Navigation – Plan du site

AccueilNuméros51Nietzsche : le projet de la Généa...Nietzsche, penseur de l’histoire

Nietzsche : le projet de la Généalogie de la morale

Nietzsche, penseur de l’histoire

Du « sens historique » à l’exigence généalogique
Nietzsche as a Historical Thinker: From “Historical Sense” to “Genealogy”
Céline Denat
p. 85-113

Résumés

Cet article entend montrer que Nietzsche conçoit l’histoire comme n’étant pas simplement une pure discipline théorique, mais comme une dimension spécifique de l’existence humaine, impliquant une manière singulière de se rapporter au réel. Pour cette raison, elle doit être repensée en tant que « sens historique », plutôt que seulement comme science historique. À condition d’être convenablement pensé et maîtrisé, le sens historique est aux yeux de Nietzsche tout à la fois une condition du possible retour à la santé de l’homme moderne, et une vertu nécessaire du philosophe authentique, vertu qui apparaît pour finir comme un élément constitutif de la notion de « généalogie » que Nietzsche met en place en 1887.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Fr. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 7/KSA 6, p. 95 ; Ecce Hom (...)
  • 2 Fr. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, 4, « Des contempteurs du corps »/KSA 4, p. 39.
  • 3 Fr. Nietzsche, FP, printemps 1888/KSA 13, 15 [89], p. 458, et 16 [54],
    p. 504. Nietzsche se fait (...)
  • 4 Fr. Nietzsche, L’Antéchrist, § 26/KSA 6, p. 195 (trad. modifiée). Cf. Ecce Homo, « Le Cas Wagner  (...)

1Nietzsche n’a cessé d’adresser à ses prédécesseurs un double reproche : si leurs modes de pensée manquent selon lui le plus souvent de rigueur, c’est tantôt parce qu’ils cèdent à un excès consistant à ajouter aux objets qu’ils prétendent étudier des traits qui ne s’y rencontrent nullement ou à inventer des principes répondant à leurs propres besoins, et tantôt parce qu’ils souffrent de manques qui les rendent au contraire aveugles à certains aspects du réel. Dans ses derniers écrits, il évoquera ces manques en faisant appel à une formule latine récurrente – manière de souligner plaisamment le défaut de sérieux de ceux-là mêmes qui, s’exprimant dans cette langue savante, prétendaient pourtant à la plus grande rigueur : ainsi reproche-t-il d’une part à ses prédécesseurs leur tendance à la falsification « in psychologicis »1, et tout aussi bien – puisque « l’âme » ne saurait être conçue comme distincte du corps, mais bien comme « quelque chose qui appartient au corps »2 –, leur ignorance « in physiologicis »3. Ce qui a fait défaut à la plupart des philosophes, c’est le courage d’interroger la complexité du vivant qu’est l’homme, par-delà les dualismes et simplifications habituels qui font obstacle à tout questionnement authentique. Or à ces deux reproches, il faut en ajouter un troisième, tout aussi important et qui n’est à vrai dire qu’un aspect plus spécifique des deux précédents, avec lesquels il doit être pensé, ainsi que peut l’indiquer la similitude des formules dont Nietzsche fait usage à cet égard : les Européens modernes se montrent le plus souvent « insensibles » aux « exigences de l’honnêteté in historicis »4 – soit qu’ils falsifient le fragment du passé qu’ils entendent éclairer, soit qu’ils préfèrent substituer à la complexité du devenir historique comme tel un principe immuable, un être au profit duquel le devenir pourrait être légitimement négligé.

  • 5 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1/KSA 2, p. 223 (« Die historische Philosophie »), et § 2 (...)
  • 6 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1/KSA 2, p. 22.

2Ce reproche formulé en 1888 n’a rien de nouveau sous la plume de Nietzsche : dès 1878, les premiers paragraphes de Humain, trop humain exigeaient déjà l’avènement d’une philosophie nouvelle qu’il désignait précisément comme une « philosophie historique »5, solidaire d’une « méthode »6 originale, et susceptible de s’opposer à la pensée « métaphysique » qui partout recherche des essences éternelles et des origines absolues. Penser de manière historique, faire preuve de probité en matière d’histoire (in historicis), suppose d’envisager des termes prétendument exclusifs comme s’engendrant les uns les autres (l’égoïsme comme source de l’altruisme, la « vérité » comme n’étant qu’une forme d’erreur, etc.), d’interroger tout être comme résultant d’un devenir et comme toujours susceptible de changement. Pour cette raison, Nietzsche pourra, en 1885, définir sa propre philosophie de la façon suivante :

  • 7 Fr. Nietzsche, FP, juin-juillet 1885/KSA 11, 38 [14], p. 613. Cf. FP, avril-juin 1885/KSA 11, 34  (...)

« Ce qui nous sépare le plus radicalement du platonisme et du leibnizianisme, c’est que nous ne croyons plus à des concepts éternels, à des valeurs éternelles, à des formes éternelles, à des âmes éternelles ; et la philosophie, dans la mesure où elle est scientifique et non dogmatique, n’est pour nous que l’extension la plus large de la notion d’“histoire”. L’étymologie et l’histoire du langage nous ont appris à considérer tous les concepts comme devenus, beaucoup d’entre eux comme encore en devenir […] »7.

  • 8 On a donc affaire ici, comme souvent dans le « nouveau langage » de Nietzsche, à un sens étendu, (...)

La philosophie se doit d’être tout entière historique. Plus précisément, elle implique de repenser la notion même d’histoire en son « extension la plus large », par-delà la seule discipline théorique particulière qui est usuellement ainsi désignée, et qui n’est qu’une forme insuffisante, l’une des plus faibles peut-être, de ce que Nietzsche entend désormais penser sous ce nom8.

3L’aperception de la signification à la fois plus vaste et plus radicale que Nietzsche entend accorder à la notion d’« histoire » doit permettre de comprendre que celle-ci n’est pas seulement pour lui, comme on le croit parfois, un objet de réflexion ponctuel (notamment dans la deuxième Considération inactuelle), mais cela même qui sous-tend constamment, dès ses premiers écrits, sa réflexion philosophique, et qu’il en vient peu à peu à thématiser explicitement comme une dimension nécessaire de toute philosophie authentique.

4En interrogeant ici la manière dont se constitue peu à peu, au fil de l’œuvre de Nietzsche, un sens nouveau et étendu de la notion d’« histoire », nous entendons montrer plus précisément :

1/ que l’histoire, repensée à nouveaux frais, doit être considérée comme un trait déterminant de la méthode que Nietzsche entend assigner à la réflexion philosophique – ce en quoi il s’oppose à l’ancienne dévalorisation philosophique des modes de pensée historiques ;
2/ que c’est, d’emblée et paradoxalement, en historien, c’est-à-dire en interrogeant les divers usages et significations anciens de l’histoire, que Nietzsche entend en penser la valeur au sein de son propre projet philosophique, qui se conçoit comme projet non point seulement théorique, mais d’une transformation de l’homme et de la culture ;
3/ enfin, que l’histoire est non seulement un préalable nécessaire, mais aussi et surtout un aspect constitutif du mode d’enquête singulier que Nietzsche désignera à partir de 1887 sous le nom de « généalogie », qui est dès lors toujours à comprendre sur le fond de l’exigence historique qui était celle de Nietzsche dès les années 1870.

I. Philologie classique et histoire : l’« inactualité » du philosophe

  • 9 Fr. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 4/KSA 1, p. 42.
  • 10 Sur le caractère indissociable de la philologie et de l’histoire, on se reportera notamment aux a (...)
  • 11 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873/KSA 7, 29 [82], p. 665-666.

5La dimension historique du questionnement nietzschéen est manifeste dès son tout premier écrit philosophique, La Naissance de la tragédie. Il apparaît en effet, dès 1872, que la question de la valeur de la culture allemande moderne ne peut être posée et résolue que dans la mesure où celle-ci peut être confrontée et comparée à d’autres époques déterminantes de la culture européenne – et en particulier à « l’histoire hellénique antique »9 et aux différents moments qu’il est possible d’y déceler (l’époque pré-homérique, homérique, tragique, ou encore socratique). L’enquête philosophique que conduit ici Nietzsche apparaît étroitement solidaire de l’activité de philologue classique qui est alors la sienne, dans la mesure où la réflexion sur l’époque présente a pour condition l’appréhension tout à la fois de ce dont elle s’avère l’héritière (la culture grecque post-socratique, l’Antiquité tardive), et des points de rupture qui émaillent l’histoire de la culture occidentale. On en vient alors à appréhender des cultures radicalement distinctes de la culture européenne moderne, ce qui permet pour finir de mettre au jour les spécificités, les forces et les faiblesses de chacune. Or le philologue classique, dont la tâche consiste à étudier avec rigueur des textes antiques, est en un sens toujours aussi un « historien »10, ainsi que l’admet explicitement Nietzsche lui-même, non sans une part de regret : « presque toute la science de l’Antiquité relève aussi de l’histoire »11.

6La dimension philologique et, par suite, historique de la réflexion nietzschéenne ne s’en double en effet pas moins dès le même moment d’une critique de la philologie et de l’histoire – critique apparemment paradoxale, puisqu’elle prend appui sur des arguments qui sont eux-mêmes empruntés à la philologie classique et à l’histoire : une considération suffisamment rigoureuse de l’histoire occidentale, et avant tout de l’Antiquité grecque, devrait selon Nietzsche conduire à critiquer et réformer la manière dont ces disciplines sont effectivement pratiquées par ses contemporains, la philologie classique et la connaissance historique modernes recelant en d’autres termes la possibilité de leur propre renversement, ou du moins de leur propre réformation.

  • 12 Cf. Fr. Nietzsche, FP, hiver 1869/1870-printemps 1870/KSA 1, 3 [76], p. 81 : « L’époque d’Héracli (...)
  • 13 Cf. Fr. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 18/KSA 1, p. 116 : « Notre monde moderne est to (...)

7À l’époque de La Naissance tragédie, Nietzsche montre en ce sens que la philologie classique repose sur des présupposés jamais interrogés, et notamment sur une survalorisation de la culture grecque tardive, caractérisée par le privilège accordé à la rationalité et au savoir, au détriment de périodes antérieures12 durant lesquelles pourtant l’existence humaine apparaissait plus pleine et plus riche. Mais c’est précisément parce que l’époque et les philologues modernes sont avant tout héritiers de cette culture tardive que Nietzsche désigne sous le nom de culture « socratique » et « alexandrine »13, qu’ils tendent à estimer sans plus de questionnement qu’elle est l’acmé de la culture antique, et que les époques qui la précédent peuvent être négligées :

  • 14 Fr. Nietzsche, FP, été 1875/KSA 8, 6 [1], p. 101.

« L’importance du développement de la culture grecque tient à ce qu’elle a donné son impulsion à tout le monde occidental : le sort a voulu que l’hellénité la plus récente et la plus dégénérée ait montré la plus grande force historique. C’est la raison pour laquelle on a toujours porté un jugement faux sur la première hellénité »14.

  • 15 Fr. Nietzsche, FP, printemps-été 1875/KSA 8, 5 [47], p. 53.

Cet héritage inaperçu est également ce qui les conduit à considérer comme allant de soi que la connaissance, et notamment la connaissance du passé, a une valeur absolue, une valeur en soi, découplée de tout souci pratique. C’est donc leur méconnaissance de l’Antiquité grecque, des moments divers qu’elle implique et des différences de nature et de valeur qui les séparent, qui conduit à tort les philologues modernes à réduire leur propre discipline à un travail de nature purement théorique, à une quête érudite du savoir, à une simple « science de l’Antiquité » (Altertumswissenschaft), et ainsi à manquer nécessairement la fin qu’ils revendiquent pourtant comme la leur : éduquer, former les individus par le biais de la connaissance et des exemples du passé. Si la philologie classique peut sans doute instruire ceux qui s’y adonnent, son caractère de pure érudition fait qu’elle ne peut qu’échouer en tant qu’authentique processus de formation des individus, ainsi que le souligne fortement le chapitre 20 de La Naissance de la tragédie. Un philologue classique capable, à l’inverse, d’appréhender plus finement son objet d’étude et d’apercevoir que c’est à tort que, privilégiant le modèle de l’Antiquité tardive, il surestime la valeur du savoir désintéressé, serait nécessairement conduit à « condamner [sa] propre position vis-à-vis de l’Antiquité et, avec elle, [la] philologie »15.

  • 16 Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour (...)
  • 17 Cf. Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, Préface/KSA 1, p. 247 : « je ne sais quel sens la (...)

8Dans la deuxième Considération inactuelle, on assiste à un procédé argumentatif analogue, que résumera cette formule du chapitre 8 : « l’histoire doit elle‑même résoudre le problème de l’histoire, le savoir doit retourner son dard contre lui‑même »16. C’est en historien, donc, que Nietzsche entend résoudre le problème que pose la connaissance historique à l’époque contemporaine : la considération historique de l’histoire est ce qui doit permettre de mettre en question la survalorisation de la connaissance du passé qui apparaît comme le propre de l’époque actuelle. Ceci revient aussi bien à dire que la modalité historique de l’enquête que conduit le philosophe est constitutive de l’inactualité de celui-ci : ce n’est nullement dans la mesure où il parviendrait à une manière d’« intemporalité », mais tout au contraire parce qu’il est capable de considérer d’autres époques et, par là, d’autres manières de penser et de pratiquer l’histoire, qu’il peut parvenir à se déprendre des préjugés inhérents au temps présent, et se faire « inactuel »17. Une philosophie qui entend interroger l’histoire de manière inactuelle se doit donc de faire appel à l’histoire afin de ne pas demeurer prisonnière de la seule manière « actuelle » de la concevoir et de l’estimer – circularité qui atteste l’incontournable nécessité, aux yeux de Nietzsche, d’une enquête de nature historique.

  • 18 Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, Préface/KSA 1, p. 246.
  • 19 Idem, § 3/KSA 1, p. 266.
  • 20 Voir, sur cette idée : D. Breazeale, « Nietzsche, Critical History and “das Pathos der Richtertum (...)

9Or ce que cette enquête permet de mettre au jour, c’est précisément que l’histoire n’a pas toujours été, et qu’elle n’a donc pas nécessairement à être seulement conçue, comme une discipline purement théorique au sein de laquelle toute connaissance du passé a une valeur en soi, de sorte que son développement ne peut qu’être sans limite. Une telle conception de l’histoire, caractéristique de l’époque actuelle, est précisément ce qui conduit à transformer « la culture historique », que Nietzsche n’hésite pas à caractériser comme une « vertu » dont cette époque « se glorifie à juste titre », en un « vice hypertrophié »18. À cette conception d’un savoir historique valant par et pour lui-même, Nietzsche oppose ici (dans les chapitres 2 à 3) trois formes d’histoire dont l’existence est historiquement attestée, et dont chacune apparaît limitée par des besoins spécifiques : une histoire « monumentale » (telle qu’on peut la voir pratiquée par Plutarque dans ses Vies parallèles, ou thématisée par Cicéron dans son traité Sur l’orateur : « historia magistra vitae ») qui entend considérer avant tout les grands exemples susceptibles d’inspirer et d’encourager à l’action les hommes du présent ; une histoire « antiquaire » ayant surtout en vue la mémoire et l’éloge d’un passé national, ce qui permet de lier les individus par des traditions communes et un attachement commun à la patrie, et de donner au présent une assise solide (c’est ce « sens de la vénération », indique Nietzsche, qui amena par exemple « les Italiens de la Renaissance » à faire retour vers « l’antique génie italique »19) ; une histoire « critique » enfin, qui n’a pas davantage pour but une connaissance aussi exhaustive que possible du passé, mais qui vise tout au contraire à nous affranchir de celui-ci par la mise en évidence de ses insuffisances. Notons ici que Nietzsche n’entend manifestement pas préférer l’une de ces formes d’histoire aux deux autres, ainsi qu’on a pu le croire parfois, et que l’on ne saurait sans imprudence faire de l’une d’elles la source privilégiée de ce que Nietzsche désignera plus tard sous le nom de « généalogie »20. Ce qu’il démontre explicitement ici, c’est que chacune de ces formes d’histoire n’a de valeur que relativement à un type de besoin déterminé, de sorte que…

  • 21 Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, § 4/KSA 1, p. 271.
  • 22 Idem, § 2/KSA 1, p. 264.

« tout homme, tout peuple a besoin, selon ses buts, ses forces, ses manques, de posséder une certaine connaissance du passé, tantôt sous forme d’histoire monumentale, tantôt sous forme d’histoire traditionaliste, tantôt sous forme d’histoire critique »21.
« Chacune des trois conceptions de l’histoire n’est légitime que sur un sol et sous un climat particuliers : partout ailleurs, elle devient une excroissance parasitaire et dévastatrice »22.

  • 23 Idem, § 1/KSA 1, p. 252.
  • 24 Idem, § 1/KSA 1, p. 248.
  • 25 Idem, Préface/KSA 1, p. 245.

Ce qu’il démontre aussi et peut-être surtout par là, c’est bien que l’histoire ne se réduit pas à ce savoir désintéressé et, par suite, hypertrophié, que l’époque moderne conçoit sous ce nom, mais qu’elle est plus fondamentalement une dimension nécessaire de la vie humaine qui est susceptible, en fonction des besoins qui la dominent, de prendre des formes variées et de se développer à des degrés divers. C’est précisément la raison pour laquelle Nietzsche introduit ici un terme nouveau, celui de « sens historique » (historischer Sinn), plus rarement de « sensibilité historique » (historisches Empfinden)23, qui présente la particularité de faire de l’histoire une notion d’ordre physiologique, ou psycho-physiologique : l’histoire n’est plus ici une discipline théorique particulière, mais la manière qu’a naturellement l’homme de se rapporter au réel, à savoir en ayant spontanément la capacité de se rappeler le passé, et ainsi d’avoir conscience du caractère changeant, advenu, mais aussi singulier et éphémère de toute chose. Ce « sens » particulier est en outre susceptible de se développer suivant des modalités et des degrés divers, en fonction des besoins qui le sous-tendent : de l’animal presque dénué de tout sens historique, attaché au seul « piquet de l’instant »24, à l’homme moderne que sa quête illimitée de la connaissance du passé détourne de la considération du présent et fait désespérer de l’avenir, en passant par l’histoire monumentale ou critique par exemple. De ce « sens historique », la connaissance historique ne serait donc qu’une forme tardive, et dépravée parce qu’excessive, dans la mesure où elle en est venue à s’affranchir de tout besoin vital déterminé : engendrée par la survalorisation du savoir comme tel, elle n’est plus désormais qu’un « luxe coûteux et superflu » qui ne « stimule » pas la vie ni n’engendre l’action, mais les « paralyse » en submergeant l’individu sous le flot sans fin de la considération du passé25.

  • 26 Idem, § 4/KSA 1, p. 273.
  • 27 Idem, § 8/KSA 1, p. 307. Cf. Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873/KSA 7, 29 [172], p. 702 : « Il n (...)

10L’histoire elle-même nous apprend pourtant qu’il est possible non seulement de vivre, mais de bien vivre, sans accorder un tel privilège à la connaissance historique : ainsi Nietzsche rappelle-t-il qu’un « célèbre petit peuple appartenant à un passé point trop lointain, je veux dire les Grecs, avait farouchement préservé, au temps de sa plus grande vigueur, un sens non historique », et qu’une formation authentique ne s’identifiait en rien à leurs yeux à l’acquisition d’une somme de savoirs quant au passé26. Ce que nous pouvons apprendre de l’histoire et, notamment, de la Grèce archaïque, c’est qu’il est possible pour une culture d’être « essentiellement non historique et néanmoins, ou plutôt par là même, indiciblement riche et vivante »27.

11En 1874, Nietzsche invite donc ses lecteurs à repenser l’histoire comme « sens historique » qu’il convient de mesurer à l’aune de leurs besoins authentiques, afin qu’elle retrouve une fonction culturelle (une « utilité », pour reprendre le titre donné à la deuxième Considération inactuelle), qu’elle en vient nécessairement à perdre, voire à pervertir, lorsqu’elle n’est plus que connaissance historique désintéressée. Ce qui lui fait défaut alors en effet, c’est la capacité à opérer des choix, à sélectionner ce qui, du passé, est susceptible d’aider les hommes du présent à « vivre » et à « agir », puisque l’histoire comme science cherche seulement autant que possible à tout connaître, à tout comprendre :

  • 28 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873/KSA 7, 29 [57], p. 652.

« Tout prendre “objectivement”, ne s’indigner de rien, ne rien aimer, tout “comprendre” – voilà ce qu’on appelle à l’heure actuelle le “sens historique” »28.

  • 29 Fr. Nietzsche, FP, été 1872-début 1873/KSA 7, 19 [86], p. 448 : « Sophia et épistèmè. Sophia comp (...)
  • 30 Fr. Nietzsche, FP, été 1872-début 1873/KSA 7, 19 [21], p. 422 : « L’instinct de connaissance immo (...)

Ce qui fait défaut à l’histoire comme science, c’est précisément ce qui serait susceptible de caractériser un usage proprement philosophique de l’histoire, à savoir : une « instance du choix », une « faculté du goût »29, un « instinct de connaissance » sélectif30 qui permettrait de cesser de donner à toute connaissance historique la même valeur, et par là d’imposer des limites au sens historique tel qu’il se déploie au xixe siècle.

12Dans les écrits ultérieurs, la réflexion de Nietzsche relative au « sens historique » prend une double direction. D’une part, il cherche à approfondir le sens et les conséquences de la forme particulière (excessive, « hypertrophiée ») qu’il en est venu à prendre à l’époque « actuelle », chez les hommes modernes. D’autre part, il éclaire la nécessité, pour la philosophie, de mettre en œuvre un « sens historique » repensé comme modalité particulière de l’interprétation du réel.

II. Les paradoxes du « sens historique » moderne

  • 31 Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, § 4/KSA 1, p. 272.
  • 32 Ibid./KSA 1, p. 272-273 : « Le savoir, dont on se gave sans, le plus souvent, en éprouver la faim (...)

13La deuxième Considération inactuelle caractérise la modernité comme une situation de « barbarie ». Si en effet la « culture » suppose pour un peuple d’avoir atteint à « l’unité du style artistique dans toutes les manifestations de [s]a vie », il faut bien admettre alors qu’elle fait absolument défaut aux Allemands et aux Européens modernes, qui se trouvent tout au contraire « submergé[s] par le flot de tout ce qui a jamais été », « assailli[s] de faits inconnus et incohérents »31, leur intériorité spécifique peinant dès lors à se manifester effectivement dans l’extériorité du fait de son caractère « chaotique », insuffisamment maîtrisé et organisé32.

14Cet attrait insatiable pour l’infinie diversité des événements, des hommes, des cultures du passé, tient pour une part, on l’a dit, à la valorisation absolue du savoir héritée de l’Antiquité tardive, qui conduit à l’impossibilité d’imposer la moindre limite à ce dernier. Mais il tient également, comme le montreront les écrits plus tardifs, à la psychophysiologie, autrement dit à la constitution pulsionnelle propre à l’Européen moderne, constitution pulsionnelle dont Nietzsche montre qu’elle résulte de l’histoire qui est celle de l’homme occidental.

  • 33 Cf. Fr. Nietzsche, FP, été 1878/KSA 8, 30 [186], p. 556 : « Le siècle dernier
    avait moins d’histo (...)

15En 1881, dans Le Gai Savoir, Nietzsche insiste de nouveau sur l’idée selon laquelle le « sens historique » est un trait caractéristique de la modernité. Comparant dans le paragraphe 83 l’époque qui lui est contemporaine avec la culture (française) des xviie et xviiie siècle, puis avec la Rome antique, il évoque à l’égard de la première un « sens historique supérieur », qui rend possible la considération des époques passées dans leur spécificité, mais qui empêche par là même que l’on fasse sien, que l’on « s’incorpore » ce passé en en gommant les singularités, pour parvenir par là à se transformer33. Plus loin, le paragraphe 337 revient sur cette idée en ces termes :

  • 34 Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 337/KSA 3, p. 564.

« Si je considère cette époque avec les yeux d’une époque lointaine, je ne sais rien trouver de plus remarquable dans l’homme d’aujourd’hui que sa vertu et sa maladie caractéristique, que l’on appelle le “sens historique” [der „historische Sinn“] »34.

  • 35 Cf. Fr. Nietzsche, FP, automne 1881/KSA 9, 12 [76], p. 590 : « Le sentiment historique [das histo (...)
  • 36 Fr. Nietzsche, FP, printemps-automne 1881/KSA 9, 11 [99], p. 476-477.

Nietzsche réitère ici le propos exact qui était déjà le sien en 1874, en soulignant d’une part l’ambivalence de ce « sens historique », qui est tout à la fois la « maladie » de l’homme moderne mais aussi sa possible « vertu », et en indiquant d’autre part qu’il tend tout d’abord actuellement à paralyser la plupart des individus en les livrant au regret, à la mélancolie, au sentiment de la fin35. Un fragment posthume de la même époque revient sur une autre des raisons de cette « paralysie » : le « sens historique » se présente d’abord comme « tolérance » à l’égard de tous les « idéaux étrangers », comme volonté de traiter toutes choses comme égales, avec une parfaite « équité »36, donc comme incapacité de choisir ce qui, du passé, pourrait être repris et imité au bénéfice du présent (« ne s’indigner de rien, ne rien aimer, tout “comprendre” », affirmait de même le fragment de 1873 cité plus haut).

16Le paragraphe 223 de Par-delà bien et mal aborde cette même difficulté en des termes quelque peu différents :

  • 37 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 223/KSA 5, p. 157.

« [l’homme européen] a besoin de l’histoire comme magasin de costumes. Il remarque certes à cette occasion qu’aucun ne lui va correctement, – il en change et en re-change. Que l’on considère le dix-neuvième siècle sous l’angle de ces brusques prédilections et des variations propres à ces mascarades de style ; et également des moments de désespoir suscités par le fait que “rien ne nous va” –. Inutile de paraître en costume romantique ou classique ou chrétien ou florentin ou baroque […] : cela “n’habille pas” ! Mais l’“esprit”, en particulier l’“esprit historique” [der historische Geist“] sait trouver son avantage même à ce désespoir : sans cesse, on expérimente, on enfile, on enlève, on emballe, et surtout on étudie un nouveau pan de passé reculé et de pays étranger : – nous sommes la première époque experte sur le chapitre des “costumes”, je veux dire des morales, des articles de foi, des goûts artistiques et des religions, préparée comme ne le fut nulle autre époque au carnaval de grand style […] »37.

L’Européen moderne est capable de revêtir superficiellement le costume et le masque des multiples époques passées qu’il a appris à connaître, mais sans jamais être capable de faire proprement siens les traits dont il se pare. Incapable de déterminer les valeurs ou les usages qui, au sein du passé qu’il étudie, seraient susceptibles de répondre à ses besoins et de lui convenir, il les « étudie » tous ou se pare seulement tour à tour d’un « costume » ou d’un autre – c’est-à-dire qu’il professe superficiellement tour à tour telle croyance, telle préférence artistique, telle exigence morale issue du passé, sans qu’elles soient jamais véritablement siennes.

  • 38 Cf. supra, note 31.

17Or ce même texte caractérise d’emblée l’homme européen à l’aide d’une formule singulière, celle d’« hybride européen » (der europäische Mischmench), qui indique manifestement son caractère mêlé : la tendance moderne à s’égarer dans une multiplicité chaotique, l’incapacité à sélectionner, pourrait bien provenir de sa nature elle-même multiple et chaotique. Or c’est bien ce que confirme le paragraphe suivant, qui présente le sens historique comme le résultat d’un héritage culturel divers, dénué de toute unité (ce qui justifie l’usage que fait de nouveau Nietzsche ici de la notion de « barbarie », au sens où il l’utilisait déjà dans les Considérations inactuelles38) :

  • 39 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 223/KSA 5, p. 157-158.

« Le sens historique […] que nous, Européens, revendiquons comme notre spécificité, nous a été donné à la suite de la demi-barbarie ensorcelante et démente dans laquelle le brassage démocratique des classes et des races a précipité l’Europe, – seul le xixe siècle connaît ce sens, son sixième sens. Le passé de toute forme et de tout mode de vie, de cultures qui auparavant étaient strictement juxtaposées, rangées les unes au-dessus des autres, déferle en nous, “âmes modernes”, du fait de ce mélange, nos instincts se précipitent désormais en tous sens pour rétrograder, nous sommes nous-mêmes une espèce de chaos […] »39.

C’est précisément que l’héritage de l’homme européen n’est pas un, mais multiple, et à certains égards contradictoire. L’histoire de l’Europe est notamment en effet l’histoire d’un combat entre ces deux types de culture antithétiques que sont la culture aristocratique (incarnée notamment par l’exemple de la Grèce archaïque) et la culture démocratique (que favorise en particulier l’avènement des valeurs chrétiennes), entre un système de valeurs « nobles » et un ensemble de valeurs « plébéiennes », et par suite entre des tendances et des préférences tout à fait contraires. Si, jusqu’ici, les seconds termes de ces couples antithétiques semblent l’emporter sur les premiers, ils ne les ont cependant pas éradiqués, de sorte que la lutte demeure constante, ainsi que le soulignera le premier traité de la Généalogie de la morale :

  • 40 Fr. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale (désormais GM), I, § 16/KSA 5, p. 285.

« Les deux valeurs opposées “bon et mauvais”, “bon et méchant” se sont livré sur terre un combat terrible, millénaire ; et quand bien même, à coup sûr, la seconde valeur est depuis longtemps prépondérante, il ne manque cependant pas de lieux où le combat se poursuit, indécis. On pourrait même dire qu’il n’a cessé depuis lors de prendre de la hauteur, et par là-même de se faire sans cesse plus profond et plus spirituel […] »40.

  • 41 Fr. Nietzsche, FP, printemps 1884/KSA 11, 25 [256], p. 79.
  • 42 Fr. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », § 41/KSA 6, p. 143. Voir égal (...)

C’est pourquoi Nietzsche affirme dès 1884 que toute l’« histoire de l’Europe depuis l’époque de l’Empire romain est un soulèvement d’esclaves »41 (qu’elle est, autrement dit, un combat permanent de la « morale des esclaves » contre la « morale des maîtres »), et pourquoi il pourra aussi caractériser en 1888 la modernité par un état d’« auto-contradiction physiologique », dans lequel les instincts « se contredisent, se gênent, se détruisent mutuellement »42.

  • 43 P. Wotling, “Oui, l’homme fut un essai”. La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, p. 254.

18Or ceci permet bien de comprendre, comme l’a montré P. Wotling, « le fait que l’homme moderne ne sait pas choisir » : parce que « la richesse non maîtrisée de [son] héritage entraîne au premier chef des conséquences négatives : doute, incertitude, […] exposition à la paralysie »43, incapacité donc de mettre en œuvre une faculté de goût, une instance du choix, comme le confirme encore ce fragment de 1884 :

  • 44 Fr. Nietzsche, FP, printemps 1884/KSA 11, 25 [163], p. 57.

« Notre côté “goûte-à-tout” est la conséquence des différentes morales : nous sommes en proie à la “maladie de l’histoire” »44.

Le sens historique, dans la mesure où il nous voue à une multiplicité illimitée et indifférenciée, est le symptôme d’une physiologie elle-même caractérisée par un état chaotique, contradictoire, parce que l’ensemble des pulsions n’est pas ici dominé et orienté par l’une ou par un petit nombre d’entre elles, parce qu’il n’est en conséquence ni organisé ni hiérarchisé.

19Mais ceci revient à dire qu’à l’inverse, un homme doué tout à la fois de « sens historique » et d’une capacité d’opérer une hiérarchie et des choix, ne serait pas condamné à s’égarer dans la pure diversité qu’implique la connaissance du passé comme tel – le vice redevenant alors vertu, la maladie laissant alors place à la possibilité de la santé.

20C’est ce que soulignent également les textes du Gai Savoir et de Par-delà bien et mal consacrés au sens historique que nous avons déjà évoqués précédemment. Dans le § 337 du Gai Savoir, Nietzsche indique que le sens historique est susceptible de prendre une « coloration » nouvelle lorsqu’un homme « noble », c’est-à-dire affranchi de l’universelle tolérance et de la volonté d’égalité qui caractérise l’homme démocratique, devient apte à sélectionner au sein de la multiplicité du passé ce et ceux dont il entend se faire l’héritier pour mieux transformer le présent et l’avenir : alors,

  • 45 Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 337/KSA 3, p. 565.

« [il] salue l’aurore et son bonheur en homme qui a face à lui et derrière lui un horizon de millénaires, en héritier de toute l’aristocratie de tout l’esprit passé, et en héritier à qui incombent des obligations, en homme le plus noble de tous les nobles anciens et en même temps premier né d’une noblesse nouvelle, telle que n’en vit et n’en rêva encore aucune époque […] »45.

  • 46 Cf. Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 257/KSA 5, p. 205.
  • 47 Cf. supra, note 16.

Il faudrait donc qu’un homme appartenant à une culture dominée par les valeurs démocratiques parvienne néanmoins à revivifier en lui-même pour les faire triompher les valeurs aristocratiques, et avec elles le sentiment des différences et des distances46 qui les caractérise, pour que le sens historique acquière une signification nouvelle. C’est donc bien, là encore, l’histoire qui doit « elle-même résoudre le problème de l’histoire »47 : le sens historique moderne ne peut être réfréné qu’à mettre en œuvre des exigences, des valeurs tout autres que celles qui dominent l’époque présente.

  • 48 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 224/KSA 5, p. 158.
  • 49 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 224/KSA 5, p. 159-160.
  • 50 Ibid./KSA 5, p. 157-158. Cf. Fr. Nietzsche, FP, mai-juillet 1885/KSA 12, 35 [2], p. 509, et déjà (...)
  • 51 Fr. Nietzsche, FP, mai-juillet 1885/KSA 12, 35 [2], p. 509.
  • 52 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 224/KSA 5, p. 160.
  • 53 Cf. supra, note 36.

21Le paragraphe 224 de Par-delà bien et mal quant à lui reconnaît tout d’abord que « notre grande vertu, le sens historique, s’oppose nécessairement au bon goût », puisqu’en tant que faculté de goûter indifféremment toutes choses il est un « sens non-noble »48 qui nous condamne à la démesure. Mais il indique cependant que le sens historique ouvre aussi à la possibilité d’apercevoir au sein de cette infinité même « ces petits, brefs, et suprêmes coups de chance transfigurant la vie humaine qui resplendissent soudain ici ou là : ces moments de prodige où une grande force s’est arrêtée volontairement face au démesuré et à l’illimité […] »49. Or c’est précisément dans la mesure où le sens historique se comprend comme « capacité à deviner rapidement la hiérarchie d’évaluations selon laquelle ont vécu un peuple, une société, un homme »50, comme capacité aussi « de reproduire tout cela en soi-même »51, qui permet de comprendre comment il peut être exceptionnellement possible à un Européen moderne d’échapper à la démesure, à la « démangeaison de l’infini »52 du sens historique : à savoir, en parvenant à « reproduire en lui-même » un mode d’évaluation distinct de l’universelle tolérance et de la volonté d’égalité53 qui va de pair avec les valeurs modernes.

22Nietzsche entend précisément être de ces hommes « nobles » qui, reprenant à leur compte pour les faire triompher les valeurs aristocratiques, sauront enfin mettre en œuvre un « instinct de connaissance sélectif », une « faculté de goût », pour faire du sens historique d’abord excessif et affaiblissant une « vertu » susceptible de conduire à la transformation de la culture contemporaine, comme l’indique ce fragment de 1881 :

  • 54 Fr. Nietzsche, FP, automne 1881/KSA 9, 15 [17], p. 642.

« Nous sommes les premiers aristocrates de l’esprit – ce n’est qu’à partir de maintenant que commence le sens historique »54.

  • 55 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1884/KSA 11, 26 [90], p. 173. Sur cette idée, cf. P. Wotling, Niet (...)
  • 56 Fr. Nietzsche, FP, printemps-été 1875/KSA 8, 5 [11], p. 43.
  • 57 Fr. Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 5/KSA 6, p. 370.

Ce n’est que là où l’exigence de hiérarchisation et de choix réfrène le sens historique moderne, que celui-ci peut acquérir une valeur pour la philosophie en tant que projet de recréation de la culture. C’est seulement alors que l’histoire peut être envisagée comme une manière de « laboratoire » qui doit permettre de « préparer la sagesse consciente dont on a besoin pour préparer le gouvernement du monde »55, dans la mesure où le philosophe saura y discerner des exemples ou du moins des ébauches de ce qu’il entend accomplir : « l’élevage des hommes importants »56, conduisant pour finir à l’avènement d’un type « relativement surhumain »57.

III. Du « sens » à la « philosophie historique »

  • 58 C’est ainsi que le premier chapitre de la deuxième Considération inactuelle caractérise le « sens (...)
  • 59 Fr. Nietzsche, FP, printemps-été 1875/KSA 8, 5 [64], p. 59.

23À côté de la question spécifiquement consacrée à l’excès de sens historique propre au xixe siècle et aux avantages que l’on peut néanmoins y trouver, Nietzsche développe une seconde et importante ligne de réflexion quant au sens historique entendu comme capacité spontanée d’appréhension de ce qui fut, et par suite comme sensibilité au caractère toujours advenu, et perpétuellement changeant, de ce qui « est »58. L’histoire n’est plus seulement en ce sens connaissance d’événements ou de moments déterminés du passé, mais faculté de « montrer comment les choses sont devenues telles », et de comprendre que « cela peut aussi devenir autrement »59.

  • 60 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1/KSA 2, p. 23-24.
  • 61 Idem, § 2/KSA 2, p. 24-25. Cf. Crépuscule des idoles, « La “raison” en philosophie », § 1/KSA 6, (...)

24C’est en ce sens que, contre le manque de finesse qui caractérise les modes de pensée essentialistes, Nietzsche fait l’éloge de l’histoire dans les deux premiers aphorismes de Humain, trop humain. La « philosophie métaphysique », selon le paragraphe 1, s’est épargné l’effort d’appréhender la réalité dans sa complexité, elle s’est contentée de penser la relation entre éléments contraires suivant un schème dualiste exclusif, « esquivant » par là même l’un des plus anciens problèmes philosophiques : « Comment quelque chose peut-il naître de son contraire ? », comment l’être pourrait-il provenir du non-être, et le même devenir autre ? Nietzsche exige ici à l’inverse que l’on se pose la question de « l’engendrement » d’un contraire par son autre, que l’on se soucie des « questions d’origine et de commencements », que l’on fasse preuve donc de ce que le deuxième paragraphe désigne explicitement du nom de « sens historique », et qui implique manifestement de reconnaître que rien n’existe en soi ni de manière éternelle, mais que « tout résulte d’un devenir »60. Contre le « manque de sens historique » qui constitue le « péché originel des philosophes » (tel est le titre du premier paragraphe), Nietzsche entend penser une « philosophie historique »61, c’est-à-dire une philosophie qui n’aurait pas seulement l’histoire pour objet ou instrument, mais dont le mode de réflexion serait tout entier historique.

  • 62 Cf. Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 7/KSA 3, p. 379.
  • 63 Idem, § 116 et § 345/KSA 3, p. 108-109 et p. 578-579.

25Cette exigence implique une triple dimension. Elle implique, tout d’abord, l’attention prêtée au devenir, contre toute tentation fixiste, ainsi que le souligne le début de Humain, trop humain. Elle implique par là même aussi une attention prêtée aux singularités, et aux différences : là où l’on a trop souvent cherché à penser des essences universelles, ou des concepts généraux, la philosophie historique sera aussi celle qui saura appréhender les variations que ces essences ou concepts en sont venus à masquer indûment – ainsi par exemple en ce qui concerne la diversité des types humains, des passions, des valeurs conditionnant différentes formes d’existence humaine62, des morales63, etc. Nietzsche remarque ainsi déjà, dans un fragment de 1876 :

  • 64 Fr. Nietzsche, FP, fin 1876-été 1877/KSA 8, 23 [19], p. 410. Cf. FP, mai-juin 1885/KSA 11, 35 [5] (...)

« Tous ceux qui font des maximes tombent facilement dans l’erreur d’avancer quelque généralité sur l’homme qui n’est vraie que pour certaines époques ou certaines classes de la société ; mais c’est ce qu’ont fait tous les philosophes qui ont écrit sur l’homme – l’histoire associée à l’histoire naturelle permet seule de reconnaître de quelle importance fut ici le manque de réflexion »64.

  • 65 Fr. Nietzsche, Opinions et sentences mêlées, § 223/KSA 2, p. 477, et le fragment préparatoire qui (...)

26Enfin, parce qu’elle implique l’appréhension de variations et de différences, elle est également souci de l’altérité, de l’étranger, condition donc de l’appréhension de valeurs et de perspectives d’abord méconnues – mais qui pourtant continuent parfois de vivre encore en nous-mêmes sans que nous en ayons conscience, ainsi que Nietzsche y insiste parfois : parce que nous sommes tous héritiers d’une longue histoire, parce que le « courant aux cent vagues du passé nous traverse », comme l’affirment les Opinions et sentences mêlées65, le sérieux in psychologicis et in physiologicis va bien de pair avec la rigueur in historicis, ainsi que nous en avions fait la remarque en introduction. En tant que condition de l’appréhension d’autres cultures et d’autres possibilités de vie, elle est aussi, comme nous l’avons noté précédemment, condition de l’inactualité du philosophe, de son indépendance au moins relative à l’égard des valeurs et de la culture qui sont d’abord les siennes.

  • 66 Cf. Aristote, Seconds Analytiques, I, 8, p. 47-48.
  • 67 Aristote, Poétique, 9, p. 65.
  • 68 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, t. 2, Suppléments, chapitre 38 : (...)
  • 69 Idem, p. 1851-1852.
  • 70 Idem, p. 1849.

27Notons ici qu’en pensant une philosophie tout entière historique, attachée à l’appréhension des singularités plutôt que de l’universel, des différences plutôt que de ce qui est commun, Nietzsche se démarque d’un grand nombre de ses prédécesseurs. Depuis Aristote en effet, l’histoire a bien souvent fait l’objet d’une sévère dévalorisation de la part des philosophes : pour celui qui a en vue la science, soit la connaissance de l’universel et du nécessaire, une connaissance dont l’objet est par définition périssable, singulier et contingent66, ne peut qu’avoir une moindre valeur – aussi l’histoire pourra-t-elle être dite moins « noble » et moins « philosophique » que la poésie, puisqu’elle ne nous apprend rien que de particulier67. Plus près de Nietzsche, Schopenhauer n’entend accorder à l’histoire qu’une valeur moindre à celle de la science tout autant que de l’art, dans la mesure où elle se voit « condamnée à ramper sur le terrain de l’expérience » sans jamais atteindre à l’universalité68. Sans doute admet-il que l’histoire est la conscience de soi de l’humanité, et qu’en ce sens elle est à celle-ci ce que la raison est à l’individu69 ; mais elle n’en reste pas moins étrangère à la philosophie et à sa « vérité principale », « à savoir qu’à toute époque existe la même chose, que tout devenir et tout engendrement ne sont qu’apparents »70. Parce que Nietzsche se défie tout au contraire de la survalorisation de la science et des exigences qui lui sont propres, comme de tout mode de pensée de type fixiste, l’histoire peut au contraire prendre sous sa plume une valeur tout autre, ce pourquoi l’exigence d’une philosophie historique a également une signification polémique : par nature privée d’universalité, indifférente à toute idée éternelle, soucieuse au contraire du singulier, du contingent, de l’éphémère, l’histoire peut être vue comme une manière de contre-modèle à l’égard de la vénération de la science dont est généralement porteuse la pensée occidentale.

  • 71 Fr. Nietzsche, GM, Préface, § 7/KSA 2, p. 254.
  • 72 Cf. Platon, Phédon, 96a-c.
  • 73 Fr. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 17/KSA 2, p. 551.

28On peut dire en d’autres termes que l’histoire joue le rôle d’un modèle méthodique qui doit nourrir la pratique philosophique, dès lors que l’historien est celui qui est attentif à ce que la Généalogie de la Morale nommera le « gris » des « documents », par opposition à la tentation de toujours se perdre « dans l’azur »71 des idéaux inventés : soit qu’à la manière de l’historien Hérodote, dont Nietzsche convoque le nom à plusieurs reprises, il voyage à la rencontre de cultures diverses, soit qu’il étudie le passé par le biais de textes et de documents qui sont cela seul qui de ce passé demeure, l’historien est bel et bien celui qui, comme le philologue rigoureux, se soucie toujours du texte – texte métaphorique de la « réalité » dans sa complexité, ou textes entendus au sens littéral du terme. De manière étonnante, il pourrait même sembler que Nietzsche renoue, par-delà la critique qu’en fit Platon72, avec l’antique exigence d’une historia peri phuseôs (« histoire de la nature » ou « enquête sur la nature ») de ces penseurs présocratiques qu’Aristote désigne sous le nom de « physiologues », dans la mesure où il entend renoncer à rechercher des principes éternels et tout autres que naturels, pour considérer au contraire avant tout le caractère processuel de ce qu’il désigne parfois comme le « texte de la nature »73, dont l’homme n’est à ses yeux qu’un aspect, ou un fragment.

IV. De « l’histoire » comme « histoire naturelle » à la « généalogie »

  • 74 Sur l’importance de la métaphorique végétale, cf. les analyses de P. Wotling, Nietzsche et le pro (...)
  • 75 Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 109/KSA 5, p. 469. Voir également Par-delà bien et mal, § 230/KSA(...)
  • 76 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1/KSA 2, p. 23-24.
  • 77 Idem, § 10/KSA 2, p. 30.

29Il est manifeste en effet que Nietzsche ne considère nullement la distinction (qui ne commence d’advenir qu’au cours du xviiie siècle) entre histoire humaine et histoire naturelle comme allant de soi. Son projet implique explicitement au contraire de penser l’homme comme un « animal », voire comme une « plante »74, comme un vivant parmi d’autres, et donc de « naturaliser les hommes »75. On note par ailleurs que son propos concernant l’histoire (au sens manifestement étroit, d’abord, d’une histoire humaine) ne cesse d’être juxtaposé et entrelacé à l’idée d’une histoire ou d’une « science » naturelle : la « philosophie historique », écrit-il dans le premier aphorisme d’Humain, trop humain, ne peut « plus du tout se concevoir séparée des sciences de la nature », et c’est en effet suivant le modèle d’une telle science qu’il la décrit dans le même temps, puisque cette « philosophie historique » doit penser une manière de « chimie des représentations et sentiments moraux, religieux, esthétiques »76. Ce qu’il faut comprendre alors, c’est qu’en superposant ainsi en quelque sorte le modèle de l’histoire et celui des sciences naturelles, Nietzsche entend renoncer aux croyances qui sous-tendent trop souvent la première : exiger que soient pensées tout à la fois une histoire et une chimie des sentiments moraux, c’est indiquer en effet que les phénomènes humains ne sont pas d’un tout autre ordre que les processus naturels, que les « sentiments moraux » par exemple ne peuvent être pensés comme l’effet d’une nature spécifiquement humaine (douée de conscience, de raison, ou de volonté libre, etc.), et de même que nos modes de pensée apparemment désintéressés peuvent être reconduits à « la physiologie et à l’histoire de l’évolution des organismes et des concepts »77.

  • 78 Fr. Nietzsche, FP, fin 1876-été 1878/KSA 8, 23 [19], p. 410

30L’homme n’étant qu’un vivant parmi d’autres, et en outre un vivant susceptible de varier dans l’espace et dans le temps, de sorte que l’on ne saurait légitimement parler d’« une » nature humaine universelle, la relativement récente distinction entre histoire de la nature et histoire de l’homme n’apparaît plus évidemment nécessaire. Tout au contraire, Nietzsche se propose explicitement dans un fragment de 1876 précédemment cité, de faire en sorte que « l’histoire » soit « associée à l’histoire naturelle »78 afin de parvenir à surpasser les déficiences qui étaient jusque là le plus souvent celles de la philosophie.

  • 79 Sur le « nouveau langage » de Nietzsche et la nécessité de tels processus d’« auto-traduction », (...)

31Il faut alors prêter attention au jeu de substitution et en quelque sorte de traduction que Nietzsche effectue à cet égard d’écrit en écrit, l’usage métaphorique de la notion d’« histoire » laissant place à des métaphores nouvelles qui ont en vue d’en compléter le sens. Ce jeu de retraduction lui permet de parfaire son « nouveau langage » et, par là, d’énoncer plus précisément le sens de son projet philosophique79.

  • 80 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 37/KSA 2, p. 30.

32En 1878, dans le premier volume de Humain, trop humain, soit à l’époque où Nietzsche insiste explicitement sur l’importance de l’histoire et du sens historique pour la pratique philosophique, il évoque avant tout la nécessité pour le philosophe de s’enquérir de « l’origine et l’histoire de ce qu’on appelle les sentiments moraux »80, de sorte que, comme l’indique le titre de la deuxième partie de cet ouvrage, l’un des enjeux de son projet philosophique peut être décrit par cette formule :

« Éléments pour l’histoire des sentiments moraux »
[Zur Geschichte der moralischen Empfindungen]

33Huit années plus tard, dans Par-delà bien et mal, Nietzsche usera d’une formule semblable, mais légèrement différente, pour décrire la nature spécifique de l’enquête qu’il entend mener, et que l’intitulé de la cinquième partie de l’ouvrage décrit en ces termes :

« Éléments pour l’histoire naturelle de la morale »
[Zur Naturgeschichte der Moral]

Le sens de cette formulation se trouve manifestement explicité par le premier aphorisme de cette cinquième section : là où l’on a jusqu’ici prétendu avec quelque arrogance « fonder » une « science de la morale », c’est-à-dire affirmer l’existence d’une unique morale, de valeurs morales universelles, le philosophe se doit de se donner une tâche plus « modeste », à savoir :

  • 81 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 186/KSA 5, p. 106.

« rassembler les matériaux, saisir et organiser conceptuellement un formidable royaume de délicats sentiments de valeur qui vivent, croissent, multiplient et périssent, – et peut-être tenter de mettre en évidence les configurations récurrentes les plus fréquentes de cette cristallisation vivante, – pour préparer une typologie de la morale »81.

  • 82 Fr. Nietzsche, Aurore, § 34/KSA 3, p. 43.

Ce n’est plus seulement l’homme qui est ici pensé comme vivant, mais bien les « sentiments » moraux comme tels, qui « vivent, croissent, multiplient et périssent » à la manière de tout être vivant : ce qui revient à dire non seulement qu’ils ont une histoire, mais que cette histoire suppose des processus d’engendrement (d’un sentiment par un besoin déterminé, par le jeu des pulsions, par un autre sentiment), de renforcement, de décroissance, de disparition (ce en fonction des besoins vitaux et des instincts qui les sous-tendent) – ce pourquoi la notion d’« histoire naturelle » peut venir s’ajouter à la seule notion d’« histoire », qui pouvait présenter le défaut de ne pas pointer d’emblée suffisamment la nécessité de penser l’ancrage vital et le type de processualité propre à l’objet de l’enquête. Comme l’avait indiqué Aurore, « l’histoire des sentiments moraux est tout autre que celle des concepts moraux »82, précisément parce qu’une histoire des concepts demeurerait superficielle, et aveugle tout à la fois à la complexité des sentiments dont ils prétendent rendre compte, et aux besoins ou instincts dont ils émanent.

  • 83 Dans le fragment 39 [21] d’août-septembre 1885, Nietzsche évoque l’Histoire naturelle de l’homme (...)
  • 84 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 186/KSA 5, p. 106.

34L’usage métaphorique du terme d’histoire naturelle présente encore un autre avantage : il permet en effet de signifier que l’enquête est ici tout à la fois diachronique et synchronique, c’est-à-dire qu’elle a en vue non seulement d’éclairer les morales en tant qu’advenues, mais aussi d’opérer des distinctions entre des types de morales existantes ou ayant existé (d’établir une « typologie de la morale »), à la manière du « naturaliste » qui classe en les distinguant des types d’êtres vivants, ou encore des « types » d’hommes83. C’est ce double versant de l’enquête qui distingue selon Nietzsche le véritable travail philosophique de celui dont se sont contentés ses prédécesseurs, en ce qu’il doit permettre, d’abord de renoncer à l’idée de l’unicité et de l’absoluité de « la » morale, en reconnaissant tout au contraire l’existence de « nombreuses morales » ; et ensuite de parvenir à penser « les véritables problèmes de la morale », qui ne peuvent apparaître « qu’à la faveur de la comparaison de nombreuses morales »84, car c’est alors seulement, ainsi que le soulignait déjà le paragraphe 345 du Gai Savoir, que peut commencer de se poser la question de la valeur de telle ou telle morale – la question du degré de valeur de chacune ne pouvant en effet advenir que là où il est possible de comparer des morales distinctes, des systèmes de valeur différenciés.

35Or c’est là précisément la raison qui fait que les termes d’histoire, comme d’histoire naturelle, apparaissent ultimement insuffisants pour caractériser précisément le type d’enquête qu’entend mener Nietzsche, dans la mesure où ni l’un ni l’autre n’impliquent d’emblée de dimension axiologique. L’histoire explique, ou du moins éclaire le caractère processuel de la réalité. L’histoire naturelle s’efforce de décrire finement « des sentiments de valeur et différences de valeur » en vue de distinguer et classifier différents types de morales. L’usage admis de ces termes (dont Nietzsche commence par tenir compte avant d’en faire un usage déplacé, métaphorique) ne recouvre nullement l’idée d’une comparaison, d’une hiérarchisation, d’une sélection de ce qui vaut le plus – exigence qui, on l’a vu, accompagne constamment la réflexion nietzschéenne depuis le début des années 1870. C’est justement cette déficience que permet de corriger le terme dont Nietzsche fait le choix en 1887 : celui de « généalogie ».

  • 85 Fr. Nietzsche, GM, Préface, § 6/KSA 2, p. 253.
  • 86 Ibid.
  • 87 Cf. É. Blondel, « Critique et généalogie chez Nietzsche ou Grund, Untergrund, Abgrund ».
  • 88 Idem, p. 206.

36Qu’implique en effet l’usage ordinaire de ce terme ? Il renvoie certes, tout d’abord, à l’idée d’une enquête historique, mais d’une nature particulière. Cette enquête doit en effet rendre raison de la naissance d’un individu vivant, en mettant au jour les générations successives qui l’ont pour finir engendré. Cette histoire implique une dimension naturelle, ou vitale, puisque ce sont bien des processus d’engendrement et de naissance successifs qui sont ici à l’œuvre. À cet égard, le terme de « généalogie » apparaît apte à dire de manière plus synthétique ce que recouvraient auparavant les deux termes d’« histoire » et d’« histoire naturelle ». Mais il implique en outre une dimension qui leur faisait défaut, à savoir une dimension de nature axiologique : classiquement, une recherche généalogique n’a en effet pas une visée simplement explicative ou descriptive, mais elle vise à établir la légitimité d’une prétention nobiliaire, à établir le degré (ou l’absence) de noblesse de l’individu ou de la famille considérés – tout comme il doit revenir ultimement au généalogiste tel que le pense Nietzsche de « remettre une bonne fois en question la valeur […] des valeurs morales elles-mêmes »85. À cette fin, il doit sans doute d’abord interroger l’histoire de ces valeurs, en les considérant en quelque sorte comme autant d’êtres vivants, susceptibles de naître, de croître, de se transformer (« il faut avoir une connaissance des conditions et des circonstances dans lesquelles elles ont poussé, à la faveur desquelles elles se sont développées et déplacées »86) : mais là n’est pas le tout de sa tâche, puisque cette enquête a pour fin l’interrogation de la valeur de ces valeurs. Une telle interrogation, comme l’a souligné avec raison Éric Blondel87, ne s’identifie en rien d’emblée à une entreprise purement critique et destructrice : en interrogeant la provenance et les conséquences de différents systèmes de valeur, on doit pouvoir déterminer tout à la fois lesquels ont nui à la vie humaine, mais aussi lesquels ont pu favoriser son épanouissement – raison pour laquelle une identification trop rapide de la généalogie à « l’histoire critique » de la deuxième Inactuelle ne saurait tenir. Enfin, on peut ajouter qu’une enquête généalogique ne saurait avoir de prétention fondatrice : la quête des origines ne conduit pas ici vers un fondement, ni vers un premier principe, mais révèle tout au contraire une multiplicité toujours plus grande et ne s’achève que là où le chercheur se voit confronté à ce qui demeure inconnaissable – la métaphore généalogique permet ainsi également de signifier que la réflexion nietzschéenne entend renoncer à toute prétention fondatrice, qu’elle entend reconnaître la nécessité d’un abîme (Abgrund) insondable plutôt que de prétendre accéder à un fondement (Grund) de toutes choses88.

  • 89 Fr. Nietzsche, FP, été 1872-début 1873/KSA 1, 19 [86], p. 448, déjà cité supra, cf. note 29.

37On peut dire en tout cas que le terme de généalogie est celui qui intègre les précédents (histoire, histoire naturelle) en les synthétisant, mais aussi en les surpassant dans la mesure où il permet de dire la nécessité de mettre en œuvre la « faculté de goût, l’instance du choix »89 dont Nietzsche affirmait dès 1872 qu’elle est inhérente à une philosophie authentique, c’est-à-dire la visée d’évaluation, de sélection, et de recréation qui oriente ultimement le projet nietzschéen. Et c’est certainement la raison pour laquelle Nietzsche se livre, dans le titre de son ouvrage de 1887, à un dernier procédé d’auto-traduction que l’on peut mettre ainsi en évidence :

« Éléments pour l’histoire des sentiments moraux »
[Zur Geschichte der moralischen Empfindungen]
(1878, titre de la deuxième partie de Humain, trop humain I).
 
« Éléments pour l’histoire naturelle de la morale »
[Zur Naturgeschichte der Moral]
(1886, titre de la cinquième partie de Par-delà bien et mal).
 
« Éléments pour la généalogie de la morale »
[Zur Genealogie der Moral]
(titre de l’ouvrage de 1887).

Le strict parallélisme de ces trois formules successives n’est certes pas une coïncidence : il indique tout au contraire que la notion de généalogie doit se concevoir sur le fond de l’exigence d’une enquête historique qui est depuis longtemps celle de Nietzsche, tout en indiquant que cette enquête ne saurait se suffire à elle-même si elle se veut aussi authentiquement philosophique, c’est-à-dire soucieuse de former, d’élever les hommes en transformant les valeurs qui sont pour eux autant de conditions de vie.

Conclusion

38L’exigence nietzschéenne de penser la philosophie comme n’étant autre que « l’extension la plus large de la notion d’histoire » implique donc, d’une part d’en repenser la dimension proprement vitale, réflexion qui se déploie d’abord au travers de l’interrogation du « sens historique », et qui s’accomplit par le biais d’un surpassement de la distinction entre « histoire » et « histoire naturelle ». Mais elle implique aussi d’autre part d’affirmer la nécessité d’une dimension axiologique et sélective de ce « sens historique » pour qu’il demeure irréductible à l’idée d’une simple science historique, et c’est ultimement le terme de généalogie qui doit permettre de dire la spécificité de cette exigence – l’histoire n’en continuant pas moins de constituer un aspect déterminant de l’enquête généalogique.

  • 90 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain II, Préface, § 1/KSA 2, p. 370.

39L’histoire n’est donc pas vouée aux yeux de Nietzsche à demeurer la « maladie » propre de l’homme moderne que commençait par dénoncer la deuxième Considération inactuelle, mais elle peut et doit être repensée comme une « vertu », et notamment comme une indispensable vertu philosophique, ainsi qu’il le rappelle en 1886 : « ce que j’ai dit contre la “maladie historique”, je l’ai dit en homme qui apprenait à s’en guérir lentement, péniblement, et n’avait pas du tout l’intention de renoncer dorénavant à l’“Histoire” pour en avoir souffert autrefois »90. Ce n’est pas le renoncement à l’histoire qui guérit de la maladie historique, mais c’est l’histoire elle-même qui donne au penseur le moyen d’un retour à la santé. Réfléchir philosophiquement l’histoire suppose de la réfléchir aussi historiquement : raison pour laquelle on ne peut qu’admettre pour finir que la philosophie nietzschéenne est, non pas simplement une philosophie de l’histoire mais, de façon originale, une philosophie historique.

Haut de page

Bibliographie

Aristote, Les Seconds Analytiques, trad. J. Tricot, Paris : Vrin, 1995.

Aristote, Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris : Seuil, 1980.

Beekman Tinneke, « Nietzsche’s Timely Genealogy : an Exercise in Anti-Reductionist Naturalism », in : Dries Manuel (ed.), Nietzsche on Time and History, Berlin/New York : De Gruyter, 2008, p. 63-74.

Blondel Éric, « Critique et généalogie chez Nietzsche ou Grund, Untergrund, Abgrund », Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 2/1999, p. 199-209.

Brusotti Marco, « Vergleichende Beschreibung versus Begründung. Das fünfte Hauptstück : „zur Naturgeschichte der Moral“ », in : Born M. A. (Hrsg.), Friedrich Nietzsche : Jenseits von Gut und Böse, Berlin-Boston : De Gruyter, 2014.

Breazeale Daniel, « Nietzsche, Critical History and “das Pathos der Richtertum” », Revue Internationale de Philosophie, no 1/2000, p. 57-76.

Denat Céline, « “Où il faut aller en voyage” : à propos du § 223 des Opinions et sentences mêlées et de la métaphore nietzschéenne du voyageur », in : Denat C. et Wotling P. (dir.), Humain, trop humain et les débuts de la réforme de la philosophie, Reims : Éditions et presses de l’université de Reims (Épure), 2018, p. 355-378.

Denat Céline, « Faut-il prendre Nietzsche à la lettre ? À propos du “naturalisme” nietzschéen », in : Béland M., Denat C., Piazzesi C. et Wotling P. (dir.), Nietzsche on Making Sense of Nietzsche/Comprendre Nietzsche selon Nietzsche, Reims : Éditions et presses de l’université de Reims (Épure), coll. Langage et pensée, 2021.

Denat Céline, wotling Patrick, Dictionnaire Nietzsche, Paris : Ellipses, 2013.

Hellwald Friedrich von, Naturgeschichte des Menschen, 2 Bd., Stuttgart : W. Spemann, 1882.

Hummel Pascale, Histoire de l’histoire de la philologie. Étude d’un genre épistémologique et bibliographique, Genève : Droz, 2000.

Jensen Anthony K., « Geschichte or History ? Nietzsche’s Second Untimely Meditation in the Context of Nineteenth-Century Philological Studies », in : Dries Manuel (ed.), Nietzsche on Time and History, Berlin/New York : De Gruyter, 2008, p. 213-229.

Kittsteiner Heinz-Dieter, « Erinnern – Vergessen – Orientieren. Nietzsches Begriff des umhüllenden Wahn“ als geschichts­philosophische Kategorie », in : Borchmeyer D. (Hrsg.), Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben. Nietzsche und die Erinnerung in der Moderne, Frankfurt am Main : Suhrkamp-Verlag, 1996, p. 48-75.

Nietzsche Friedrich, La Naissance de la tragédie, trad. C. Denat, Paris : Flammarion, 2015.

Nietzsche Friedrich, Considérations inactuelles I-II, trad. P. Rusch, Paris : Gallimard, 1990.

Nietzsche Friedrich, Humain, trop humain I, trad. P. Wotling, Paris : Flammarion, 2019.

Nietzsche Friedrich, Humain, trop humain II, trad. É. Blondel, O. Hansen-Løve, Th. Leydenbach, Paris : Flammarion, 2019.

Nietzsche Friedrich, Aurore, trad. É. Blondel, O. Hansen-Løve, Th. Leydenbach, Paris : Flammarion, 2012.

Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, trad. P. Wotling, Paris : Flammarion, 1997, rééd. 2007.

Nietzsche Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, Paris : Librairie Générale française, 1972.

Nietzsche Friedrich, Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris : Flammarion, 2000.

Nietzsche Friedrich, Éléments pour la généalogie de la morale, trad. P. Wotling, Paris : Librairie Générale Française, 2000.

Nietzsche Friedrich, Le Cas Wagner, trad. É. Blondel, Crépuscule des idoles, trad. P. Wotling, Paris : Flammarion, 2005.

Nietzsche Friedrich, L’Antéchrist, trad. É. Blondel, Paris : Flammarion, 1994.

Nietzsche Friedrich, Ecce Homo, trad. É. Blondel, Paris : Flammarion, 1992.

Platon, Phédon, trad. M. Dixsaut, Paris : Flammarion, 1991.

Schopenhauer Arthur, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. C. Sommer, V. Stanek et M. Dautray, 2 t., Paris : Gallimard, 2009.

Wotling Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris : PUF, 1995, rééd. Quadrige.

Wotling Patrick, “Oui, l’homme fut un essai”. La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, Paris : PUF, 2016.

Zuckert Catherine H., « Nature, History and the Self: Friedrich Nietzsche’s Untimely Meditations », Nietzsche-Studien, 5, 1976, p. 55-82.

Haut de page

Notes

1 Fr. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 7/KSA 6, p. 95 ; Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 7/KSA 6, p. 371 ; L’Antéchrist, § 29/KSA 6, p. 199 ; Fragments posthumes (désormais FP), printemps 1888/KSA 13, 15 [113], p. 473, 15 [118], p. 479, et 16 [33], p. 494.

2 Fr. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, 4, « Des contempteurs du corps »/KSA 4, p. 39.

3 Fr. Nietzsche, FP, printemps 1888/KSA 13, 15 [89], p. 458, et 16 [54],
p. 504. Nietzsche se fait également à lui-même le reproche d’avoir d’abord cédé dans sa jeunesse au « maudit idéalisme », à « l’ignorance in physiologicis », cf. Fr. Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 2/KSA 6, p. 283.

4 Fr. Nietzsche, L’Antéchrist, § 26/KSA 6, p. 195 (trad. modifiée). Cf. Ecce Homo, « Le Cas Wagner », § 2/KSA 6, p. 358.

5 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1/KSA 2, p. 223 (« Die historische Philosophie »), et § 2/KSA 2, p. 25 (« das historische Philosophiren »).

6 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1/KSA 2, p. 22.

7 Fr. Nietzsche, FP, juin-juillet 1885/KSA 11, 38 [14], p. 613. Cf. FP, avril-juin 1885/KSA 11, 34 [73], p. 442 : « Ce qui nous sépare aussi bien de Kant que de Platon et de Leibniz : nous sommes historiques de part en part. Tel est le grand revirement. Lamarck et Hegel – Darwin n’est qu’une répercussion. Le mode de pensée d’Héraclite et d’Empédocle est ressuscité ».

8 On a donc affaire ici, comme souvent dans le « nouveau langage » de Nietzsche, à un sens étendu, déplacé – métaphorique donc – d’un terme usuel auquel il entend assigner une signification nouvelle. Sur cette idée,
cf. C. Denat et P. Wotling, Dictionnaire Nietzsche, p. 9-12.

9 Fr. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 4/KSA 1, p. 42.

10 Sur le caractère indissociable de la philologie et de l’histoire, on se reportera notamment aux analyses de P. Hummel, Histoire de l’histoire de la philologie. Étude d’un genre épistémologique et bibliographique, p. 101 sq.

11 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873/KSA 7, 29 [82], p. 665-666.

12 Cf. Fr. Nietzsche, FP, hiver 1869/1870-printemps 1870/KSA 1, 3 [76], p. 81 : « L’époque d’Héraclite, d’Empédocle, etc. était inconnue. On avait l’image de l’hellénisme romain-universel, l’alexandrinisme. Beauté unie à la platitude, et nécessairement ! Théorie scandaleuse ! ».

13 Cf. Fr. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 18/KSA 1, p. 116 : « Notre monde moderne est tout entier pris dans la toile de la culture alexandrine, et il a pour idéal l’homme théorique, qui œuvre au service de la science avec ses forces spéculatives les plus élevées, ce dont Socrate constitue l’archétype et l’ancêtre ».

14 Fr. Nietzsche, FP, été 1875/KSA 8, 6 [1], p. 101.

15 Fr. Nietzsche, FP, printemps-été 1875/KSA 8, 5 [47], p. 53.

16 Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, § 8/KSA 1, p. 306.

17 Cf. Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, Préface/KSA 1, p. 247 : « je ne sais quel sens la philologie classique pourrait avoir aujourd’hui, sinon celui d’exercer une influence inactuelle, c’est‑à‑dire d’agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons‑le, au bénéfice d’un temps à venir ».

18 Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, Préface/KSA 1, p. 246.

19 Idem, § 3/KSA 1, p. 266.

20 Voir, sur cette idée : D. Breazeale, « Nietzsche, Critical History and “das Pathos der Richtertum” » ; C. H. Zuckert, « Nature, History and the Self: Friedrich Nietzsche’s Untimely Meditations » ; H. D. Kittsteiner, « Erinnern – Vergessen – Orientieren. Nietzsches Begriff des umhüllenden Wahns als geschichtsphilosophische Kategorie », p. 58.

21 Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, § 4/KSA 1, p. 271.

22 Idem, § 2/KSA 1, p. 264.

23 Idem, § 1/KSA 1, p. 252.

24 Idem, § 1/KSA 1, p. 248.

25 Idem, Préface/KSA 1, p. 245.

26 Idem, § 4/KSA 1, p. 273.

27 Idem, § 8/KSA 1, p. 307. Cf. Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873/KSA 7, 29 [172], p. 702 : « Il n’y a rien d’absurde à imaginer que nous puissions nous aussi avoir une plus faible mémoire du passé, et que notre sens historique puisse entrer en sommeil de la même façon qu’il était entré en sommeil durant la plus haute acmé des Grecs ». Voir également à la même époque le fragment 29 [88]/KSA 1, p. 669-670.

28 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1873/KSA 7, 29 [57], p. 652.

29 Fr. Nietzsche, FP, été 1872-début 1873/KSA 7, 19 [86], p. 448 : « Sophia et épistèmè. Sophia comporte l’instance du choix, la faculté du goût : tandis que la science se précipite sans autant de délicatesse sur tout ce qui vaut d’être connu. »

30 Fr. Nietzsche, FP, été 1872-début 1873/KSA 7, 19 [21], p. 422 : « L’instinct de connaissance immodéré et non sélectif, sur fond d’histoire, est un signe que la vie est devenue vieille. […] Les instincts généraux se sont affaiblis, et ne tiennent plus l’individu en bride ».

31 Fr. Nietzsche, Considération inactuelle II, § 4/KSA 1, p. 272.

32 Ibid./KSA 1, p. 272-273 : « Le savoir, dont on se gave sans, le plus souvent, en éprouver la faim, parfois même malgré un besoin contraire, n’agit plus comme une force transformatrice orientée vers le dehors, il reste dissimulé dans une certaine intériorité chaotique, que l’homme moderne désigne avec une singulière fierté comme sa “profondeur” spécifique ».

33 Cf. Fr. Nietzsche, FP, été 1878/KSA 8, 30 [186], p. 556 : « Le siècle dernier
avait moins d’histoire, mais savait mieux qu’en faire ».

34 Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 337/KSA 3, p. 564.

35 Cf. Fr. Nietzsche, FP, automne 1881/KSA 9, 12 [76], p. 590 : « Le sentiment historique [das historische Gefühl] est ce qu’il y a de nouveau, quelque chose de tout à fait grand est en train de croître ! D’abord nuisible, comme tout ce qui est nouveau ! ».

36 Fr. Nietzsche, FP, printemps-automne 1881/KSA 9, 11 [99], p. 476-477.

37 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 223/KSA 5, p. 157.

38 Cf. supra, note 31.

39 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 223/KSA 5, p. 157-158.

40 Fr. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale (désormais GM), I, § 16/KSA 5, p. 285.

41 Fr. Nietzsche, FP, printemps 1884/KSA 11, 25 [256], p. 79.

42 Fr. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », § 41/KSA 6, p. 143. Voir également Le Cas Wagner/KSA 6, p. 48.

43 P. Wotling, “Oui, l’homme fut un essai”. La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, p. 254.

44 Fr. Nietzsche, FP, printemps 1884/KSA 11, 25 [163], p. 57.

45 Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 337/KSA 3, p. 565.

46 Cf. Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 257/KSA 5, p. 205.

47 Cf. supra, note 16.

48 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 224/KSA 5, p. 158.

49 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 224/KSA 5, p. 159-160.

50 Ibid./KSA 5, p. 157-158. Cf. Fr. Nietzsche, FP, mai-juillet 1885/KSA 12, 35 [2], p. 509, et déjà Humain, trop humain I, § 274/KSA 2, p. 226 : « C’est dans la capacité de reconstruire rapidement de tels systèmes de pensée et de sentiment à partir de motifs donnés […] que consiste le sens historique ».

51 Fr. Nietzsche, FP, mai-juillet 1885/KSA 12, 35 [2], p. 509.

52 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 224/KSA 5, p. 160.

53 Cf. supra, note 36.

54 Fr. Nietzsche, FP, automne 1881/KSA 9, 15 [17], p. 642.

55 Fr. Nietzsche, FP, été-automne 1884/KSA 11, 26 [90], p. 173. Sur cette idée, cf. P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 281-282.

56 Fr. Nietzsche, FP, printemps-été 1875/KSA 8, 5 [11], p. 43.

57 Fr. Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 5/KSA 6, p. 370.

58 C’est ainsi que le premier chapitre de la deuxième Considération inactuelle caractérise le « sens historique ».

59 Fr. Nietzsche, FP, printemps-été 1875/KSA 8, 5 [64], p. 59.

60 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1/KSA 2, p. 23-24.

61 Idem, § 2/KSA 2, p. 24-25. Cf. Crépuscule des idoles, « La “raison” en philosophie », § 1/KSA 6, p. 75-76.

62 Cf. Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 7/KSA 3, p. 379.

63 Idem, § 116 et § 345/KSA 3, p. 108-109 et p. 578-579.

64 Fr. Nietzsche, FP, fin 1876-été 1877/KSA 8, 23 [19], p. 410. Cf. FP, mai-juin 1885/KSA 11, 35 [5], p. 510 : « La plupart des philosophes de la morale n’exposent que la hiérarchie actuellement dominante ; par manque d’esprit historique d’une part, d’autre part parce qu’ils sont eux-mêmes dominés par la morale dont la leçon est de donner au présent la valeur d’éternité ».

65 Fr. Nietzsche, Opinions et sentences mêlées, § 223/KSA 2, p. 477, et le fragment préparatoire qui lui correspond : FP, fin 1876-été 1877/KSA 8, 23 [48], p. 421 : « De nos jours, l’introspection morale ne suffit plus du tout pour démêler les mobiles enchevêtrés de nos actes, il y faut encore l’histoire et la connaissance des populations arriérées. […] On se figure avoir réellement dénombré tous les mobiles humains en les classant suivant la satisfaction nécessaire des besoins. Mais il a existé d’innombrables besoins presque incroyables, voire déments, que l’on ne soupçonnerait pas si facilement aujourd’hui : tous continuent cependant à agir avec les autres ». Pour un approfondissement de ce point, voir également notre étude : « “Où il faut aller en voyage” : à propos du § 223 des Opinions et sentences mêlées et de la métaphore nietzschéenne du voyageur ».

66 Cf. Aristote, Seconds Analytiques, I, 8, p. 47-48.

67 Aristote, Poétique, 9, p. 65.

68 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, t. 2, Suppléments, chapitre 38 : « Sur l’histoire », p. 1843-1844.

69 Idem, p. 1851-1852.

70 Idem, p. 1849.

71 Fr. Nietzsche, GM, Préface, § 7/KSA 2, p. 254.

72 Cf. Platon, Phédon, 96a-c.

73 Fr. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 17/KSA 2, p. 551.

74 Sur l’importance de la métaphorique végétale, cf. les analyses de P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 273 sq.

75 Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 109/KSA 5, p. 469. Voir également Par-delà bien et mal, § 230/KSA 5, p. 169. Sur cette idée, nous renvoyons à notre étude : « Faut-il prendre Nietzsche à la lettre ? À propos du “naturalisme” nietzschéen ». Voir également : T. Beekman, « Nietzsche’s Timely Genealogy : an Exercise in Anti-Reductionist Naturalism ».

76 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 1/KSA 2, p. 23-24.

77 Idem, § 10/KSA 2, p. 30.

78 Fr. Nietzsche, FP, fin 1876-été 1878/KSA 8, 23 [19], p. 410

79 Sur le « nouveau langage » de Nietzsche et la nécessité de tels processus d’« auto-traduction », voir de nouveau notre Dictionnaire Nietzsche, p. 16-17.

80 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 37/KSA 2, p. 30.

81 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 186/KSA 5, p. 106.

82 Fr. Nietzsche, Aurore, § 34/KSA 3, p. 43.

83 Dans le fragment 39 [21] d’août-septembre 1885, Nietzsche évoque l’Histoire naturelle de l’homme (Naturgeschichte des Menschen) de Fr. von Hellwald, qui décrivait dans cet ouvrage des « types » humains distincts. Marco Brusotti remarque en ce sens qu’« à l’époque de Nietzsche, une histoire naturelle peut être élaborée de façon principalement synchronique » (M. Brusotti, « Vergleichende Beschreibung versus Begründung. Das fünfte Hauptstück : „zur Naturgeschichte der Moral“ », p. 115).

84 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 186/KSA 5, p. 106.

85 Fr. Nietzsche, GM, Préface, § 6/KSA 2, p. 253.

86 Ibid.

87 Cf. É. Blondel, « Critique et généalogie chez Nietzsche ou Grund, Untergrund, Abgrund ».

88 Idem, p. 206.

89 Fr. Nietzsche, FP, été 1872-début 1873/KSA 1, 19 [86], p. 448, déjà cité supra, cf. note 29.

90 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain II, Préface, § 1/KSA 2, p. 370.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Céline Denat, « Nietzsche, penseur de l’histoire »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 51 | 2022, 85-113.

Référence électronique

Céline Denat, « Nietzsche, penseur de l’histoire »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 51 | 2022, mis en ligne le 30 mai 2022, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/5533 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.5533

Haut de page

Auteur

Céline Denat

Maîtresse de conférences en philosophie allemande moderne, CIRLEP (EA 4299), Université de Reims–Champagne-Ardenne.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search