Adieu à Jean-Luc Nancy
Texte intégral
- 1 J.-L. Nancy et D. Tyradellis, Qu’appelons-nous penser ?, Diaphanes, 2013, p. 17.
1Un jour, j’aperçois Jean-Luc à la Bibliothèque universitaire. « Comment vas-tu, Jean-Luc ? Il y a bien longtemps… – Ça va. Oui, ça va bien maintenant. Mais que veux-tu, la semaine dernière j’ai encore failli mourir. Et toi, comment ça va ? ». J’avais fini par le surnommer Trompe-la-mort. Il aurait sans doute trouvé ce surnom terriblement naïf. Il m’aurait dit que personne ne parvient à la tromper jusqu’au bout. Que l’on peut sans doute mourir et renaître plusieurs fois, de même que l’on se déshabille chaque soir pour se rhabiller chaque matin, mais qu’à la fin le vêtement (ou le greffon) sera trop usé et l’on ne renaîtra plus. C’était déjà l’objection que Cébès faisait à Socrate, et le vieux maître était fort embarrassé pour lui répondre. La mort, Jean-Luc la connaissait de près, mais il n’en parle pas tellement dans ses textes. Sur ce point décisif, sa proximité avec le penseur de Todtnauberg se double presque toujours d’une discrète prise de distance. Il a même été, dans un entretien récent, jusqu’à se déclarer spinoziste : « il ne s’agit pas de chercher à donner un sens à la mort […]. En ce sens, je partage aussi la pensée de Spinoza, que la philosophie médite la vie et non la mort ». Il s’agit en effet, poursuit-il, de penser non la mort, mais la « survie », c’est-à-dire « ce qui de la vie se pense comme plus que la vie »1. La mélétè thanatou de Platon ou le Sein-zum-Tode de Heidegger devaient lui paraître à la fois trop abstraits – lui à qui l’expérience vécue du mourir était devenue si fréquente, si familière – et trop emphatiques. Il faut jouir d’une robuste santé pour s’exercer à mourir ou pour s’angoisser de son pouvoir-mourir, ce qui empêche d’en parler avec justesse, sans prendre la pose. Pourquoi les mortels adoptent-ils souvent un ton solennel, tragique, quand ils évoquent la mort ? Parce qu’ils n’en ont jamais fait l’expérience ? En tout cas, Jean-Luc ne supportait pas les philosophes qui prennent la pose. Il a beaucoup pardonné à Heidegger – trop, diront certains –, mais il ne lui pardonnait pas son emphase.
2Quand j’ai connu Jean-Luc (nous nous étions rencontrés à Cerisy autour de Jacques Derrida, c’était au siècle dernier), il était assez implacable. Un roc bien ancré dans la Terre, un promontoire où les vagues de la vie viennent se briser. Ou bien un navire de guerre, une sorte de cuirassé fendant les flots sans s’attarder sur le sort des frêles esquifs qu’il pouvait croiser. Je lui avais envoyé un texte qu’il avait jugé maladroit, boursouflé, inutilement rhétorique. « Penser, m’a-t-il écrit, ce n’est pas ça : c’est tracer son sillon ». Il traçait.
3Quand j’ai revu Jean-Luc des années plus tard, il avait changé. Il traçait toujours son chemin, mais il paraissait à la fois plus fragile et plus lumineux. À chaque instant, on aurait dit qu’il allait quitter le sol et se mettre à léviter, comme le bonze de Tintin au Tibet. Un bonze d’une école bouddhiste très hétérodoxe ou un vieux sage taoïste, ridé et malicieux : il ressemble à cela, assis au milieu des disciples venus des quatre coins du monde pour l’écouter. À chaque instant, le satori peut survenir, le geste de l’Illumination. Un jour, à l’Université, il nous parlait de Heidegger et du dernier dieu. Un dieu qui se donnerait seulement dans un geste, un clin d’œil, un Wink. Je lui ai posé une question sur le Wink. Il m’a regardé en souriant et, sans un mot, m’a fait un clin d’œil. On dit parfois – stupidement – des personnes âgées qu’elles « retombent en enfance ». Plus Jean-Luc vieillissait, plus il s’élevait au contraire vers l’enfance. Il faisait partie du petit nombre de ceux qui ont été jusqu’au bout des « trois métamorphoses de l’esprit » dont parle Zarathoustra. A-t-il été un chameau besogneux au début de sa carrière ? C’est possible, mais ses écrits n’en portent aucune trace. Il a longtemps été ce lion qui se dresse, rugissant, pour faire l’expérience de sa liberté et affirmer son « Je veux ». Puis, il a accompli l’ultime métamorphose. Il est devenu un enfant : innocence du devenir, « Oui sacré » adressé à la vie, infinie gratitude.
4Comment peut-on changer ainsi ? Je me souviens d’un séminaire dans la montagne, au Hohwald. On a passé le film que Claire Denis a réalisé à partir de L’intrus. « Avant mon opération, nous a dit Jean-Luc, j’étais un vrai cochon. Maintenant que l’on m’a greffé un cœur de porc, je suis devenu un homme ». Après un moment de silence, il a repris la parole. « Tous ceux à qui on a greffé un cœur en même temps que moi sont morts. Tous mes amis sont morts. Au fond, maintenant, l’intrus c’est moi. Je suis devenu un intrus ici ».
5Il n’apparaît pas dans le film de Claire Denis. On le voit en revanche dans un autre film, Cartouche le brigand magnifique, où il incarne un imprimeur. Sans coquetterie, sobrement, intensément, comme toujours. Les plus anciens de ses disciples prétendent qu’il était monté jadis sur la scène du Théâtre national de Strasbourg, coiffé d’un casque à aigrette, pour jouer un soldat grec dans une adaptation de La mort d’Empédocle, mise en scène par Philippe Lacoue-Labarthe et Michel Deutsch. Il a aussi été Rousseau et déambulait en habit d’époque dans le parc d’Ermenonville, ou encore Lenz, un improbable Lenz octogénaire promené en fauteuil roulant parmi des portraits de Goethe. Les disciples racontent aussi (faut-il se fier à leurs dires ?) qu’il possédait autrefois trois marionnettes qu’il mettait en scène sur un petit castelet. Ces trois pantins s’appelaient, paraît-il, Kant, Hegel et Heidegger. Il a beaucoup joué avec les deux premières au temps de sa jeunesse, mais elles ont fini par le lasser. Certains s’irritaient de le voir jouer encore avec le pantin Heidegger, mais il ne parvenait pas à le mettre au rancart.
- 2 « Philippe », dans Philippe Lacoue-Labarthe – la césure et l’impossible (sous la direction de J. (...)
6Je ne l’ai vu qu’une seule fois sur la scène du Théâtre national de Strasbourg. C’était en 2009, au moment de conclure un colloque sur Philippe Lacoue-Labarthe. Il ne lisait pas de texte, il improvisait à partir de quelques notes jetées dans un petit carnet. Une phrase. Un silence. Une autre phrase. Encore un silence. La salle retient son souffle. Il reprend. Il continue. Il faut continuer, toujours, malgré le silence qui menace. Il nous parle de Philippe (c’est le titre de son exposé), des « singularités de pensée qui sont aussi des singularités dans le tressage de la vie et de la pensée », celle de Lacoue-Labarthe, mais aussi celles d’autres amis morts, Derrida, Lyotard. Et de la sienne : « Et puis, je peux peut-être parler de moi, là, pour le coup, il y a quelqu’un qui va tout droit devant, d’un pas relativement assuré, décidé, qui va tout droit devant, tout en sachant qu’il va vers une limite, mais qui recommence toujours à aller vers la limite »2.
7Peut-être Jean-Luc renaîtra-t-il un jour dans le corps d’un acteur masqué, d’un brigand magnifique ou d’un montreur de marionnettes.
Notes
1 J.-L. Nancy et D. Tyradellis, Qu’appelons-nous penser ?, Diaphanes, 2013, p. 17.
2 « Philippe », dans Philippe Lacoue-Labarthe – la césure et l’impossible (sous la direction de J. Rogozinski), Nouvelles Éditions Lignes, 2010, p. 417.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jacob Rogozinski, « Adieu à Jean-Luc Nancy », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 51 | 2022, 11-13.
Référence électronique
Jacob Rogozinski, « Adieu à Jean-Luc Nancy », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 51 | 2022, mis en ligne le 30 mai 2022, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/5430 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.5430
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page