1Dans un fragment retrouvé dans le Cahier G des Cahiers in-octavo, Kafka décrit la situation d’un « nous » – le nous de l’humaine condition – à partir de l’image d’un accident de train :
- 1 Franz Kafka, Cahier G [18 octobre 1917-fin janvier 1918], Cahiers in Octavo, p. 173. Nous citerons (...)
« Vu avec le regard maculé par le terrestre, nous sommes dans la situation de voyageurs qui ont eu un accident de train dans un grand tunnel, à un endroit où l’on ne voit plus la lumière du début mais où la lumière du bout est si infime que le regard est constamment obligé de la chercher et qu’il la perd constamment, tout en sachant que le début et la fin ne sont même pas si sûrs. Mais tout autour de nous, dans le désordre des sens ou l’acuité des sens, nous n’avons que des monstres, et, suivant l’humeur et la fragilité de chacun, un jeu exquis ou kaléidoscopique et épuisant »1.
« Wir sind, mit dem irdisch befleckten Auge gesehen, in der Situation von Eisenbahnreisenden, die in einem langen Tunnel verunglückt sind, und zwar an einer Stelle wo man das Licht des Anfangs nicht mehr sieht, das Licht des Endes aber nur so winzig, daß der Blick es immerfort suchen muß und immerfort verliert, wobei Anfang und Ende nicht einmal sicher sind. Rings um uns aber haben wir in der Verwirrung der Sinne oder in der Höchstempfindlichkeit der Sinne lauter Ungeheuer und ein je nach der Laune und Verwundung des Einzelnen entzückendes oder ermüdendes kaleidoskopisches Spiel ».
- 2 Gérard Bensussan, Le Temps messianique. Temps historique et temps vécu, p. 76.
2Gérard Bensussan, qui fait allusion à ce fragment dans Le Temps messianique, y voit l’illustration éclatante d’une correspondance entre le « messianisme kafkaïen » et la « mélancolie de la finitude » schellingienne. Elle « correspond au messianisme actif et négatif développé dans ces pages de Kafka, à cette symbolique par où une situation, celle des hommes au cœur de l’être, est signifiée à la pensée »2. C’est l’expression de « messianisme kafkaïen » qui inspire notre réflexion, et lui donne son titre. Se demander s’il y a un « messianisme kafkaïen », cela revient à s’interroger sur la place possible de Kafka au sein d’un recueil philosophique autour du messianisme.
3Cette expression nous semble poser deux problèmes : d’une part, le messianisme indique de prime abord une certaine espérance, qui entre en contradiction avec la tonalité de l’œuvre de Kafka, plutôt noire, voire désespérée. D’autre part, l’expression soulève d’emblée le problème du rapport de Kafka au judaïsme, dont la présence sous une forme sécularisée ne fait pas de doute, mais qui est floue et difficilement restituable. Que peut-il rester du messianisme s’il prend sa source dans une tradition que Kafka ne connaît que comme étant l’objet d’une crise de transmission et de sens ?
4Si l’on regarde de plus près la façon dont cette expression survient dans le livre de Gérard Bensussan, on s’aperçoit qu’elle indique, de façon implicite, un troisième problème : tentant de définir le « temps messianique », comme une « intersection », comme une « expérience du temps qui supporte ici et maintenant son interruption » et « signifie les déchirures du temps »3, Gérard Bensussan affirme, dès son introduction, que l’écriture littéraire ou poétique détient une forme de privilège, contrairement à « la lente rigueur de la philosophie », pour rendre compte de cette expérience du temps en sa singularité. Le poème n’a donc pas valeur d’illustration, mais peut marquer, dans sa vie propre, quelque chose de ces liaisons instantanées et de ces ruptures. Il ne s’agit pas de dire que le poétique est en lui-même messianique, mais qu’il fait l’expérience de la messianité, comme temporalité singulière. Les différents chapitres qui suivent tentent de confronter la philosophie de l’histoire à cet « autre temps », soit pour en indiquer la différence, soit pour montrer l’existence d’une certaine affinité entre eux (les pensées de l’événement, comme celle de Walter Benjamin par exemple, qui réintroduisent la catégorie du messianisme, en sont le signal).
5La référence poétique ne revient dès lors, à quelques exceptions près, qu’à la fin de l’ouvrage, dans la conclusion, où Gérard Bensussan montre en quoi la langue se présente en dernière instance comme le pli du messianique, c’est-à-dire comme son lieu propre.
6Quel problème cela nous pose-t-il eu égard à Kafka ? Celui de la difficulté de le situer : il est le seul écrivain à apparaître dans le livre aux côtés des philosophes, voire comme philosophe, notamment dans le chapitre consacré à Schelling, dans lequel apparaît l’expression de « messianisme kafkaïen ». Kafka pose problème car il n’est ni foncièrement poète, ni véritablement philosophe, ni exégète ou penseur de la religion – mais dans un entre-deux, qui dit peut-être déjà quelque chose de son messianisme, inclassable. Cela se retrouve d’ailleurs dans la nature des citations de lui qui sont utilisées – celles qui composent les Cahiers in-octavo : il s’agit souvent de fragments, de nature plutôt théorique, en tout cas assez éloignés de la fiction ou d’une mise en récit.
7Trois problèmes, donc, pour commencer cette réflexion : comment peut-on parler de messianisme kafkaïen alors que l’espérance qui lui est constitutive semble manquer, alors que le rapport de Kafka à la tradition est flou et problématique, et alors que la matière dont nous disposons pour le faire semble hybride ? Peut-on se contenter de fragments théoriques pour caractériser celui qui fut d’abord un écrivain, l’auteur de textes de fiction ?
8En dépit de cette série de problèmes liminaires, nous pensons, et nous allons tenter de le montrer dans ces pages, que cette expression a pourtant une certaine justesse – qu’il existe très certainement un « messianisme kafkaïen », et qu’il peut nous permettre non seulement de cerner les enjeux de la reprise moderne et sécularisée de ce concept en littérature, mais aussi d’éclairer quelque chose de l’œuvre de Kafka, de l’intérieur. Nous nous appuierons pour cheminer dans les Cahiers in-octavo, sur l’expression employée par Gérard Bensussan au sujet de Kafka, qui parle d’un « messianisme actif et négatif ».
9Dans la définition que forge Gérard Bensussan du temps messianique, nous trouvons au premier plan l’idée d’une rupture, d’une déchirure, d’une coupure (ou d’une « intersection ») du temps linéaire que l’on pense traditionnellement à partir du paradigme de la progression. Il s’agit donc d’un temps qui vient briser le temps, opérer comme un schisme au cœur de la temporalité. Gérard Bensussan s’appuie longuement sur un autre aphorisme de Kafka, retrouvé dans le même cahier G, pour déployer cette hypothèse du temps messianique :
- 4 Franz Kafka, Cahier G, op.cit., p. 194.
« Le Messie viendra quand il ne sera plus nécessaire, il ne viendra qu’après sa venue, il ne viendra pas le dernier, mais le tout dernier jour »4.
« Der Messias wird erst kommen, wenn er nicht mehr nötig sein wird, er wird erst nach seiner Ankunft kommen, er wird nicht am letzten Tag kommen, sondern am allerletzten ».
- 5 On trouve une présentation très convaincante de cette contextualisation à partir de la crise de la (...)
10La différence réinventée par Kafka entre le « dernier » et le « tout dernier » jour marque ici la nécessité de penser un autre temps, après le temps, un temps qui outre-passerait la temporalité connue pour aller chercher encore devant (non pas le « dernier » mais le « tout dernier jour », donc). Chez Kafka, cet « autre temps » correspond certainement, dans ces fragments écrits juste après la Première Guerre, à la nécessité de rompre avec la Raison historique, c’est-à-dire avec l’idée d’un sens et d’un progrès de l’histoire, rendus impossibles et impensables par la Guerre, qui les a fait voler en éclats. De ce point de vue, ces fragments de Kafka participent d’un mouvement plus large, historiquement situé (causé par la Grande Guerre) qui exige de subvertir les fondements de la Raison historique, le temps ne pouvant plus être pensé comme un axe orienté, ou comme un fleuve qui coule de sa source vers son embouchure5.
11Mais c’est, dans ce fragment, à partir de la tradition juive, très directement et explicitement présente (« Le Messie viendra ») que cette rupture est présentée. Elle l’est toutefois d’une façon négative, y compris au sens grammatical : en dehors du début et de la fin (« le messie viendra »… « [il viendra] le tout dernier jour »), nous n’avons que des tournures négatives, ou restrictives, qui viennent injecter de la négation (« quand il ne sera plus nécessaire », « qu’après sa venue », « non pas le dernier »). Logiquement, il faudrait sans doute comprendre qu’il ne viendra pas, ou qu’on ne sera pas là pour le voir. Ce qui est en rupture, ce n’est donc pas seulement le cours du temps, mais aussi la transmission de cette tradition, la croyance même dans l’idée que « le messie viendra » : sans doute y a-t-il à l’arrière-plan de ces formes négatives une mise en abyme du rapport à la tradition, qui semble rompue, disparue (« ne viendra qu’après sa venue »), et continue de miroiter dans le même temps (il viendra… « le tout dernier jour »).
12Si le messianisme kafkaïen peut être dit « négatif », c’est donc en deux sens : au sens d’une négation grammaticale, et à celui – qui s’y articule – d’une rupture, d’une déchirure au cœur du temps et de la transmission. En lisant l’ensemble de ces fragments de Kafka, on s’aperçoit que l’on peut ajouter une troisième modalité du « négatif » : celle d’une expérience violente du temps. Dans ces textes, le temps apparaît souvent sous la forme d’un combat – la rupture ou la déchirure que nous décrivons serait donc négative au sens où elle ne laisse pas indemne celui qui la voit, ou la vit. Dans un fragment retrouvé parmi des feuilles volantes en marge des Journaux, Kafka décrit l’expérience de la temporalité comme une lutte :
- 6 Franz Kafka, Journal [septembre 1920] in : Œuvres complètes, tome III, trad. M. Robert, p. 502.
« Il a deux adversaires : le premier le serre sur l’arrière, à partir de son origine. Le second lui barre la route par-devant. Il se bat avec les deux. À vrai dire, le premier lui prête son appui dans sa lutte avec le second, car il veut le pousser vers l’avant ; et de la même façon, le second lui prête son appui dans sa lutte avec le premier, puisqu’il le repousse en arrière. Mais cela n’est que théorique. Car ce ne sont pas seulement les deux adversaires qui sont là, mais encore lui-même, et quoiqu’il en soit, il y a son rêve que, dans un moment de faiblesse – et cela, il faut l’admettre, exigerait une nuit plus noire qu’on en a jamais vu – il s’évadera des premières lignes et sera promu, grâce à son expérience du combat, au rang d’arbitre de la lutte que mènent les deux adversaires »6.
- 7 Franz Kafka, « Beschreibung eines Kampfes », in : Gesammelte Schriften, Band V, p. 300.
“Er hat zwei Gegner : Der erste bedrängt ihn von hinten, vom Ursprung her. Der zweite verwehrt ihm den Weg nach vorn. Er kämpft mit beiden. Eigentlich unterstützt ihn der erste im Kampf mit dem zweiten, denn er will ihn nach vorn drängen, und ebenso unterstützt ihn der zweite im Kampf mit den ersten ; denn er treibt ihn zurück. So ist es aber nur theoretisch. Denn es sind ja nicht nur die zwei Gegner da, sondern auch noch er selbst, und immerhin ist es sein Traum, dass er einmal in einem unbewachten Augenblick – dazu gehört allerdings eine Nacht, so finster, wie noch keine war – aus der Kampflinie ausspringt und wegen seiner Kampfeserfahrung zum Richter über seine miteinander kämpfenden Gegner erhoben wird”7.
- 8 Hannah Arendt le cite dans pas moins de quatre textes de la dernière période : dans la préface à La (...)
13Ce texte, maintes fois cité et commenté par Hannah Arendt8, décrit très précisément l’expérience de la temporalité présente comme un « combat » (« kämpft ») entre deux adversaires (« Gegner ») qui viennent enserrer le « il » de la conscience. Il semble que l’un représente une force l’attirant vers le passé (l’arrière, l’origine) ; l’autre, le poussant vers l’avenir (le devant, l’avant). Ces deux forces le compressent, chacune d’un côté, et semblent comme l’immobiliser, voire le paralyser – car l’un l’aide dans son combat pour l’autre, et inversement, ce qui annule les efforts. Le « négatif » surgit de cette violence, mais aussi de cette annulation de tout mouvement : le combat se passe de telle façon qu’il ne se passe rien.
14Que reste-t-il, dès lors, du « messianisme » ? La façon dont ce fragment est construit indique un double mouvement, accueillant, dans la syntaxe même, une coupure, une rupture de ton. Elle intervient au milieu du fragment, avec la phrase « So ist es aber nur theoretisch » (« Mais cela n’est que théorique »). Elle initie l’espoir d’une sortie du combat par le rêve, rêve qu’un jour, le personnage puisse être « promu au rang d’arbitre », et ainsi, sortir du combat sans le gagner ni le perdre. Toutefois, ce rêve reste inscrit dans une certaine négativité, car les conditions dans lesquelles il pourrait se réaliser (ce qui demeure pour le moins hypothétique), sont elles-mêmes négatives : ce serait « dans un moment de faiblesse », et cela exigerait « une nuit plus noire qu’on n’en a jamais vu ». Le rêve, ici, ressemble à une extinction.
15Où se situe donc l’espérance constitutive du messianisme ? S’il est bien, sous la plume de Kafka, « négatif », comment peut-il devenir « actif » ?
16« Mais cela n’est que théorique » : la phrase qui indique une rupture au cœur du fragment « Er » nous semble faire signe vers l’autre questionnement que nous voudrions ici introduire : celui qui porte sur la nature des textes de Kafka, sur leur statut littéraire. Les éléments que nous avons jusqu’ici dégagés comme constitutifs de son « messianisme » (rupture contre la Raison historique, déchirement, retournement, violence) nous sont apparus à l’intérieur de fragments de nature théorique, sur lesquels s’appuie Gérard Bensussan dans son livre. Le fragment « Er », lui, introduisait déjà quelque chose comme de la fiction, du récit, avec le personnage « er », et l’image du combat, mais aussi celle du rêve. Que reste-t-il de ce messianisme lorsque Kafka écrit des textes de fiction ? S’il reste ancré dans une certaine « négativité », nous pensons qu’il ne devient « actif », au sens que Gérard Bensussan donne à ce terme, que dans la mise en écriture. C’est pourquoi nous voudrions maintenant mettre nos hypothèses de lecture à l’épreuve d’un récit, qui se trouve lui aussi dans les Cahiers in-octavo – qui fut donc écrit par Kafka dans la même période, et sur le même support. L’abstraction semble s’y effacer pour faire place à un narrateur qui dit « je », mais qui n’est autre qu’un pont :
- 9 Franz Kafka, « Le Pont », in : Cahier B, janvier-février 1917, op.cit., p. 43.
« J’étais raide et froid, j’étais un pont, enjambant un abîme ; d’un côté il y avait la pointe de mes pieds et de l’autre mes mains et mes dents solidement enfoncées dans l’argile qui se délitait. Les pans de ma redingote flottaient au vent de part et d’autre de mon corps. En bas le torrent à truites grondait. Aucun touriste ne venait se perdre sur cette hauteur impraticable, le pont n’était même pas marqué sur les cartes. J’étais allongé là et j’attendais ; j’étais obligé d’attendre ; un pont une fois construit ne peut cesser d’être un pont sous peine de s’effondrer. Une fois, le soir, était-ce le premier, était-ce le millième, je ne sais pas, mes pensées se mirent à danser à la ronde, sans plus s’arrêter – un soir d’été, le torrent grondait de façon plus sombre, j’ai entendu les pas d’un homme. Ils se rapprochaient, se rapprochaient. Tends-toi, pont ! Tiens-toi, poutre sans rambarde, tiens bien celui qui t’est confié, compense insensiblement l’incertitude de ses pas et s’il chancelle, fais-toi reconnaître et, tel un dieu des montagnes, envoie-le sur la terre ferme. Il est arrivé, m’a tapoté de la pointe de sa canne ferrée puis a ramené avec elle les pans de ma redingote ; il a fourragé dans mes cheveux de la pointe de sa canne qu’il a laissée longtemps dedans, sans doute regardait-il à la ronde. Puis d’un coup – mes rêves accompagnaient vraisemblablement les siens par-dessus monts et vallons – il m’a sauté dessus à pieds joints. Je sursautai, pris de douleur, totalement ignorant de ce qui se passait. Qui était-ce ? Un enfant ? Un gymnaste ? Un casse-cou ? Un suicidaire ? Un tentateur ? Un destructeur ? Et je me retournai pour le voir. Pont qui se retourne ! Je ne m’étais pas encore complètement retourné que déjà je tombais, je tombais et me fracassais sur les rochers pointus en contrebas, eux qui m’avaient toujours regardé si paisiblement, émergeant de l’eau bouillonnante »9.
« Ich war steif und kalt, ich war eine Brücke, über einem Abgrund lag ich. Diesseits waren die Fußspitzen, jenseits die Hände eingebohrt, in bröckelndem Lehm habe ich mich festgebissen. Die Schöße meines Rockes wehten zu meinen Seiten. In der Tiefe lärmte der eisige Forellenbach. Kein Tourist verirrte sich zu dieser unwegsamen Höhe, die Brücke war in den Karten noch nicht eingezeichnet. – So lag ich und wartete; ich mußte warten. Ohne einzustürzen kann keine einmal errichtete Brücke aufhören, Brücke zu sein. Einmal gegen Abend war es – war es der erste, war es der tausendste, ich weiß nicht, – meine Gedanken gingen immer in einem Wirrwarr und immer in der Runde. Gegen Abend im Sommer, dunkler rauschte der Bach, da hörte ich einen Mannesschritt! Zu mir, zu mir. – Strecke dich, Brücke, setze dich in Stand, geländerloser Balken, halte den dir Anvertrauten. Die Unsicherheit seines Schrittes gleiche unmerklich aus, schwankt er aber, dann gib dich zu erkennen und wie ein Berggott schleudere ihn ins Land. Er kam, mit der Eisenspitze seines Stockes beklopfte er mich, dann hob er mit ihr meine Rockschöße und ordnete sie auf mir. In mein buschiges Haar fuhr er mit der Spitze und ließ sie, wahrscheinlich wild umherblickend, lange drin liegen. Dann aber – gerade träumte ich ihm nach über Berg und Tal – sprang er mit beiden Füßen mir mitten auf den Leib. Ich erschauerte in wildem Schmerz, gänzlich unwissend. Wer war es? Ein Kind? Ein Traum? Ein Wegelagerer? Ein Selbstmörder? Ein Versucher? Ein Vernichter? Und ich drehte mich um, ihn zu sehen. – Brücke dreht sich um! Ich war noch nicht umgedreht, da stürzte ich schon, ich stürzte, und schon war ich zerrissen und aufgespießt von den zugespitzten Kieseln, die mich immer so friedlich aus dem rasenden Wasser angestarrt hatten ».
17Nous allons ici tenter de lire ce court récit au prisme des motifs, dégagés précédemment à partir du livre de Gérard Bensussan, inhérents au champ du messianisme. Comment se déploie-t-il lorsque l’abstraction des fragments laisse place à la concrétude de la fiction, des personnages, d’une narration ? Si nous avons choisi de confronter ces hypothèses de lecture à ce récit, c’est d’abord en vertu de sa situation d’écriture, de sa genèse : Kafka l’a écrit au cours de cette période de l’immédiat après-Guerre qui constitue la toile de fond des Cahiers in-Octavo. Il a donc, de ce fait, un lien thématique évident avec les fragments que nous avons jusqu’ici rencontrés : en particulier, c’est ce qui nous intéresse au premier chef, avec l’horizon de rupture du « tissu historique », du paradigme du « sens de l’histoire ». Le temps ne se donne qu’à travers le retournement, l’envers, le décalage : tout est déréglé, en passe de se retourner, ou de s’effondrer. C’est exactement ce qui arrive à ce pont, que Kafka place alors au cœur de cet étrange récit.
18Après la description physique et spatiale du pont, le récit se construit à partir de trois événements inattendus : l’arrivée de quelqu’un sur le pont, le saut de cet homme par-dessus le pont, et le retournement du pont, qui va causer son effondrement. Il est notable que chacun de ces trois événements, en plus d’être inattendus, semble même entrer en contradiction avec ce qui était présenté auparavant. Quelqu’un arrive sur le pont alors que jamais personne ne s’y rend (« Aucun touriste ne venait se perdre sur cette hauteur impraticable, le pont n’était même pas marqué sur les cartes ») ; l’homme saute soudainement alors que le pont essaye de l’amener d’une rive à l’autre (« Tends-toi, pont ! Tiens-toi, poutre sans rambarde, tiens bien celui qui t’est confié, compense insensiblement l’incertitude de ses pas et s’il chancelle, fais-toi reconnaître et, tel un dieu des montagnes, envoie-le sur la terre ferme ») ; le pont se retourne, ce qui, logiquement, est difficile à imaginer (ce qu’il reconnaît lui-même : « Pont qui se retourne ! »).
19La seule chose qui n’est pas contradictoire, c’est l’effondrement, dans la mesure où il correspond à l’attente première (« j’étais obligé d’attendre, dit-il au début du texte, un pont une fois construit ne peut cesser d’être un pont sous peine de s’effondrer »). Logiquement, un pont ne peut en effet se « retourner » sans s’effondrer.
20Le récit met donc en scène son effondrement (sa chute), tout en l’ayant préparé, et même espéré.
21En quoi ce texte peut-il indiquer un messianisme kafkaïen, qui serait, en vertu de notre hypothèse, mis en action à l’intérieur du récit ? Plusieurs éléments nous semblent rendre possible une lecture de ce texte à l’horizon de la problématique du temps, et du messianisme en particulier. Tout d’abord, le personnage principal, le pont : un pont relie deux rives, au-dessus d’un fleuve qui coule (« en bas le torrent à truites grondait »). Cela ancre le récit dans le champ des images traditionnelles de l’expérience du temps comme écoulement, c’est-à-dire comme continuité. Un pont, c’est aussi ce qui porte, ce qui supporte, et qui permet de passer au-dessus de l’écoulement. Regarder l’écoulement du temps et pouvoir le « passer » : cela décrit une position d’extériorité et de surplomb du pont qui permet de penser qu’il est une façon pour Kafka de représenter l’histoire, point de vue distancé et surplombant sur le temps qui passe.
22Ici le pont est au-dessus d’un abîme, le mouvement du texte (et du temps) n’est pas seulement horizontal, il est aussi vertical – verticalité que la chute finale vient achever. De ce point de vue, il y a dans le récit une opposition entre le temps horizontal, qui se délite et s’ennuie (à l’image de l’ennui du début : « j’étais allongé là et j’attendais, j’étais obligé d’attendre »), et le temps vertical, qui va permettre une coupure, c’est-à-dire une intersection.
23En outre, la modalité de l’attente dans le récit nous semble renvoyer à l’aporie interne au messianisme. Le pont attend qu’il se passe quelque chose, mais il est dit dès le début qu’il ne pourra rien se passer d’autre que l’effondrement (« j’étais obligé d’attendre ; un pont une fois construit ne peut cesser d’être un pont sous peine de s’effondrer »). Le pont ne peut donc attendre que son effondrement, de la même façon que le messianisme ne peut se réaliser sans se nier – puisque si le Messie arrive, on ne peut plus espérer sa venue. Nous retrouvons cette structure en tension dans la temporalité du texte : à partir du moment où on entre dans le récit des événements, elle se fait plus floue, plus indéterminée. On sait que c’est un soir d’été mais on ne peut déjà plus le situer : « était-ce le premier, était-ce le millième ».
24L’événement, ici, c’est le retournement, qui va provoquer l’effondrement. Pourquoi le pont se retourne-t-il ? Pour voir l’homme, pour savoir qui a sauté et pourquoi, mais aussi sans doute parce qu’il attendait de pouvoir s’effondrer, et que le retournement va le lui permettre. L’effondrement, pourtant, le prend de court, lui qui ne s’est pas encore totalement retourné. Si l’on poursuit notre tentative d’interprétation à partir de la philosophie de l’histoire, l’on peut dire qu’il y a alors chez Kafka l’idée d’un renversement de l’histoire, d’une révolution au sens spatial, qui ne peut causer, en dernière instance, qu’un effondrement chaotique. La condition de surgissement de l’événement, compris comme rupture et comme renversement, est l’effondrement, en même temps qu’il en est la conséquence. Si l’on veut de l’intersection, il faut introduire de la verticalité, donc de la chute : celle du touriste est redoublée dans le récit par celle du pont.
25Un autre fragment du Cahier G nous permet de lire ce récit dans cette direction, car Kafka y travaille l’idée d’une révolution nécessaire (au sens spatial) dans notre conception du temps :
« L’instant décisif de l’évolution humaine est, lorsque nous laissons tomber notre conception du temps, constant. Voilà pourquoi il y a des moments révolutionnaires intellectuels qui déclarent à juste titre que tout le passé est nul et non avenu, car il ne s’est encore rien produit »10.
« Der entscheidende Augenblick der menschlichen Entwicklung ist, wenn wir unsern Zeitbegriff fallen lassen immerwährend. Darum sind die revolutionären geistigen Bewegungen, welche alles frühere für nichtig erklären im Recht, denn es ist noch nichts geschehen ».
26Si le « messianisme kafkaïen » semble donc se mettre en mouvement dans la mise en récit, une tension demeure quant à la question de l’espérance : il y a une attente, un rêve, mais qui ne peut se traduire que par une chute, un effondrement. À quelle forme de messianisme Kafka peut-il dès lors être rattaché, dans la mesure où on ne retrouve chez lui ni l’idée d’une utopie, ni d’une rédemption, ni d’une restauration ?
27Il nous reste désormais à déterminer quelle forme d’interruption ou d’intersection l’œuvre de Kafka nous donne à voir, et en quoi elle peut être dite « messianique ». Autrement dit, il nous reste à nous demander d’une part, à quelle forme précise de messianisme elle peut être rattachée ; et d’autre part, ce qu’il peut rester de « messianique » dans cet effondrement – ne sommes-nous pas simplement face à l’idée d’une rupture de la Raison historique ?
- 11 Scholem livre la plus grande part de son interprétation de Kafka dans sa correspondance avec Walter (...)
28Au sein du corpus philosophique sur le messianisme, c’est selon nous la pensée de Scholem qui peut ici nous aider à préciser la nature du « messianisme kafkaïen » que nous tentons de cerner. Pourquoi Scholem ? Deux raisons guident notre choix, et sous-tendent notre hypothèse. Tout d’abord. Scholem était fasciné par la prose de Kafka, à laquelle il consacra une grande part de sa correspondance avec Walter Benjamin, notamment11. Ensuite, la façon dont Scholem aborde l’histoire et la nature du messianisme dans la pensée juive, mettant l’accent sur l’ambiguïté et la dimension tragique qui en sont constitutives, nous semble proche de ce que Kafka fait de cet énigmatique héritage dans ses textes. Quelque chose est commun entre Scholem et Kafka, qui se tisse selon nous autour du processus de destruction de l’histoire. La thèse centrale de Scholem consiste à dissocier radicalement, au sein du messianisme juif, l’idée de Rédemption de la notion de progrès historique. Bien qu’il ne nie pas qu’il existe également des éléments d’évolution dans la conception traditionnelle du messianisme, Scholem les considère comme marginaux par rapport à l’importance de l’idée de rupture du tissu historique. C’est la présence de ce motif de la rupture et de la coupure qui nous semble pouvoir mettre en correspondance, au sein de la pensée de Scholem, sa lecture de Kafka, et son analyse du messianisme. Notons que cette thèse s’applique avant tout aux formes classiques de l’idée messianique, telle qu’elle s’exprime chez les prophètes bibliques et dans la littérature rabbinique (Talmud et Midrash) ; la kabbale du XVIe siècle, elle, réintroduira l’idée d’évolution dans le grand mythe lurianique de l’Exil et de la Rédemption.
- 12 Gershom Scholem, Le Messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, trad. Bernard Dupuy, (...)
29Ce qui intéresse Scholem est de mettre en lumière l’aspect apocalyptique de la Rédemption, « l’irruption de la transcendance dans l’histoire, à la suite de laquelle l’histoire elle-même s’effondre »12. Il observe l’ambivalence du Talmud sur cette question : s’il contient bien des visions utopiques qui décrivent les merveilles de l’époque messianique, il décrit aussi un monde en proie aux famines, à la guerre, à la destruction. L’époque qui précédera l’arrivée du Messie sera, dit le Talmud, celle d’une « génération à la face de chien » (Sanhédrin 96B). Selon Scholem, le messianisme n’entretient donc, en tout cas, aucun lien avec l’idée de progrès :
« Dans les sources classiques anciennes, il n’y a aucun rapport entre le messianisme et le progrès. La Rédemption y est conçue comme un nouvel état du monde, sans commune mesure avec ce qui l’avait précédée. Elle n’est pas la conséquence d’une évolution continue de l’état antérieur du monde. Elle doit se produire par suite d’un bouleversement général, d’une révolution universelle, de catastrophes, de calamités inouïes, en vertu desquelles l’histoire doit s’effondrer et s’éteindre »13.
C’est selon nous à ce messianisme, que l’on peut appeler apocalyptique, qu’il faut rattacher Kafka, en prenant soin de ne pas effacer le fait qu’il le réinvestit sous une forme sécularisée qu’on ne peut séparer de l’histoire dans laquelle il écrivait, tout près de l’événement matriciel de la Guerre. Kafka s’attache donc à décrire l’attente comme ne pouvant être que celle d’une rupture et d’un effondrement, articulant la dimension apocalyptique du messianisme du Talmud et la crise de la Raison historique. Peut-être est-ce, comme le dit Stéphane Mosès, « sur les ruines de cet effondrement que l’espérance peut se maintenir », mais Kafka, lui, n’en parle pas. Le texte s’arrête sur la chute, dans sa violence destructrice.
30Cette modalité de l’attente, qui renvoie à l’aporie inscrite au cœur du messianisme, fait signe vers ce que l’on peut appeler du « tragique », et c’est donc ainsi que nous nous proposons de qualifier le mode de l’intersection chez Kafka. Tragique est cette attente permanente d’une fin toujours espérée et toujours repoussée, que l’on retrouve comme en écho au cœur de la définition du messianisme chez Scholem et dans « Le Pont » de Kafka. Scholem nomme cette tension « la vie en sursis », ou encore « une tension qui ne se déjoue jamais ». Dans « Le Pont », cette tension semble ne pouvoir se dénouer que dans l’effondrement, c’est-à-dire dans la mort, qui apparaît dès lors comme la seule issue possible. Elle se loge d’ailleurs dès le début du texte – la description liminaire du pont peut se lire comme la description d’un cadavre, « raide et froid », « allongé » – et jusqu’à sa dernière ligne, qui décrit le fossé qui sépare brutalement le pont, en train de mourir, de la nature qui l’entoure, et qui elle, continue d’être vivante et bouillonnante (« Je ne m’étais pas encore complètement retourné que déjà je tombais, je tombais et me fracassais sur les rochers pointus en contrebas, eux qui m’avaient toujours regardé si paisiblement, émergeant de l’eau bouillonnante »).
31La lecture de ce récit de Kafka permet donc selon nous d’éclairer la tension propre au messianisme entre espoir, attente et destruction, et d’en dégager l’élément tragique, sans que cela vienne contredire ni l’intersection, ni l’attente.
32Le « messianisme kafkaïen », dont nous avons montré la présence au cœur des Cahiers in-octavo, nous est apparu comme négatif, c’est-à-dire comme indiquant un renversement en forme de chute du cours du temps, une destruction de l’idée de progrès, un accueil de la verticalité et des déchirures. Il ne devient actif, au sens d’une expérimentation, et son véritable rapport avec la tradition ne s’éclaire, que si on le regarde au niveau d’une mise en récit – ce que ces Cahiers nous permettent aussi. L’effondrement devient alors sensible, à l’image de celui du pont du récit dont nous avons proposé une interprétation. Mais cet effondrement devient aussi dans le récit inéluctable et omniprésent, ne laissant de place à l’attente et au rêve que comme condition de possibilité de la chute. Le rapport de Kafka à la tradition juive et à sa définition ambivalente du messianisme (qui nous est apparu plus nettement en nous tournant vers Scholem et sa lecture apocalyptique du messianisme) s’en trouve à la fois renforcé et bousculé. Il révèle en dernière instance la présence d’une tension dans les textes de Kafka, d’un « sursis », propre au messianisme apocalyptique et tragique dont Scholem nous rappelle qu’il lui est constitutif dès le Talmud.
33Nous pourrions pour finir, à partir de Scholem, renverser l’interrogation du titre : y a-t-il un messianisme kafkaïen ? Elle pourrait signifier, ainsi renversée : y a-t-il, dans les formes traditionnelles du messianisme, quelque chose de kafkaïen au sens où ce mot est devenu un adjectif ? Scholem ne le nierait peut-être pas, qui affirmait que « de nos jours, pour comprendre la kabbale, il faut lire au préalable les écrits de Kafka »…
- 14 Franz Rosenzweig, lettre à Gertrud Oppenheim du 5 février 1917, in : Gesammelte Schriften, tome I, (...)
34Sans doute y a-t-il en tout cas, au cœur du messianisme tel que la tradition juive l’a défini, une absurdité, la nécessité d’un retournement et d’un différemment du sens, qui sont autant d’éléments profondément kafkaïens. Dans cette phrase de Scholem selon laquelle il faudrait aujourd’hui lire Kafka pour comprendre la Kabbale, tout est dans le « aujourd’hui », un « aujourd’hui » que Rosenzweig, essayant de définir l’aujourd’hui messianique, et se rappelant peut-être du récit de Kafka, qualifiait de « pont » : « Il y a un aujourd’hui qui n’est qu’un pont vers demain, et il y a un autre aujourd’hui qui est un tremplin vers l’éternité »14.