- 1 C’est la version retenue par la traduction qui fait désormais référence, à savoir celle de Patrick (...)
1Zur Genealogie der Moral : la spécificité du titre de cette œuvre nietzschéenne a longtemps été atténuée subrepticement par une traduction commode, mais inexacte. « La » Généalogie de la morale : ce titre français ne fait pas droit à l’invitation exprimée par la préposition zu en allemand, qui note un travail de contribution, une tension vers une tâche, des éléments à verser au dossier1. Car cette Généalogie de la morale, telle que l’a voulue son auteur, est une tâche, et elle engage dans l’esprit de Nietzsche un projet collectif. L’invitation faite par la forme allemande originale du titre doit sans cesse rester présente à la pensée.
2Cet aspect méritait que l’on y consacrât encore davantage d’attention qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Le 21 février 2020 s’est ainsi tenue à l’Université de Strasbourg une journée d’études autour de la question directrice : « La Généalogie de la morale : un projet de recherche nietzschéen ? ». Les articles qui composent le présent volume des Cahiers philosophiques de Strasbourg en sont pour la plupart issus. Cette rencontre était le premier événement académique organisé dans le cadre d’un partenariat entre le Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine de l’Université de Strasbourg et le Centre Prospéro de l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Qu’il nous soit permis de remercier ici le Centre Prospéro et tout particulièrement son directeur, Laurent Van Eyde, pour sa précieuse collaboration.
- 2 This project has received funding from the European Union’s Horizon 2020 research and innovation (...)
- 3 Actes à paraître, sous la direction de Quentin Landenne et Emmanuel Salanskis, Les Métamorphoses (...)
3La journée d’études qui est à l’origine du présent dossier thématique a également reçu un soutien financier de la Commission européenne, par l’intermédiaire de la bourse Marie Skłodowska-Curie2 dont Emmanuel Salanskis a bénéficié entre 2019 et 2021 pour mener un projet de recherche intitulé « Genealogical Thinking in Nietzsche’s Wake ». Inscrite dans un projet philosophique plus général, cette journée d’études fut prolongée par un colloque international consacré aux métamorphoses de la “généalogie” après Nietzsche et à ses réceptions, notamment françaises3. Une même question a animé les deux événements : dans quelle mesure le projet généalogique nietzschéen a-t-il pris corps et a-t-il eu les postérités que Nietzsche souhaitait ou anticipait ?
4Qu’il y ait eu effectivement un projet généalogique nietzschéen, au sens d’un authentique projet de recherche, c’est ce qu’une lecture attentive de la Préface de la Généalogie de la morale peut déjà suggérer. Après avoir formulé l’exigence nouvelle de « remettre une bonne fois en question » la valeur des valeurs morales, Nietzsche ajoute ainsi au § 6 :
- 4 Fr. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale (désormais GM), Préface, § 6 (trad. P. Wo (...)
« […] et pour ce, il faut avoir connaissance des conditions et des circonstances dans lesquelles elles ont poussé, à la faveur desquelles elles se sont développées et déplacées (la morale comme conséquence, comme symptôme, comme masque, comme tartuferie, comme maladie, comme mécompréhension ; mais aussi la morale comme cause, comme remède, comme stimulant, comme inhibition, comme poison), une connaissance comme il n’en a pas existé jusqu’à aujourd’hui, et comme on n’en a même pas désiré »4.
- 5 GM, I, § 17/KSA 5, p. 289.
Il est donc question d’acquérir une connaissance sans précédent, qui devra porter sur l’histoire multiforme des valeurs morales envisagées tout à la fois comme causes et comme effets du corps. Or le champ d’investigation ainsi délimité paraît immense, notamment parce qu’il est largement interdisciplinaire, comme le confirmera la Note du § 17 du premier traité : tout en nous invitant à mobiliser l’histoire, la philologie, la linguistique et l’étymologie pour enquêter sur le « développement des concepts moraux », cette Anmerkung soulignera également la nécessité de recourir à la physiologie et à la médecine pour mettre en question « la valeur des évaluations qui ont existé jusqu’à présent »5. Nietzsche le déclare sans ambiguïté :
« toutes les tables de biens, tous les “tu dois” que connaissent l’histoire ou la recherche ethnologique requièrent une élucidation et une interprétation physiologique, plus encore, en tout cas, que psychologique ; tous attendent de même une critique de la part de la science médicale »6.
5Une telle recherche peut-elle être menée à bien par un homme seul, c’est-à-dire par “Monsieur Nietzsche” ? Il semblerait en réalité que l’auteur de la Généalogie de la morale, malgré la modestie fort limitée qu’on lui connaît, n’ait nullement prétendu être en mesure de défricher ce vaste territoire à lui seul. Ce n’était pas ce qu’il souhaitait, si l’on en croit ce qu’il nous dit lui-même au § 7 de la Préface :
- 7 GM, Préface, § 7/KSA 5, p. 254.
« Qu’il suffise de dire que j’eus moi-même des raisons, dès lors que cette perspective s’ouvrit à mes yeux, de rechercher des compagnons savants, audacieux et à qui le travail ne fasse pas peur (je continue à le faire aujourd’hui). L’enjeu est de parcourir le formidable pays de la morale, lointain et si caché – de la morale qui a réellement existé, réellement été vécue – avec des questions absolument neuves et avec, en quelque sorte, des yeux neufs : et cela ne signifie-t-il pas quasiment découvrir ce pays pour la première fois ?… »7.
- 8 GM, I, § 17/KSA 5, p. 288.
Si l’on rapproche ce passage du début de la Note du § 17, où Nietzsche demande « que quelque faculté de philosophie s’attache le mérite de promouvoir les études relatives à l’histoire de la morale au moyen d’une série de mémoires académiques primés », avant de préciser que son livre servira peut-être « à donner une impulsion vigoureuse à cette orientation »8, on s’aperçoit que la généalogie de la morale est présentée avec insistance comme une démarche collective dans l’ouvrage de 1887.
- 9 GM, Préface, § 4/KSA 5, p. 251.
- 10 GM, Préface, § 7/KSA 5, p. 254.
6Nietzsche ne se considère d’ailleurs pas comme le premier généalogiste de la morale : de son propre aveu, il a été précédé dans cette voie par Paul Rée et par « tous les généalogistes de la morale anglais »9. Mais l’ambition de Nietzsche semble être de réorienter méthodologiquement ce champ de recherche, comme il nous dit avoir tenté de le faire dans ses échanges intellectuels avec son ex-ami Paul Rée : « mon souhait était de fournir à un œil si pénétrant et si désintéressé une meilleure direction, la direction de l’histoire de la morale réelle »10. L’espoir d’attirer dans cette direction méthodologique un certain nombre de prédécesseurs généalogistes est sans doute aussi la raison pour laquelle Nietzsche, après avoir brossé un portrait alternativement élogieux et critique des « psychologues anglais auxquels on est de fait redevable des seules tentatives faites jusqu’à présent pour élaborer une histoire de l’émergence de la morale », refuse de s’en tenir à l’idée décourageante que ces psychologues seraient « simplement de vieilles grenouilles froides », mais formule au contraire un vœu personnel à leur sujet :
- 11 GM, I, § 1/KSA 5, p. 258.
« [...] s’il est permis d’émettre un vœu là où l’on ne peut savoir, de tout cœur, je fais le vœu qu’ils soient l’inverse – que ces chercheurs et microscopistes de l’âme soient fondamentalement des animaux courageux, magnanimes et orgueilleux, qui savent tenir en bride leur cœur et leur douleur et se sont éduqués à sacrifier tout souhait idéaliste à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, amère, laide, repoussante, non chrétienne, immorale... Car il y a des vérités de ce genre. – »11.
Ce qui semble ainsi s’esquisser est donc un vaste projet généalogique, que Nietzsche s’efforce de promouvoir publiquement en cherchant des collaborateurs et des relais institutionnels.
7Dès lors, remettre la Généalogie de la morale à sa juste place dans l’œuvre de Nietzsche ne nécessiterait-il pas de prendre au sérieux ce projet ? C’est l’hypothèse que nous avons souhaité mettre à l’épreuve dans ce numéro, en sollicitant d’ailleurs des contributions plurielles, dont certaines sont venues étayer le point de vue soumis à discussion, tandis que d’autres l’ont précisé ou nuancé.
- 12 A. U. Sommer, « Une vue d’ensemble sur la Généalogie de la morale », p. 49.
- 13 Ibid. Sur ce point, cf. également A. U. Sommer, Kommentar zu Nietzsches Zur Genealogie der Moral, (...)
- 14 GM, II, § 16/KSA 5, p. 321.
- 15 A. U. Sommer, « Une vue d’ensemble sur la Généalogie de la morale », p. 49, 56, 66 sqq., 79.
- 16 GM, I, § 17/KSA 5, p. 288-289.
8Ainsi Andreas Urs Sommer rappelle-t-il dans « Une vue d’ensemble sur la Généalogie de la morale » que la Généalogie a parfois été interprétée à tort comme l’« œuvre majeure de Nietzsche », alors que Nietzsche la présentait quant à lui comme un ouvrage de complément et de clarification, « ajouté à Par-delà bien et mal, publié dernièrement, pour le compléter et l’éclairer »12. Aux antipodes de cette caractérisation modeste, Andreas Urs Sommer suggère qu’une forme de survalorisation de la Généalogie de la morale a eu lieu dans certains contextes de réception : notamment dans celui de la philosophie analytique anglophone, où cet ouvrage de Nietzsche est apparu, par son style plus argumentatif et par sa structuration en traités, comme un texte suffisamment « systématique » et « scientifique » pour être mis en résonance avec les problématiques analytiques contemporaines13. En guise d’illustration, on peut évidemment penser à la lecture en termes de « naturalisme méthodologique » que Brian Leiter a développée en 2002 dans son Nietzsche on Morality. Ces considérations conduisent à prendre en compte une nuance importante : dire que la Généalogie de la morale esquisse un projet de recherche cohérent ne revient pas à la traiter comme un ouvrage systématique, ni a fortiori comme un traité scientifique en bonne et due forme. D’une part, un projet de recherche est précisément le contraire d’un système fermé sur lui-même : c’est un discours ouvert, appelant des prolongements et assumant délibérément son caractère hypothétique. Nietzsche nous en donne un bel exemple au § 16 du deuxième traité, lorsqu’il entreprend de « prêter une première expression provisoire à [sa] propre hypothèse sur l’origine de la “mauvaise conscience” »14, sans prétendre clore le sujet une fois pour toutes. D’autre part, le fait que le projet généalogique nietzschéen mobilise une interdisciplinarité scientifique n’en fait pas pour autant dans ses visées ou dans sa forme un programme de recherche purement scientifique, comme le relève également Andreas Urs Sommer15. La généalogie reste en effet subordonnée à l’autorité du philosophe : c’est dans les facultés de philosophie que Nietzsche espère encourager les études d’histoire de la morale, c’est aux « philosophes de spécialité » qu’il veut confier « le rôle de porte-parole et de médiateurs » dans le dialogue avec la physiologie et la médecine, et c’est surtout pour « préparer la tâche d’avenir du philosophe » qu’il souhaite recourir à « toutes les sciences »16. Les recherches généalogiques ne viseront donc en aucun cas à établir une vérité absolue en histoire, dont Nietzsche conteste radicalement l’existence dans le cadre de son perspectivisme.
- 17 C. Denat, « Nietzsche, penseur de l’histoire : du “sens historique” à l’exigence généalogique », (...)
- 18 Idem, p. 98.
- 19 Idem, p. 87.
- 20 Idem, p. 88.
- 21 Idem, p. 105 sqq.
9Tout comme Andreas Urs Sommer, Céline Denat replace l’élan de la Généalogie de la morale dans un parcours intellectuel plus vaste, dont l’ouvrage de 1887 n’est ni le premier mot, ni le dernier. L’article de Céline Denat, intitulé « Nietzsche, penseur de l’histoire : du “sens historique” à l’exigence généalogique », rappelle qu’une longue réflexion sur l’histoire a précédé la publication de la Généalogie de la morale, et ce, « dès son tout premier écrit philosophique, La Naissance de la tragédie », paru en 187217. Nietzsche ne s’en est pas tenu à un sens convenu de la notion d’histoire : repensée à nouveau frais grâce à une critique de l’esprit philologique, envisagée sur un mode psycho-physiologique non plus comme discipline étroitement théorique mais comme sens historique nécessaire à une vie humaine commandée par des besoins et pulsions18, elle doit « être considérée comme un trait déterminant de la méthode que Nietzsche entend assigner à la réflexion philosophique – ce en quoi il s’oppose à l’ancienne dévalorisation philosophique des modes de pensée historiques »19. Dans cette mesure, Nietzsche pense en historien, et fait de l’histoire « un préalable nécessaire », « un aspect constitutif du mode d’enquête singulier qu’[il] désignera à partir de 1887 sous le nom de “généalogie” »20. Les analyses de Céline Denat, mettant en valeur une véritable méthodologie nietzschéenne, éclaircissent le rapport qu’entretient aux yeux de Nietzsche l’histoire – envisagée comme histoire naturelle – avec les sciences naturelles, et le passage d’une histoire naturelle de la morale à une généalogie de la morale21. Ce faisant, c’est l’autonomie de la sphère morale qui est mise radicalement en question, voire son existence même comme régime distinct de réalité.
- 22 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 108 (trad. P. Wotling)/KSA 5, p. 92, et P. Wotling, « Le p (...)
- 23 Aristote, Seconds Analytiques, II, 1.
- 24 Fr. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Ceux qui rendent l’humanité “meilleure” », § 1 (trad. P. (...)
- 25 GM, Préface, § 7/KSA 5, p. 254.
- 26 P. Wotling, « Le paradoxe des Éléments pour la généalogie de la morale », p. 129.
10De fait, il existe un paradoxe général qui semble caractériser le projet généalogique de Nietzsche et que le texte de Patrick Wotling souligne dès ses premières lignes : à strictement parler, comme Par-delà bien et mal l’affirmait déjà nettement en 1886, « il n’y a pas de phénomènes moraux du tout, mais seulement une interprétation morale de phénomènes... »22. Aborder la « généalogie de la morale » comme un champ de recherche peut dès lors sembler déroutant à première vue : nous sommes habitués depuis Aristote23 à considérer qu’une recherche légitime doit porter sur un objet qui existe. On sait toutefois que du point de vue du perspectivisme nietzschéen, rien n’« existe » tout simplement de manière objective : cette leçon vaut aussi pour la morale, peut-être même davantage encore, puisque Nietzsche la décrit précisément comme « une mésinterprétation », c’est-à-dire comme un ensemble de jugements qui relèvent d’« un stade d’ignorance auquel même le concept de réel, la distinction du réel et de l’imaginaire fait encore défaut »24. La morale ne semble donc nullement être un concept clair susceptible de définition rigoureuse, comme si un comportement pouvait objectivement être qualifié de « moral » ou même comme si une interprétation pouvait l’être (ce qui reviendrait en fait à décaler d’un niveau l’objectivité morale, en la transférant des « phénomènes » aux « interprétations »). Il y a là une nouvelle nuance capitale à prendre en considération : lorsque Nietzsche parle du « formidable pays de la morale » ou de « l’histoire de la morale réelle »25, il semble seulement vouloir dire que le texte de la réalité contient des interprétations qui qualifient de « moraux » certains phénomènes. Ces qualifications morales sont toujours impropres si on les juge à l’aune d’une perspective plus rigoureuse, mais elles n’en constituent pas moins une réalité langagière, qui renvoie elle-même à une réalité psychologique : celle des pulsions et des volontés de puissance à l’œuvre dans de tels propos. Ce serait donc plus exactement de ce pays moral, purement langagier et interprétatif, qu’il s’agirait de faire la généalogie : non pour rendre compte d’introuvables « phénomènes moraux », mais, comme l’écrit Patrick Wotling, pour offrir un décryptage « des phénomènes que notre type de culture dit “moraux” »26.
- 27 Idem, respectivement p. 126 et p. 118.
- 28 Idem, p. 126.
- 29 Idem, p. 127.
11Le texte de Patrick Wotling montre par ailleurs, à l’appui de cette compréhension générale de la Généalogie de la morale, que Nietzsche peut tout à fait récuser la notion idéaliste de contrat social (habituellement invoquée comme un « fondement absolu de la légitimité » politique, mais au rebours du « seul fait documenté, à savoir le fait que l’histoire des communautés humaines, depuis les temps les plus anciens, est l’histoire de conflits et d’affrontements »27), tout en utilisant lui-même au deuxième traité un autre schéma contractuel, non-idéaliste, pour éclairer l’émergence de la « mauvaise conscience ». Le modèle contractuel privilégié par Nietzsche est en l’occurrence beaucoup plus commercial que politique : il met l’accent sur « cette préoccupation fondamentale qu’est la détermination d’une équivalence », plus précisément encore « sur la détermination d’équivalences en termes de sentiment de puissance »28. Selon Patrick Wotling, « la notion de contrat est donc importante non parce qu’elle fournirait un fondement recevable, mais par ce qu’elle indique sur la psychologie de l’homme, à savoir le jeu du sentiment de puissance qui l’anime et constitue la logique fondamentale qui le détermine »29.
- 30 Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 23/KSA 5, p. 39.
- 31 M.-A. Ricard, « L’exigence de la connaissance de soi dans la Généalogie de la morale », p. 138.
- 32 GM, Préface, § 1/KSA 5, p. 247.
- 33 M.-A. Ricard, art. cit., p. 142-143.
- 34 Idem, p. 158.
- 35 A. U. Sommer, « Une vue d’ensemble sur la Généalogie de la morale », p. 74.
12La généalogie nietzschéenne comporte donc un versant psychologique assumé, qui confirme l’aphorisme de Par-delà bien et mal selon lequel « la psychologie est de nouveau le chemin qui mène aux problèmes fondamentaux »30. C’est ce que souligne également Marie-Andrée Ricard dans son texte sur « L’exigence de la connaissance de soi dans la Généalogie de la morale », où elle écrit notamment que « la généalogie se base davantage sur la psychologie que sur l’histoire et la philologie, deux disciplines dont Nietzsche attend malgré tout urgemment le concours »31. Marie-Andrée Ricard examine dès lors dans cette perspective l’idée que « nous ne sommes jamais partis à la recherche de nous-mêmes », telle qu’elle est formulée par Nietzsche, sans doute de façon délibérément énigmatique, dans l’incipit de la Généalogie32. Marie-Andrée Ricard suggère à ce propos qu’une forme de méconnaissance « niche en réalité au cœur même de la connaissance » et constitue paradoxalement « l’envers du désir de la connaissance », dans la mesure où « le chercheur de la connaissance méconnaît que sa quête de la connaissance n’est pas seulement une affaire d’intellect, mais surtout de passion et de désir, et qu’elle se meut donc toujours déjà sur le terrain de la morale »33. La thèse de l’article pose en conséquence que Nietzsche assortit son projet de critique des valeurs morales d’une exigence d’« autocritique de la connaissance », en prônant ainsi un retour sur soi qui, au lieu de rendre « meilleur », rend avant tout plus méchant et plus corrosif, même si cette attitude permet aussi d’envisager de « nouveaux accords » entre la vie, la pensée, le désir et la connaissance34. À cet égard, on songe à toute la séquence du troisième traité sur le lien secret de la science avec l’idéal ascétique, qui, comme le disait Andreas Urs Sommer, promeut précisément la connaissance réflexive du « nous » de la Préface35.
- 36 Q. Landenne, « La formation perspectiviste du “nous” dans la Généalogie de la morale », p. 161.
- 37 Idem, p. 162.
- 38 GM, Préface, § 7/KSA 5, p. 254.
- 39 Q. Landenne, art. cit., p. 167.
- 40 Idem, p. 173.
13C’est naturellement de ce « nous », signe emblématique du caractère collectif du projet nietzschéen, qu’il est question dans la contribution de Quentin Landenne intitulée « La formation perspectiviste du “nous” dans la Généalogie de la morale ». Dans ce texte, Quentin Landenne applique à la Généalogie une forme originale d’analyse pronominale, pour faire apparaître « la présence insistante du pronom “nous” (wir, uns), mis au tout premier plan de l’exposé, mobilisé non seulement très régulièrement, mais surtout dans des lieux stratégiques de l’argumentation et souvent en étant souligné »36. Il s’agit plus exactement de se demander « quels peuvent être le sens, la valeur et le statut d’un tel “nous” pour la méthode généalogique elle-même »37. Et, sur ce point, Quentin Landenne suggère que le caractère pluriel du pronom permet notamment de marquer « le caractère collectif ou pluriel du projet généalogique lui-même », dès lors que Nietzsche reconnaît avoir cherché et chercher encore « des compagnons savants, audacieux et à qui le travail ne fasse pas peur »38. En outre, ce « nous » semble également fonctionner comme un « opérateur perspectiviste » de la méthode généalogique, plus précisément au sens d’un « opérateur d’opposition, de distinction et de distanciation »39, qui permet au sujet de la recherche généalogique de n’être ni la fiction métaphysique d’un « moi » ni l’idéal ascétique d’un oubli de soi, mais plutôt une communauté à venir, encore incertaine et problématique. Ainsi la dimension collective du projet nietzschéen apparaîtrait-elle « comme à la fois tout à fait sérieuse, littérale, disciplinaire, et foncièrement non-sérieuse, ironique, ludique »40.
- 41 GM, Préface, § 7, p. 58/KSA 5, p. 254.
14Que des forces collectives doivent nécessairement, dans l’esprit de Nietzsche, se rassembler pour parvenir à réaliser le projet de la Généalogie de la morale, voilà qui apparaît sans conteste dès lors qu’on exhume les sous-textes invisibles de l’œuvre. Emmanuel Salanskis, dans son article intitulé « Walter Bagehot, un compagnon généalogiste de Nietzsche ? », montre que Nietzsche ne s’est pas aventuré seul, et qu’il s’est appuyé notamment sur un auteur anglais pour commencer à arpenter le « formidable pays de la morale »41. Malgré un discours ouvertement critique sur les généalogistes anglais, Nietzsche les lisait avec soin. Le cas de Walter Bagehot mérite la plus grande attention : alors que Nietzsche se plongeait dès la première moitié de la décennie 1870 dans la traduction allemande de Physics and Politics parue en 1874, dont Schopenhauer éducateur porte la trace, il ne le mentionne explicitement nulle part dans la Généalogie de la morale. Or, comme le montre Emmanuel Salanskis, cette éminente figure intellectuelle, oubliée des Français, mais célèbre en son temps pour la diversité de son œuvre, constitue vraisemblablement une source méconnue des réflexions du deuxième traité de la Généalogie sur la « conscience » et la « mauvaise conscience ». Cela, non seulement parce que Bagehot a proposé avant Nietzsche une analyse évolutionniste du fonctionnement des sociétés coutumières archaïques, qui semble avoir inspiré l’incipit du deuxième traité ; mais aussi parce que Bagehot est l’auteur d’une généalogie des premiers États qui a vraisemblablement servi d’aiguillon à la fameuse hypothèse nietzschéenne sur l’origine de la « mauvaise conscience », au § 16 du deuxième traité.
- 42 Anne Merker, « Nietzsche, la morale et la Grèce : perspectives ouvertes par la Généalogie de la m (...)
- 43 FP, printemps 1888/KSA 13, 14 [116], p. 292 (trad. J.-C. Hémery, Œuvres philosophiques complètes, (...)
15Pour finir, la contribution d’Anne Merker, intitulée « Nietzsche, la morale et la Grèce : perspectives ouvertes par la Généalogie de la morale », prend acte du projet de l’œuvre et propose de réaliser une investigation de l’Antiquité à la lumière des hypothèses et des perspectives interprétatives de Nietzsche. Il s’agit d’explorer, librement, « une double pertinence, de l’Antiquité grecque vers Nietzsche et de Nietzsche vers l’Antiquité grecque », le parti pris de l’auteure étant que « dans la Généalogie de la morale, Nietzsche est loin d’avoir exploité les matériaux qui étaient en sa connaissance pour étayer sa tentative d’interprétation généalogique »42. Les réflexions proposées ici ne se limitent pas à un commentaire de Nietzsche, mais s’étendent jusqu’à des textes de l’Antiquité grecque qui ne sont pas traités dans la Généalogie, et qui pourtant présentent des parentés frappantes avec l’intention nietzschéenne, tout particulièrement par l’omniprésence de la notion de puissance. Sont ainsi étudiés les poèmes de Théognis, mentionnés dans la Généalogie de la morale et étudiés par Nietzsche de 1864 à 1867, mais aussi les sophistes, oubliés dans la Généalogie, et pourtant considérés par Nietzsche comme les auteurs de « la première critique de la morale, la première vue pénétrante sur la morale »43. Enfin, l’article pousse dans ses derniers retranchements la critique des jugements de valeurs menée par Protagoras dans le Théétète en remontant jusqu’à son arrière-plan hippocratique : la notion de santé comme équilibre des puissances parachève la réinterprétation protagoréenne des valeurs morales. On constate ainsi une approche fort peu moralisante de la morale dans l’Antiquité, du fait des discours philosophiques et sophistiques recourant aux notions de santé, de régime, de mesure ou encore de perfection. Cette forme de dé-moralisation de la morale pose de nouveau, après l’article de Céline Denat et celui de Patrick Wotling, la question de l’autonomie même de la morale et de son mode d’existence.
16Le tour d’horizon donné par l’ensemble de ces articles permet d’appréhender le travail de Nietzsche comme un projet encore fécond. La force de ses intuitions, l’originalité des méthodes envisagées, la déstabilisation des perspectives traditionnelles, tout cela recèle une puissance créatrice dont la sphère philosophique est loin d’avoir épuisé les possibilités.