L’expérience de la liberté
Texte intégral
1Nos rencontres, les publiques et les autres, obéissaient à une pudique proximité où s’abritait le différend – que l’amitié, sans mot dire, tenait en bride. Entre nous, le discord s’emportait sur fond d’entente préalable et tacite. Pour dire autrement la même chose : un accord foncier, nourri de références et de lectures communes, partagées par lui et par moi, mais tout autant par une ou deux cohortes générationnelles – cet accord ne parvenait à se dire qu’à revenir sur des différences, selon des intonations contrastées et des accents distinctifs.
2Si rien ne pouvait entamer la consonance des pensées, qui était entre nous comme une harmonique spontanée, rien ne pouvait dispenser de l’expression vivante de désaccords – à chaque intersection où se distribuait le commun qui nous liait : le politique et son impossible autonomie, et la démocratie ; le religieux, pour le dire d’un mot peu consistant ; le judaïsme, et son rapport à la déconstruction du christianisme ; Heidegger ; Derrida ; la littérature ; Hegel enfin, interminablement (et je songe avec émotion qu’il aura été le premier lecteur et le premier critique, et le seul à ce jour, de mon livre sur l’Esprit hégélien, à paraître bientôt, et j’y songe comme à un secret emporté avec lui).
3Nos désaccords flottaient souvent sur l’écume des conjonctures et des événements politiques. On en trouvera aisément la trace et l’expression dans ceux de nos entretiens qui ont été publiés.
4Je voudrais m’efforcer de dire un mot, plutôt, de cet accord silencieux et ininterrogé, préalable à l’expression des désaccords, dont je viens de parler – mais comment circonscrire un silence, toujours incertain, comment cerner l’indéterminable, comment dire ce qui s’accordait en-deçà des paroles confrontées et avant même les arguments opposés qui le signifiaient au risque de l’arrêter en un sens, unique et figé ? Ce paradoxe se prête mal à son explicitation et résiste à son élucidation simple. Je crois cependant qu’il présida à nos échanges en tous sens et qu’il colorait l’atmosphère dans quoi ils baignèrent.
5Aujourd’hui, dans la peine, je me demande, et comment faire autrement, sur quoi pouvait bien faire fond cette entente tacite, et tacitement entendue par lui et par moi, je crois, même si nous n’en avons bien sûr jamais parlé.
6Je le dirai avec mes mots à moi et sans pouvoir préjuger des réserves de Jean-Luc, tranquillement assénées. J’entends la vibration acoustique de ses possibles objections, j’écoute sa voix logée là dans les oreilles de ma mémoire, elle résonne souveraine, elle ouvre le paysage d’une nouvelle conversation, comme par une belle journée de printemps.
7D’un mot : c’est la question du sens ou du non-sens ou de la non-question du sens et du non-sens qui faisait le point de départ indiscuté de nos discussions – étymologiquement ce qui, par la parole et l’examen oral, fait voler en éclats, fracasse et bouleverse.
8J’ai toujours été révulsé par l’assignation, médiatique souvent, mais pas seulement, de la philosophie au pourvoi d’un sens, comme si le philosophe avait pour tâche d’intervenir post festum pour « donner du sens » au chaos, sur un plateau de télévision ou dans un amphithéâtre. N’est-il pas plutôt dans son rôle, le philosophe, en défaisant le sens toujours déjà offert, proposé, accompli comme évidence naturelle ? C’est la surabondance du sens, des significations multipliées, qui demande, comme le verset selon les rabbins, à être interprétée, puis philosophiquement déconstruite (mais ce beau mot de déconstruction est aujourd’hui si dévoyé, déformé, distordu et constamment mésusé que je crains, en y recourant, de n’être pas bien entendu).
9Par sa pensée de la communauté ou sa réflexion sur l’art et les artistes qu’il aimait, Nancy se méfiait, à sa façon à lui, concise et ciselée, de toute transcendance du sens, orientant son regard et celui de ses lecteurs vers la seule « transcendance » qui vaille, et qui vaille comme sa défection même, son auto-défection, l’immanence d’une figure, d’une couleur, d’une période ou d’une lumière saisies à même telle ou telle « œuvre », dans une ouverture où le sens inévitablement se perd dans sa déclosion. Singulière immanence toutefois qui n’est pas immanence à soi, qui ne se déploie plutôt qu’à être hors de soi. Par où le sens, tout ensemble, n’est qu’en son extension propre, endogène, sans appel à un outre-sens ; mais ne peut être pourtant qu’en étant toujours et à jamais hors du sens et hors du propre de ce sens. Le dehors et le dedans vacillent. L’un, au-dehors, ne peut mimétiquement se résorber dans l’autre, du dedans.
10Ainsi le sens, c’est une leçon de Nancy que je retiens pour mon compte, ne se laisse guère déterminer à partir de son assignation « sensée », c’est-à-dire depuis son inscription articulée dans une totalité, depuis sa subsomption sous l’unité d’un tout : communauté, subjectivité, histoire, toutes expressions transitives d’une intention signifiante, qu’elle fût politique, morale, esthétique, et ceci, par une curieuse ironie, jusque dans des travaux ou des œuvres se réclamant eux-mêmes de la pensée de Nancy, autour du corps en particulier et de son sens disséminé, de ses significations en excès.
11Avec la « mort de Dieu », et donc « toujours-déjà » (les deux formules s’entre-impliquent sans cesse comme l’être et le temps), la philosophie rejoint de quelque façon la littérature ou l’art dans leur effort immémorial par où ils concurrencent performativement le Sens du sacré, le Sacré des textes, le Sacré de l’œuvre. À sa façon, elle soustrait elle aussi le sens au sens, pour ainsi dire, elle le profane en lui ôtant toute signification uniforme.
12Avec la « fin de la métaphysique », « l’expérience de la liberté » (c’est le titre de la thèse de Nancy et d’un de ses plus beaux livres, selon moi) nomme les contenus singuliers de ce mouvement de la philosophie en allée sur d’autres routes qu’elle.
13La factualité de ce qui est sans essence, l’existence, ouvre la pensée mise à l’épreuve de cette « expérience de la liberté » au partage de l’être et à l’infini de soi. Cette exposition, et la pensée de cette exposition, c’est-à-dire de cet écartement de soi, forme un legs que la mort n’éteint pas, au contraire. La mort fait mourir, et son « dard venimeux » rend sans cesse possible l’impossible, existant le non-existant, c’est vrai. Mais elle n’atteint pas l’expérience de la liberté, irremplaçable, unique en son éclat, toujours vivante – expérience dont nous fîmes et ferons l’expérience en pensant encore avec Jean-Luc Nancy, en pensant à lui.
Pour citer cet article
Référence papier
Gérard Bensussan, « L’expérience de la liberté », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 51 | 2022, 15-17.
Référence électronique
Gérard Bensussan, « L’expérience de la liberté », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 51 | 2022, mis en ligne le 30 mai 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/5434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.5434
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