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Nietzsche : le projet de la Généalogie de la morale

Un compagnon généalogiste de Nietzsche : Walter Bagehot

A Fellow Genealogist of Nietzsche: Walter Bagehot
Emmanuel Salanskis
p. 177-203

Résumés

Malgré son discours critique bien connu sur les « généalogistes de la morale anglais », Nietzsche semble avoir pris très au sérieux l’essai de Walter Bagehot intitulé Physics and Politics, qu’il a découvert en traduction allemande au cours de la première moitié de la décennie 1870. Le présent article propose d’abord une brève présentation de l’ouvrage de Bagehot. J’étudie ensuite la réception nietzschéenne de ce livre dans Schopenhauer éducateur (1874) et surtout dans la Généalogie de la morale (1887). Ce faisant, je soutiens que le lamarckisme culturel de Bagehot a non seulement influencé durablement la philosophie nietzschéenne de l’élevage (Züchtung), mais qu’il constitue vraisemblablement une source méconnue des réflexions du deuxième traité de la Généalogie sur la « conscience » et la « mauvaise conscience ».

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Notes de l’auteur

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un financement européen Marie Skłodowska-Curie. / This project has received funding from the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme under the Marie Skłodowska-Curie grant agreement N° 787525.

Texte intégral

  • 1 Fr. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale (désormais GM), Préface, § 7 / KSA 5, p.  (...)
  • 2 Ibid.
  • 3 Idem, respectivement : préface, § 4 / KSA 5, p. 251 ; I, § 2 / KSA 5, p. 259 ; I, § 17 / KSA 5, p (...)
  • 4 Idem, I, § 3 / KSA 5, p. 261.
  • 5 Idem, I, § 4 / KSA 5, p. 262. Cf. également H. Buckle, History of Civilization in England.
  • 6 Cf. Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 228 / KSA 5, p. 163-165, § 252 /KSA 5, p. 195-196. Le (...)

1Dans la préface de la Généalogie de la morale, Nietzsche dit avoir recherché des « compagnons savants, audacieux et à qui le travail ne fasse pas peur » pour « parcourir le formidable pays de la morale, lointain et si caché »1. Il insiste ensuite sur la déception qu’il a éprouvée dans sa relation personnelle avec Paul Rée, quand il a compris que son ami, séduit par des « constructions hypothétiques anglaises qui s’évaporent dans l’azur », ne se laisserait pas réorienter dans la direction plus juste de « l’histoire de la morale réelle »2. Il est vrai aussi qu’au-delà du cas Rée, la Généalogie de la morale tient un discours acerbe sur « tous les généalogistes de la morale anglais », sur « l’idiosyncrasie des psychologues anglais » ou encore sur « la naïveté des biologistes anglais »3. Lorsqu’il arrive à Nietzsche de citer expressément des Anglais, il le fait presque toujours en mauvaise part et pour s’en démarquer : Herbert Spencer a eu grand tort d’identifier tout simplement les concepts de bon et d’utile, comme si le mot « bon » avait toujours et partout signifié la même chose4 ; Henry Buckle est même un représentant du « plébéisme de l’esprit moderne », dissimulé sous les oripeaux d’une histoire scientifique de la civilisation anglaise5. Et on sait qu’ailleurs, Nietzsche s’en prend aux Anglais sur des sujets directement liés à la pratique de la généalogie, en leur reprochant leur faible aptitude philosophique, leur soumission au christianisme, leur hédonisme facile et leur hypocrisie morale s’exprimant dans les paroles creuses du cant6.

  • 7 Cf. Th. H. Brobjer, Nietzsche and the “English”. The Influence of British and American Thinking o (...)

2Nietzsche est toutefois un auteur qui porte des masques et qu’on ne saurait comprendre en profondeur si l’on prend pour argent comptant tout ce qu’il nous dit. En l’occurrence, comme l’a montré Thomas Brobjer, le mépris qu’il affecte ouvertement pour les Anglais est loin de résumer sa fréquentation réelle d’ouvrages anglais ou anglophones7. L’auteur de la Généalogie de la morale semble en particulier passer sous silence une source anglaise dont il a fait un usage plus positif pour rédiger son livre de 1887, notamment au deuxième traité, lorsqu’il s’agissait de mener une généalogie différentielle de la conscience de responsabilité et de la « mauvaise conscience » : ce compagnon anglais du deuxième traité n’est autre que Walter Bagehot, dont Nietzsche avait lu en traduction allemande un essai de 1872 intitulé Physics and Politics. C’est de cette figure intellectuelle peu connue en France, mais particulièrement éminente dans le contexte victorien, qu’il sera question ici.

Indications préliminaires sur Bagehot et sur Der Ursprung der Nationen

  • 8 Cf. S. Donadio, « Walter Bagehot (1826-1877) », p. 186.
  • 9 Cf. W. Bagehot, Collected Works in Fifteen Volumes.
  • 10 Cf. D. H. Roberts, « Walter Bagehot: a Brief Biography » ; V. Bogdanor, The Monarchy and the Cons (...)
  • 11 Cf. A. Buchan, The Spare Chancellor: The Life of Walter Bagehot, ainsi que W. Wilson, « A Literar (...)
  • 12 Cf. Ch. Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, p. 117, 130, 132, 183.
  • 13 N. St John-Stevas, Walter Bagehot, p. 6, ma traduction.

3Si Walter Bagehot (1826-1877) peut passer pour un illustre inconnu aux yeux d’un lecteur français contemporain, il ne serait certainement pas apparu comme un auteur mineur dans le contexte de l’Angleterre victorienne. Issu d’une famille de banquiers du Somerset, formé aux humanités classiques au sein du University College de Londres et admis au barreau, Bagehot devint rédacteur en chef de la revue The Economist à partir de 1861, fonction qu’il devait exercer jusqu’à sa mort en 18778. Cet itinéraire permit à Bagehot de laisser une œuvre prolifique et diversifiée, qui occupe 15 volumes dans l’édition anglaise de référence9. Mais une simple indication bibliométrique ne suffirait pas à donner la mesure de la célébrité qui a été et continue dans une certaine mesure d’être la sienne en Angleterre : il faudrait préciser que le livre de Bagehot sur La Constitution anglaise est encore enseigné aujourd’hui aux étudiants en droit constitutionnel et même aux membres de la famille royale anglaise10. Il faudrait ajouter que Bagehot a murmuré à l’oreille des politiques, au point d’être qualifié d’« espèce de ministre des finances de réserve » (a kind of spare Chancellor of Exchequer) par le premier ministre William Gladstone, tandis que le président américain Woodraw Wilson allait jusqu’à le présenter comme un de ses maîtres à penser11. Il faudrait enfin signaler que Darwin cite Bagehot avec respect sur cinq sujets anthropologiques distincts dans la deuxième édition de The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex12. Toutes ces considérations semblent justifier le jugement de Norman St John-Stevas selon lequel Bagehot a été « le génie le plus versatile de l’Angleterre victorienne »13.

  • 14 Cf. W. Bagehot, Physics and Politics, or Thoughts on the Application of the Principles of “Natura (...)
  • 15 Cf. The Fortnightly Review, vol. 8, p. 518-538 ; The Fortnightly Review, vol. 9, p. 453-470 ; The (...)
  • 16 Respectivement : « Betrachtungen über den Einfluss der natürlichen Zuchtwahl und der Vererbung au (...)
  • 17 Cf. D. S. Thatcher, « Nietzsche, Bagehot and the Morality of Custom », p. 12, ma traduction.

4Le texte de Bagehot que Nietzsche a eu entre les mains s’intitule en allemand Der Ursprung der Nationen. Il s’agit d’une traduction, parue en 1874 dans la collection « Internationale Wissenschaftliche Bibliothek », d’un petit essai publié en 1872 sous le titre anglais Physics and Politics14. Mais Physics and Politics reprenait lui-même trois articles antérieurs de Bagehot, qui avaient paru en feuilletons dans la Fortnightly Review entre 1867 et 1869 : « The Pre-Economic Age », « The Age of Conflict » et « Nation Making »15. Comme le précise le sous-titre de Physics and Politics, aussi bien d’ailleurs en traduction allemande que dans l’original anglais16, l’objectif du livre consiste à appliquer des considérations évolutionnistes au problème de la genèse des sociétés politiques. Il convient toutefois de distinguer deux aspects dans la démarche de Bagehot pour bien la situer. En premier lieu, l’ouvrage possède une dimension vulgarisatrice évidente, car Bagehot, sans être lui-même un savant, brasse des sources scientifiques nombreuses et pluridisciplinaires dont il résume les enseignements avec pédagogie. Mais deuxièmement, toutes ces références sont mises au service d’une analyse historique, philosophique et politique qui est une construction personnelle de l’auteur. Cette analyse se traduit en particulier par une réinterprétation paradoxale de la barbarie des commencements comme une étape nécessaire du progrès, ce qu’on peut considérer comme la thèse centrale du livre, ainsi que j’aurai l’occasion d’y revenir plus bas. De ce point de vue, l’opinion de David Thatcher selon laquelle le livre de Bagehot ne serait « pas original » me paraît tout à fait réductrice17. Thatcher a sans doute raison au sujet du Bagehot vulgarisateur, mais il ne prête pas suffisamment attention au Bagehot généalogiste, qui a été une inspiration pour Nietzsche dans le deuxième traité de la Généalogie de la morale, comme je le soutiendrai dans la quatrième partie de cet article. La présentation de Physics and Politics qui est proposée ci-dessous vise à montrer comment Bagehot, en dégageant des problématiques transversales de ses lectures scientifiques, esquisse une sorte de généalogie de la modernité politique.

Contenu de Physics and Politics

5Bagehot appuie toute son analyse sur une riche documentation qui permet incontestablement de lire Physics and Politics, entre autres choses, comme une compilation de références scientifiques : sont ainsi cités tour à tour Lessons in Elementary Physiology de Thomas Henry Huxley, Physiology and Pathology of the Mind de Henry Maudsley, Ancient Law de Henry Maine, Prehistoric Times de John Lubbock, Primitive Culture d’Edward Tylor, On the Origin of Species de Charles Darwin, ou encore l’article de Francis Galton intitulé « The First Steps Towards the Domestication of Animals » (qui était initialement paru en 1865 dans Transactions of the Ethnological Society, et qui sera repris en 1883 dans Inquiries into Human Faculty and its Development). Cette énumération impressionnante pourrait donner le sentiment d’un éclectisme désordonné, mais en réalité, le principal intérêt du livre consiste précisément à produire une réflexion à la croisée de plusieurs champs disciplinaires, d’une manière qui a dû rappeler à Nietzsche sa propre méthode de travail (dès La Naissance de la tragédie).

  • 18 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 3 : « Was mich hier aber angeht, ist, dass der einz (...)
  • 19 Ce vocabulaire du « sauvage » et du « primitif » est celui de l’anthropologie britannique de l’ép (...)

6L’un des enjeux épistémologiques majeurs que Bagehot met en évidence se situe ainsi au carrefour entre l’anthropologie et la théorie de l’évolution. Il s’agit de comprendre que l’homme lui-même est devenu une antiquité aux yeux de la science18. En un premier sens, cette affirmation se fonde sur l’émergence du concept de préhistoire en anthropologie, qui implique effectivement un vaste changement d’échelle temporelle. Bagehot se réfère ici à Prehistoric Times de John Lubbock : selon Lubbock, les époques historiques, c’est-à-dire celles sur lesquelles nous sommes renseignés par des témoignages écrits, ont été précédées par une période comparativement immense, au cours de laquelle les hommes « primitifs » ont vécu selon des modes d’organisation analogues à ceux des peuples « sauvages » actuels19.

  • 20 W. Bagehot, Physics and Politics, p. 2.
  • 21 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 3.

7Mais ce qui intéresse Bagehot est moins l’enquête du préhistorien que ses conséquences pour une pensée évolutionniste de l’hérédité humaine. En un second sens, c’est bien ce que signifie l’idée que l’homme lui-même apparaît comme une antiquité : ce jugement s’applique non seulement à l’espèce humaine dans son ensemble, mais également à l’homme individuel concret. Le traducteur allemand l’a bien compris, puisqu’il explicite quelque peu la phrase anglaise (« man himself has […] become “an antiquity” »20) en la rendant par « der einzelne Mensch selbst […] erscheint als eine Antiquität », ce qui revient à introduire la notion d’individu, der Einzelne. Il s’agit bien sûr d’une interprétation de la part d’Isidor Rosenthal, mais elle paraît ici légitime, dans la mesure où Bagehot conçoit précisément l’hérédité individuelle comme une mémoire ancestrale, conformément à la théorie lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis21. Ce point apparaît sans ambiguïté quand Bagehot invoque l’autorité du médecin et psychiatre anglais Henry Maudsley :

  • 22 Il s’agissait plus haut de suggérer que l’homme est le produit d’une évolution progressive du sys (...)
  • 23 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 8, ma traduction.

« La manière dont une capacité acquise par le parent d’un animal est parfois distinctement transmise en héritage à sa progéniture, soit comme instinct soit comme talent inné, fournit une confirmation frappante des remarques qui précèdent22. Une capacité quelconque qui a été acquise avec peine et qui a été continuellement accumulée par une génération se manifeste dans la génération suivante comme une aptitude innée, et ce développement a lieu conformément à la loi de spécialisation croissante et d’adaptation complexe à la nature environnante qu’on peut retrouver dans l’ensemble du règne animal […] »23.

Bagehot cite clairement Maudsley pour souscrire à cette conception pré-génétique de l’hérédité, qui ne sera d’ailleurs véritablement remise en question qu’au xxe siècle, quand la génétique mendélienne trouvera son assise dans la théorie chromosomique de l’hérédité. Le point de départ de Bagehot est donc ouvertement lamarckien : ce qui ne l’empêche pas d’admettre par ailleurs la théorie de la sélection naturelle de Darwin, en lui faisant même jouer un rôle non négligeable dans ses explications, comme je le signalerai plus bas. Mais c’est d’un point de vue lamarckien que l’homme individuel apparaît comme la sédimentation héréditaire des acquis de sa lignée, y compris ceux qui remontent à un passé préhistorique.

  • 24 Idem, p. 167. Je reviendrai sur cette page 167 dans la section III.2 de l’article.
  • 25 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 60, ma traduction.
  • 26 Idem, p. 36, ma traduction. L’expression anglaise est « net of custom » dans le texte original : (...)

8Cette conception conduit dès lors à interpréter la « civilisation », au sens de l’ensemble des acquis culturels d’une société, comme un processus héréditaire. Il s’agit même fondamentalement d’une forme d’élevage (Züchtung) : car Bagehot, qui refuse de considérer le modelage civilisationnel de l’homme comme un phénomène purement mental, va jusqu’à comparer les nationalités à des variétés domestiques24. Ce lamarckisme culturel de Bagehot explique en grande partie le titre qui a été choisi pour l’édition allemande, Der Urpsrung der Nationen, à savoir littéralement « L’origine des nations ». C’est également ce cadre épistémologique qui justifie le discours de Bagehot sur la « fibre légale » (gesetzliche Faser), c’est-à-dire sur la disposition à obéir que les hommes ont dû, selon lui, acquérir au cours d’un très long âge préliminaire de répression sociopolitique25. Le raisonnement repose ici sur un constat de l’ethnologie britannique de la deuxième moitié du xixe siècle : les sociétés dites « sauvages » sont régies par des mœurs omniprésentes et coercitives. En admettant l’analogie du sauvage et du primitif, Bagehot en déduit que les sociétés primitives étaient autrefois enserrées dans le même genre de « filet de la coutume » (Netz des Herkommens)26. L’hypothèse de l’hérédité des caractères acquis permet alors de conclure que les hommes ont reçu au cours de l’âge préliminaire une éducation héréditaire à l’obéissance, qui les a peu à peu rendus prévisibles et uniformes :

  • 27 Idem, p. 31, ma traduction.

« Aux époques primitives, ce qui compte est plutôt la quantité de gouvernement que sa qualité. La première des nécessités, c’est un pouvoir englobant qui tient les hommes ensemble, qui leur demande autant que possible de faire la même chose, qui leur dit ce qu’ils ont à attendre les uns des autres, qui les rend uniformes et les maintient dans cette uniformité. La nature de ce pouvoir a peu d’importance. Un bon pouvoir vaut mieux qu’un mauvais, mais un pouvoir quelconque vaut mieux que pas de pouvoir du tout, tandis qu’aucun pouvoir ne peut être tout à fait bon, pour des raisons qu’un juriste saura apprécier. Mais pour instaurer ce pouvoir, les éléments qu’on pourrait qualifier de répressifs sont plus importants que les éléments utiles. Le grand enjeu est d’obtenir l’obéissance des hommes ; ce qu’on en fait est moins crucial »27.

Je reviendrai dans la section IV.1 sur la réception nietzschéenne de ce texte qu’on peut mettre en évidence au § 2 du deuxième traité de la Généalogie de la morale.

  • 28 Cf. J. Lubbock, The Origin of Civilisation and the Primitive Condition of Man. Mental and Social (...)
  • 29 Henry Maine avait publié en 1861 un important ouvrage sur le droit coutumier et patriarcal intitu (...)

9Mais avant d’évoquer la lecture de Nietzsche, il convient encore de relever une originalité historico-politique de la perspective de Bagehot. Même si la théorie du « filet de la coutume » était largement partagée par les anthropologues de la deuxième moitié du xixe siècle, elle pouvait typiquement donner lieu à deux attitudes distinctes sur le plan politique : ou bien à un discours progressiste d’orientation libérale, affirmant que le progrès de la civilisation nous a finalement libérés des absurdités de la tyrannie coutumière (c’est grosso modo l’attitude de John Lubbock)28 ; ou bien à un discours plus conservateur, selon lequel l’anthropologie du droit doit conduire à relativiser les prétentions universalistes de l’idée moderne de démocratie (c’est grosso modo l’attitude de Henry Maine)29. Bagehot ne peut pas ignorer l’existence de cette alternative, puisqu’il cite tantôt Lubbock et tantôt Maine dans son essai. Mais sa singularité dans ce contexte réside dans la manière bien particulière dont il concilie les deux orientations : Bagehot justifie l’oppression coutumière des premiers temps, mais au nom du progrès, comme un tremplin possible vers la liberté politique. Autrement dit, Bagehot est un progressiste libéral qui, paradoxalement, ne conçoit plus la barbarie primitive comme un stade initial superflu et critiquable, mais comme une longue préparation à la modernité.

  • 30 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 46, ma traduction. Pour rester au plus près du livre qu (...)

10Cette conception originale de Bagehot transparaît en particulier dans la théorie de la genèse des premiers États qui est esquissée au premier chapitre de Physics and Politics. À travers cette théorie, Bagehot semble à première vue critiquer les conceptions contractualistes de la naissance des sociétés humaines, en leur opposant une réalité historique brutale dont Sparte lui apparaît comme une illustration évidente : « À l’origine des États, des individus forts et avides s’emparèrent de petits groupes d’hommes, et leur donnèrent la forme qui leur plaisait et que ces groupes ont conservée »30. Toutefois, à y mieux regarder, ce réalisme historique ne signifie pas que Bagehot prônerait lui-même une politique oligarchique du rapport de force. Au contraire, il veut montrer que les idéaux révolutionnaires de 1789 n’auraient jamais vu le jour sans un âge de servitude préalable. Car seul un tel « âge préliminaire » pouvait donner naissance à la « fibre légale » dont tous les progrès ultérieurs dépendaient :

  • 31 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 36-37, ma traduction.

« Ce qui était requis jusqu’alors n’était pas l’égalité devant la loi, mais au contraire l’inégalité, car le plus nécessaire est d’avoir une élite supérieure qui connaît la loi ; non pas un bon gouvernement qui veut le bonheur de ses sujets, mais un gouvernement auguste et intimidant qui contraint ses sujets à l’obéissance ; non pas une bonne loi, mais une loi étendue et contraignante qui fait de la vie entière une routine. Les âges de liberté succèdent nécessairement à des âges de servitude. En 1789, quand les grands hommes de l’Assemblée Constituante considérèrent rétrospectivement le long passé, ils n’y virent à peu près rien qui méritât d’être loué, admiré ou imité. Tout leur apparaissait comme un tissu d’erreurs dont il fallait se débarrasser au plus vite. Mais ils étaient eux-mêmes le produit de ces erreurs »31.

  • 32 Cf. Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 20 / KSA 2, p. 41-42.

On reconnaît dans cette page une logique subtile que Nietzsche analysera au § 20 d’Humain, trop humain, en recourant d’ailleurs à la métaphore d’un hippodrome où il faut revenir en arrière quand on arrive au bout de la piste : les « meilleurs résultats acquis jusqu’à présent par l’humanité » n’auraient pas été possibles sans les erreurs religieuses et métaphysiques dont nous nous sommes aujourd’hui affranchis32. Or cet effort d’équité intellectuelle caractérise déjà fondamentalement la démarche de Bagehot : lui aussi nous invite à sortir d’un progressisme superficiel et aveugle à ses propres conditions d’émergence, pour comprendre que même un passé en apparence absurde possède, rétrospectivement, une justification historique en tant que chemin vers le présent.

  • 33 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 50.
  • 34 Cf. Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 224 / KSA 2, p. 188.
  • 35 En toute rigueur, Darwin n’introduira ce principe qu’en 1871 dans la première édition de The Desc (...)
  • 36 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 61-62.

11Pour conclure cette brève présentation de Physics and Politics, il convient encore de préciser que le progressisme de Bagehot n’est pas pour autant une théorie du progrès nécessaire. Bagehot réfléchit en effet parallèlement sur les raisons pour lesquelles toutes les nations n’ont pas connu un développement historique à l’européenne33. Il s’appuie pour cela sur la théorie de la sélection naturelle darwinienne, mais tout en cherchant à montrer ses limites lorsqu’il s’agit de rendre compte du progrès culturel humain, ce qui semble évoquer par avance la position que Nietzsche défendra au § 224 d’Humain, trop humain : la lutte pour l’existence n’est pas « l’unique point de vue » pertinent pour expliquer le « progrès intellectuel »34. C’est le même genre d’approche évolutionniste nuancée qu’on trouve déjà sous la plume de Bagehot. Certes, Physics and Politics commence par faire droit au principe darwinien de la sélection de groupe35 : dans la compétition récurrente entre les groupes humains qui s’est jouée depuis la préhistoire, certaines caractéristiques individuelles qui étaient en outre héréditaires se sont révélées avantageuses au groupe et ont ainsi été naturellement sélectionnées. Ce fut le cas en particulier de dispositions sociales qui, comme la fibre légale, étaient susceptibles de donner un ascendant militaire : selon Bagehot, « la civilisation débute parce que le début de la civilisation est un avantage militaire »36.

  • 37 L’expression « darwinisme social » est toutefois une facilité de langage que je corrige par des g (...)

12Mais au rebours d’un « darwinisme social » classique37, Bagehot veut aussi souligner que cette logique initiale n’aurait jamais accouché d’une civilisation européenne moderne. Car quelle qu’ait pu être son utilité militaire, la discipline coutumière tendait par ailleurs à étouffer l’innovation et à consacrer l’habitude. Elle figeait donc le développement social à son stade initial. Pour qu’une dynamique de progrès devienne possible de manière durable, il fallait au contraire que le penchant à la variation cesse dans une certaine mesure d’être réprimé, ce qui ne s’est produit que dans certains contextes nationaux et de manière tout à fait partielle :

  • 38 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 68, ma traduction (voir également Physics and Politics, (...)

« On peut comprendre pourquoi tant de nations n’ont pas varié quand on voit combien la variation est honnie ; combien chacun s’y oppose ; et à quel point ce ne sont pas seulement les conservateurs qui cherchent à l’extirper, mais aussi les vrais innovateurs qui inventent des mesures extrêmement strictes pour réprimer les “monstruosités et anomalies”, ces formes nouvelles qui, une fois sélectionnées et mises à l’épreuve, permettent au meilleur de se conserver pour l’avenir »38.

  • 39 Cf. Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 224 / KSA 2, p. 188.

On voit ici comment la théorie nietzschéenne de l’« infection du nouveau » et de l’« ennoblissement par dégénérescence », exposée au § 224 d’Humain, trop humain, a pu être stimulée par les réflexions de Bagehot : Nietzsche ira jusqu’à dire dans ce paragraphe que « les natures en dégénérescence sont de la plus haute importance partout où un progrès doit s’opérer »39, ce qui évoque assez directement les « monstruosités et anomalies » de Bagehot.

Une première réception nietzschéenne au cours de la décennie 1870

  • 40 Cf. Fr. Nietzsche, Fragments posthumes (désormais FP), été-automne 1873 / KSA 7, 29 [197], p. 710
  • 41 Cf. Fr. Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 8, in : Œuvres I, p. 649-650 / KSA 1, p. 420.
  • 42 Cf. Lettre de Nietzsche à Paul Rée, début août 1877 / KGB II 5, no 643 et lettre de Nietzsche à E (...)
  • 43 Je remercie Helmut Heit de m’avoir transmis une version numérisée de l’exemplaire personnel de Ni (...)
  • 44 C’est ce qu’ont fait avec raison G. Campioni et al. dans : Nietzsches persönliche Bibliothek, p.  (...)
  • 45 Sur « les ouvriers de la philosophie et les hommes de science en général »,
    cf. Fr. Nietzsche, Pa (...)
  • 46 Respectivement : 1 occurrence sur <www.nietzschesource.org (Lubbock), 3 occurrences (Tylor), 2 oc (...)
  • 47 Cf. E. Salanskis, « Nietzsche et “la grande préhistoire de l’humanité” : l’anthropologie d’Aurore(...)

13Quand au juste Nietzsche a-t-il lu Bagehot et avec quelles conséquences immédiates pour sa pensée ? Bagehot n’est mentionné qu’à quatre reprises dans l’ensemble du corpus nietzschéen : ce nom apparaît seulement dans une note posthume lapidaire de 187340, dans une citation élogieuse de Schopenhauer éducateur (1874)41, et finalement dans deux lettres de la correspondance, datées respectivement de 1877 et 187942. Notons en outre qu’on ne trouve aucune annotation manuscrite sur l’exemplaire de Der Ursprung der Nationen que Nietzsche possédait (aujourd’hui conservé à la bibliothèque Anna Amalia de Weimar sous la cote C376), mais que le livre contient en revanche plusieurs pages cornées, conformément à la pratique nietzschéenne du Eselsohr : sont ainsi cornées les p. 215-216-217-218 et de nouveau les p. 227-22843. On peut dès lors interpréter ces Eselsohren comme des traces de lecture au sens large44. Ces indices d’un dialogue avec Bagehot peuvent certes sembler peu nombreux au premier abord, mais on aurait tort d’en conclure que l’auteur de Physics and Politics n’a joué qu’un rôle marginal pour la réflexion nietzschéenne, ceci pour deux raisons. Premièrement, Nietzsche n’a pas coutume de rendre des hommages publics à ses contemporains savants, même quand il a beaucoup consulté et utilisé leurs ouvrages. Le savant n’est en effet d’un point de vue nietzschéen qu’un instrument du philosophe législateur : il doit demeurer dans l’ombre qui sied à un « ouvrier »45. On montrerait notamment que Nietzsche a réservé le même traitement aux anthropologues John Lubbock et Edward Tylor, au psychologue Théodule Ribot ou au physiologiste Wilhelm Roux46, sans que ces auteurs puissent être considérés comme mineurs pour la genèse d’idées philosophiques aussi typiquement nietzschéennes que le concept de moralité des mœurs, la critique de la fiction du « moi » et l’hypothèse de la volonté de puissance47. Deuxièmement, même si les références explicites de Nietzsche à Bagehot sont effectivement rares, elles interviennent dans deux contextes déterminants qui les rendent particulièrement significatives et que j’examinerai successivement ci-dessous.

Bagehot en tant que « chercheur rigoureux »

  • 48 Thomas Brobjer a certes tenté de démontrer que Nietzsche possédait une connaissance modeste de l’ (...)

14Le premier contexte est méthodologique : il correspond à la citation de Schopenhauer éducateur et au tout premier fragment posthume où Bagehot est nommé, le fragment 29 [197], daté de l’été ou de l’automne 1873 par l’édition Colli-Montinari. En réalité, cette datation est sans doute légèrement inexacte, dans la mesure où ce fragment fait déjà allusion à un passage de Der Ursprung der Nationen dont Nietzsche a corné les pages sur son exemplaire personnel, et qu’il cite ensuite dans Schopenhauer éducateur, en 1874. Or Der Urpsrung der Nationen ne peut pas avoir été publié avant 1874 : non seulement parce que la date de parution officielle indiquée par l’éditeur Brockhaus est justement 1874, mais aussi parce que la préface d’Isidor Rosenthal est elle-même datée du 7 février 1874. En outre, l’édition anglaise originale est absente de la bibliothèque personnelle de Nietzsche et le niveau d’anglais de Nietzsche ne lui aurait de toute façon pas permis d’en faire une lecture suivie par ses propres moyens48. Même si des interrogations peuvent subsister sur la datation précise du fragment 29 [197], il est en tout cas raisonnable de supposer que la date suggérée par l’édition Colli-Montinari est quelque peu erronée : Nietzsche (qui dictait à l’époque ses réflexions à son ami Carl von Gersdorff en raison de problèmes oculaires persistants) pourrait avoir continué à utiliser le même cahier U II 2 au moins pendant les premiers mois de l’année 1874. Des recherches ultérieures seront toutefois nécessaires pour établir ce point avec certitude.

  • 49 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873 / KSA 7, 29 [197], p. 710, ma traduction.

15Quoi qu’il en soit de ce problème philologique de chronologie, la dernière phrase du fragment 29 [197] dit littéralement ceci : « La méfiance des chercheurs rigoureux envers tout système déductif, cf. Bagehot »49. Sur le fond, il s’agit donc d’une note préparatoire en vue du § 8 de Schopenhauer éducateur, où on lit cette fois un éloge explicite et appuyé de l’« impartial Anglais » Bagehot :

  • 50 Fr. Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 8, in : Œuvres I, p. 649-650 /KSA 1, p. 420, trad. modif (...)

« Il est hors de doute que du côté des sciences particulières on se montre à présent plus logique, plus prudent, plus modeste, plus inventif, bref, qu’on procède plus philosophiquement que parmi les soi-disant philosophes ; si bien que tout le monde approuvera l’impartial Anglais Bagehot lorsqu’il dit de ces modernes constructeurs de systèmes : “Qui n’est convaincu presque d’avance que leurs prémisses renferment un singulier mélange de vérité et d’erreur, et que par suite il ne vaut pas la peine de réfléchir aux conséquences ? La clôture achevée de ces systèmes attire peut-être la jeunesse et impressionne les novices, mais les hommes cultivés ne se laissent pas éblouir. Ils sont toujours prêts à accueillir favorablement des suggestions et des suppositions, et la moindre vérité leur est bienvenue – mais un grand livre rempli de philosophie déductive éveille leurs soupçons. D’innombrables principes abstraits et non démontrés ont été assemblés à la hâte par des tempéraments sanguins, puis étirés soigneusement en longueur dans des livres et des théories, afin d’expliquer tout l’univers. Mais l’univers se moque de ces abstractions, et ce n’est pas merveille, car elles se contredisent entre elles” »50.

  • 51 W. Bagehot, Physics and Politics, p. 191.

Cette citation appelle immédiatement deux brèves remarques formelles. D’une part, Nietzsche s’est permis de modifier l’agencement des phrases en citant le texte de Bagehot : il a en effet inséré le passage qui va de « Qui n’est convaincu presque d’avance » à « réfléchir aux conséquences » avant celui qui va de « La clôture achevée » à la fin du texte, alors que l’ordre initial était inverse aux pages 216-217 de Der Ursprung der Nationen (que Nietzsche a précisément cornées). Il ne s’agit donc pas d’une citation absolument littérale. D’autre part, Nietzsche a corrigé ce qui lui est vraisemblablement apparu comme une coquille ponctuelle d’Isidor Rosenthal, qui avait écrit « Wer ist nicht fest im voraus überzeugt » (« Qui n’est fermement convaincu d’avance ») au lieu de « Wer ist nicht fast im Voraus überzeugt » (« Qui n’est convaincu presque d’avance »), formulation plus courante en allemand. En réalité, le texte anglais porte ici « Who is not almost sure beforehand », ce qui signifie plutôt « Qui n’est presque certain d’avance » 51. La correction de Nietzsche ne semble donc pas reposer sur une lecture directe de l’original anglais, que ses piètres talents d’angliciste ne lui auraient effectivement pas permise. À la limite, Nietzsche (ou Gersdorff ?) pourrait même avoir commis un simple lapsus de lecture, mais je laisserai cette question en suspens, faute d’éléments empiriques pour trancher.

  • 52 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1 / KSA 2, p. 23.

16On peut maintenant s’interroger sur l’intérêt qu’il y avait pour Nietzsche à citer ce passage précis de Der Ursprung der Nationen dans le contexte de sa troisième Considération inactuelle, d’autant plus qu’il s’agit de l’unique citation explicite de Bagehot dans toute l’œuvre publiée de Nietzsche. Il me semble que cette référence trahit toute l’ambivalence de Nietzsche vis-à-vis de Schopenhauer dans l’Inactuelle qui est censée lui rendre hommage. En apparence, Nietzsche dénonce à la suite de Schopenhauer les méfaits d’une philosophie universitaire stipendiée par l’État. Mais implicitement, le jeune professeur en profite aussi pour critiquer le faiseur de système que fut Schopenhauer lui-même. Nietzsche paraît même regretter à mots couverts son enthousiasme juvénile pour la métaphysique schopenhauérienne : quand il affirme avec Bagehot qu’un « grand livre rempli de philosophie déductive » ne peut séduire que des « novices » (Unerfahrnen), l’allusion à sa propre découverte du Monde comme volonté et représentation en 1865, alors qu’il n’avait que 21 ans, est transparente. En outre, l’idée que les sciences particulières procèdent de façon plus logique, plus prudente et même plus philosophique que ceux qui font profession d’être philosophes annonce déjà, sur le plan méthodologique, la démarche renouvelée qui sera revendiquée dans Humain, trop humain en 1878 : c’est-à-dire une « philosophie historique » qui « ne doit absolument plus être conçue comme séparée de la science de la nature »52. On sent bien dès 1874 que Nietzsche a plus d’admiration pour l’approche de Bagehot que pour celle de Schopenhauer et qu’il se prépare déjà à emprunter cette voie bagehotienne.

Bagehot dans la constellation évolutionniste : la notion d’élevage

  • 53 Cf. Lettre de Nietzsche à Paul Rée, début août 1877 / KGB II 5, no 643, ma traduction.
  • 54 Cf. Lettre de Nietzsche à Ernst Schmeitzner, 28 décembre 1879 / KGB II 5, no 921. Il s’agissait d (...)

17L’autre contexte caractéristique où Nietzsche cite nommément Bagehot est évolutionniste : dans une lettre à Paul Rée qui date du début août 1877, Nietzsche évoque une série de conversations qu’il a eues avec l’éditeur anglais de la revue Mind, George Croom Robertson, « au sujet de Darwin, Bagehot, etc. »53. Et dans une lettre ultérieure adressée en 1879 à l’éditeur Ernst Schmeitzner, Nietzsche mentionne cette fois Bagehot immédiatement après les Data of Ethics de Herbert Spencer54. Ces deux lettres prises ensemble confirment que Nietzsche situe l’essayiste anglais dans la constellation évolutionniste de la deuxième moitié du xixe siècle, mais surtout qu’il le met au niveau des deux plus grands noms de cette littérature à l’époque : Darwin et Spencer.

  • 55 Sur ce point, cf. E. Salanskis, « Un prisme de la pensée historique de Nietzsche : l’élevage ».

18Nietzsche avait effectivement des raisons d’accorder une telle importance à Bagehot en tant que théoricien de l’évolution. Car on peut montrer que c’est précisément à Der Ursrung der Nationen que Nietzsche a initialement emprunté la notion évolutionniste d’élevage (Züchtung), qui devait ensuite jouer un rôle capital pour sa philosophie55. Cet emprunt est documenté par un fragment posthume qui figure de nouveau dans le cahier U II 2, et qui a donc été daté lui aussi de 1873 par l’édition Colli-Montinari, mais sans doute à tort, pour la raison chronologique déjà indiquée dans la section III.1. Cette note contient en effet un résumé de la doctrine bagehotienne de l’émergence des nationalités, comme l’atteste l’extrait ci-dessous :

  • 56 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873, 29 [48] / KSA 7, p. 646, ma traduction.

« […] la nationalité n’est le plus souvent que la conséquence de mesures rigides de gouvernement, c’est-à-dire d’une sorte d’élevage par une violence et un domptage d’ensemble, en plus de la contrainte de se marier, de parler et de vivre les uns avec les autres »56.

On reconnaît ici la théorie de Bagehot déjà présentée dans la deuxième partie de cet article : les nationalités sont à l’origine des variétés d’élevage obtenues par « un pouvoir englobant qui tient les hommes ensemble ».

  • 57 Cf. Ch. Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, p. 28-29.

19En l’occurrence, il est même possible d’identifier le passage plus précis de Der Ursprung der Nationen auquel Nietzsche fait allusion : il s’agit d’une page critique où Bagehot conteste la position de Darwin selon laquelle il serait impropre de parler d’une sélection artificielle de l’homme par l’homme en quelque sens que ce soit. L’argument de Darwin dans La Filiation de l’homme était que, même en admettant qu’une telle sélection artificielle ait pu être inconsciente plutôt que méthodique, « aucune race ou aucun groupe d’hommes n’ont été assez complètement asservis par d’autres hommes » pour que la notion de sélection inconsciente puisse s’appliquer à la situation avec pertinence57. Or Bagehot répond à Darwin dans les termes exacts que Nietzsche a relevés dans son fragment 29 [48] :

  • 58 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 167, ma traduction.

« La plupart des hommes imitent le plus souvent ce qu’ils voient, et prennent le ton de ce qu’ils entendent ; et c’est ainsi que se forme un type établi, un caractère prononcé. Mais ce processus n’est pas seulement de nature spirituelle. Je ne puis concéder, quoi qu’en disent les plus grandes autorités, que la “sélection inconsciente” n’ait pas contribué à engendrer l’homme. Si ni cette sélection-ci ni la sélection consciente ne se sont produites, comment se fait-il que soient venues à l’existence ces nombreuses variétés, qui ont dû naître de l’élevage (die durch Züchtung entstanden sein müssen), bien que nous leur donnions le nom de nations ? »58.

Dans cette citation, Bagehot mélange des facteurs darwiniens (sélection des reproducteurs) et lamarckiens (hérédité des caractères acquis), dans le cadre d’un lamarcko-darwinisme qui était en fait très courant dans la deuxième moitié du xixe siècle. Or c’est aussi ce que fait le jeune Nietzsche dans son fragment 29 [48], qui plus est pour résoudre le même problème, c’est-à-dire pour rendre compte de l’origine des nations. Il s’agit donc manifestement d’une note de lecture de Nietzsche au sujet de Der Ursprung der Nationen : la première occurrence du vocabulaire nietzschéen de la Züchtung provient effectivement de Bagehot.

  • 59 Fr. Nietzsche, FP, printemps-été 1875, 5 [25] / KSA 8, p. 46, ma traduction.

20Notons que cette source peut aussi expliquer pourquoi Nietzsche raisonnait dès 1875 sur l’élevage grec, dans une perspective à la fois biologique et culturelle, en notant des réflexions comme celle-ci dans ses cahiers : « Là où quelque chose de grand apparaît, avec une certaine durée, nous pouvons remarquer auparavant un élevage soigneux, par exemple chez les Grecs »59. C’est bien le lamarckisme culturel de Bagehot qui paraît sous-tendre ce type de considérations : l’idée sous-jacente étant que des mœurs contraignantes maintenues pendant une très longue durée ont pu transformer directement l’hérédité humaine, par une sorte d’élevage social inconscient qui venait s’ajouter aux effets directs des mariages. Dès la décennie 1870, c’est ainsi dans le sillage de Bagehot que le jeune Nietzsche apprend à penser la culture humaine comme un élevage.

Le dialogue implicite de la Généalogie de la morale avec Bagehot

21Cet aspect nous permet maintenant d’aborder le deuxième traité de la Généalogie de la morale sous l’angle de la réception de Bagehot, car Nietzsche prolonge son dialogue implicite avec Der Ursprung der Nationen dans au moins deux passages cruciaux du traité.

Un élevage préhistorique par la « moralité des mœurs »

  • 60 Fr. Nietzsche, Aurore, § 9 / KSA 3, p. 21-22.
  • 61 Cf. GM, II § 2 / KSA 5, p. 293.

22Le § 2 revient d’abord sur le concept de « moralité des mœurs » que Nietzsche avait introduit six ans plus tôt dans Aurore. La thèse d’Aurore était qu’au cours d’une longue période archaïque s’étendant sur plusieurs millénaires, la moralité n’était « rien d’autre […] que l’obéissance aux mœurs, de quelque nature qu’elles puissent être »60. Dans la Généalogie de la morale, cette thèse directrice n’est pas remise en question, mais la moralité des mœurs est désormais caractérisée comme un « véritable travail accompli par l’homme sur lui-même pendant l’ère la plus longue de l’espèce humaine », c’est-à-dire encore comme un « travail préhistorique » de l’homme61. Or cette caractérisation assimile le travail préhistorique des mœurs à un élevage, comme le suggérait par avance le célèbre incipit du deuxième traité, où le verbe heranzüchten est explicitement prononcé :

  • 62 Idem, II, § 1 / KSA 5, p. 291.

« Élever un animal qui soit en droit de promettre – n’est-ce pas là justement la tâche paradoxale que la nature s’est fixée eu égard à l’homme ? n’est-ce pas le véritable problème de l’homme ?… »62.

  • 63 Idem, II, § 2 / KSA 5, p. 293, trad. légèrement modifiée. Je préfère rendre berechenbar par « pré (...)
  • 64 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 31, ma traduction.

De nouveau, c’est un lamarckisme culturel à la Bagehot qui semble expliquer que la moralité des mœurs ait pu agir comme un élevage. Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point les termes de Nietzsche au § 2 sont proches de ceux de Bagehot : la Généalogie de la morale affirme que « grâce à la moralité des mœurs et à la camisole de force sociale, l’homme a réellement été rendu prévisible »63 ; or Der Ursprung der Nationen soulignait la nécessité originelle d’un « filet de la coutume » et d’un « pouvoir englobant qui tient les hommes ensemble, qui leur demande autant que possible de faire la même chose, qui leur dit ce qu’ils ont à attendre les uns des autres, qui les rend uniformes et les maintient dans cette uniformité »64. La problématique est fondamentalement la même chez les deux auteurs : il a d’abord fallu éduquer socialement les hommes à l’obéissance pour les rendre uniformes et mutuellement prévisibles. Et malgré la tyrannie apparemment déraisonnable de ce moment coutumier, il acquiert rétrospectivement une valeur au vu de ce qu’il a rendu possible.

  • 65 GM, II, § 2 / KSA 5, p. 293.

23On assiste donc, chez Nietzsche comme chez Bagehot, au même genre de valorisation paradoxale des sociétés coutumières : il faut voir plus loin et regarder « là où l’arbre finit par porter ses fruits »65. Mais précisons qu’il s’agit seulement d’une grille de lecture générale et qu’on ne peut pas en conclure, pour autant, que Nietzsche souscrirait pleinement au système de valeurs de Bagehot. Chez Nietzsche, le fruit ultime de la moralité des mœurs n’est plus une liberté politique à l’anglaise, mais un « individu souverain » dont la « liberté » n’est rien de plus que la maîtrise de soi assurée par un instinct dominant :

  • 66 Ibid.

« Si d’autre part nous nous portons au terme de ce formidable processus, là où l’arbre finit par porter ses fruits, où la société avec sa moralité des mœurs finit par exposer au grand jour en vue de quoi elle n’était que moyen : ce que nous trouvons, le fruit le plus mûr que porte son arbre, c’est l’individu souverain, celui qui n’est pareil qu’à lui-même, celui qui s’est dégagé de nouveau de la moralité des mœurs, l’individu autonome et surmoral (car “autonome” et “moral” sont exclusifs l’un de l’autre), bref, l’homme doué d’une volonté propre, indépendante, longue, qui a le droit de promettre – et en lui la conscience orgueilleuse, qui fait vibrer tous ses muscles, de ce qui a fini par être conquis et par s’incarner en lui, une véritable conscience de sa puissance et de sa liberté, un sentiment d’accomplissement de l’homme en général »66.

  • 67 Cf. Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, respectivement § 203 / KSA 5, p. 126 et § 4 / KSA 5, p.  (...)

On voit bien ici que Nietzsche ne s’exprime pas dans le même langage axiologique que Bagehot, et cette attitude n’a rien de surprenant de la part d’un philosophe qui prétend à la fois engager une transvaluation de toutes les valeurs et élaborer un « nouveau langage »67. Ce qui se conserve d’un auteur à l’autre est un certain type de valorisation rétrospective du « filet de la coutume », en tant qu’élevage.

La généalogie des premiers États

24Je voudrais maintenant évoquer un autre aspect du dialogue implicite de Nietzsche avec Bagehot au deuxième traité, qui porte cette fois sur le problème de la genèse des premiers États. Le sous-texte que constitue Der Ursprung der Nationen apporte en effet un éclairage sur une difficulté centrale du deuxième traité, qui est l’hypothèse de Nietzsche sur l’origine de la « mauvaise conscience », exposée au § 16.

  • 68 Cf. GM, II, § 16 / KSA 5, p. 321-322.
  • 69 Idem, II, § 17 / KSA 5, p. 324.

25Cette hypothèse implique, rappelons-le, qu’une mutation historique brutale a un jour fait de l’homme un être « définitivement prisonnier de l’envoûtement de la société et de la paix »68, dont les pulsions ont dès lors dû se tourner vers l’intérieur par manque de débouchés extérieurs licites. Or Nietzsche souligne dans ce contexte le rôle des premiers États, qui ont dû insérer « une population jusqu’alors sans frein et sans structure dans une forme fixe »69. C’est quand Nietzsche précise ce qu’il entend par « État » dans ce cadre archaïque qu’on voit ressurgir sous sa plume le réalisme historique brutal de Bagehot :

  • 70 Ibid.

« J’ai employé le mot d’“État” : on comprendra sans peine à qui il renvoie – quelques bandes de bêtes de proie blondes, une race de conquérants et de maîtres qui, pourvue d’une organisation guerrière et de la force d’organiser, n’hésite pas à planter ses griffes terrifiantes sur une population peut-être formidablement supérieure en nombre, mais encore dénuée de structure, encore vagabonde. C’est bien de cette manière que commence l’“État” sur terre : je crois que l’exaltation qui le fait commencer par un “contrat” a fait son temps »70.

  • 71 Ibid.

Ici, le sarcasme adressé par Nietzsche aux théories du contrat social fait manifestement écho à la perspective historique anti-contractualiste qui était celle de Bagehot : comme nous l’avons vu plus haut, Bagehot suggère déjà que ce n’est pas par des contrats que les États sont nés, mais par des conquêtes militaires à la faveur desquelles « des individus forts et avides » se sont emparés de petits groupes d’hommes pour leur donner forme. Remarquons au passage que Nietzsche accorde lui aussi beaucoup d’importance à cette question de la donation de forme par un État coercitif : il répétera au § 17 que « l’“État” le plus ancien » a exercé sa tyrannie jusqu’à ce que le peuple-matériau « ait fini par être non seulement pétri de part en part et docile, mais encore formé »71. Là encore, les convergences avec Der Ursprung der Nationen semblent manifestes, y compris au niveau des formulations : on se souvient du « et leur donnèrent la forme qui leur plaisait » de Bagehot traduit par Isidor Rosenthal.

  • 72 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 29, ma traduction.
  • 73 Cf. E. Salanskis, Études sur la Généalogie de la morale. Le projet, ses sources et son horizon, c (...)
  • 74 Cf. GM, II, § 4 / KSA 5, p. 297.

26Si c’est bien à la théorie des premiers États de Bagehot que Nietzsche se réfère implicitement dans ce passage, alors cette référence apporte en outre un éclairage sur le rapport de succession chronologique qui existe entre la moralité des mœurs, évoquée au § 2, et la coercition étatique génératrice de mauvaise conscience, décrite aux § 16-17. En effet, Bagehot soutenait pour sa part que les sociétés antiques dotées d’un État relativement complexe avaient été précédées par « un âge encore plus ancien » et « un lien social bien plus originel »72. La notion même d’« âge préliminaire » visait à désigner ce passé reculé au cours duquel notre « fibre légale » avait été progressivement modelée par le « filet de la coutume ». Or, au deuxième traité de la Généalogie, tout se passe comme si Nietzsche reprenait fondamentalement cette chronologie à son compte, mais pour y inscrire sa propre thèse généalogique selon laquelle la mauvaise conscience (schlechtes Gewissen) doit être distinguée de la conscience de responsabilité (Gewissen tout court ou Verantwortlichkeit). Comme je le soutiens dans une monographie à paraître, cette thèse peut être considérée comme le fil conducteur argumentatif du deuxième traité73. Elle permet en particulier de rendre compte de la construction apparemment digressive et accidentée du traité : en effet, tout l’incipit porte sur l’élevage d’un individu souverain et « en droit de promettre », c’est-à-dire possédant un sens de sa propre responsabilité qu’il appelle sa « conscience » (Gewissen). Mais après cette ouverture formée par les trois premiers paragraphes, Nietzsche interrompt brusquement l’examen de cette forme initiale de Gewissen, pour poser une autre question généalogique : « Mais comment donc cette autre “ténébreuse affaire”, la conscience de la faute, toute la “mauvaise conscience”, est-elle venue au monde ? »74. Bien des commentateurs ont cru ici à une digression ou à un zigzag incohérent, mais dans cette interrogation, l’information décisive me paraît être que la conscience de faute ou « mauvaise conscience » n’a pas la même provenance généalogique que la conscience de responsabilité évoquée dans l’incipit.

  • 75 Comme le souligne le § 3 du deuxième traité.

27On peut désormais comprendre les raisons de cette différence généalogique en utilisant à la fois la chronologie de Bagehot et ses concepts de « filet de la coutume » et de « fibre légale ». Le « filet de la coutume » des sociétés primitives conduisait certes à châtier, et même à châtier avec cruauté75, mais ces pratiques punitives n’ont fait que modeler graduellement une « fibre légale », c’est-à-dire une forme de mémoire de la volonté à laquelle Nietzsche assimile la notion de Gewissen. On s’est en revanche mépris sur le châtiment en lui attribuant la fonction psychologique d’éveiller un sentiment de culpabilité, comme l’expliquera la suite du deuxième traité :

  • 76 GM, II, § 14 / KSA 5, p. 319.

« Dans l’ensemble, le châtiment endurcit et rend froid ; il concentre ; il aiguise le sentiment d’aliénation ; il avive la force de résistance. S’il lui arrive de briser l’énergie et de parvenir à susciter une prostration et un abaissement de soi misérables, c’est là un résultat à coup sûr encore moins réconfortant que l’effet moyen du châtiment : lequel se caractérise par un sérieux aride et sombre. Mais si l’on pense aux millénaires antérieurs à l’histoire de l’homme, on est en droit d’émettre sans réserve ce jugement que c’est précisément le châtiment qui a retardé le plus vigoureusement le développement du sentiment de culpabilité – eu égard du moins aux victimes sur lesquelles se déchaînait la violence punitive »76.

Dans le vocabulaire de Bagehot, on pourrait dire que la « fibre légale » n’est pas encore une conscience de faute ou une mauvaise conscience, et que ce point doit impérativement être pris en compte afin d’éviter un anachronisme majeur en matière de généalogie de la morale.

  • 77 Idem, II, § 15 / KSA 5, p. 321.
  • 78 Sur le thème de la domestication par sélection artificielle, cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nat (...)
  • 79 GM, II, § 16 / KSA 5, p. 323.

28Il importe pour finir d’analyser le vocabulaire zoologique dans lequel Nietzsche exprime cette psychologie contre-intuitive du châtiment. Le § 15 du deuxième traité indiquera que « le châtiment dompte l’homme », mais qu’« il ne le rend pas “meilleur” »77. Or derrière ce vocabulaire du domptage ou de l’apprivoisement (Zähmung), qui pourrait passer à première vue pour une métaphore anodine, on peut désormais détecter une allusion à la problématique de l’élevage qui est commune à Bagehot et à Nietzsche. La Zähmung est en effet le contraire d’un véritable élevage ou d’une Züchtung : elle ne transforme pas les instincts héréditaires de l’animal qui y est soumis, mais se contente de modifier superficiellement son comportement extérieur, en utilisant la peur comme levier d’action principal. Ce qu’on obtient ainsi est donc un apprivoisement ponctuel, qui ne produit pourtant aucune domestication durable : soit parce que le mode de vie qu’il s’agirait d’incorporer n’a pas le temps de s’inscrire dans l’hérédité (logique lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis), soit parce qu’aucune sélection des reproducteurs n’a été opérée pour trier les instincts héréditaires souhaités (logique darwinienne de la sélection artificielle)78. C’est bien cet arrière-plan évolutionniste que Nietzsche a en tête tout au long du deuxième traité, en particulier quand il parle de « cet animal qui s’écorche à force de se jeter contre les barreaux de sa cage, et que l’on veut “dompter” »79. Lorsqu’on prend cet aspect en considération, la thèse capitale et non métaphorique du deuxième traité devient que la « mauvaise conscience » n’a pas été produite pas l’élevage préhistorique de la moralité des mœurs, mais seulement par un apprivoisement ultérieur, lié à un processus d’étatisation coercitive dont les conséquences subsistent jusqu’à aujourd’hui, notamment parce qu’on les a interprétées en termes de « faute » dans le cadre d’une culture ascétique. Thèse qui doit manifestement beaucoup à Bagehot, même si la psychologie pulsionnelle nietzschéenne va bien au-delà des enseignements de Der Ursprung der Nationen.

Conclusion

  • 80 Idem, II, § 12 / KSA 5, p. 313.

29Bagehot a donc bel et bien été pour Nietzsche un compagnon généalogiste de première importance. Dès 1874, le jeune Nietzsche a vu en lui un chercheur rigoureux et un théoricien original de l’évolution humaine, en particulier pour penser notre histoire au prisme de l’élevage, en croisant biologie et culture dans une perspective anthropologique de longue durée. Mais cette admiration pour « l’impartial Anglais » ne s’est pas réellement démentie par la suite, car cette source est demeurée une inspiration en 1887 pour les réflexions du deuxième traité de la Généalogie de la morale sur la conscience de responsabilité et la « mauvaise conscience ». Si Bagehot n’est pas nommé au côté des autres « Anglais » de la Généalogie, comme Spencer, Buckle ou Rée, c’est peut-être précisément parce qu’il n’est pas enveloppé dans la même condamnation qu’eux. Nietzsche ne pouvait en effet reprocher à Bagehot un manque d’esprit historique ou une naïveté téléologique, alors qu’il savait que Physics and Politics avait au contraire formulé par avance un enseignement généalogique essentiel : l’arbre des sociétés coutumières a fini par produire beaucoup plus tard un tout autre fruit, ce qui veut dire que « la cause de l’émergence d’une chose et son utilité à terme, son application réelle et son intégration à un système de buts sont des choses séparées toto coelo »80. Seul un compagnon savant et audacieux aurait pu comprendre cela avant la Généalogie de la morale – et on lui pardonnerait presque d’être Anglais.

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Notes

1 Fr. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale (désormais GM), Préface, § 7 / KSA 5, p. 254.

2 Ibid.

3 Idem, respectivement : préface, § 4 / KSA 5, p. 251 ; I, § 2 / KSA 5, p. 259 ; I, § 17 / KSA 5, p. 289.

4 Idem, I, § 3 / KSA 5, p. 261.

5 Idem, I, § 4 / KSA 5, p. 262. Cf. également H. Buckle, History of Civilization in England.

6 Cf. Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 228 / KSA 5, p. 163-165, § 252 /KSA 5, p. 195-196. Le mot « cant » désigne communément en anglais des paroles creuses ou hypocrites, mais Nietzsche y voit spécifiquement une forme de « tartufferie morale ».

7 Cf. Th. H. Brobjer, Nietzsche and the “English”. The Influence of British and American Thinking on His Philosophy, p. 12.

8 Cf. S. Donadio, « Walter Bagehot (1826-1877) », p. 186.

9 Cf. W. Bagehot, Collected Works in Fifteen Volumes.

10 Cf. D. H. Roberts, « Walter Bagehot: a Brief Biography » ; V. Bogdanor, The Monarchy and the Constitution, p. 41.

11 Cf. A. Buchan, The Spare Chancellor: The Life of Walter Bagehot, ainsi que W. Wilson, « A Literary Politician ».

12 Cf. Ch. Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, p. 117, 130, 132, 183.

13 N. St John-Stevas, Walter Bagehot, p. 6, ma traduction.

14 Cf. W. Bagehot, Physics and Politics, or Thoughts on the Application of the Principles of “Natural Selection” and “Inheritance” to Political Society.

15 Cf. The Fortnightly Review, vol. 8, p. 518-538 ; The Fortnightly Review, vol. 9, p. 453-470 ; The Fortnightly Review, vol. 12, p. 58-72.

16 Respectivement : « Betrachtungen über den Einfluss der natürlichen Zuchtwahl und der Vererbung auf die Bildung politischer Gemeinwesen » et « Thoughts on the Application of the Principles of “Natural Selection” and “Inheritance” to Political Society ».

17 Cf. D. S. Thatcher, « Nietzsche, Bagehot and the Morality of Custom », p. 12, ma traduction.

18 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 3 : « Was mich hier aber angeht, ist, dass der einzelne Mensch selbst für das Auge der Wissenschaft als eine Antiquität erscheint ».

19 Ce vocabulaire du « sauvage » et du « primitif » est celui de l’anthropologie britannique de l’époque. Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 139, ainsi que J. Lubbock, Prehistoric Times, as Illustrated by Ancient Remains and the Manners and Customs of Modern Savages, p. 1. Sur l’analogie entre sauvage et primitif qui sert de cadre méthodologique à Lubbock, cf. E. Salanskis, « Nietzsche et “la grande préhistoire de l’humanité” : l’anthropologie d’Aurore comme renversement de perspective ».

20 W. Bagehot, Physics and Politics, p. 2.

21 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 3.

22 Il s’agissait plus haut de suggérer que l’homme est le produit d’une évolution progressive du système nerveux, qui convertit sans cesse les mouvements volontaires en mouvements automatiques.

23 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 8, ma traduction.

24 Idem, p. 167. Je reviendrai sur cette page 167 dans la section III.2 de l’article.

25 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 60, ma traduction.

26 Idem, p. 36, ma traduction. L’expression anglaise est « net of custom » dans le texte original : W. Bagehot, Physics and Politics, p. 29.

27 Idem, p. 31, ma traduction.

28 Cf. J. Lubbock, The Origin of Civilisation and the Primitive Condition of Man. Mental and Social Condition of Savages, ouvrage où Lubbock considère manifestement comme absurdes bien des croyances et des comportements dont il rapporte l’existence dans une perspective ethnographique. Cf. en particulier p. 5 : « Though savages always have a reason, such as it is, for what they do and what they believe, their reasons often are very absurd ».

29 Henry Maine avait publié en 1861 un important ouvrage sur le droit coutumier et patriarcal intitulé Ancient Law: Its Connection With the Early History of Society, and Its Relation to Modern Ideas. Maine était officiellement un whig, mais sa pensée politique se distingue par un scepticisme antidémocratique et par une conception illibérale de l’administration de l’empire britannique : cf. H. Maine, Popular Government. Four Essays, en particulier p. vii-viii, et K. Mantena, Alibis of Empire. Henry Maine and the Ends of Liberal Imperialism.

30 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 46, ma traduction. Pour rester au plus près du livre que Nietzsche a eu entre les mains, je traduis en l’occurrence la traduction allemande, en dépit du fait qu’elle est sans doute en partie erronée, étant donné que l’expression « made for them a fashion which they were attached to and kept » signifie probablement « leur donnèrent une forme à laquelle ils furent fixés et qu’ils conservèrent ».

31 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 36-37, ma traduction.

32 Cf. Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 20 / KSA 2, p. 41-42.

33 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 50.

34 Cf. Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 224 / KSA 2, p. 188.

35 En toute rigueur, Darwin n’introduira ce principe qu’en 1871 dans la première édition de The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex. Comme les trois articles de Bagehot parus en feuilletons dans la Fortnightly Review sont antérieurs à 1871, ou bien Bagehot a eu l’idée de la sélection de groupe de manière indépendante, ou bien il se réfère implicitement à la théorie de l’évolution d’Alfred Russel Wallace, qui incluait en fait ce facteur dès 1858 : sur ce point, cf. P. Bowler, Darwin Deleted. Imagining a World Without Darwin, p. 93.

36 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 61-62.

37 L’expression « darwinisme social » est toutefois une facilité de langage que je corrige par des guillemets, puisqu’il ne s’agit pas de la position personnelle de Darwin dans La Filiation de l’homme : cf. E. Salanskis, « Évolution ».

38 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 68, ma traduction (voir également Physics and Politics, p. 60). La référence aux « monstrosities and anomalies » est sous la plume de Bagehot une allusion à la théorie darwinienne de la variation, étant entendu que les variations sont la condition de possibilité de toute sélection dans un second temps.

39 Cf. Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 224 / KSA 2, p. 188.

40 Cf. Fr. Nietzsche, Fragments posthumes (désormais FP), été-automne 1873 / KSA 7, 29 [197], p. 710.

41 Cf. Fr. Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 8, in : Œuvres I, p. 649-650 / KSA 1, p. 420.

42 Cf. Lettre de Nietzsche à Paul Rée, début août 1877 / KGB II 5, no 643 et lettre de Nietzsche à Ernst Schmeitzner, 28 décembre 1879 / KGB II 5, no 921.

43 Je remercie Helmut Heit de m’avoir transmis une version numérisée de l’exemplaire personnel de Nietzsche.

44 C’est ce qu’ont fait avec raison G. Campioni et al. dans : Nietzsches persönliche Bibliothek, p. 129-130.

45 Sur « les ouvriers de la philosophie et les hommes de science en général »,
cf. Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 211 / KSA 5, p. 144.

46 Respectivement : 1 occurrence sur <www.nietzschesource.org> (Lubbock), 3 occurrences (Tylor), 2 occurrences (Ribot) et 6 occurrences (Roux).

47 Cf. E. Salanskis, « Nietzsche et “la grande préhistoire de l’humanité” : l’anthropologie d’Aurore comme renversement de perspective » ; W. A. Frezzatti Jr., Nietzsche e a psicologia francesa do século XIX, cap. 5 : « A multiplicidade e a filosofia da subjetividade em Nietzsche e Ribot », p. 135-159 ; W. Müller-Lauter, « L’organisme comme lutte intérieure. L’influence de Wilhelm Roux sur Friedrich Nietzsche ».

48 Thomas Brobjer a certes tenté de démontrer que Nietzsche possédait une connaissance modeste de l’anglais, mais même Brobjer admet que cette connaissance était insuffisante pour faire des lectures suivies en langue originale : cf. Th. Brobjer, Nietzsche and the “English”. The Influence of British and American Thinking on His Philosophy, p. 23. On pourrait ajouter qu’un des arguments de Nietzsche and the “English” pour prouver que Nietzsche avait malgré tout une compétence limitée en anglais est en réalité irrecevable et prouve même le contraire de ce que croit l’auteur : en effet, Brobjer remarque que les carnets de Nietzsche contiennent des extraits (en allemand) de l’ouvrage de Francis Galton intitulé Inquiries into Human Faculty and its Development. Mais Brobjer oublie justement de préciser que Nietzsche a eu besoin de se faire traduire cet ouvrage par la femme d’un pasteur américain qui était bilingue, ce qui confirme au contraire que l’anglais de Nietzsche n’était toujours pas suffisant en 1884 pour lire un texte théorique. À ce sujet, cf. Lettre de Nietzsche à Franz Overbeck, 7 avril 1884 / KGB III 2, no 23 et E. Salanskis, « The Realm of Human Breeding: Nietzsche’s Reception of Francis Galton’s Inquiries into Human Faculty and its Development », p. 289.

49 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873 / KSA 7, 29 [197], p. 710, ma traduction.

50 Fr. Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 8, in : Œuvres I, p. 649-650 /KSA 1, p. 420, trad. modifiée.

51 W. Bagehot, Physics and Politics, p. 191.

52 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1 / KSA 2, p. 23.

53 Cf. Lettre de Nietzsche à Paul Rée, début août 1877 / KGB II 5, no 643, ma traduction.

54 Cf. Lettre de Nietzsche à Ernst Schmeitzner, 28 décembre 1879 / KGB II 5, no 921. Il s’agissait de vérifier auprès de cet éditeur quelles œuvres de Bagehot avaient déjà été traduites en allemand.

55 Sur ce point, cf. E. Salanskis, « Un prisme de la pensée historique de Nietzsche : l’élevage ».

56 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873, 29 [48] / KSA 7, p. 646, ma traduction.

57 Cf. Ch. Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, p. 28-29.

58 W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 167, ma traduction.

59 Fr. Nietzsche, FP, printemps-été 1875, 5 [25] / KSA 8, p. 46, ma traduction.

60 Fr. Nietzsche, Aurore, § 9 / KSA 3, p. 21-22.

61 Cf. GM, II § 2 / KSA 5, p. 293.

62 Idem, II, § 1 / KSA 5, p. 291.

63 Idem, II, § 2 / KSA 5, p. 293, trad. légèrement modifiée. Je préfère rendre berechenbar par « prévisible » en raison du sous-texte bagehotien, où on trouve déjà l’idée d’un « pouvoir englobant » qui dit aux hommes « ce qu’ils ont à attendre les uns des autres ».

64 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 31, ma traduction.

65 GM, II, § 2 / KSA 5, p. 293.

66 Ibid.

67 Cf. Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, respectivement § 203 / KSA 5, p. 126 et § 4 / KSA 5, p. 18.

68 Cf. GM, II, § 16 / KSA 5, p. 321-322.

69 Idem, II, § 17 / KSA 5, p. 324.

70 Ibid.

71 Ibid.

72 Cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 29, ma traduction.

73 Cf. E. Salanskis, Études sur la Généalogie de la morale. Le projet, ses sources et son horizon, chap. 3.

74 Cf. GM, II, § 4 / KSA 5, p. 297.

75 Comme le souligne le § 3 du deuxième traité.

76 GM, II, § 14 / KSA 5, p. 319.

77 Idem, II, § 15 / KSA 5, p. 321.

78 Sur le thème de la domestication par sélection artificielle, cf. W. Bagehot, Der Ursprung der Nationen, p. 60. Bagehot cite lui-même Francis Galton sur les questions de domestication, et constitue donc probablement la première source de Nietzsche au sujet de Galton.

79 GM, II, § 16 / KSA 5, p. 323.

80 Idem, II, § 12 / KSA 5, p. 313.

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Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuel Salanskis, « Un compagnon généalogiste de Nietzsche : Walter Bagehot »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 51 | 2022, 177-203.

Référence électronique

Emmanuel Salanskis, « Un compagnon généalogiste de Nietzsche : Walter Bagehot »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 51 | 2022, mis en ligne le 30 mai 2022, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/5679 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.5679

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Auteur

Emmanuel Salanskis

Maître de conférences en philosophie, CREPHAC (UR 2326), Université de Strasbourg.

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