Nous remercions les participants du CRÉUM « Workshop on Animal Citizenship » pour leurs commentaires sur cet article. Merci également à Emma Planinc, dont l’article stimulant a inspiré cette réponse, et aux quatre relecteurs anonymes pour leurs commentaires très utiles.
- 1 Y compris les animaux de compagnie, les animaux dans les laboratoires, dans les fermes, ceux au s (...)
1Dans Zoopolis, nous soutenons que les animaux domestiques1 ont droit non seulement à la protection de leurs droits fondamentaux négatifs, comme la vie et la liberté, mais devraient être reconnus comme citoyens d’une polis démocratique mixte humaine-animale, bénéficiant eux aussi de droits d’appartenance, de représentation et de participation dans un modèle coopératif partagé.
2Notre argumentaire en faveur d’un devoir d’étendre la citoyenneté aux animaux domestiques (appelés ci-après AD) repose sur trois points :
– les AD sont de facto des membres de nos communautés politiques, présents physiquement et soumis à la gouvernance humaine ;
– par le biais du processus de domestication, les AD ont été rendus dépendants des soins procurés par les humains, ce qui exclut pour eux toute possibilité (immédiate) d’une existence plus indépendante en dehors des communautés humaines ;
– au sein des communautés politiques, les AD forment une sous-classe dominée et exploitée, dont les intérêts sont systématiquement ignorés par l’ordre politique.
Pour résumer, les AD appartiennent à nos communautés ; nous avons bénéficié de cette appartenance et l’avons imposée, tout en les exploitant systématiquement, ce qui engendre une obligation morale à étendre la citoyenneté. La justice exige que la domination et la hiérarchie soient remplacées par des relations de citoyenneté et par l’èthos d’égalité, de participation, de consentement et de coopération qui l’accompagne.
- 2 J. Clutton-Brock, The Age of Empathy: Nature’s Lessons for a Kinder Society.
3Nous soutenons également que la domestication rend la concitoyenneté possible. La citoyenneté est une relation de coopération, qui fait appel à des capacités de confiance, de communication et de proximité physique. Nous ne sommes peut-être pas capables d’engager de telles relations avec toutes les espèces animales de la planète, mais il ne fait aucun doute que nous pouvons le faire avec les AD. La domestication présuppose et améliore les capacités de sociabilité entre les espèces2. Il suffit d’imaginer que l’on partagerait le dèmos avec des cobras cracheurs, des baleines bleues ou des tigres du Bengale pour voir la différence. Avec les AD, nous pouvons tisser des liens, nous livrer à une activité de coopération et partager l’espace physique – conditions préalables à d’authentiques relations de citoyenneté.
4Il s’agit juste d’une ébauche de notre argumentaire en faveur de la citoyenneté des AD, mais nous espérons que sa logique normative sous-jacente est claire et peut même susciter un certain intérêt. Néanmoins, notre proposition de citoyenneté animale a rencontré deux grandes objections ; certains critiques remettent en question le fait que la citoyenneté soit dans les faits bonne pour les AD ; d’autres remettent en question le fait que la citoyenneté animale soit bonne pour la démocratie.
- 3 A. Nurse et D. Ryland, « A Question of Citizenship », et C. Palmer, « Companion Cats as Citizens? (...)
5Dans cet article, nous nous concentrons sur la seconde préoccupation, mais il est important de garder la première à l’esprit également. Nous avons proposé la citoyenneté comme un projet d’émancipation qui affirme les droits et les intérêts des AD, mais certains critiques s’inquiètent du fait que la citoyenneté puisse cependant s’avérer être un moyen de plus pour discipliner des AD vulnérables et dociles afin de les faire correspondre à nos catégories et pratiques. Puisque la citoyenneté est une relation régie par des normes, assigner la citoyenneté aux AD justifierait le fait de policer leur comportement pour les faire correspondre à la société humaine, manipulant, contraignant et amoindrissant les animaux sans réussir à respecter ce qu’ils ont de différent de nous, et les plaçant dans des limites inacceptables pour leur épanouissement3. Pour résumer, la citoyenneté serait mauvaise pour les animaux.
- 4 S. Donaldson et W. Kymlicka, « Animals and the Frontiers of Citizenship ».
6Nous avons répondu ailleurs à cette objection4. La citoyenneté implique en effet la socialisation des AD, afin qu’ils adhèrent aux normes de la bonne citoyenneté, ce qui comprend des normes de civilité et de collaboration, mais le caractère oppressif de cela dépend de la question de savoir si ces normes sont créées en coopération, permettant à tous les membres de la société de s’épanouir, ou si elles façonnent certains membres et les relèguent à une caste destinée à servir les autres. Le but de l’approche par la citoyenneté est précisément de s’assurer que les normes sociales répondent autant au bien des AD qu’à celui des humains. Cela requerrait de créer des conditions pour que les AD explorent sans danger des formes de coopération alternatives avec les humains (et avec d’autres AD) afin de déterminer à quelles formes de coopération (s’il y en a) ils souhaitent se livrer avec nous. Nous soutenons que, dans ces circonstances, la citoyenneté serait bonne pour les animaux.
7Dans cet article, nous traitons de la question inverse, celle de savoir si des animaux citoyens seraient mauvais pour la démocratie. Dans son article « Democracy, Despots and Wolves », Emma Planinc soutient que les animaux sont fondamentalement « indisciplinés », incapables de réguler leur comportement en fonction de normes partagées. Leur participation affaiblirait les normes de réciprocité, de maîtrise de soi et de civilité qui rendent possible l’autonomie démocratique. Elle s’inquiète du fait que, parce que les animaux sont « sans structure », « débridés », « anarchiques », « insatiables », « sauvages », « voraces », « sans considération » et « amoraux » dans leur exercice de la liberté, les inclure dans la polis affaiblirait l’engagement à la modération et à la justice sur lequel repose la démocratie.
8Nous traitons plus bas de cet argument, mais il convient de noter la relation entre cette critique et la première. La première s’inquiète du fait que les AD peuvent être facilement contraints (par la coercition ou la manipulation) afin de se conformer aux normes les plus oppressives, et sont donc inévitablement vulnérables à la domination. La seconde s’inquiète du fait que les animaux ne soient pas suffisamment dociles aux normes sociales créées par les humains, et bouleversent donc le dèmos. Tandis que ces deux critiques diffèrent dans leurs prédictions concernant l’étendue de la docilité des AD aux normes sociales, elles partagent l’hypothèse que ces normes ne peuvent être qu’imposées de l’extérieur aux AD. L’horizon des possibilités est, soit une docilité (obéissante), soit une indocilité (indisciplinée) aux normes créées par les humains. Ce que toutes deux ignorent, c’est la possibilité d’une agentivité des AD, leur capacité, non seulement à être des partenaires dignes de confiance dans des activités de coopération avec les humains, mais aussi à participer à la création, à la discussion et à la formation de normes sociales. Comme nous le verrons, c’est ce qui rend la justice possible dans les relations entre les humains et les AD, et ce qui rend une zoopolis compatible avec l’épanouissement de tous les citoyens, humains ou animaux.
9Cet article est organisé de la manière suivante. Tout d’abord, nous utilisons un faisceau de preuves grandissant qui atteste que les AD, loin d’être « sans structure » et « anarchiques » dans leur exercice de la liberté, font montre de capacités à acquérir réflexivité, raisonnement pratique et réceptivité aux normes, capacités qui prennent racine dans une gamme de sentiments moraux et de tendances prosociales. Autant qu’on le sache, les animaux ne formulent pas de propositions au sujet des normes prosociales et des sentiments moraux, ni ne donnent un assentiment conscient à de telles propositions. Mais cela nous conduit à la seconde étape de notre argumentaire, qui utilise un faisceau de preuves grandissant montrant que l’agentivité morale humaine n’est pas en première instance une question d’examen rationnel de propositions, ni d’adhésion consciente à celles-ci. L’agentivité morale humaine se fonde sur des sentiments moraux préréflexifs et sur des impulsions prosociales que nous partageons avec de nombreux animaux ; elle est en grande partie intuitive et spontanée et correspond à un comportement incarné et socialement ancré, et pas (ou pas en première instance) à l’activité d’un esprit désincarné. La stabilité de la démocratie dépend bien de ce fait.
10Pour résumer, les humains partagent avec les animaux une même nature morale ainsi que d’autres dimensions de leur être, comme on devrait en effet s’y attendre étant donné les processus d’évolution. Une fois que l’on reconnaît cette continuité, on doit abandonner le stéréotype des bêtes indisciplinées par opposition aux humains souverains et réfléchir plutôt à la manière dont les citoyens, de toutes sortes, peuvent être encouragés dans l’exercice d’une agentivité citoyenne, de façon à ce que nous puissions tous nous épanouir ensemble. Cela requerra de repenser les espaces et les lieux de la citoyenneté pour réaliser plus pleinement les valeurs démocratiques fondamentales.
11La dernière section de l’article examine un exemple qui permet d’incarner ses arguments abstraits, à savoir les débats au sujet des chiens dans les parcs publics. Cela fournit un microcosme fécond pour explorer les possibilités de citoyenneté pour les AD, mettant en lumière la potentialité de normes sociales et de civilité inter-espèces, l’exercice responsable de la liberté et l’encouragement de la participation et de l’inclusion sociales. Comme nous le verrons, il y a de bonnes raisons de penser qu’inclure les AD, loin de menacer les normes civiques et les pratiques démocratiques, pourrait en réalité les promouvoir et les raviver.
- 5 E. Planinc, « Democracy, Despots and Wolves ».
12E. Planinc suggère qu’en manquant la distinction entre les formes humaines et animales de liberté, notre approche « ouvre la porte à tout ce qui est immodéré, bestial et tyrannique en nous-mêmes » et que « la zoopolis, par son caractère anti-humain, engloutit l’humanisme rationnel et par là la loi et l’ordre réflexifs desquels dépend à présent la préservation de la liberté démocratique »5.
13Sa critique utilise deux théoriciens traditionnels des dangers de la liberté pour la citoyenneté démocratique : Platon et Rousseau. Tous deux soutiennent que la vulnérabilité caractéristique de la démocratie est sa tendance à tolérer ou même à célébrer toutes les formes de liberté, y compris les plus impulsives et les plus débridées, quand la véritable autonomie politique requiert une forme particulière de liberté qui implique la domestication des impulsions et des passions.
14Pour Platon, l’excès de liberté chez les animaux est le signe d’une démocratie anarchique et de son inévitable dégénération en tyrannie :
- 6 Platon, République, VIII, 563c-d, traduction G. Leroux.
« On ne le croira pas tant qu’on ne l’aura pas observé. C’est là que les chiennes, pour suivre le proverbe, deviennent absolument semblables à leurs maîtresses, et les chevaux comme les ânes, habitués à se déplacer fièrement en toute liberté, bousculent à tout coup le passant qu’ils trouvent sur leur chemin, si par mégarde celui-ci ne se range pas. Et tout le reste est à l’avenant, une pléthore de liberté ! »6
Comme le dit E. Planinc, pour Platon, une constitution qui manque la distinction entre l’agentivité humaine et la liberté de bêtes « voit toutes les formes de liberté comme équivalentes, qu’elle soit domestiquée ou sauvage », et cela « rend possible l’émergence d’une liberté entièrement débridée et dépendante du règne des forts et des méchants sur ceux qui, dans la démocratie, ont mangé trop de lotus pour distinguer l’homme du loup »7.
- 8 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, p. 57.
- 9 Ibid., p. 56.
15De la même manière, Rousseau met en garde contre le danger de confondre la liberté naturelle (la liberté de mouvement, la force, les impulsions) avec la « liberté morale » requise dans la vie politique. Les animaux ont une forme de liberté naturelle mais sont incapables d’inhiber consciemment leurs passions naturelles ou de se retourner contre elles, et sont ainsi inévitablement soumis au règne du plus fort. C’est seulement quand les humains remplacent la liberté naturelle par la liberté morale que la liberté politique est possible. Comme le dit Rousseau, « la liberté morale […] seule rend l’homme vraiment maître de lui »8 et « [c]’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants »9.
16Dans les deux cas, la liberté animale débridée représente un grave danger pour la démocratie. Quand les humains perdent de vue l’importance de la liberté morale et de la maîtrise de soi, lâchant la bride à la bête en eux et hors d’eux, ils se rendent vulnérables au loup tyrannique qui prospère dans une atmosphère de rejet tyrannique de l’autorité. La citoyenneté démocratique dépend d’une nette distinction entre la liberté morale humaine et la liberté animale, et cette dernière doit être strictement contrôlée. Ce contrôle se fait à la fois de l’extérieur, dans le cas des bêtes indisciplinées, les maintenant à leur place (en dehors de la polis), et de l’intérieur, dans le cas des humains, par le biais d’un contrôle conscient de nos passions animales.
- 10 La tradition qui est retracée dans l’essai d’E. Planinc s’appelle la thériophobie : « la peur et (...)
17La perspective de Platon/Rousseau, dans la droite ligne de la tradition philosophique occidentale dominante, trace une ligne nette entre les natures humaine et animale10. On dit des humains qu’ils partagent certains aspects de leur nature avec les animaux (les appétits, les passions), mais que seuls les humains ont des capacités en plus (de pensée rationnelle, de contrôle des impulsions, de réflexion morale, d’action guidée par des principes) qui peuvent contenir et encadrer leur nature bestiale sous-jacente. Les animaux peuvent être dirigés mais sont incapables d’une autonomie fondée sur des capacités de réflexion rationnelle et d’agentivité morale, et, depuis Platon, la politique est comme le rassemblement d’individus capables d’une autonomie qui se fonde sur ces capacités spécifiquement humaines. Les animaux doivent être exclus de la politique, non pas simplement parce qu’ils seraient dépourvus de ces capacités qui ouvrent à la citoyenneté, mais parce que ces capacités sont précisément définies en opposition à la nature animale, comme la suppression réussie de la nature animale.
- 11 F. de Waal, Primates and Philosophers: How Morality Evolved, p. 6 ; F. de Waal, Primates et philo (...)
- 12 K. Andrews et L. Gruen, « Empathy in Other Apes » ; M. Bekoff et J. Pierce, Wild Justice: The Mor (...)
- 13 K. Andrews, Do Apes Read Minds? Toward a New Folk Psychology.
- 14 M. Rowlands, Can Animals be Moral?.
18F. de Waal appelle cela la « théorie du vernis », l’idée que la moralité humaine est « une enveloppe culturelle, fine couche de vernis maquillant une nature par ailleurs égoïste et brutale »11. Comme lui, d’autres éthologues ont, ces dernières décennies, remis en cause cette vision des choses, montrant que les humains sont, du point de vue de l’évolution, dans une continuité avec les animaux au sujet de leur nature morale ainsi que d’autres dimensions de leur être12. La moralité humaine ne se démarque pas nettement de la nature animale, mais au contraire a pour fondements des émotions sociales (comme l’amour, le souci de l’autre, le courage) et un comportement prosocial (comme la coopération, la confiance, l’altruisme, la réciprocité, la résolution des conflits, la sensibilité aux normes), qui sont partagés par de nombreux animaux. Les animaux ont la capacité de comprendre les autres et de leur répondre sans formuler de propositions à leur sujet13, ainsi que la capacité à faire le bien sans savoir ce qu’est le « bien »14.
- 15 M. Midgley, « The Concept of Beastliness: Philosophy, Ethics and Animal Behaviour », p. 118.
- 16 Ibid., p. 113-114.
19Une partie des preuves éthologiques est nouvelle, mais, même il y a quarante ans, il était clair que les grossières dichotomies entre les natures humaine et animale n’étaient pas tenables, comme Mary Midgley l’a noté dans son article de 1973, « The Concept of Beastliness ». Les philosophes depuis l’Antiquité sont prisonniers du mythe de la bête sans foi ni loi et indisciplinée, mais « dans le monde il n’existe pas de telles bêtes »15. M. Midgley traite en détail du cas des loups, donnant à Platon, Rousseau et d’autres philosophes un rôle central dans la constitution du mythe du loup. Elle remarque que notre vision des loups « s’est construite sur une opposition supposée entre l’homme et les animaux, que l’on a formée en voyant les animaux, non pas comme ils sont, mais comme des projections de nos propres peurs et désirs. Nous avons toujours pensé au loup de la manière dont il apparaît au berger au moment où il s’empare d’un agneau dans son enclos. Mais cela revient à juger le berger par l’impression qu’il fait sur l’agneau au moment où il décide finalement d’en faire de la viande. Ensuite, les éthologues ont pris la peine d’observer les loups de façon méthodique, en dehors de leurs repas, et se sont rendu compte qu’ils sont, d’après des critères humains, des parangons de constance et de vertu. Ils se mettent en couple pour la vie, ils sont des époux et des parents fidèles et affectueux, ils font montre d’une grande loyauté à l’égard de leur meute, d’un grand courage et d’une grande ténacité face aux difficultés, ils respectent soigneusement les territoires des autres, nettoient leurs tanières, et tuent extrêmement rarement ce dont ils n’ont pas besoin pour le dîner… Ils ont aussi, comme tous les animaux sociaux, des usages assez élaborés, dont des cérémonies subtilement variées de salutation et garantie mutuelle, qui renforcent l’amitié, permettent la coopération et facilitent la vie sociale en général. »16
20Durant les quarante années écoulées depuis la parution de l’article de M. Midgley, les preuves sont devenues encore plus importantes en faveur d’une continuité entre la nature morale des humains et celle des animaux sociaux, notamment des AD.
- 17 Au sujet des relations entre vaches et humains, voir J. Porcher, T. Schmitt, « Dairy Cows: Worker (...)
21En fait, on n’a guère besoin d’une éthologie cognitive complexe pour le voir. Nous en avons des preuves tous les jours devant les yeux. Nous traitons du cas des chiens plus bas, mais il suffit de considérer la manière dont nous vivons et travaillons aux côtés d’AD comme les chevaux et les vaches, qui régulent soigneusement leur propre comportement en prenant en compte les autres. Ce sont souvent des animaux énormes et forts, tout à fait capables de faire du mal aux humains, soit de manière intentionnelle, par un comportement agressif, soit sans le vouloir, par exemple en reculant sur eux ou en les écrasant contre un mur. Et cependant, nous avons confiance en eux, non seulement dans le fait qu’ils ne seront pas agressifs, mais aussi qu’ils feront attention aux humains qui les entourent. Ces AD sont parfaitement conscients de la taille et du poids de leur corps par rapport à celui des autres, de la force de leurs mâchoires, du soin qu’ils doivent prendre pour éviter de marcher sur les humains, mais aussi sur les chats ou les poules à leurs pieds. Et c’est seulement la partie visible de l’iceberg. Plus nous étudions nos interactions avec les AD, plus nous nous rendons compte à quel point ils sont attentifs et réceptifs à notre comportement, et vice versa17.
22Dans ces cas comme dans d’autres, les AD sont des participants fiables à des pratiques sociales régies par des normes. Les AD ne réfléchissent peut-être pas sur les normes qu’ils suivent, où sur les raisons qu’ils ont de nous faire confiance, mais ils ne sont pas indisciplinés ni brutaux, et les inclure dans le dèmos ne présente aucune menace de tyrannie ni de chaos. Si nous voulons comprendre les possibilités pour qu’humains et animaux partagent le dèmos, nous devons mettre de côté les bêtes mythiques nées de l’imagination humaine afin d’observer les animaux réels et les manières dont ils pourraient accomplir leur citoyenneté.
- 18 M. Midgley, « The Concept of Beastliness: Philosophy, Ethics and Animal Behaviour », p. 117.
- 19 Platon, République, 571c, traduction L. Robin.
23L’histoire de la bête indisciplinée fait donc erreur au sujet des AD. Mais elle fait également erreur au sujet de la moralité humaine. Selon l’histoire de Platon/Rousseau, la moralité humaine dépend de l’exercice de la réflexion rationnelle, qui a pour but de réprimer notre nature animale et de contrôler la bête en nous, « un monstre sans foi ni loi à qui rien n’est interdit »18. E. Planinc s’inquiète du fait qu’inclure les AD dans la polis affaiblirait le « contrôle de la Raison » et laisserait libre cours à « la partie bestiale et sauvage [de l’âme] »19. Mais est-il vrai que le comportement moral humain consiste à user de nos facultés rationnelles pour réprimer nos passions bestiales ? Il est presque sûr que non.
- 20 Non seulement nous parvenons à être des agents moraux la plupart du temps sans réflexion rationne (...)
24Les continuités d’évolution entre les animaux et les humains suggèrent que nous devrions considérer la moralité non seulement comme une capacité réflexive intellectuelle, mais comme un comportement incarné, fondé sur des sentiments moraux et des impulsions prosociales, et ancré dans l’intuition et la raison pratique. Et en effet, de récents travaux en psychologie morale confirment cette vision, reconnaissant qu’une grande partie de notre comportement moral 1) a pour origine directe des émotions morales ou un jugement intuitif, sans être guidé par une réflexion consciente, et 2) consiste en des habitudes acquises et en l’adhésion à des normes, qui pourraient n’être que rarement, voire jamais, l’objet d’une réflexion consciente20.
- 21 Bien qu’il soit non-réflexif, ce comportement n’est pas « instinctif » au sens biologique. Il est (...)
- 22 Steven Pinker soutient que la diminution spectaculaire de la violence (comme la fin des duels d’h (...)
25En effet, la stabilité morale d’une société dépend de ce type d’habituation21. Nous naissons avec différentes tendances prosociales (la serviabilité, la réciprocité, et ainsi de suite) qui, par la socialisation, sont transformées en comportements habituels qui incarnent des normes sociales. La société fonctionne, non pas parce que nous donnons notre accord de manière réflexive à des propositions concernant ces normes, mais au contraire parce que la plupart du temps il est impensable, au sens propre, de violer ces normes. On ne pèse pas le pour et le contre pour mener des expérimentations mortelles sur des orphelins ; on ne penserait jamais à faire une telle chose22. Une vie civique partagée est possible, non pas parce que nous comptons sur les gens pour délibérer correctement au sujet d’un tel acte, mais parce que nous comptons sur le fait qu’ils n’y penseraient jamais.
26Nous ne voulons pas nier le rôle fondamental que joue la réflexion rationnelle sur les normes morales dans notre vie démocratique collective ou dans nos vies quotidiennes individuelles. L’examen est essentiel, avant tout parce que certaines normes sociales auxquelles nous nous conformons habituellement sont injustes et doivent être évaluées de manière critique, en usant, disons, de la raison publique rawlsienne ou de la délibération habermassienne. Il suffit de considérer les débats sur l’esclavage aux États-Unis au milieu du xixe siècle ou les attitudes à l’égard de l’homosexualité ces dernières décennies. Ces moments de conscience intense dans la controverse morale, où la capacité de réflexion rationnelle est particulièrement en jeu, peuvent conduire à des décisions historiques concernant la manière d’enraciner les idées morales dans nos pratiques sociales et nos institutions. Le progrès moral dépend de la création d’espaces solides destinés à l’exercice de ces capacités de délibération, à la fois collective et individuelle.
- 23 Il est donc trompeur de dire que notre conception est « dirigée contre » la réflexion ou que nous (...)
27Mais nous ne devons pas réduire la citoyenneté à l’exercice de la réflexion rationnelle, au moins pour trois raisons23 :
– cela propose une conception inexacte de la manière d’alimenter des pratiques civiques de valeur ;
– cela exclut injustement de la citoyenneté des membres de la société – humains et animaux ;
– cela ignore les pathologies qui peuvent accompagner l’intellectualisme quand il divorce d’une série plus vaste de capacités morales et sociales.
Nous allons brièvement examiner ces trois questions.
- 24 Comme le dit Matthew Weidenfeld, « ces nouvelles conceptions tendent ensuite à intégrer l’arrière (...)
- 25 J. Haidt, « The New Synthesis in Moral Psychology », p. 998-1002.
28Tout d’abord, tandis que les capacités de réflexion rationnelle rendent le progrès moral possible, la meilleure indication du fait que nous avons réussi à faire ce progrès est lorsque ces nouveaux engagements deviennent habituels et irréfléchis pour la plupart d’entre nous la plupart du temps24. Dans quelques générations, la plupart des gens considéreront peut-être qu’il est bien étrange que notre société ait un jour criminalisé l’homosexualité et les mariages entre gens de couleurs différentes ou qu’elle ait fait des lois pour imposer la subordination des femmes. Quand ce temps arrivera, de telles idées seront soumises à ce que les psychologues moraux appellent un « ahurissement moral ». Les gens sentiront de façon puissante et immédiate que de telles pratiques sont injustes (tout comme ils sentaient qu’elles étaient justes), mais auront du mal à répondre si on leur demande de « donner des raisons » pour expliquer pourquoi elles sont injustes25. Ces pratiques seront simplement injustes de façon évidente (de la même manière que le sont l’esclavage, les abus sexuels sur les enfants ou les duels d’honneur) et cela sera tellement ancré dans nos pratiques culturelles que nous agirons simplement – intuitivement, habituellement – sur la base de ce nouvel engagement moral. Ce ne devrait pas être vu comme un échec – une sorte d’abrutissement moral – mais comme les nécessaires assimilation et incarnation de la citoyenneté.
- 26 M. Merritt, « Virtue Ethics and Situationist Personality Psychology ». Voir aussi S. Bandes, « Em (...)
- 27 S. Krause, « Bodies in Action: Corporeal Agency and Democratic Politics », p. 317.
- 28 S. Krause, « Plural Freedom », p. 240.
29De récents travaux en psychologie morale indiquent que l’agentivité morale humaine s’ancre sur les constructions culturelles et les environnements sociaux, soutenus « de façon contingente par des climats d’attente sociale » et ne se situe pas strictement dans les capacités individuelles26. Pour la plupart d’entre nous, la plupart du temps, notre rôle dans le maintien des pratiques morales ne repose pas sur notre capacité à délibérer rationnellement ou à nous engager consciemment mais sur nos émotions, intuitions et tendances prosociales (comme notre désir d’aimer et d’être aimé par les autres, de les aider, de coopérer avec eux, de suivre des règles, de s’intégrer). L’agentivité morale quotidienne n’est pas quelque chose qui se produit en premier lieu dans notre esprit conscient, mais a une « vie corporelle »27. Nous pouvons nous conduire moralement sans la diriger consciemment, et, en l’accomplissant (avec d’autres), nous la créons, la renforçons et la modifions. L’agentivité ne se situe pas dans une « volonté souveraine » mais est plutôt « un phénomène à la fois subjectif et intersubjectif ; elle émerge des échanges communicatifs, des significations en arrière-plan, des interprétations sociales, des intentions personnelles, de la compréhension que l’on a de soi et des rencontres corporelles, ce à travers quoi l’identité de quelqu’un se manifeste dans ses actes »28. Cela signifie qu’il y a une dimension de l’agentivité qui est « socialement décentralisée ». Elle dépend de la « réactivité » des autres dans les rencontres réflexives intersubjectives. L’agentivité morale individuelle n’implique pas nécessairement la réflexion rationnelle, mais présuppose plusieurs autres capacités largement partagées par les autres : notre capacité à nous socialiser par le biais de normes sociales et notre capacité à nous engager dans des relations de confiance, de coopération et de communication.
- 29 S. Krause, « Bodies in Action: Corporeal Agency and Democratic Politics », p. 299.
- 30 M. Merritt, « Virtue Ethics and Situationist Personality Psychology », p. 381.
- 31 Voir E. McTernan, « How to Make Citizens Behave: Social Psychology, Liberal Virtues, and Social N (...)
30Comme S. Krause, nous voyons cette réceptivité aux normes dans les relations intersubjectives – l’aptitude à modérer son comportement en accord avec des normes intériorisées dans la relation à d’autres soi – comme la base de la citoyenneté démocratique29. Cela peut sembler être une conception déflationniste de l’agentivité morale humaine, mais nous ne le voyons pas de cette manière. C’est peut-être attendre moins des agents moraux individuels isolés, mais c’est seulement parce qu’on déplace une part de la responsabilité, et de la possibilité, de l’agentivité morale au niveau social. Mieux on comprend le fonctionnement de l’agentivité interdépendante, qui prend un « intérêt discriminant dans les climats d’attente sociale dans lesquels nous vivons »30, plus l’on a de chances de restructurer ces facteurs situationnels pour encourager l’agentivité morale, la civilité et les autres comportements souhaitables sur le plan individuel31. Nous pouvons préparer les citoyens à réussir en comprenant mieux ce qui encourage l’agentivité au niveau social, ou nous pouvons les préparer à échouer en s’accrochant à des attentes peu réalistes au sujet du contrôle de soi, de la réflexion rationnelle et de la responsabilité individuelle.
31Cette idée d’une citoyenneté incarnée fournit non seulement une conception plus exacte des dynamiques à l’œuvre dans la civilité démocratique quotidienne, mais nous permet également d’élargir notre idée de qui peut faire partie de la communauté politique et nous permet ainsi de faire progresser les objectifs moraux de la citoyenneté. Si l’on dit que, pour avoir le droit d’être citoyen, il ne suffit pas de participer à la vie sociale et d’être réceptif à des normes sociales, mais que l’on doit aussi être capable d’évaluer rationnellement les propositions qui concernent ces normes, alors on glisse rapidement vers une conception exclusive de la citoyenneté. De nombreux humains ne se livrent jamais à une réflexion rationnelle dans ce sens-là, et pour nous tous c’est au plus une capacité que nous exerçons une partie de notre vie. Définir la citoyenneté de cette manière rendrait impossible d’envisager une citoyenneté non seulement pour les animaux, mais aussi pour les jeunes enfants, les personnes souffrant de handicap intellectuel, de démence ou d’une maladie mentale grave, et, au mieux, de ce fait, cela nous donnerait à tous un statut de citoyen fragile et soumis à conditions.
- 32 Pour une défense de cette conception des objectifs moraux de la citoyenneté, voir S. Donaldson, W (...)
32Ce n’est pas seulement exclusif, mais cela manque le sens de la citoyenneté, qui est de reconnaître et de maintenir quelqu’un comme membre d’une société partagée et autogouvernée. La citoyenneté est une manière de reconnaître qui appartient à la communauté, qui est un membre du peuple au nom duquel l’État gouverne et dont on doit rechercher le bien subjectif, auquel on répond en déterminant le bien public et en formant les normes sociales qui gouvernent nos relations de coopération32. La conception d’une citoyenneté incarnée peut reconnaître tous ceux qui ont droit à la citoyenneté en ce sens-là.
- 33 B. Arneil, « Disability, Self Image and Modern Political Theory » ; S. Clifford, « Making Disabil (...)
- 34 M. Jans, « Children as Citizens: Towards a Contemporary Notion of Child Participation » ; J. Wall(...)
- 35 E. Planinc dit que « la politique démocratique dépend maintenant » du « critère rationaliste ». E (...)
33Une telle conception ne vient pas seulement d’études empiriques sur les dynamiques quotidiennes de la civilité démocratique, mais aussi des travaux de spécialistes du handicap et de théoriciens des droits des enfants. Les théoriciens du handicap défendent l’idée que les capacités requises pour l’agentivité morale et la citoyenneté démocratique sont ancrées dans les relations sociales fréquentes qui ont lieu entre des soi réceptifs, réflexifs et interdépendants et ne se situent pas dans une capacité individuelle marginale de réflexion et de débat rationnels ou de maîtrise de soi consciente. Il en résulte que même les handicaps cognitifs graves n’empêchent pas les individus de participer et de contribuer à des pratiques régies par des normes et ayant une valeur morale33. Des idées similaires sont développées dans la littérature sur la participation et la citoyenneté des jeunes enfants34 et soutiennent les récentes conventions des Nations Unies sur les droits des enfants et les droits des personnes handicapées. En tant que société, nous nous sommes donc déjà engagés à construire de nouvelles relations de citoyenneté qui incluent toute la diversité humaine, et il n’y a aucun obstacle conceptuel à étendre cet engagement aux concitoyens animaux également35.
- 36 Nations Unies, Convention relative aux droits de l’enfant, article 12, 20 novembre 1989.
- 37 B. Neale, « Introduction: Young Children’s Citizenship », in : B. Neale, Young Children’s Citizen (...)
- 38 M. Jans, art. cit.
34Cet engagement à la citoyenneté inclusive requiert de repenser où et quand a lieu la citoyenneté. La convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant, par exemple, affirme que l’enfant a « le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant »36. Certains pays essayent d’appliquer ce droit en invitant des représentants des enfants à participer aux procédures de consultation ou aux réunions des commissions et à y avoir une représentation formelle, c’est-à-dire à utiliser les modes de représentation des adultes dans les dispositifs des adultes. Sans surprise, cela fonctionne rarement37. Si l’on permet aux enfants « d’exprimer librement [leur] opinion sur toute question [les] intéressant », il faut des espaces de citoyenneté qui soient « à leur taille »38. Nous avons besoin de nouvelles manières d’engager la subjectivité de ces concitoyens, en se concentrant moins sur l’aptitude à articuler ou à comprendre des propositions et plus sur la participation à des formes de communication, de consultation et de prise de décision ancrées dans les activités quotidiennes.
35Comme le dit P. Alderson :
- 39 P. Alderson, Young Children’s Rights: Exploring Beliefs, Principles, and Practice, p. 91.
« Ces sujets pourraient être les relations, le cadre de vie construit ou naturel, les idées imaginaires, les jeux, les repas, les vêtements, le travail scolaire et d’innombrables autres sujets qui vont bien plus loin que les décisions formelles. Dans les routines quotidiennes, qui sont considérées comme allant de soi, sont enfouies des décisions sans fin qui ont déjà été prises et ne sont plus vues comme des décisions : “Nous le faisons toujours comme ça” ; “C’est la règle” ; “Il n’y a pas d’autre solution” ; “Ne sois pas bête” ; “Parce que c’est moi qui le dis”. Quand les enfants se mettent à parler et à remettre en question les sujets qui les touchent, ces décisions cachées peuvent apparaître plus clairement et peut-être faire l’objet de négociations. Par exemple : “La circulation peut-elle être bannie de notre route pour qu’elle devienne un terrain de jeu ?” Tous les sujets peuvent tracer une voie pour permettre aux enfants de formuler leurs propres questions et décisions, reposant moins sur les adultes pour choisir les décisions qui devraient être prises »39.
- 40 A. Silvers et L. Francis, ibid.
De récents travaux sur la citoyenneté des personnes avec un handicap cognitif soulèvent la même question ; nous devons amener la citoyenneté dans des espaces où les individus peuvent s’exprimer (peut-être par des expressions physiques, des gestes et des sons) et où ils se sentent participer à des relations dans la sécurité, la confiance et la coopération40. Comme nous le verrons plus loin, la même leçon s’applique aux AD.
36Pour résumer, plutôt que de définir la citoyenneté comme idéal du citoyen modèle indépendant, autonome et pouvant formuler des propositions, nous devons penser la citoyenneté comme un moyen d’interagir avec tous ceux qui partagent notre société dans toute leur diversité. Dans la citoyenneté, il s’agit de traiter les concitoyens comme des membres égaux et à part entière d’une société partagée, soutenant et encourageant leur épanouissement et les occasions qu’ils ont de coopérer et de participer de façon sensée et possible pour eux. Après nous être engagés à la citoyenneté inclusive dans le sens d’une relation à la diversité humaine, nous ne pouvons guère exclure les AD au motif qu’ils ne correspondent pas à l’image du citoyen modèle à laquelle de nombreux humains ne correspondent pas.
- 41 « La confiance partagée dépend en partie de gens de tous les âges qui cherchent du sens dans les (...)
37Tant que nous restons prisonniers d’une idée excessivement intellectualisée et individualiste de ce qui constitue l’agentivité morale, nous examinerons les capacités cognitives des animaux individuels – ou des enfants, des personnes avec un handicap intellectuel, une maladie mentale ou souffrant de démence – et nous nous demanderons s’ils ont la compétence pour être à la hauteur du statut de citoyen. Nous nous attendrons à ce qu’ils passent un test que l’on n’a pas demandé au reste d’entre nous et que l’on a rarement l’occasion de passer. Nous leur demanderons de répondre à un critère peu réaliste et peu nécessaire, attendant la confirmation qu’ils possèdent les capacités nécessaires à la réflexion, la délibération et l’autonomie. Pendant ce temps, nous tairons notre propre réceptivité à l’agentivité exprimée par ces individus, et leur nierons ainsi la seule expérience et la seule réactivité qui pourraient confirmer et soutenir leur agentivité41.
- 42 Pour un aperçu de ces preuves, voir M. Rowlands, Can Animals be Moral? ; M. Bekoff, J. Pierce, Wi (...)
38Ainsi, nous soutenons que le test qui convient à la citoyenneté animale consiste à voir si les animaux font preuve de réceptivité aux normes et de reconnaissance intersubjective dans les interactions réelles, et non pas s’ils se livrent à la délibération rationnelle. La question de savoir s’ils font preuve ou non d’une telle réceptivité aux normes est empirique, et l’éthologie en offre des preuves fascinantes. Cela inclut des preuves que de nombreuses espèces animales différentes font l’expérience d’émotions morales comme l’amour, la confiance, l’empathie et agissent sur cette base, s’engagent dans diverses tâches de coopération qui requièrent un contrôle des impulsions ou une satisfaction différée, se socialisent par des normes comportementales qui peuvent par la suite être modifiées, auxquelles ils peuvent résister et/ou qu’ils peuvent renégocier, et sont capables de maîtrise de soi et de sacrifice de soi, par souci des autres, peur des conséquences, ou même par un sens de la justice42. Encore une fois, ces preuves viennent de nombreuses espèces sociales, sauvages ou domestiquées, mais, chez les AD, elles ont ceci en plus que les humains et les animaux partagent des pratiques de réceptivité aux normes et de reconnaissance intersubjective. (Par exemple, les chiens et les humains peuvent communiquer par contact visuel, langage corporel, sons, ce que les humains et les loups ne peuvent pas faire.)
39Nous ne sommes qu’au début de notre investigation sur l’agentivité animale. Nous ne savons pas dans quelle mesure le comportement des différentes espèces d’AD, et des différents individus, dans différentes circonstances, est mieux décrit en termes d’instinct, de comportement intériorisé inconscient, de contraintes imposées de l’extérieur, et/ou de formes d’apprentissage plus conscientes, de raisonnement pratique et de choix (entre des désirs contradictoires, par exemple). Mais la connaissance actuelle est déjà convaincante au sujet de l’étendue et de la complexité de l’agentivité des animaux et de la continuité entre leurs formes d’agentivité et la nôtre.
- 43 S. Krause, « Bodies in Action: Corporeal Agency and Democratic Politics », p. 311.
40Pour le dire simplement, les preuves que nous avons à ce jour suggèrent que nous pouvons partager un monde moral commun avec les AD. « Parler d’agentivité, dit S. Krause, revient à faire apparaître un monde, non seulement d’interactions entre des corps, mais de relations entre des êtres qui partagent suffisamment de réflexivité pour être capables d’être réceptifs aux appels normatifs des uns et des autres, un monde matériel qui vit sur un registre social, caractérisé par la coordination et la coopération réciproque »43. C’est le monde que nous partageons avec les AD.
41À la lumière de ces recherches qui s’accumulent sur la continuité des impulsions sociales et morales humaines/animales et sur la régulation normative de la vie sociale des animaux, nous devons mettre de côté la dichotomie entre animaux indisciplinés et humains gouvernés par la raison, ainsi que les peurs alarmistes concernant le fait qu’admettre les animaux dans la polis conduira à la prise de pouvoir de l’espace public par les bêtes indisciplinées et à leur écrasement de quiconque se mettrait sur leur chemin.
- 44 M. Nussbaum, « Compassion: Human and Animal », in : M. DeKoven, M. Lundblad (ed.), Species Matter (...)
42De plus, alors que nous avons besoin de construire des espaces solides pour la délibération rationnelle, nous devons également reconnaître que l’intellectualisme comporte des risques qui lui sont propres. La délibération rationnelle joue un rôle essentiel dans la vie démocratique, mais peut s’avérer destructrice si elle divorce de sensibilités morales plus larges. Certaines des plus graves injustices ont eu lieu, non pas à cause de notre échec à réprimer nos natures de bêtes indisciplinées, mais précisément à cause de la manière dont les humains s’accrochent parfois à des idées et à des rationalisations pour supprimer une réaction de compassion44. Les idéologies concernant la pureté raciale ou sociale, l’hérésie religieuse, l’avant-garde du prolétariat, les pauvres non méritants ou les femmes déchues ont ignoré les normes sociales de réciprocité et de tolérance ou les sentiments moraux de compassion et de courage.
43Ainsi, tandis que nous requérons des espaces dédiés à la réflexion rationnelle et à la délibération démocratique, nous devons voir cette démarche, non pas comme une répression de nos natures de bêtes animales, mais comme une construction et une orientation à partir des sentiments moraux et des tendances prosociales que nous partageons avec les animaux. Afin d’échapper à nos tendances humaines, trop humaines, envers les pathologies idéologiques, nous devons travailler continuellement à reconnecter ces capacités rationnelles au plein potentiel de notre être moral et social. Dans cette perspective, étendre la citoyenneté aux AD n’est pas une menace à l’égard de nos chères valeurs de citoyenneté démocratique, mais un rappel de bon aloi de ce que nous devrions réellement mettre en valeur.
- 45 Ibid., p. 143.
- 46 B. Williams, Moral Luck.
- 47 Nous remercions Stefan Dolgert pour cet exemple.
44En effet, s’il existe des asymétries entre les natures humaine et animale, elles ne sont pas forcément en faveur des humains. Comme le remarque M. Nussbaum, en comparant notre nature morale avec celle des animaux, nous avons tendance à nous concentrer sur les « bonnes discontinuités », c’est-à-dire sur les cas où les humains ont des caractéristiques souhaitables qui manquent aux animaux. Nous ignorons les « mauvaises discontinuités », c’est-à-dire les cas de caractéristiques non souhaitables et pourtant typiquement humaines45. Un exemple intéressant est le vice identifié par les Grecs sous le nom de pleonexia, « la cupidité, le désir d’avoir plus et le désir d’avoir plus que les autres »46. Pour Aristote, ce vice réside au cœur de l’injustice, présentant la plus grande menace de tyrannie pour la polis. Et cependant, c’est un trait essentiellement absent chez les animaux non-humains47.
45En effet, il est temps d’examiner de nouveau qui sont vraiment les bêtes indisciplinées de la polis. Platon et Rousseau insistent à juste titre sur la capacité d’autonomie face aux appétits excessifs, aux passions et à la cupidité ; cela est crucial pour une politique démocratique viable. Mais il faut se demander qui fait et qui ne fait pas montre d’une telle autonomie. Il y a de nombreuses preuves tirées du monde animal qui montrent que la plupart des animaux, dans la plupart des circonstances, ne se livrent pas à un comportement excessif, de violence gratuite ni de bellicisme, d’accumulation cupide ni de thésaurisation, de consommation au-delà du point de satiété. Plutôt que de percevoir les passions et les appétits comme des pulsions qui ne sont pas régulées chez les animaux mais que les humains peuvent maîtriser, il serait plus exact de les voir comme des pulsions qui, chez la plupart des animaux, sont contenues par les contraintes de leur environnement et par leur aptitude limitée à contrôler cet environnement. A contrario, les humains, ayant trouvé des moyens de manipuler leur environnement de façon dramatique, sont devenus la véritable force non contenue qui détruit la planète avec un appétit non régulé.
- 48 J. Urbanik, M. Morgan, « A Tale of Tails: The Place of Dog Parks in the Urban Imaginary ».
46Pour l’instant, nous nous sommes lancés dans une discussion abstraite au sujet des AD et de la citoyenneté. Mais que pourrait signifier concrètement une rencontre entre citoyens incarnés, dans les lieux réels de la citoyenneté ? Considérons un tel lieu, le parc public. Selon des statistiques américaines, 39 % des foyers américains comportent au moins un chien, et il y a environ 2 200 parcs pour chiens à travers le pays48. Le statut des chiens dans ces foyers a subi une transformation. Les chiens sont de plus en plus reconnus comme des membres de la famille, point final. Et les humains s’attendent à ce que ces membres de la famille, comme tous les autres membres de la famille, les accompagnent dans l’espace public, dans les transports publics ou quand ils partent en vacances.
- 49 Platon, République, VIII, 563c, traduction G. Leroux.
- 50 J. Urbanik, M. Morgan, « A Tale of Tails: The Place of Dog Parks in the Urban Imaginary », p. 300
47L’accès aux parcs pour les chiens (tenus en laisse ou non) est sujet à controverse et de nombreux opposants à la présence des chiens dans les espaces publics seraient d’accord avec la complainte de Platon selon laquelle la démocratie s’égare lorsque les bêtes indisciplinées, « habituées à se déplacer fièrement en toute liberté, bousculent à tout coup le passant qu’ils trouvent sur leur chemin, si par mégarde celui-ci ne se range pas »49. Les opposants expriment leur inquiétude au sujet du bruit causé par les chiens, des odeurs, du fait qu’ils pourraient mordre ou exercer d’autres violences, du problème des déjections et, d’une manière générale, de leur comportement agité, peu digne et indiscipliné dans ce qui est supposé être un espace « humain », dédié aux besoins humains de récréation, notamment ceux des enfants. Ils s’opposent également au fait que de l’argent soit dépensé dans des parcs ouverts aux chiens quand certaines villes font face à d’autres défis cruciaux50. Même quand une réponse est apportée à ces inquiétudes au sujet des coûts ou des déjections, l’opposition reste souvent virulente, ce qui suggère que cette opposition se fonde sur une gêne plus générale liée à la présence des chiens dans l’espace « public ».
48Dans leur examen des attitudes adoptées face aux chiens dans les parcs publics du Kansas, J. Urbanik et M. Morgan ont trouvé un écart entre ceux qui conçoivent les chiens comme appartenant à des individus privés qui devraient prendre soin d’eux dans leur propre espace privé et ceux qui
« voient leurs chiens comme des membres appartenant clairement à leur famille, ce qui, de leur point de vue, donne à ces familles plus-qu’humaines le droit de prétendre de plein droit à des parties de l’espace public, de la même façon que les familles avec des enfants ou que ceux qui veulent jouer au tennis ou pique-niquer. En substance, ces familles plus-qu’humaines ont besoin d’espaces publics plus-qu’humains »51.
49Le mouvement en faveur des parcs accessibles aux chiens est donc un endroit clé pour négocier les perceptions concernant l’appartenance des chiens à la communauté et leur droit de partager et de façonner l’espace public aux côtés de leurs concitoyens humains. Les arguments de ce débat utilisent des idées vieilles de plusieurs millénaires – le fossé qui nous sépare des animaux, la nature de la polis comme espace réservé aux humains et la menace que les bêtes représentent pour la polis, du fait de leurs appétits corporels indisciplinés et de leur inaptitude à réguler leur comportement en fonction des intérêts des autres membres de la communauté. Les critiques voient la volonté d’admettre les chiens dans les parcs comme la preuve que les priorités sont mal choisies – donner la citoyenneté aux chiens. Cela abandonnerait l’idée précieuse selon laquelle l’espace public est un endroit où encourager des formes typiquement humaines de liberté et d’épanouissement.
50Plus tôt, nous avons soutenu que cette peur des bêtes indisciplinées sous-estime les capacités des animaux à l’autorégulation, à un comportement prosocial et moral, tout en surestimant les tendances humaines à soumettre notre comportement à un examen rationnel et à un contrôle (en surestimant la valeur de cette démarche dans le contexte d’un comportement de bon citoyen au quotidien). Nous avons également remarqué que l’agentivité démocratique (sous la forme de la réceptivité aux normes et de la réflexivité) est un phénomène décentralisé qui dépend, pour sa réalisation, de la réactivité qui a lieu dans les échanges intersubjectifs et les opportunités environnementales. La capacité de tout individu à la citoyenneté, avons-nous soutenu, dépend de la reconnaissance et du soutien apportés à cette agentivité par d’autres citoyens et de la nature des espaces, des pratiques et des institutions qu’ils partagent.
51Avec cette critique à l’esprit, examinons le comportement des chiens et des humains dans le parc. Une conception idéalisée de la manière dont les citoyens humains se comportent insisterait sur le fait qu’ils délibèrent au sujet de la nature d’un parc et des buts de cet espace public, qu’ils articulent explicitement les règles du parc sous la forme de propositions et qu’ils sont conscients de leur devoir de respecter ces règles négociées collectivement pour le bénéfice de tous. Et en effet, nous nous livrons à ce genre de comportement à certains moments, notamment quand l’un des usages du parc, établi depuis longtemps, devient sujet à controverse. Mais, la plupart du temps, notre agentivité morale dans le parc est sur pilote automatique. Elle répond tout à fait à des normes mais de façon spontanée, intuitive, habituelle et irréfléchie. L’étendue du caractère spontané de ce comportement de conformité à des normes est sidérante. Un observateur soigneusement entraîné peut cataloguer des centaines de micro-accommodations faites tous les jours dans le parc ; nous laissons suffisamment d’espace entre nous et nos voisins qui prennent le soleil ou pique-niquent, réfrénons l’intensité ou le rythme d’une partie de football quand de petits enfants courent à côté, contournons les allées où se trouvent des marcheurs, des cyclistes, des skateurs, des poussettes, des promeneurs de chiens, évitons de fixer les gens trop longtemps, modérons nos démonstrations publiques d’affection, baissons le volume de notre musique, chuchotons pour ne pas réveiller le vieil homme qui fait la sieste sur le banc, évitons d’effrayer les autres en apparaissant soudainement de derrière un arbuste ou en les suivant de trop près dans l’allée, mettons nos déchets à la poubelle, contrôlons notre envie de cracher, et ainsi de suite. Ces formes de civilité omniprésentes sont essentielles pour permettre à tous de partager le parc, de coordonner leurs usages individuels et de participer à une expérience plus large de communauté vivante et diversifiée.
52Naturellement, certaines personnes échouent à être de bons citoyens du parc (et nous échouons sûrement de temps en temps). Certaines personnes n’ont tout simplement pas intériorisé les normes citées plus haut. Elles peuvent ne pas se rendre compte des regards ou des commentaires des autres ou y être indifférentes quand elles échouent à se comporter de manière civique. Ou elles peuvent être sensibles à la pression sociale extérieure, mais pas à une norme intérieure. Par exemple, la même personne qui met automatiquement ses ordures à la poubelle pendant la journée, quand le parc est bondé, les jettera peut-être par terre la nuit quand il n’y a personne. Les urbanistes savent comment structurer l’environnement pour encourager les bons comportements, comment utiliser les perspectives, l’éclairage, les plantations et le traitement des surfaces pour que les gens restent dans les allées, pour leur donner un sentiment de sécurité, pour maintenir leurs mouvements dans les directions souhaitées ou pour encourager les activités autorisées tout en décourageant les activités non autorisées (comme la distance à établir entre chaque poubelle pour limiter le jet de déchets).
- 52 S. Krause, « Plural Freedom », p. 240.
53De très nombreuses manières, notre comportement civique dans les parcs est inconsciemment régi par l’environnement, par des habitudes intériorisées et par notre réceptivité à la présence et aux actions des autres. Cela ne correspond peut-être pas au contrôle conscient d’une volonté délibérative et souveraine, mais c’est l’agentivité qui, pour répéter la citation de S. Krause, « émerge des échanges communicatifs, des significations en arrière-plan, des interprétations sociales, des intentions personnelles, de la compréhension que l’on a de soi et des rencontres corporelles, ce à travers quoi l’identité de quelqu’un se manifeste dans ses actes »52.
- 53 E. Laurier, R. Maze, J. Lundin, « Putting the Dog Back in the Park: Animal and Human Mind-in-Acti (...)
- 54 Ibid.
54Et, bien sûr, les chiens font tout cela également. Ils intériorisent des normes de comportement. Ils répondent à des signaux et à des contrôles extérieurs. Ils sont tout à fait conscients de la présence des autres dans leur environnement et y répondent. Dans leur étude d’un parc suédois, Laurier et alii53 identifient les multiples dimensions de l’agentivité dans une activité apparemment aussi simple que celle d’un humain et de son compagnon chien qui se promènent ensemble à travers un parc. Les chiens sont en permanence conscients de l’endroit où se trouvent les humains (et vice versa), soit par la vue, soit par la sensation au bout de la laisse. Ils savent ce que sont les allées et comment structurer une promenade. À chaque extrémité de la laisse, le chien ou l’humain peut utiliser une pression ou une indication pour communiquer le rythme et le sens de la promenade. Les chiens et les humains apprennent tous deux à contourner les lampadaires (ou les laisses multiples) afin de ne pas se retrouver emmêlés. Ils proposent tour à tour des jeux, attrapant un bâton, donnant un coup dans un tas de feuilles. Quand plusieurs paires de promeneurs chien et humain s’approchent d’une allée, les humains (et souvent les chiens) signalent (consciemment ou non) si une rencontre est souhaitée en raccourcissant ou en agrandissant la longueur de la laisse, déplaçant les chiens plus en avant ou plus en arrière dans l’allée, ou changeant de rythme. Les chiens et les humains reconnaissent tous ces signes et y répondent correctement54.
- 55 Avec un peu de chance, leurs humains font la même chose, réfrénant leur envie d’ignorer leur chie (...)
- 56 E. Laurier, R. Maze, J. Lundin, art. cit., p. 14 et 17.
55Au départ, cette coordination doit être apprise et négociée, mais avec le temps les humains et les chiens se livrent à un ballet spontané de mouvements coordonnés. Ce n’est pas de l’apprentissage par cœur. Cela requiert une réceptivité et une adaptation permanentes. Les chiens doivent faire preuve d’une grande maîtrise de soi quand ils apprennent les règles de la promenade (comme de ne pas se jeter sur un chien ou un humain qui passe, ne pas mettre à l’épreuve la patience de leur compagnon humain par des reniflements prolongés et incessants)55, et ils auront toujours des tentations et des intérêts contradictoires qui leur demandent de faire preuve de patience, de tolérance et de contrôle de soi. Les humains sont souvent conscients du fait que leur chien a fait preuve de contrôle de soi et le récompensent pour cela. Avec l’expérience et la maturité, les chiens peuvent devenir des usagers du parc extrêmement futés, sensibles aux différentes dimensions de la vie dans le parc et à la place qu’ils y occupent. Ils deviennent de bons citoyens non seulement dans les allées piétonnes mais aussi dans les espaces sans laisse (apprenant à négocier les règles de rencontre et de jeu avec les autres chiens) et dans les jeux coordonnés par les humains – les jeux et activités pour chiens. Des chiens sans laisse extrêmement responsables apprennent « à devenir un chien urbain qui ne dérange pas ceux qui ne sont pas ses amis »56. Que ce soit dans la rue ou au parc, ils apprennent à s’occuper de leurs affaires, à chercher leurs amis (humains, canins ou autres) et leurs plaisirs sans aborder les coureurs, les gens qui prennent le soleil ou les autres toutous, sans déféquer là où ils ne devraient pas, sans courir devant les véhicules ou sans chiper des pique-niques clandestins.
56Bien sûr, certains chiens n’ont pas appris à être sensibles aux normes du parc ou les humains n’ont pas réussi à les leur apprendre, à les encadrer ou à nettoyer derrière eux. Comme nous l’avons remarqué plus haut, les humains non plus ne réussissent pas toujours à être à la hauteur des normes sociales, et les urbanistes conçoivent à dessein l’espace public dans le but de créer des contrôles et des incitations externes qui encouragent et complètent nos motivations prosociales intrinsèques et nos habitudes intériorisées. Quand cela échoue, on recourt à l’opprobre sociale, à des contraventions ou à des punitions plus importantes pour promouvoir les comportements coopératifs et respectueux des règles. Nous ne punissons pas tous les usagers humains du parc pour le mauvais comportement de quelques-uns, et nous ne réprimandons pas les enfants pour être de mauvais citoyens quand ce sont leurs parents qui sont fautifs. Nous accordons à tout le monde une occasion légitime d’apprendre la socialisation telle que la propose le parc.
- 57 J. Urbanik, M. Morgan, « A Tale of Tails: The Place of Dog Parks in the Urban Imaginary ».
- 58 E. Laurier, R. Maze, J. Lundin, art. cit., p. 13-14.
57Quand on considère la façon dont les chiens et les humains interagissent dans les parcs, on peut voir les très nombreuses manières dont les chiens sont capables de faire preuve d’une agentivité réflexive et sensible aux normes. Il est tout simplement faux de dire qu’ils ne sont pas capables de faire preuve d’autonomie, qu’ils ne sont capables que d’une liberté qui sera tyrannie pour les autres s’ils sont accueillis dans la polis. Les chiens ne représentent pas une menace pour la polis. En fait, ils ont la capacité d’enrichir la polis d’innombrables manières. À certains égards, ils sont l’illustration de certaines des plus grandes valeurs de la citoyenneté démocratique, par exemple, par leur dévouement à servir, leur absence de discrimination (selon la couleur de peau, le genre, l’orientation sexuelle, la classe, et ainsi de suite) et leur capacité générale à l’activité joyeuse et créative en commun. Les recherches continuent de s’accumuler au sujet des avantages de la présence des chiens dans les espaces publics pour leurs concitoyens humains aux niveaux individuel et collectif57. Cela comprend des conséquences sur la santé (les promeneurs de chiens ont moins de tension artérielle, souffrent moins de dépression). Les chiens participent aussi au développement d’un sens de la communauté au niveau local en poussant à l’interaction. Les chiens sont des « tickets » pour « commencer une conversation entre des gens qui ne se connaissent pas auparavant. Ainsi, promener un chien fournit à son propriétaire un moyen de réduire sa solitude et son isolement social par la rencontre d’autres personnes lors de la promenade. Dans la plupart des circonstances, les habitants d’une ville ne débutent pas de conversation avec des gens qu’ils ne connaissent pas, sauf s’ils ont une bonne raison de le faire »58.
- 59 L. J. Wood, B. Giles-Corti, M. K. Bulsara, D. A. Bosch, « More Than a Furry Companion: The Ripple (...)
- 60 Jennifer Wolch raconte comment des chiens et leurs humains ont repris possession d’un parc abando (...)
- 61 J. Urbanik, M. Morgan, art. cit. ; J. Wolch, art. cit.
- 62 A. Bond, « The Sheepdog that Loves to Look After her Litter », Mail Online, 23 mars 2012, <http://www.dailymail.co.uk/news/article-2119233/> (consu</http> (...)
58La présence d’humains qui promènent des chiens contribue à ce que les gens aient un sentiment de sécurité dans les lieux publics59. Parce qu’ils utilisent les parcs tôt le matin et tard le soir, les promeneurs humains et chiens élargissent les plages horaires de l’usage légal du parc, réduisant son usage par des groupes qui vandalisent le parc ou y jettent des préservatifs usagés, des seringues, des canettes de bière, des mégots de cigarette, et ainsi de suite60. Quand les humains se mettent à militer pour la cause des chiens dans la communauté, ils se mettent souvent à militer pour d’autres causes dans la communauté61. Défendre la citoyenneté animale peut être une première étape vers des formes plus larges d’engagement social. Les chiens peuvent aussi apporter des contributions très concrètes, par exemple en socialisant de jeunes chiens pour qu’ils acquièrent les bonnes habitudes du parc, en décourageant les animaux indésirables dans le parc (en effrayant des bernaches du Canada qui deviennent trop nombreuses ou des coyotes qui deviennent trop familiers) ou en nettoyant les déchets que les humains laissent derrière eux. Si l’espace public commence à s’ouvrir aux AD (avec des poulaillers communautaires ou des moutons et des chèvres qui tondent et égalisent la pelouse), alors les chiens pourraient avoir le rôle de protéger leurs concitoyens. Certains chiens sont de super citoyens, comme Meg le border collie du Suffolk, qui adore ramasser les déchets dans le parc et les mettre à la poubelle. D’ailleurs, la municipalité locale l’envisage comme « figure » d’une campagne à venir contre le jet de déchets62.
59En plus de respecter des normes, les chiens ne peuvent-ils pas participer au façonnement des espaces et des pratiques partagés ? Un exemple intéressant concerne ce que les urbanistes appellent les « lignes de désir ». Ce sont des chemins hors des allées établies que les usagers du parc créent, généralement parce qu’ils offrent une distance plus courte entre deux points. C’est un phénomène collectif (un seul usager ne peut pas créer un chemin de désir) et qui n’implique pas de délibération collective. En effet, les participants ne sont peut-être même pas conscients de leur activité. Les AD, tout comme les humains, créent des lignes de désir, et les urbanistes y sont attentifs. Autrefois, ils combattaient souvent de telles « contributions » de la part des usagers du parc, recourant à des barrières et à des panneaux de signalisation pour les décourager. Plus récemment, les urbanistes ont utilisé cette contribution pour repenser les usages du parc. De cette manière, l’espace commun et les normes sont façonnés par des participants qui ne débattent pas directement de la question et ne sont peut-être même pas conscients de leur agentivité, mais qui néanmoins fournissent une contribution essentielle à l’enrichissement des pratiques partagées, quand on leur donne l’occasion de s’exprimer et d’agir selon leur bien subjectif.
- 63 Ailleurs, nous envisageons les autres endroits possibles pour la citoyenneté des AD – les moutons (...)
60Certains lecteurs répondront peut-être qu’un parc public n’est pas un microcosme approprié pour théoriser sur la polis. Mais, comme nous l’avons soutenu plus tôt, si nous devons prendre au sérieux l’idée d’une participation politique des AD (ou des enfants, ou des personnes avec un handicap cognitif, ou des innombrables citoyens qui sont éloignés des institutions politiques formelles), alors nous ne pouvons pas limiter notre attention aux institutions politiques conventionnelles, qui excluent différents groupes par définition. Au contraire, nous devons considérer les endroits où les individus vivent réellement leurs vies, collaborent avec leurs concitoyens et négocient des relations de pouvoir. De même que nous avons besoin d’espaces de citoyenneté à la taille des enfants, de même nous avons besoin d’espaces de citoyenneté à la taille des chiens – comme les parcs publics63.
- 64 K. Smith, Governing Animals: Animal Welfare and the Liberal State.
- 65 G. Francione et R. Garner, The Animal Rights Debate: Abolition or Regulation? ; T. Pachirat, Ever (...)
- 66 Ces lois « sont tellement favorables aux intérêts de ceux qu’elles prétendent encadrer que les sc (...)
- 67 W. Potter, Green is the New Red: An Insider’s Account of a Social Movement under Siege.
61Les philosophes craignent qu’admettre les animaux dans le dèmos ne nous fasse sombrer dans la tyrannie. Nous avons essayé de dissiper cette inquiétude, mais en conclusion nous voudrions inverser le problème. En ce qui concerne les animaux, notamment les AD, la tyrannie est déjà là. Les AD sont complètement contrôlés par les États modernes ; en effet, l’expansion et la consolidation de l’État providence moderne ont, de nombreuses manières, été obtenues par l’expansion du contrôle sur les AD64. Les AD font déjà partie de la polis, et sont soumis à un degré inédit au pouvoir de l’État, qui protège directement l’intérêt humain (supposé) en blessant, torturant et tuant des milliards d’entre eux. Il y a en théorie des lois sur le bien-être animal, dont le but affiché est de modérer les excès de l’exploitation, mais elles offrent peu de protection, et en réalité légitiment l’exploitation, plutôt qu’elles ne la limitent65. Elles ne protègent pas légalement les animaux du mal qu’on peut leur faire mais donnent plutôt une protection légale aux sociétés et aux scientifiques qui font du mal aux animaux tout en prétendant que leurs pratiques respectent les lois sur le bien-être animal, lois qui excluent explicitement la plupart des pratiques avant même d’avoir besoin de les examiner et qui sont rarement appliquées66. Quand les défenseurs des animaux s’infiltrent pour démontrer que les exploitants d’animaux vont jusqu’à violer les critères minimaux auxquels ils sont soumis, la réponse de l’État, notamment aux États-Unis, n’est pas d’accroître la surveillance et l’application des lois, mais de criminaliser les activités des défenseurs67.
62Ça, c’est une tyrannie, l’exercice d’un pouvoir d’État coercitif sans restriction, consentement ni autorité légitime. Et c’est cette tyrannie réelle qui devrait attirer l’attention des théoriciens politiques, et non la tyrannie imaginée de bêtes mythiques ou d’une nature bestiale. L’appel à intégrer les AD dans une zoopolis va être accueilli par le scepticisme et la peur, ainsi que par une multitude d’inquiétudes et de défis légitimes. Mais, pour avancer, il faut se lancer dans ces processus de citoyennisation avec les AD, en négociant les défis de la citoyenneté inter-espèces, dans l’arène de l’espace civique réel, non dans les fauteuils de l’académie, qui sont encore sous l’influence des stéréotypes non-scientifiques de l’homme rationnel et de la bête indisciplinée.