texte de Platon, mais qui n’en est pas moins présentée comme une référence au plein sens du terme, non relative à l’opinion individuelle. C’est elle qui confère au sage une position singulière au-dessus de l’homme du commun. Dans le Théétète, cette stratégie argumentative a une fonction précise : elle permet au personnage de Protagoras de sortir de l’ornière du relativisme. Il est frappant d’une part que Nietzsche n’ait pas pensé à approfondir cette dimension de la sophistique, d’autre part qu’il ait lui-même été amené à recourir à la notion de santé pour se doter d’un critère qui puisse éviter l’enlisement, ainsi que le présente Patrick Wotling (sans rapprochement avec les sophistes) :

  • 99 P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 122. Voir aussi son Introduction dans (...)

« l’élaboration de la notion de santé, qui se substitue au critère de la vérité, représente l’articulation capitale de la théorie de l’interprétation, car faute d’un tel critère, la généalogie s’enliserait dans le relativisme, le philosophe médecin en serait réduit à constater des liens philologiques nécessaires entre corps et composantes culturelles, des langages figurés résultant d’un processus contraignant d’interprétation »99.

  • 100 On trouvera dans l’index verborum qui accompagne chaque volume d’Hippocrate dans la Collection de (...)
  • 101 Sur cet aspect, bien trop riche pour être abordé concrètement ici, voir les éclaircissements de W (...)
  • 102 Voir les mentions du nom d’Hippocrate dans Histoire de la littérature grecque, p. 278 et passim ((...)

Cette proximité involontaire est d’autant plus frappante que la conception de la santé qui prévalait à l’époque de Protagoras est celle d’Hippocrate. Or la médecine hippocratique a pensé la santé et le corps au moyen des notions de force, de puissance, de domination100. On est certes loin de la pensée complexe du corps et de la santé développée par Nietzsche, à l’appui des sciences de la nature modernes et notamment de la physiologie101. Mais l’exploration même rapide de certains textes hippocratiques montre à quel point une voie en ce sens était tracée dès l’Antiquité. Nietzsche tenait Hippocrate, comme Protagoras, en haute estime, et, comme pour Protagoras, il n’en avait pas une connaissance experte. Il ne possédait pas d’édition du corpus hippocratique, et on doit relever que Friedrich Albert Lange n’a, curieusement, pas inclut la médecine hippocratique dans son Histoire du matérialisme, alors qu’elle n’aurait pas déparé. Toutefois, Nietzsche a lu Hippocrate au moins par un emprunt à la bibliothèque de Bâle, et les éloges qu’il en fait, l’intérêt qu’il manifeste pour ce corpus, ne sont donc pas des formules creuses102. Nous pouvons ainsi, pour terminer, relever dans les textes hippocratiques quelques traits où l’on voit que l’approche du corps dans la médecine de l’Antiquité obéissait en grande partie à la problématique de la puissance.

4. La santé, équilibre de puissances chez Hippocrate

  • 103 Voir l’ouvrage de J. Jouanna, Hippocrate, p. 453-464, à qui nous empruntons plusieurs des référen (...)

39Prenons les définitions de la santé les plus anciennes dont nous disposions par transmission directe ou indirecte dans l’histoire de la Grèce103. On connaît la célèbre définition de la santé comme équilibre des humeurs, donnée dans le traité hippocratique La Nature de l’homme, datant de la fin du ve siècle :

  • 104 Nature de l’homme (-410/-400), § 4, trad. J. Jouanna (modifiée pour le terme δυνάµιος) dans Hippo (...)

« Le corps de l’homme renferme du sang, du phlegme, de la bile jaune et de la bile noire. Voilà ce qui constitue la nature du corps ; voilà ce qui est cause de la maladie et de la santé. Dans ces conditions, il y a santé parfaite quand ces humeurs sont dans une juste proportion [µετριῶς] entre elles, tant du point de vue de la puissance [δυνάµιος] que de la quantité, et quand leur mélange est parfait. Il y a maladie, en revanche, quand l’une de ces humeurs, en trop petite ou trop grande quantité, s’isole dans le corps au lieu de rester mêlée à toutes les autres. Car nécessairement, quand l’une de ces humeurs s’isole et se tient à part soi [ἐφ’ ἑωυτοῦ στῇ], non seulement l’endroit qu’elle a quitté devient malade, mais aussi celui où elle va se fixer et s’amasser, par suite d’un engorgement excessif, provoque souffrance et douleur »104.

  • 105 Voir Diogène Laërce, VIII, 83.

Les toutes premières définitions pensaient la santé comme équilibre non des humeurs, mais des puissances, ce qui se profile d’ailleurs encore dans la définition comme équilibre des humeurs que nous venons de citer. La définition la plus ancienne est celle d’Alcméon de Crotone (-vie siècle), auditeur de Pythagore, connu pour avoir traité principalement de médecine et occasionnellement de philosophie naturelle105 :

  • 106 Alcméon de crotone (-vie siècle), mentionné par Aétius (= Diels / Kranz, 24 B 4, nous traduisons) (...)

« Alcméon dit que l’isonomie des puissances [ἰσονοµίαν τῶν δυναµέων], humide, sec, froid, chaud, amer, doux, etc., est conservatrice de la santé, tandis que la monarchie [µοναρχίαν] en elles est productrice de la maladie »106.

  • 107 J. Jouanna remarque que les tentatives pour trouver dans le corpus hippocratique des modèles poli (...)
  • 108 Voir J. Jouanna, Hippocrate, p. 459, 464. On peut relever en guise de panel les expressions suiva (...)
  • 109 Les corps sont conceptualisés comme supports de puissances, plutôt que comme corps en trois dimen (...)

La terminologie politique pourrait avoir été ajoutée par le citateur, mais le consensus veut qu’elle ait appartenu à Alcméon lui-même. Il faut ensuite attendre Platon, nous dit J. Jouanna, pour retrouver nettement un vocabulaire politique dans l’expression de la santé et de la maladie107. Mais il n’en reste pas moins que le vocabulaire de la force, de la puissance, de la domination, etc., est régulier dans le corpus hippocratique pour décrire toutes sortes de processus physiologiques et pathologiques, et donc aussi la santé autant que la maladie108. Le point important est en effet que l’état sain ou morbide du corps est pensé non pas tant à travers des corps élémentaires, mais à travers des puissances, nommées souvent par les qualités sensibles109.

40Deux autres définitions appartiennent au corpus hippocratique. Il s’agit d’abord de L’Ancienne Médecine (fin -ve siècle) : la santé est une absence de souffrance grâce à un mélange équilibré non manifeste. Les notions de mélange et de tempérament deviendront prédominantes dans l’appréhension médicale de la santé, mais on s’intéressera ici à la terminologie de la puissance et de la force :

  • 110 Ancienne Médecine (fin -ve siècle), 14.4 (trad. J. Jouanna modifiée).

« Il y a en effet dans l’être humain du salé, de l’amer, du doux, de l’acide, de l’âcre, du fade et mille autres < composantes > possédant des puissances [δυνάµιας] diverses en quantité et en force [ἰσχύν]. Ces < composantes >, tant qu’elles sont mélangées [µεµιγµένα] et tempérées l’une par l’autre [κεκρηµένα ἀλλήλοισιν], ne sont pas manifestes et ne font pas souffrir l’être humain ; mais quand l’une d’entre elles se sépare et se met à part soi [αὐτὸ ἐφ' ἑωυτοῦ γένηται], alors elle devient manifeste et fait souffrir l’être humain »110.

La souffrance est ici appréhendée comme la sécession d’une puissance dans le corps qui repose désormais sur elle-même sans être soumise à quoi que ce soit d’autre, et qui exerce tout d’un coup sa force sans que celle-ci soit tempérée par les autres puissances (c’est-à-dire contrée dans le mélange). La dernière de ces définitions hippocratiques est issue du Régime (fin -ve / début -ive s.) :

  • 111 Du régime (fin -ve / début -ive s.), III, 69.2 (nous traduisons).

« De la domination [ἀπὸ τοῦ κρατεῖσθαι] de l’un de ces deux < facteurs > [à savoir les exercices et les aliments] naissent les maladies dans < le corps >, tandis que de leur égalité [ἀπὸ τοῦ ἰσάζειν] l’un envers l’autre advient la santé »111.

Santé et maladie sont appréhendées en termes de rapports de puissances et de domination au sein du corps. Soigner, c’est intervenir dans le jeu des rapports de forces internes au corps. Pour la médecine hippocratique, c’est renforcer le faible et affaiblir le fort lorsque l’équilibre a été préalablement rompu ou pourrait l’être :

  • 112 Il s’agit d’un auteur qui entreprendrait de rédiger un traité sur le régime.
  • 113 Du régime, I, 2.1 (trad. R. Joly modifiée). Comparer avec Ancienne Médecine, 3.5, 4.2, etc., et v (...)

« L’auteur112 doit donc connaître ces points et, en plus de cela, la puissance [δύναµιν] respective de tous les aliments et boissons de notre régime, qu’elle soit naturelle ou imposée artificiellement par la technique humaine. Car il faut connaître la manière artificielle de supprimer la puissance de ce qui est naturellement fort et de donner de la force à ce qui est faible, chaque fois que le moment opportun est venu »113.

  • 114 Du régime, I, 2.2 ; cf. Ancienne Médecine, 10-11.
  • 115 Aristote, Éthique à Nicomaque, II 5, à mettre en parallèle avec Hippocrate, Du régime, I, 2.2-3, (...)
  • 116 Aristote, Rhétorique, I, 5, 1361b3.

Par ailleurs, cette problématique des rapports entre puissances internes au corps (et donc à l’âme, une fois transposées) s’accompagne logiquement d’une conception non universellement normative d’une santé qui serait fixée une fois pour toute indépendamment des organismes singuliers et de leur insertion concrète dans la vie : on trouvera l’attestation de cette conception non universelle et non homogène de la santé dans L’Ancienne Médecine, ou encore dans Du régime. C’est en relation précise à tel individu, selon sa constitution, son âge, le rapport entre son alimentation et son exercice physique, selon le moment de l’année, les vents, les lieux, etc., que s’apprécient la santé et la maladie114. L’éthique d’Aristote ne fera que transposer dans le domaine de la vertu morale cette individualisation poussée de la norme, dont le Stagirite trouve explicitement le modèle dans le rapport entre la mesure de nourriture et l’activité physique d’un athlète, autrement dit dans la notion de régime (δίαιτα) tel que l’entend justement le traité hippocratique Du régime115. L’idée même que la santé est la vertu du corps (σώµατος ἀρετή)116 manifeste cette homogénéisation du plan de l’âme et du plan du corps, de l’éthique et de la diététique.

41On voit là une constellation de considérations cohérentes, même si elles ne sont pas strictement corrélées les unes aux autres de manière intentionnelle. La figure de Protagoras composée par Platon substitue la santé à la vérité pour penser les valeurs morales, lesquelles résultent de l’état d’une âme, à la manière dont le goût est commandé par l’état du corps ; le sophos protagoréen est celui qui sait transmuer et inverser les valeurs, c’est-à-dire en réalité les états sous-jacents de l’âme, comme le médecin hippocratique sait inverser les rapports des forces présentes dans le corps.

  • 117 Du régime, III, 69.2 (cité plus haut).

42Dans la mesure où le médecin hippocratique du Régime raisonne en termes de domination d’une puissance interne au corps sur les autres, de leur égalisation (sens transitif du verbe isazein117), de leur équilibre ou déséquilibre, on ne peut qu’être frappé de cette parenté avec les tentatives nietzschéennes de lecture du corps. L’action des corps élémentaires dans le corps humain, la santé et la maladie, tout cela est jeu de puissances qui se dominent ou sont dominées, et non des rencontres mécaniques de constituants envisagés atomiquement selon leurs surfaces, grandeurs, poids et mouvements. Le sophiste du Théétète est le médecin des jugements moraux de valeurs, opérant des renversements salutaires, comme le médecin renverse les puissances internes au corps pour inverser l’état de maladie et l’état de santé. Le rhéteur est un médecin au niveau de la cité tout entière et de la foule, comme le sophiste et le médecin le sont au niveau de l’individu, âme et corps, au niveau moral et au niveau physiologique. Ainsi, que ce soit sur le plan médical, éducatif, politique, et pour finir moral, l’Antiquité grecque présente un ensemble de considérations qui lient puissances et évaluations, et tout autant renversements de puissances et renversements d’évaluations.

Conclusion : la « morale »

  • 118 Par delà bien et mal, § 108 / KSA 5, p. 92 (noter le singulier).
  • 119 FP, automne 1885-automne 1886 / KSA 12, [2] 148, p. 139 ; 2 [151], p. 140.

43S’agit-il en tout cela encore (ou déjà) de « morale » ? Nietzsche a maintenu l’usage de ce terme. Il a certes soutenu que les phénomènes moraux n’existent pas, et qu’il n’y a qu’« une interprétation morale de phénomènes »118. Mais, en définitive, cela ne fait que reporter la question à un niveau supérieur sans supprimer la morale, d’autant plus que l’interprétation occupe une place majeure dans la philosophie nietzschéenne, étant l’opération de la volonté de puissance elle-même119.

  • 120 « La morale » n’a pas même d’équivalent exact en latin, qui parle des mœurs (mores), ou utilise l (...)

44Le terme moderne « la morale » n’a pas d’équivalent strict dans le grec de l’Antiquité (où l’on parle des éthè ou des nomima, c’est-à-dire des mœurs ou caractères et de ce qui est admis dans une communauté humaine)120. Et l’on peut se demander si le travail conceptuel de l’Antiquité – philosophes et sophistes confondus pour l’occasion – n’aurait pas consisté justement à défaire toute spécificité morale, à interpréter les notions morales en termes non moraux, notamment au moyen des notions de santé, de régime, et encore de mesure et médiété, et plus encore au moyen de la notion de bien (notion de perfection et de puissance bénéfique), et enfin au moyen de la notion de beauté dont nous n’avons pas pu parler dans les limites de cet article. Le parallélisme sophistico-philosophique entre âme et corps met trop souvent au même niveau les vertus de l’âme (vertus morales) et les vertus du corps (santé, vigueur, beauté) pour que « la morale », en admettant qu’elle ait existé dans l’Antiquité, en sorte indemne. Santé, beauté, bien (entendu correctement) : voilà au moins trois modes d’interprétation morale fort peu moralisants.

45Qu’il soit commode d’utiliser le terme de morale est une chose, tout comme on doit se résoudre à user de mots qui sont étrangers à une époque ou un système de pensée pour parler de cette époque ou de ce système, sauf à se voir condamner à user du grec d’Homère pour parler d’Homère et du grec de Platon pour parler de Platon. Mais c’est une autre affaire que de savoir s’il faut maintenir ou non une notion dans sa rigueur. Finalement, qu’entendons-nous par morale ? Si l’on y met à la manière kantienne toute l’aura d’un commandement universel qui ne se recommande que de lui-même et qui exclut l’hétéronomie pour pouvoir prétendre à une authentique moralité, est-il pertinent de parler encore de morale quand il s’agit de Théognis, qui contredit à l’universalité ? Est-il encore pertinent de parler de morale chez les sophistes, qui n’ont universalisé la morale qu’en la ramenant à l’intérêt et au bénéfice de la puissance, et qui font des valeurs morales une interprétation fort “immorale” ? Même chez Platon, jamais les notions morales (entendre : qui concernent l’èthos d’une âme) ne sont séparables en droit de l’intérêt, de l’utile, du profit, de ce qui favorise, fait atteindre une plénitude ou une perfection, c’est-à-dire du « bien ».

  • 121 GM, Préface, § 7, trad. P. Wotling, p. 58 / KSA 5, p. 254.

46En nous invitant à explorer le « formidable pays de la morale »121, Nietzsche, écrivain nourri de rhétorique, nous offre une formule sur laquelle il n’a pas dû s’illusionner lui-même : il se pourrait qu’un tel pays n’existe pas comme pays entouré de frontières qui en font l’unité, ou, à tout le moins, que ses paysages soient d’une telle diversité qu’on puisse douter qu’un même sol les nourrit.

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Notes

1 Généalogie de la morale (désormais GM), Préface, § 6 / KSA 5, p. 252.

2 « […] la grande forme de la vie s’est en effet montrée toujours du côté des πολύτροποι les moins scrupuleux », Le Gai Savoir, § 344 (trad. P. Klossowski, Œuvres, II, p. 240) / KSA 5, p. 576.

3 P. Wotling, Introduction, in : Fr. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale, p. 21.

4 À l’époque de Nietzsche, la philologie est déjà engagée dans une nouvelle appréhension de l’Antiquité gréco-romaine, passant outre son caractère « classique » (de modèle idéalisé) pour se rapprocher de l’ethnologie et plus généralement de l’anthropologie. Par ailleurs, Nietzsche a en particulier bénéficié des recherches de son ami indianiste Paul Deussen, et s’est nourri de publications anthropologiques et ethnologiques pour rédiger la Généalogie de la morale. Voir à ce sujet, dans le présent volume, l’article de A. U. Sommer, « Une vue d’ensemble sur la Généalogie de la morale », et celui de E. Salanskis, « Un compagnon généalogiste de Nietzsche : Walter Bagehot ».

5 « À peine ose-t-on encore parler de la volonté de puissance : autrement à Athènes ! », Fr. Nietzsche, Fragments posthumes (désormais FP), fin 1880 / KSA 9, 7 [206], p. 360.

6 Crépuscule des Idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 3 / KSA 6, p. 157.

7 La physique des présocratiques présente des exemples foisonnants (Empédocle, Poème, DK B 17 lignes 27-29 ; Diogène d’Apollonie, DK B 5, etc.). En histoire, le récit de Thucydide porte explicitement sur la confrontation de deux puissances, Sparte et Athènes. Pour la médecine, voir ci-dessous. En morale, La République de Platon tâche d’établir la puissance de la justice (II, 358b), et témoigne ce faisant d’une généalogie sophistique de la justice (358e-359b) où puissance et impuissance jouent un rôle central (voir notre livre Une Morale pour les mortels, chapitres « La morale des impuissants » et « La puissance de la justice », p. 122 sq.).

8 Par delà bien et mal, § 259 (nous traduisons).

9 GM, II, § 18, trad. P. Wotling, p. 168 / KSA 5, p. 326.

10 P. Wotling, Introduction, op. cit., p. 24.

11 Par delà bien et mal, V, § 186 / KSA 5, p. 105. L’expression Typenlehre est en italiques dans le texte.

12 Les dates de vie sont incertaines. Dans De Theognide Megarensi, Nietzsche retient comme hypothèse possible une naissance en -563 et une mort peu après -484 (KGW I/3, p. 432-433, p. 464). Cette datation n’est pas universellement acceptée, certains spécialistes considérant que Théognis a vécu « en plein vie siècle » (J. Carrière, Introduction, in : Theognis, Poésie élégiaque, p. 8 et p. 174-175).

13 GM, I, § 5, trad. P. Wotling, p. 72-73 (le mot marqué d’un astérisque est en français dans le texte) / KSA 5, p. 263. Cf. Par delà bien et mal, § 260 / KSA 5, p. 209.

14 Voir les pistes récapitulées par A. U. Sommer, Kommentar zu Nietzsches Zur Genealogie der Moral, p. 108. On n’oubliera pas d’ajouter à l’ouvrage de L. Schmidt, Die Ethik der alten Griechen (spécialement ch. IV, p. 289 sq.), les Prolegomena rédigés par Fr. Welcker dans son édition Theognidis reliquiae, travail de premier ordre pour Nietzsche, particulièrement § 7-11, p. xviii-xxvi, et § 14-16, p. xxix-xxx, où le sens “social” ou “politique” des termes agathos, esthlos, kakos, deilos est présenté avec force, Welcker montrant que l’usage “moral” de ces termes est rare chez Théognis (Nietzsche a sans aucun doute été éclairé par Welcker et lui doit une bonne part de sa compréhension de ces termes chez Théognis ; voir De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 421 : « Welcker […], qui, s’étant le premier attaché à ces questions avec le plus grand soin, donna une appréciation nouvelle et correcte de l’usage politique [civili] des mots ἀγαθός et κακός » [nous traduisons]).

15 Texte original latin publié dans KGW I/3, 18 [2], p. 415-463.

16 Texte republié dans KGW II/1, p. 3-58. Pour une présentation, voir A. K. Jensen, « Nietzsches Valediction and First Article: The Theognidea ». Les écrits sur Théognis ont retenu encore récemment l’attention des études nietzschéennes (R. Cristi, O. Velasquez [eds.], Nietzsche on Theognis of Megara ; recension critique par C. Santini, « News on “Nietzsche on Theognis of Megara” ? »).

17 On trouvera ces Nachgelassene Aufzeichnungen, d’abord celles datant de l’été 1864, dans KGW I/3, 18 [1], p. 395-414 (Theognis als Dichter), 18 [3], p. 463-464 (sans titre, Quem non haec senis poetae verba movent…), 18 [4], p. 464-470 (Studien zu Theognis) ; puis celles datant de février 1868-octobre 1869, dans KGW I/5, 75 [9], p. 223-224 (sans titre), 75 [13] [14] [15] [17], p. 228-238 (Beiträge zur Kritik der griechischen Lyriker. II. Der ursprüngliche Theognis, projet non achevé, voir la note des éditeurs, p. viii). Ce projet visait l’état initial des poèmes, alors que l’article de 1867 portait sur l’histoire de l’état actuel de ces poèmes dans les manuscrits disponibles, sous la forme de « la dernière rédaction », dont Nietzsche tente de déterminer la date (au ve siècle, selon lui) et les motifs (une disposition hostile d’un rédacteur hypothétique envers Théognis), tout en s’appuyant sur la piste des « mots-clefs » frayée par Welcker.

18 Fr. Nietzsche, recension parue dans Literarisches Centralblatt für Deutschland, 1869, Nr. 6, p. 144, sur l’ouvrage suivant : Theognidis Elegiae, e codicibus Mutinensi Veneto 522 Vaticano 915 edidit Christophorus Ziegler, Tübingen, 1868.

19 Particulièrement dans Die griechischen Lyriker (cours donné plusieurs fois de 1869 à 1879, KGW II/2, p. 122-123), et Geschichte der griechischen Literatur, <I-II> (cours donné en 1874 et 1875, KGW II/5, p. 74-79, édition française : Fr. Nietzsche, Écrits philologiques, vol. XI : Histoire de la littérature grecque, p. 97-102).

20 Mentions du nom de Théognis dans les fragments posthumes suivants, de 1870 à 1885 : fin 1870 / KSA 7, 6 [17], p. 135 ; hiver 1870-1871 /KSA 7, 8 [75], p. 250 ; 1871 / KSA 7, 9 [43], p. 292, 9 [112], p. 316 ; printemps 1871-début 1872 / KSA 7, 14 [27], p. 386 ; été 1871-printemps 1872 / KSA 7, 16 [18], p. 400 ; septembre-octobre 1871 / KSA 7, 17 [9], p. 410 ; été 1872-début 1873 / KSA 7, 19 [130], p. 460 ; printemps-été 1883 / KSA 10, 7 [163], p. 296 ; juin-juillet 1885 / KSA 11, 36 [43], p. 569.

21 Fr. Nietzsche, De Theognide Megarensi, II, 9, KGW I/3, p. 439-440 (nous traduisons, et nous corrigeons inexstinctum de KGW en inexstinctam, cf. Musarionausgabe, Bd. I, p. 229). Rappelons que le latin acerbus qualifie couramment l’âpreté des fruits non mûrs.

22 De Theognide Megarensi, III, <14> / KGW I/3, p. 455 (nous traduisons).

23 Voir sur la question, dans sa complexité, Fr. Nietzsche, Histoire de la littérature grecque, <I-II>, § 6 (consacré aux œuvres élégiaques), p. 97-102 (cf. KGW II/5, p. 74-79).

24 Fr. Nietzsche, Histoire de la littérature grecque, p. 152 (cf. KGW II/5, p. 149) : « l’élégie est la forme du sentiment qui s’exprime ou se chante, avec un contenu d’ordre plus général et qui exprime une souffrance ». À la page 98, Nietzsche avait déjà rappelé la parenté entre ἔλεγος et ἐλεγεία, le premier terme exprimant plus clairement la tonalité de deuil, proche du thrène (chant funèbre).

25 Le mot même de logos dans le composé « gnomologie » manifeste cette indifférence au mètre (le λόγος étant par définition une parole non versifiée), si bien que la γνωµολογία est en réalité un terme technique de rhétorique (voir Platon, Phèdre, 267c). Sur la γνωµολογία, discours énonçant des sentences ou maximes, voir Aristote, Rhétorique, II, 21 (à noter que, par après, λόγος dans ce mot composé pourra signifier « recueil » de sentences, sens qui est d’ailleurs retenu dans l’expression allemande Spruchsammlung). Pour l’opération mentale de séparation entre le mètre poétique et le fond gnomique (la matière même de la pensée, à portée pratique), voir par exemple l’invitation d’Eschine à propos de vers hésiodiques, Contre Ctésiphon, 135.

26 Voir Aristote, Rhétorique, II, 21, qui définit en début de chapitre le sens de γνώµη.

27 Rappelons que l’αὐλός, longtemps traduit par le terme « flûte », est une sorte d’instrument à anches, comme l’est notre haubois moderne. On a renoncé de nos jours à le traduire en un nom d’instrument moderne, puisqu’il n’a pas de correspondant exact.

28 C’est du moins la thèse de Nietzsche, aussi bien dans Histoire de la littérature grecque (<I-II>, § 6) que dans ses écrits antérieurs consacrés à Théognis.

29 Zur Geschichte der Theognideischen Spruchsammlung, KGW II/1, p. 29 (nous traduisons).

30 Idem, p. 32 (nous traduisons) (cf. p. 51, et Histoire de la littérature grecque, p. 99 [KGW II 5, p. 76]).

31 Les références données par les philologues pour attester ce fait général sont Eschine, Contre Ctésiphon, 135 ; Isocrate, À Nicoclès, 12-13 et 43-44 ; Platon, Lois, VII, 810e-811a.

32 Xénophon chez Stobée, 88.14 (nous traduisons). Voir Zur Geschichte der Theognideischen Spruchsammlung, KGW II/1, p. 30, 51, et Karl Dilthey, « Theognis bei Suidas », p. 151. Le choc des mots « poésie » et « traité » est frontal. Il faut donner toute sa portée aux termes technicisés qu’utilise Xénophon : il ne parle pas d’un chevalier (ἱππεύς, fonction qui fut l’apanage de la noblesse puis d’une élite), mais d’un homme versé dans l’équitation (nous traduisons ainsi ἱππικός, c’est-à-dire un technicien de l’équitation, terme répondant au mot ἱππική, lequel renvoie à une science).

33 Diogène Laërce, VI, 16, et voir tout particulièrement Zur Geschichte der Theognideischen Spruchsammlung, KGW II/1, p. 51.

34 Diogène Laërce, VI, 1.

35 Platon, Lois, I, 630a-d, avec référence aux vers 77-78 de Théognis.

36 Platon, Ménon, 95d-96a.

37 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3, 1129b29 ; IX, 9, 1170a12 ; IX, 12, 1172a13 ; X, 10, 1179b6. Éthique à Eudème, III, 1, 1230a12 ; VII, 2, 1237b14 ; VII, 10, 1043a17.

38 Cf. Fr. Nietzsche, Studien zu Theognis, KGW I/3, p. 467 : « L’usage par l’école socratique l’estampilla comme manuel scolaire. On en tira les gnomai [sentences] et on les fit apprendre par cœur aux élèves » (nous traduisons).

39 Pour le Socrate plébéien au milieu de la noblesse grecque, voir en particulier FP, été-automne 1884 / KSA 11, 26 [285], p. 226.

40 Comme le dit Nietzsche à plusieurs reprises dans ses travaux, l’état actuel des poèmes n’est « pas assez moral » pour coïncider avec les divers jugements sur Théognis qu’on trouve chez les auteurs de l’Antiquité (KGW I/5, p. 237, voir aussi p. 229, 233 ; et KGW II/1, p. 28, 32 : le recueil actuel n’est pas fait pour un usage pédagogique).

41 Fr. Nietzsche, De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 454 (nous traduisons).

42 Théognis, I, 53-60 (trad. J. Carrière modifiée). Les deux derniers vers ne sont pas toujours rattachés aux précédents (cf. l’édition de Welcker, Theognidis reliquiae, ad loc.). Voir les vers 1109-1114 où se trouve une variation des vers 53-60.

43 Traduction de J. Carrière, que nous avons donc modifiée ci-dessus entre autres pour ce vers, qui s’énonce en grec ainsi : οὔτε κακῶν γνώµας εἰδότες οὔτ' ἀγαθῶν. Les mots κακῶν et ἀγαθῶν sont au neutre pluriel.

44 Les vers 53-58 (annoncés pourtant comme 53-60) sont cités en extension (et dans une version identique du grec, au détail près de la leçon πλευρῇσι au lieu de πλευραῖσι) dans De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 431 ; les vers 54-56 sont cités à la p. 458 (à quoi s’ajoute, à la page 451, une simple référence aux numéros des vers 53-58). Les vers 57-60 sont cités en extension dans Zur Geschichte der Theognideischen Spruchsammlung, KGW II/1, p. 11 (avec comparaison du doublon formé par les vers 1109-1110 et 1113-1114, répétant avec quelques variations les vers 57-60). Dans les annotations de février 1868 à octobre 1869, on lit « Zweifelhaft 53-60 » (KGW I/5, 75 [13], p. 235, ligne 30), ce qui exprime donc un doute sur l’authenticité de la première occurrence du doublet (comparer ibid. ligne 10, où les vers 1109-1114 ne sont pas accompagnés de cette mention).

45 Les vers 53-56 deviennent les vers 19-22 dans l’édition Welcker, les vers 1009-1114 (doublon partiel des vers 57-60) deviennent les vers 13-18, et figurent donc dès la page 1 (annotée par Nietzsche dans son exemplaire personnel, voir Nietzsches persönliche Bibliothek, p. 591).

46 En particulier dans l’épisode emblématique de la guerre civile à Corcyre, Thucydide, III, 82. Tout l’épisode est une référence majeure pour Nietzsche (voir notamment Le Voyageur et son ombre, § 31 ; FP, été-fin septembre 1875 / KSA 8, 12 [21], p. 256-257).

47 Voir notamment Aristote, Politique, IV, 15, 1300a17-19 ; V, 3, 1302b31 ; V, 5, 1304b34-38, 1305a21-26 (avec les notes de J. Aubonnet ad loc., en
particulier tome II/2, p. 173-174). Chez Welcker : p. x-xii. Chez Nietzsche : De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 422-424, Die griechischen Lyriker, KGW II/2, p. 122.

48 Théognis, v. 39-52.

49 Aristote, Politique, IV, 8, 1294a21-22 : la noblesse ou « naissance illustre, bonne naissance » (εὐγένεια) est une ancienneté de richesse et de vertu. À comparer avec III, 13, 1283a37 : « la noblesse est l’excellence d’un genos [lignage] », et voir les autres références données ad loc. en notes par J. Aubonnet dans son édition. Voir aussi Théognis, v. 30, 129-130, 149-150 (attestant l’association vertu / richesse, tout en présentant déjà une distanciation critique et notant le divorce en cours entre vertu aristocratique et richesse).

50 Aspect économique d’ailleurs relevé par Nietzsche, De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 459-460.

51 Nietzsche a discuté ce mot ἀστῶν et tenté d’y voir le mot ἐσθλῶν (« des hommes de valeur »), qui aurait été confondu avec le premier par un copiste. Voir KGW I/5, p. 231.

52 Théognis, v. 189-192 (nous traduisons ; noter l’asyndète pour la formule « La richesse a mêlé la race », ce qui, en grec, renforce encore cette portion de vers, citée et expliquée d’ailleurs par Nietzsche, De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 459-460).

53 Les notes de Nietzsche dans Studien zu Theognis mettent particulièrement bien en valeur le constraste entre cette interprétation éthique ultérieure et le sens aristocratique originel des poèmes (KGW I/3, p. 464-470).

54 Théognis, v. 193-196. Voir aussi les vers 173-182, qui identifient la pauvreté comme source de l’impuissance politique.

55 Théognis, v. 183-185.

56 Fr. Nietzsche, Studien zu Theognis, KGW I/3, p. 465 (nous traduisons).

57 ἐσθλῶν µὲν γὰρ ἄπ' ἐσθλὰ µαθήσεαι, partie de vers particulièrement célèbre, citée ou mentionnée (avec ou sans les vers connexes) par les philosophes socratiques que sont Platon, Ménon, 95d-e, Xénophon, Mémorables, I 2.20, et encore Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 12, 1172a13 (cf. IX, 9, 1170a11-13), et bien d’autres auteurs plus tardifs.

58 Théognis, v. 27-38 (nous traduisons, texte grec établi par J. Carrière).

59 GM, I, § 10, trad. P. Wotling, p. 82 / KSA 5, p. 270. « Ressentiment » est en français dans le texte original.

60 FP, été 1887 / KSA 12, 8 [4], p. 334, lignes 11-12 (nous traduisons ; le terme schöpferisch a une fonction d’attribut dans ce style abrégé, d’où notre virgule).

61 Platon, République, I, 338c-339a.

62 Deux allusions dans Le Gai Savoir (V, § 346, § 351), qui ne concernent pas l’apport des sophistes à la réflexion sur la morale. La cinquième partie du Gai Savoir fut rédigée entre le moment de la proposition que fit, en août 1886, le nouvel éditeur, E. W. Fritzsch, de rééditer les précédents ouvrages avec une nouvelle préface, et la livraison finale du manuscrit en décembre 1886. La rédaction de la Généalogie s’est faite entre le 10 et le 30 juillet 1887, selon les déclarations de Nietzsche, mais s’est en réalité poursuivie jusqu’à la fin du mois d’août 1887 (Lettre de Nietzsche à G. Brandes, 10 avril 1888, cf. A. U. Sommer, Kommentar zu Nietzsches Zur Genealogie der Moral, p. 3, et p. 51 du présent numéro des Cahiers philosophiques de Strasbourg). Notons cette différence : durant la période de rédaction de la Généalogie, en juillet-août 1887, on ne trouve aucune mention de la sophistique dans les annotations réunies en fragments posthumes (voir KSA 12, p. 323-338, annotations de l’été 1887), alors qu’on en trouve une mention dans les annotations de la période de l’été 1886 à l’hiver 1887 (réunies en KSA 12, p. 185-322, sans datation précise) : voir FP, été 1886-printemps 1887 / KSA 12, 7 [20], p. 302. L’annotation concerne Socrate et les morales philosophiques après lui ; Nietzsche fait allusion à sa tentative de se démarquer des sophistes, dont les analyses critiques en morale ne sont pas envisagées.

63 Le Gai Savoir, V, § 345. Cela n’enlève rien, au contraire, à sa volonté de trouver des compagnons pour la grande entreprise qui doit s’ensuivre. La dimension collective de cette dernière s’exprime en clair dans la Préface de la Généalogie, et jusque dans le « nous » utilisé par Nietzsche au fil des trois traités. Voir dans le présent numéro des Cahiers philosophiques de Strasbourg l’article de Q. Landenne, « La formation perspectiviste du “nous” dans la Généalogie de la morale », et celui d’E. Salanskis, « Un compagnon généalogiste de Nietzsche : Walter Bagehot ».

64 Le Gai Savoir, V, § 345 (trad. P. Klossowski) / KSA 3, p. 578.

65 Ibid.

66 Ibid. / KSA 3, p. 579.

67 Ibid.

68 Voir le § 6 de la Préface, qui envisage la morale (selon ses types) comme conséquence, symptôme, maladie, etc., ou comme cause, remède, stimulant, inhibition, poison, et qui réclame qu’on mette une bonne fois en question la valeur des valeurs morales.

69 Ce point ressort de deux annotations où Protagoras est mis sur le même plan que Démocrite, Thucydide ou encore Héraclite : FP, juillet 1879 / KSA 8, 39 [5], p. 576 ; printemps 1888 / KSA 13, 14 [116], p. 293. Mentionnons un vif débat entre commentateurs sur l’intérêt que portait ou non Nietzsche à la sophistique (pour un échantillon représentatif, voir Th. Brobjer, « Nietzsche’s Relation to the Greek Sophists », J. E. Mann, G. L. Lustila, « A Model Sophist: Nietzsche on Protagoras and Thucydides », où l’on trouvera des références aux publications antérieures).

70 Voir Fr. Nietzsche, Écrits philologiques, vol. VIII : Platon, p. 168-170 (cf. KGW II/4, p. 131-134).

71 Aurore, § 168 / KSA 3, p. 161 (trad. J. Hervier).

72 FP, automne 1887 / KSA 12, 9 [160], p. 430 (nous traduisons).

73 FP, novembre 1887-mars 1888 / KSA 13, 11 [375], p. 168 (nous traduisons).

74 Concernant l’historien, voir Fr. Nietzsche, Histoire de la littérature grecque, p. 216 (cf. les qualités scientifiques prêtées aux Thraces à travers Démocrite, Protagoras, Thucydide : FP, juillet 1879 / KSA 8, 39 [5], p. 576). Concernant Platon, Nietzsche tente régulièrement de le rapprocher des Juifs pensés comme représentant la prédominance du point de vue moral. L’insistance de ces rapprochements, sans fondements philologiques ni historiques, a de quoi étonner. Ainsi Platon aurait selon Nietzsche peut-être été à l’école des Juifs lors de son voyage en Égypte auprès des prêtres égyptiens (Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 2, contra : FP, été 1880 / KSA 9, 4 [158], p. 141, qui différencie l’idéalisme platonicien de la distinction judaïque entre monde terrestre et monde céleste) ; Socrate et Platon ne seraient pas grecs dès lors qu’ils prennent le parti de la justice, mais « des Juifs ou je ne sais quoi [sic] » (FP, printemps 1888 / KSA 13, 14 [147], p. 331). Sur la primauté de la justice, on la voit pourtant attestée chez Théognis lui-même (voir ci-dessous). Ces considérations nietzschéennes ne sont pas des plus pertinentes.

75 On notera l’inversion de la chronologie : nul n’a avant Platon posé de morale en soi (ce que n’a d’ailleurs pas fait Platon littéralement), ni de bien en soi (ce qu’a fait Platon, mais ce bien-là n’est pas une notion “morale”, voir ci-dessous). Les sophistes, dont les meilleurs représentants (ceux auxquels pense Nietzsche, notamment Protagoras) sont antérieurs à Platon et au mieux contemporains de Socrate, n’ont pas pu critiquer cette position. En revanche, Nietzsche semble ignorer que la sophistique a eu une action corrosive envers les valeurs aristocratiques.

76 FP, printemps 1888 / KSA 13, 14 [116], p. 292-293 (trad. J.-C. Hémery, Œuvres philosophiques complètes, XIV, p. 83-84).

77 Le Banquet donne à travers Pausanias un témoignage sur les jugements multiples et antithétique touchant la paiderastia selon les cités et les aires culturelles hellènes et barbares (182 sq.) ; résultat : la chose n’est en soi ni belle ni laide (183d). Aristote relève : « Les choses belles et les choses justes, sur lesquelles la politique fait porter son examen, comportent de grandes disparités et errances, en sorte qu’elles semblent n’être que par convention et non par nature » (Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094b14-16, nous traduisons). L’opposition nature / convention ou loi (nomos) est considérée comme typiquement sophistique.

78 République, VII, 537e sq. : la dialectique commence par produire un mal, la paranomie ; on ne doit pas permettre indistinctement à toute personne d’y goûter, ni à tout âge.

79 Théétète, 161c. Son statut de titre est parfois sujet à discussion (comparer 152c, 155e, 161c, 162a, 166d, 170e, 171c), d’autant qu’il ne figure pas dans la liste de Diogène Laërce (IX, 50-56). Voir la note 29 p. 259 de Mauro Bonazzi, in : J.-F. Pradeau (éd.), Les Sophistes, I.

80 Le terme grec exprime la privation de force (τὸ σθένος), tout en étant réservé aux cas de maladie. Voir Ancienne Médecine, 12.1, qui présente une distinction précise entre le participe ἀσθενῶν, « étant affaibli, malade » (comme dans notre extrait), et ἀσθενής, « faible » : « le faible est celui qui se rapproche le plus du malade, mais le malade est encore plus faible » (trad. J. Jouanna).

81 Platon, Théétète, 166d-167b (cf. 172a-b), trad. L. Robin fortement modifiée.

82 Les difficultés le sont aussi. Voir Anne Balansard, Enquête sur la doxographie platonicienne dans la première partie du Théétète.

83 Pour un examen de ce dédale stratégique, voir Daniel Babut, « Platon et Protagoras : l’“apologie” du sophiste dans le Théétète et son rôle dans le dialogue ».

84 Les arguments de F. M. Cornford (Plato’s Theory of Knowledge, p. 72) ne produisent aucune preuve. Il est indéniable que Platon prétend composer une défense de Protagoras, tout comme il a composé une défense de Socrate dans l’Apologie. Mais de même que plus personne ne prête à ce texte l’honneur d’être le verbatim ni même le compte rendu fidèle des arguments développés historiquement par Socrate, de même il faut dire que nous n’avons pas d’éléments pour assurer que c’était strictement les pensées de Protagoras, sans même parler de la forme de leur expression.

85 Gorgias, Éloge d’Hélène, 14 ; Platon, Phèdre, 230d (avec variations ou échos divers dans tout le dialogue sur le thème des remèdes, de la maladie, de la médecine, etc., par ex. 227d, 228b, 229c, 270c).

86 Perspective très nette chez Gorgias, Éloge d’Hélène, § 8. Voir Fr. Nietzsche, Histoire de l’éloquence grecque, p. 219, 222.

87 Rappelons que Platon dans le Timée prête des sensations aux plantes (77b-c). Nous disons couramment à notre époque qu’une plante a soif ou qu’elle cherche la lumière.

88 Robin traduit ainsi le verbe dokein, apparenté à doxazein plus haut, pour souligner la dimension politique ici du verbe. Mais on pourrait traduire aussi par « sembler », ce qui expliciterait la persistance du couple « être » et « paraître » qui travaille tout ce passage.

89 Théétète, 167c, trad. L. Robin modifiée.

90 Par-delà bien et mal, § 187 (trad. P. Wotling).

91 Platon, République, VI 505a-b ; Hippocrate, Du régime, III, 69.1 (rédaction située entre la fin du ve et le milieu du ive siècle). Pour un autre exemple de ce parallélisme des attributs facilitant une assimilation (du bien au plaisir, cette fois), voir Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 2.

92 Platon, Gorgias, 451e (nous traduisons).

93 Théognis, v. 255-256 (nous traduisons) (cf. Sophocle, fragment 329 Nauck, et Aristote, Éthique à Eudème, I, 1, 1214a5-6, Éthique à Nicomaque, I, 9, 1099a27-28). L’authenticité chez Théognis est souvent mise en doute, du fait qu’Aristote ne renvoie pas au poète de Mégare quand il cite ces vers (qui sont pour lui une inscription sur le temple de Létô à Délos). Nietzsche ne la met pas en doute, bien au contraire : ces vers témoignent selon lui du fait que Théognis a composé des petites pièces pour banquets, de l’ordre des chansons à boire et des énigmes (De Theognide Megarensi, KGW I/3, p. 446).

94 Théognis, v. 77-78 (nous traduisons), cité par Platon, Lois, I, 630a. La dissension vise ici la guerre civile entre partisans de la démocratie et partisans de l’oligarchie ou de l’aristocratie, type de guerre dont on sait par Thucydide combien elle pouvait être sanglante dans les cités grecques (III, 70-83, spécialement 81).

95 Platon, Lois, I, 630c.

96 Théognis, v. 148, cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3, 1129b. En l’état de la transmission des textes de l’Antiquité grecque, c’est ici la toute première occurrence du mot dikaiosunè, qui a pour particularité de désigner précisément la justice comme qualité éthique personnelle.

97 Cf. Aristote, Rhétorique, II, 21, 1394b13-14, témoignant que le grand nombre des gens (οἱ πολλοί, « les nombreux ») est d’accord avec l’idée qu’être en bonne santé est ce qu’il y a de meilleur. À propos de la santé comme valeur suprême pour le peuple comme pour les médecins, voir J. Jouanna, Hippocrate, p. 453-455, et entre autres Platon, Gorgias, 452a sq.

98 Le simple fait qu’il revendique de percevoir un misthos (rémunération) suffit à rendre Protagoras étranger à l’idéologie de la noblesse, malgré l’esprit libéral qu’il tente d’afficher pour ce qui est des modalités de sa perception (Platon, Protagoras, 328b-c, 348e-349a).

99 P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 122. Voir aussi son Introduction dans son édition de la Généalogie de la morale, p. 23.

100 On trouvera dans l’index verborum qui accompagne chaque volume d’Hippocrate dans la Collection des universités de France des références foisonnantes (voir les mots δύναµις, δυνάστης, δύναµαι, δυναστεύω, et ainsi de suite pour les mots des autres familles : κράτος, ἰσχύς…, ainsi que les mots de la faiblesse, ἀσθενής, ἀσθενεῖν, κάµνειν, lequels ont d’ailleurs donné une partie du vocabulaire désignant le fait d’être malade).

101 Sur cet aspect, bien trop riche pour être abordé concrètement ici, voir les éclaircissements de W. Müller-Lauter, Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance, à propos notamment de la lecture de W. Roux par Nietzsche, p. 145-214. Le livre de B. Stiegler, Nietzsche et la vie, développe la portée de la philosophie nietzschéenne du corps et son inspiration (critique) par la biologie et la médecine.

102 Voir les mentions du nom d’Hippocrate dans Histoire de la littérature grecque, p. 278 et passim (cf. KGW II/5, p. 321) ; Aurore, § 168 / KSA 3, p. 151 ; FP, juin-juillet 1885 / KSA 11, 36 [11], p. 554. L’édition empruntée à la bibliothèque de Bâle le 11 novembre 1875 est celle de C. G. Kuhn, Hippokrates, Opera omnia (1825-1827).

103 Voir l’ouvrage de J. Jouanna, Hippocrate, p. 453-464, à qui nous empruntons plusieurs des références ou des citations ci-dessous.

104 Nature de l’homme (-410/-400), § 4, trad. J. Jouanna (modifiée pour le terme δυνάµιος) dans Hippocrate, p. 458. La définition est attribuée à Hippocrate lui-même par Galien, mais une partie de la philologie moderne l’attribue à Polybe, disciple d’Hippocrate (J. Jouanna, Hippocrate, p. 571).

105 Voir Diogène Laërce, VIII, 83.

106 Alcméon de crotone (-vie siècle), mentionné par Aétius (= Diels / Kranz, 24 B 4, nous traduisons). Le terme de dunamis est généralement rendu par « propriété », « qualité » ou « vertu » dans les traductions actuelles du corpus hippocratique. Cela se comprend du point de vue de la tradition médicale, mais cela opacifie la problématique de la puissance. J. Jouanna souligne régulièrement cette problématique (par ex. Ancienne Médecine, Notice, p. 58, et note 1 à la p. 139).

107 J. Jouanna remarque que les tentatives pour trouver dans le corpus hippocratique des modèles politiques de la pensée biologique ont donné des résultats décevants (Hippocrate, n. 24 à la p. 460). Chez Platon, certaines réalités politiques sont schématisées par un vocabulaire médical, comme la guerre civile, στάσις, pensée comme une maladie, celle-ci étant inversement pensée comme une στάσις (Sophiste, 228, Timée, 82a, 85e-86a). Par ailleurs, un passage célèbre d’Aristote présente le corps animal comme une cité bien policée qui n’a plus besoin du « monarque séparé » pour fonctionner (Mouvement des animaux, 10, 703a29-703b2).

108 Voir J. Jouanna, Hippocrate, p. 459, 464. On peut relever en guise de panel les expressions suivantes : Vents 8.3, 8.4 et 8.7, respectivement βίῃ φερόµενος, κρατηθεὶς ὑπὸ τῆς θέρµης, βίῃ τὸ αἷµα βιαζόµενον ; Ancienne médecine, 3.5 : κρατεῖν ; 3.5, 4.2., 5.4, 7.2 : ἐπικρατεῖν ; 16.1 : τῶν δυναµιῶν, δυναστεύειν ἐν τῷ σώµατι.

109 Les corps sont conceptualisés comme supports de puissances, plutôt que comme corps en trois dimensions doués d’une grandeur, d’une figure, d’une orientation, d’un poids (ainsi que le fait en revanche l’atomisme). On voit dans certains traités hippocratiques un tropisme bien marqué en faveur du corps comme complexe de puissances (actives ou passives), par exemple Du régime, I, 3.1 (l’eau et le feu sont interprétés immédiatement en termes de puissances différenciées, le feu ayant puissance de mouvoir, l’eau, celle de nourrir). De manière similaire chez Aristote, les corps premiers air, eau, feu, terre sont constitués à partir des éléments que sont les puissances fondamentales, celles du sec, du chaud, du froid, de l’humide, qui sont toujours des puissances diverses d’agir et de pâtir (De la génération et de la corruption, II, 2-3). On peut y voir une continuité avec la définition de l’étant donnée dans Le Sophiste (247d-e), où est appelé étant cela même qui recèle de la puissance (dunamis), que celle-ci soit puissance d’agir ou de pâtir : « les étants ne sont rien d’autre que puissance ». Cf. à propos d’Hippocrate, Phèdre, 270c-d, et J. Jouanna, « La “collection hippocratique” et Platon (“Phèdre”, 269c-272a) ».

110 Ancienne Médecine (fin -ve siècle), 14.4 (trad. J. Jouanna modifiée).

111 Du régime (fin -ve / début -ive s.), III, 69.2 (nous traduisons).

112 Il s’agit d’un auteur qui entreprendrait de rédiger un traité sur le régime.

113 Du régime, I, 2.1 (trad. R. Joly modifiée). Comparer avec Ancienne Médecine, 3.5, 4.2, etc., et voir la Notice de J. Jouanna, p. 50-54.

114 Du régime, I, 2.2 ; cf. Ancienne Médecine, 10-11.

115 Aristote, Éthique à Nicomaque, II 5, à mettre en parallèle avec Hippocrate, Du régime, I, 2.2-3, et Ancienne Médecine, 4.2.

116 Aristote, Rhétorique, I, 5, 1361b3.

117 Du régime, III, 69.2 (cité plus haut).

118 Par delà bien et mal, § 108 / KSA 5, p. 92 (noter le singulier).

119 FP, automne 1885-automne 1886 / KSA 12, [2] 148, p. 139 ; 2 [151], p. 140.

120 « La morale » n’a pas même d’équivalent exact en latin, qui parle des mœurs (mores), ou utilise l’adjectif moralis dans diverses constructions. L’expression « la morale », apparue en français au xviie siècle (Dictionnaire historique de la langue française, s.v. « moral, ale, aux »), est sans doute l’ellipse d’une expression de type « la philosophie morale » (cf. Sénèque, Lettres, 89.9 : « philosophiae tres partes esse dixerunt […] : moralem, naturalem, rationalem »). L’expression désignait donc d’emblée une réflexion théorique sur les mœurs et les comportements humains. L’entente postérieure du terme « la morale » s’est affranchie de cette dimension toute théorique et intellectuelle.

121 GM, Préface, § 7, trad. P. Wotling, p. 58 / KSA 5, p. 254.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Merker, « Nietzsche, la morale et la Grèce »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 51 | 2022, 205-251.

Référence électronique

Anne Merker, « Nietzsche, la morale et la Grèce »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 51 | 2022, mis en ligne le 30 mai 2022, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/5730 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.5730

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Auteur

Anne Merker

Professeure de philosophie, CREPHAC (UR 2326), Université de Strasbourg.

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