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Résumés

Une reconstruction de la phénoménologie de Husserl dans le cadre systématique d’une phénoménologie génétique inspirée de la phénoménologie de l’Esprit de Hegel permet à l’auteur de réaliser la performance d’une interprétation philosophique à plusieurs dimensions, comportant une légitimation – dans les limites imparties en cette reconstruction – à la fois de l’antinaturalisme de Husserl et du projet d’objectivation de la science naturelle. Le transcendantalisme husserlien est en même temps poussé au-delà de ses limites épistémologiques en direction d’un accomplissement spirituel préfiguré chez Max Scheler.

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Texte intégral

1Winston Churchill, qui cherchait toujours, quand il se trouvait en France, à donner l’impression qu’il appréciait beaucoup la langue et la culture française, a commencé un jour un discours portant sur son passé de la manière suivante : « Quand je regarde mon derrière, je vois que c’est divisé en deux parties ». Pour prévenir tout soupçon d’exhibitionnisme, je voudrais vous assurer tout de suite que ce que j’espère vous montrer, sinon démontrer, se divise non pas en deux mais en trois parties ; une première partie, assez facile, une deuxième partie, pas trop difficile, et une troisième, assez difficile.

2Tout d’abord, j’espère pouvoir montrer que Husserl lui-même reste l’ennemi tenace de toute naturalisation de la phénoménologie : partie A, assez facile. Puis, je vais tenter de procéder au renversement du mouvement de « naturalisation », thème de ce colloque, dans le sens d’une certaine forme de « spiritualisation » en deux étapes : prenant appui sur l’ambition husserlienne d’idéalisation (partie B, pas trop difficile), je réinterpréterai cette idéalisation comme spiritualisation dans le sens de ma propre philosophie ontologique : C. La grande difficulté de cette troisième partie, c’est que je serai obligé de vous infliger un cadre conceptuel qui ressort de ma propre façon de faire la phénoménologie, dont vous n’avez certainement jamais entendu parler.

3A/ Commençons avec la partie la plus facile. On sait que le mot utilisé par Husserl pour identifier et condamner une attitude non philosophique, était le mot « naturel ». L’attitude naturelle, c’était cette attitude qui prenait, comme allant de soi, le monde de notre comportement habituel, de notre expérience journalière, y compris celui de notre recherche scientifique. Dès ses premiers écrits sur l’arithmétique et la logique, il luttait contre la tendance à prendre les nombres eux-mêmes et les opérations logiques comme allant de soi, tendance à laquelle il fallait résister en faisant appel à une subjectivité constituante. En ce qui concerne la pensée formelle, l’attitude naturelle était critiquée de deux points de vue complètement opposés, critique portant, d’un côté, sur l’explication empiriste (celle de Mill concernant les nombres, par exemple), de l’autre, sur l’explication formaliste, d’après laquelle il suffisait de prendre les nombres, les figures, les opérations logiques comme des entités toutes faites, parfaitement adaptées à notre pensée, n’attendant que d’être découvertes et mises en service par nous. La phénoménologie initiale de Husserl se frayait une voie entre ces deux extrêmes du psychologisme et du formalisme.

4À partir des textes intitulés Ideen, cette détermination à retrouver dans la subjectivité la source de notre construction des formes mathématiques et logiques était renforcée par la mise en œuvre d’une procédure dénommée « réduction », laquelle obligeait Husserl à faire appel à une subjectivité dite « transcendantale ». Etant donné sa tendance à multiplier ses réductions en fonction des thèmes traités, ce qui rend sa conception de la réduction de plus en plus équivoque, j’ai toujours voulu mettre un peu d’ordre dans la procédure husserlienne, en la décomposant en trois phases : réduction préliminaire phénoménale, réduction intermédiaire eidétique, réduction terminale transcendantale.

5Le risque encouru par la réduction phénoménale est que la chose perd son identité, sa stabilité, sa durabilité, lesquelles ne peuvent être restaurées que par un processus complémentaire d’identification d’invariants – j’entends ce qui reste le même à travers les différences. Ces invariants, c’est nous qui les imposons sur le flux phénoménal de l’expérience, à condition évidemment que le cours de notre expérience confirme les invariants que nous projetons sur lui. Husserl a donné le nom « eidos » à ces invariants, d’où l’expression de réduction eidétique. Mais, du fait de cette réduction eidétique, l’invariance ne peut plus être attribuée à une substance inhérente à la chose, elle remonte plutôt à une intentionnalité de la conscience qui s’impose au flux phénoménal. Mais, entre le flux phénoménal où nous sommes plongés et les invariants eidétiques projetés par notre intelligence s’ouvre le gouffre qui sépare la réceptivité sensible et la spontanéité intellectuelle, gouffre qui ne peut être refermé que par un changement radical du statut de la conscience. La conscience qui réfléchit sur la façon d’apparaître et d’être donné du monde de l’expérience n’est plus la conscience empirique, mais plutôt une conscience transcendantale, dont la tâche est d’établir le système des corrélations nécessaires a priori entre ce qui se donne à la sensibilité et ce qui est proposé par l’intelligence intentionnelle. Une tâche rendue possible par la réduction terminale, dite « transcendantale ».

6Dans le contexte d’Ideen I, Husserl a adopté le mot noesis pour le côté subjectif phénoménal et le mot noema pour le côté objectif eidétique, d’où l’expression de « corrélations noético-noématiques » pour caractériser l’examen des contenus d’une conscience immanente, dont l’objectivité naturelle doit être fondée dans un contenu intentionnel dit « idéel », mis en relation avec un flux d’expérience vécue dit « réel » – de l’allemand reel, et non pas real. Cela, parce que la réalité de la conscience naturelle se prête maintenant à une analyse qui part d’une corrélation entre des contenus purement subjectifs – lesquels sont ou bien réels, ou bien idéels. L’attitude naturelle devient donc cette façon de penser qui n’a pas encore effectué une réduction, porte royale ouvrant sur la phénoménologie transcendantale.

  • 1 Le texte originel se trouve dans la première édition du journal Logos, sortie en 1911, dans une pér (...)

7Trouver des citations dénonçant l’attitude naturelle dans les textes de Husserl, du début jusqu’à la fin de son œuvre, ne pose aucune difficulté. Si je me limite à un seul texte, c’est parce qu’en dépit de l’engagement en faveur de la science naturelle que manifeste son titre : Die Philosophie als strenge Wissenschaft, les passages exprimant son rejet de la naturalisation en sont néanmoins absolument clairs1 : « Sans même le reconnaître, le naturalisme se contredit. » Et encore : « La science naturelle toute entière reste naïve en ce qui concerne son point de départ. » Plus loin, Husserl dénonce même « l’absurdité d’une épistémologie basée sur la science naturelle », et nous met en garde contre « le charme d’un naturalisme inné, qui nous rend incapables de voir les essences. »

8D’où, mon incompréhension face à l’ambition de réaliser une naturalisation de la phénoménologie, qui suppose que le fondateur de cette phénoménologie ne savait pas ce qu’il faisait quand il dénonçait – ce qu’il n’a cessé de faire – la tentation naturaliste, trahissant une défaillance intellectuelle de sa part suffisamment grave pour nous autoriser à faire cela même qu’il a constamment condamné, et à le faire au nom de la tradition philosophique fondée par lui !

9B/ On arrive ainsi à ma deuxième partie consacrée à l’idéalisation, premier pas dans la direction d’une spiritualisation de la conscience. Cette idéalisation en est une dans le sens que, pour Husserl, après la réduction phénoménologique, ni du côté subjectif (avec ses contenus réels) ni du côté objectif (avec ses formes idéelles) on ne retrouve aucun élément de réalité. Dans un texte assez tardif sur l’origine de la géométrie, où Derrida est allé chercher les fondements de sa conception d’une « archi-écriture », Husserl a expliqué l’origine de l’acte d’idéalisation à partir d’une instance privilégiée, celle de la pensée formelle, plus précisément, la pensée géométrique. Il nous met dans la disposition d’esprit du premier géomètre en posant la question : comment, à partir d’une connaissance commune, toujours uniquement empirique, de diverses propriétés géométriques, ce premier géomètre a-t-il pu, pour la première fois (Erstmaligkeit), saisir et transmettre l’idéalité de sa conception, de telle façon qu’elle est devenue un acquis définitif ? Nul ne doute que c’est sa formation mathématique qui a mis Husserl sur la voie de cette idéalisation, même s’il y voyait une découverte généralisable à toutes les branches de l’expérience et de la pensée humaine.

10Mais comment Husserl en est-il venu là ?

  • 2 Dans Ideen I, § 65, Husserl parle d’une „Selbst-Ausschaltung des Phänomenologen.

11Pour moi, en tout cas, la réponse est simple : c’est du fait d’avoir placé la conscience du philosophe sur un plan spécifiquement transcendantal, impossible donc à identifier avec ce que Kant a appelé « conscience empirique » (à quoi je préfère l’expression « conscience objective »). Or, si j’assume à mon tour cette ambition d’idéalisation dans le contexte de ma propre phénoménologie génétique, c’est en la limitant expressément à la seule étape dite « Réflexive » : ce qui revient à dire que seul celui qui a effectué le passage à la conscience transcendantale par la voie de la réduction est capable d’une telle vision du monde. À l’encontre de Husserl, j’insiste sur le fait que cette prise de conscience est loin d’être originelle, en ce qu’elle présuppose le passage, d’abord, d’une forme de conscience authentiquement originelle à une autre forme, dite « naturelle » (pour Heidegger : « ontique », pour moi : « Objective ») ; puis, le passage de cette forme encore naturelle à une autre forme, celle-ci presque « surnaturelle ». Plus important encore, j’exige que la possibilité même d’une telle conscience quasi-surnaturelle soit fondée dans une certaine façon d’être de l’être humain, plus précisément dans une abstraction de son propre corps. Accéder à une telle conception idéalisante de la conscience dépend, en effet, d’un suspens préalable de l’être incarné du phénoménologue par lui-même.2

  • 3 C. MACANN, Being and Becoming.

12C/ Et nous voici maintenant plongés dans le labyrinthe d’une œuvre philosophique (Being and Becoming3) dont l’Introduction toute seule occupe une cinquantaine de pages et le texte quatre volumes. Tout ce que je peux vous offrir dans cette troisième partie, c’est une esquisse des structures ontologiques à la base de ma conception génétique de la phénoménologie, et cela dans l’espoir d’expliquer mon usage du mot « spiritualisation ».

  1. « Phénoménologie génétique » veut dire: présentation du développement de la conscience humaine en une série d’étapes, dont chacune est fondée dans un certain rapport existentiel entre la conscience et son corps. Etape originaire dans une coïncidence, étape objective dans une distinction, étape réflexive, dans une abstraction de la conscience vis-à-vis de son corps.

  2. À chaque étape, cette façon de se rapporter à son propre corps renvoie à un rapport ontologique équivalent, à mesure que s’ouvre progressivement la distance entre l’être humain et l’être dans lequel cet être humain se retrouve. Coïncidence, Distinction et Abstraction sont donc à entendre de l’être humain, non pas simplement vis-à-vis de lui-même, mais aussi vis-à-vis de l’être, tout court. C’est cette mise à distance (méfiance, pourrait-on même dire, suivant la critique de Nietzsche) de son corps qui ouvre la distance qu’il y a entre l’être humain et l’être. C’est avec l’intention de réintroduire dans la philosophie d’aujourd’hui des mots qui ont joué un rôle si important dans son passé, que j’appelle l’étape originaire : Doctrine of Soul, l’étape Objective : Doctrine of Mind, et l’étape Réflexive : Doctrine of Spirit, usant d’une terminologie propre à contrecarrer une certaine tendance de la philosophie analytique à se réduire presque exclusivement à une Philosophy of Mind.

  3. Cependant, cette genèse en trois étapes ne peut pas se suffire à elle-même, et ceci, précisément parce que l’étape ultime d’abstraction suppose que le but de la vie humaine soit d’arriver à un être hors du monde. Comme Heidegger nous l’a rappelé dans Etre et le temps, l’être de l’être humain doit être fondé dans son être dans le monde (In-der-Welt-Sein), ce qui implique une critique rigoureuse de la façon husserlienne de pratiquer la phénoménologie, surtout si l’on veut (comme moi) situer la philosophie transcendantale exclusivement sur le plan réflexif. Mais cette critique heideggérienne de Husserl me rend possible aussi une critique husserlienne de Heidegger. Car, d’après mon interprétation de l’histoire de la philosophie, la phénoménologie ontologique de Heidegger se présente comme un simple renversement, ou transposition, de la tendance husserlienne : pas de philosophie concrète orientée vers les profondeurs sans une philosophie préalable orientée vers les hauteurs – pas d’Aristote sans Platon, pas de Hegel sans Kant, pas de Marx sans Hegel, donc pas de Heidegger sans Husserl. Vouloir éliminer la prise de position transcendantale de la philosophie proprement phénoménologique revient donc, indirectement, à une élimination de la possibilité même de cette phénoménologie ontologique que voulait Heidegger.

  4. Ce qui m’amène à conclure que cette genèse en trois étapes doit être complétée avec une quatrième étape, qui reprenne la première étape en une « réflexion sur l’irréfléchi », pour reprendre l’expression géniale de Merleau-Ponty. Une quatrième étape qui transforme une genèse initialement linéaire en genèse cyclique, suivant le modèle de Hegel dans l’Introduction de sa Phänomenologie des Geistes.

  5. Je n’emprunte pas simplement à Hegel l’idée d’une genèse cyclique, je lui reste fidèle aussi en pratiquant une subdivision de chaque étape (An-sich, Für-sich, An-und-Für-sich) selon le même principe : à chaque étape ses sous-étapes originaire, objective et réflexive.

    • 4 L’importance de la sous-étape existentielle vient de ce qu’elle rend impossible toute tentative hég (...)

    Mais, laissons de côté les trois sous-étapes de l’étape originaire et objective, pour nous concentrer sur les trois sous-étapes de la dernière étape, dite « Réflexive » (Doctrine of Spirit). Parce que c’est ici que j’entreprends une double correction de la pensée de Husserl, en vue de lui imprimer une réorientation en deux temps, d’abord existentielle, puis, par après… « spirituelle ». Mon admiration pour sa phénoménologie transcendantale m’incite à lui céder le champ entier de l’épistémologie réflexive. Mais avant la sous-étape épistémologique de l’étape réflexive, je ménage une sous-étape existentielle, préalable à une sous-étape spirituelle, ce qui implique un infléchissement significatif de la tendance de Husserl à tout miser sur l’épistémologie. En cela, je ne suis pas le premier à noter que la mise en question épistémologique du monde dans la réduction phénoménologique resterait totalement immotivée sans une mise en question préalable du soi, laquelle ouvre le chemin à une certaine appropriation de la pensée existentielle de Kierkegaard.4 Que la mise en question du monde avec la réduction épistémologique s’étende à une mise en question de l’être, voilà qui laisse ouverte la possibilité d’une appropriation, pour la phénoménologie génétique, de la pensée mystique.

  6. Mieux encore, cette transposition de la mise en question de soi, du monde et de l’être sur le plan réflexif ne fait que reprendre, en sens inverse, un mouvement de « Délimitation ontologique de la transcendance » interne à l’étape originaire (celle de ma Doctrine of Soul), mouvement de limitation progressive de la participation, ou de l’inhérence de l’être humain à l’être. À l’Anthropologie de Hegel, j’emprunte à cet effet la trilogie d’un Natural, World et Actual Soul (Natürliche/ Fühlende und Wirkliche Seele). L’être, dans l’être du Natural Soul subit, de la sorte, une limitation qui conditionne l’émergence de l’être-dans-le-monde du World Soul, processus qui culmine avec l’être-en-soi de l’Actual Soul, ouvrant la voie aux distinctions cartésiennes : âme-corps, sujet-objet, ego-alter-ego. Plutôt que de sauter, comme Heidegger, d’un niveau dit « ontologique » à un autre, dit « ontique », la méthode génétique rend ainsi plus compréhensible la logique de la transition de ce qui est proprement originaire à ce qui est dérivé.

  7. Laissez-moi terminer par un jeu de mots, qui jettera peut-être plus de lumière sur ce réaménagement de la phénoménologie qu’une analyse, fatalement longue et laborieuse. J’accorde au soi originaire le titre : It (Es en allemand, pronom choisi par Freud pour désigner l’inconscient). J’accorde au soi objectif le titre : I, d’après la consigne cartésienne. Et je garde le pronom On (One en anglais) pour le soi réflexif. D’un côté, la transformation du Je en un On rend justice à l’universalité de la conscience transcendantale, avec ses implications pour l’éthique, par exemple. De l’autre, cette transformation me permet une description de l’union mystique comme : “the union of the One with the ONE” – pourvu, bien sûr, qu’on me concède le mot de Plotin pour Dieu. D’où, la possibilité, de surcroît, de faire du solipsisme transcendantal, problème qui a tant préoccupé Husserl, une solution plutôt qu’un problème. Combien de fois l’union mystique n’a-t-elle pas été décrite comme « le vol du solitaire vers le solitaire » : “Flight of the alone to the Alone” – une expression où l’on appréciera le sous-entendu All One, contenu dans alone (le All Ein caché dans l’allemand allein). Ce Flight of the All One to the ALL ONE dépendrait donc d’un isolement préalable du soi, pour lequel la philosophie transcendantale nous aura préparés, avec son problème du solipsisme transcendantal devenu solution. Problème devenu solution qu’on retrouve dans la conception heideggérienne de l’authenticité (Eigentlichkeit) ; car, s’il est vrai que ce sont les autres qui m’éloignent de moi-même, me réduisant à n’être que ce que Heidegger a appelé : „das Man”, est-ce que je ne serai pas obligé de m’éloigner des autres pour me récupérer tel que je suis authentiquement ? Encore une fois, c’est la mise à distance des autres et du monde qui me rendra possible d’accéder à la pleine potentialité incluse dès l’origine en mon moi, ce moi devenu authentiquement réflexif (Bergson lui donnait le titre de « moi profond »).

Conclusion en deux parties

Critique programmatique de la pensée husserlienne

13Une telle reconstruction génétique de la philosophie phénoménologique me permet d’effectuer une critique de certaines limitations de la pensée husserlienne, critique que je serai obligé de présenter, encore une fois , d’une façon purement programmatique, et en forme de conclusion.

141/ Tout d’abord, je reproche à Husserl de ne pas avoir conçu son ego transcendantal comme une acquisition, voire même un accomplissement, plutôt qu’une présupposition. Sans doute, à la fin de sa vie Husserl s’est-il donné la peine d’inventer une méthode dite « génétique » ; mais, cette ultime phénoménologie génétique restait une archéologie, qui se contentait de dévoiler une étape pré-objective en réponse à l’objection ontologique de Heidegger. Mais celui qui essaie de revenir en arrière vers les origines de l’expérience et de la pensée peut tout aussi bien vouloir inverser la direction de ses analyses dans une nouvelle direction proprement téléologique, ce qui lui épargnerait beaucoup de difficultés.

152/ Par exemple, sa théorie du langage est sans espoir. Husserl veut nous faire croire qu’il y a un petit ego transcendantal logé dans le cerveau de chaque enfant, et qui lui rend possible de saisir les essences en tant que telles, sans quoi rien n’aurait pu acquérir une signification universelle capable d’être exprimée dans un langage, expression qui prend la forme de l’objectification d’une signification à l’origine purement subjective. Au lieu de cette procédure d’objectification, je propose son contraire, un processus de subjectification, ou d’intériorisation. Loin que ce soit l’ego transcendantal qui rende possible la genèse d’un langage, c’est plutôt l’acquisition d’un langage dans la situation originelle d’un être-avec-les-autres (Mit-sein) de l’enfant qui rend possible le développement, tout d’abord, d’un ego empirique, et par après, d’un ego transcendantal.

  • 5 En attestent les trois volumes des textes de Husserl Zur Phänomenologie der Intersubjectivät.

163/ Tout aussi désespérante que sa théorie du langage est son incapacité de relever le défi du solipsisme transcendantal. La solution de la cinquième méditation cartésienne n’en est pas une, ce que Husserl a reconnu lui-même plus tard5. Mais, si j’emprunte le chemin de Heidegger en adoptant l’être-avec comme position de base, je le poursuis plus loin que lui dans une appropriation de l’empathie et de la sympathie, comme structures essentielles sans lesquelles notre compréhension de l’action ni du langage d’autrui ne seraient possible. Inconcevable comme position originaire, le solipsisme devient pour la pensée réflexive un auxiliaire à un double titre, existentiel aussi bien que spirituel – comme on vient de voir.

174/ Seule une phénoménologie proprement génétique rend possible de situer la science naturelle et sa technologie, donc d’en apprécier les limites : ses limites sont celles d’une Doctrine of Mind, qui s’insère entre la Doctrine of Soul et la Doctrine of Spirit. L’insertion de la science naturelle dans cette grille d’interprétation permet à la philosophie phénoménologique d’en faire la critique transcendantale d’en haut, et, en même temps, de comprendre l’abus presque inévitable d’une technologie profondément ancrée dans la conception de la science elle-même et, ce faisant, de corriger l’extrême naïveté de Husserl vis-à-vis cette même science naturelle. De son point de vue transcendantal, en effet, Husserl envisageait la science comme projet de recherche désintéressée de la vérité pure, recherche qui ne voit dans la technologie qu’une dérive inessentielle. Suivant l’analyse de Heidegger sur la précédence essentielle de la Zuhandenheit par rapport à la Vorhandenheit, on conçoit que la pratique devance toujours la théorie, et l’on comprend que les découvertes théoriques puissent être immédiatement mises au service de la pratique, aux fins en particulier de domination, manipulation et contrôle de l’univers matériel. Dans la foulée, l’orientation de la technologie à des fins abusives, par exemple la guerre, devient du coup éminemment compréhensible.

185/ Ajoutons à cette dernière naïveté une autre naïveté vis-à-vis de la dimension historique de la pensée, qu’une phénoménologie génétique (dans notre sens téléologique) ne peut que prendre très au sérieux. Une dimension historique, toutefois, que Husserl a entièrement négligée au début, mais dont il a commencé à comprendre l’importance plus tard, ce qui l’a amené à se concentrer sur la question à la fin de sa vie. Les derniers mots d’un article écrit en 1935, et qui a ouvert la voie à son dernier livre, ne représentent pas simplement un cri d’horreur, la métaphore du Phoenix qu’il emprunte pour exprimer cette horreur mérite un peu d’attention. Je cite les derniers mots de Die Krisis des europäischen Menschentums und die Philosophie :

  • 6 E. HUSSERL, Die Krisis des europäischen Menschentums und die Philosophie, p. 348.

„Dann wird… aus der Asche der großen Müdigkeit, der Phoenix einer neuen Lebensinnerlichkeit und Vergeistigung auferstehen, als Unterpfand einer großen und fernen Menschenzukunft: Denn der Geist allein ist unsterblich“.6

19D’un côté, la destruction, le feu qui consume le monde (une prémonition de la deuxième guerre mondiale !), de l’autre, l’émergence d’une nouvelle conscience à partir d’une nouvelle intériorité et une nouvelle spiritualisation de l’être humain. Car, c’est bien d’une nouvelle spiritualisation (Vergeistigung) qu’il est question, l’esprit seul pouvant être qualifié d’éternel !

Husserl et Scheler

20Hélas ! Vous allez bientôt pouvoir comprendre les enjeux néfastes de toute prolongation d’un discours, à savoir, la prolongation d’une prolongation suivie d’un tir au but pour en finir, tellement les résultats de ces prolongations sont inévitablement indécis. Mais, tout récemment je tombe sur la dernière œuvre de Scheler, qui devrait préparer le terrain pour son chef d’œuvre, une Philosophie Anthropologique, qu’il n’a pas eu le temps de terminer. Ce petit essai, rédigé par un des plus grands disciples de Husserl : Stellung des Menschen im Kosmos, me servira à défendre et ma critique de la philosophie transcendantale de Husserl et ma propre prise de position sur l’être de l’esprit humain.

21En ce qui concerne son appropriation de la phénoménologie de Husserl, Scheler préfère le mot « dé-réalisation » à « réduction » et « idéation » à « idéalisation ». Mais le point de vue de Scheler reste essentiellement le même que le mien. C’est par la voie de la dé-réalisation que l’on mettra fin à l’attitude naturelle, une dé-réalisation qui mène tout naturellement à la possibilité d’une idéation, à savoir, la possibilité de voir l’essence dans l’instance. Je n’en dirai pas plus parce que ce qui m’intéresse ici, à savoir sa conception de l’esprit : Geist ou Spirit.

22Qu’est ce donc que cet Esprit ?, demande-t-il, ce principe nouveau et décisif dont il nous avertit d’avance qu’aucun terme philosophique n’a été autant abusé dans le passé. Comme s’il voulait confirmer ma conception génétique de l’être humain, il se lance tout de suite dans l’élaboration d’une genèse qui l’oblige à distinguer l’Umwelt fermée des animaux de notre capacité de construire une Welt ouverte. C’est l’ouverture du monde (Welt-offenheit) qui nous rend possible de développer une pensée objective. Mais l’être humain est capable d’une objectification non seulement du monde, mais aussi de ses propres processus psychiques, sans pour autant qu’il soit jamais possible d’objectifier le sujet qui opère cette objectification. Et nous voici d’emblée sur le plan de l’Esprit.

23Ce centre d’où l’être humain tire sa capacité d’objectifier son Corps, sa Psyché (Mind) et le temps et l’espace de son Monde ne peut pas figurer lui-même dans le monde. Il rend hommage à Kant pour avoir été le premier à vouloir élever le Spirit au-dessus du Mind. Mais, le plus extraordinaire est ce qui va suivre. Car ce centre élevé au-dessus du Mind est à situer lui-même dans le « fondement suprême de l’être » : qu’est-ce que cela pourrait bien signifier, sinon quelque chose qui ressemble à mon union de l’On avec l’UN ? Toute réticence devant cette conclusion est rendue plus difficile par la thèse que Scheler en tire, à savoir que si nous avons besoin de Dieu, Dieu a besoin de nous pour la réalisation de sa propre nature divine – soit la thèse bien connue d’un Dieu incomplet : unvollendeter Gott.

  • 7 Sri Aurobindo, le plus grand philosophe indien du xxe siècle, a reçu son éducation en Angleterre, a (...)

24J’avoue que faire dépendre la réalisation de la nature de Dieu de la coopération de créatures aussi primitives que nous m’apparait carrément ridicule. Cela ne m’empêche pas de rapprocher la position de Scheler de la pensée d’un Sri Aurobindo7, pour qui la tâche la plus essentielle qui nous soit confiée aujourd’hui, est de nous approprier l’énergie spirituelle de l’union en vue d’une transformation de notre propre nature humaine. Ce qui suggère que la spiritualisation de notre nature, sur le plan réflexif, implique une naturalisation de notre esprit par son dépassement vers un plan supérieur. Une naturalisation qui, celle-ci, n’a plus grand chose à voir avec le projet intellectuel de naturalisation de la phénoménologie, qui reste au plan objectif.

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Bibliographie

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AUROBINDO SRI, The Synthesis of Yoga, Pondicherry : Sri Aurobindo Trust, 1996 [1914-1921].

DERRIDA J., « Introduction » à E. HUSSERL, L’origine de la géométrie, Paris : PUF, 1962, p. 3-171.

HEGEL G.W.F., Phänomenologie des Geistes, Hamburg : Felix Meiner Verlag, 1988 [1807].

HEGEL G.W.F., « A. Anthropologie. L’âme » in Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J. Gibelin, Paris : J. Vrin, 1952 [1817], p. 220-237.

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HUSSERL E., Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Erstes Buch, Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, Husserliana III, Den Haag : Martinus Nijhoff, 1950.

HUSSERL E., „Die Krisis des Europäischen Menschentums und die Philosophie“, in : Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, Husserliana VI, Den Haag : Martinus Nijhoff, 1976, p. 314-348.

HUSSERL E., Philosophie der Arithmetik (1890-1901), Husserliana XII, Den Haag : Martinus Nijhoff, 1970.

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HUSSERL E., Logische Untersuchungen, Tübingen : Max Niemeyer Verlag, 1968 [1913].

HUSSERL E., „Die Philosophie als strenge Wissenschaft“, in : Aufsätze und Vorträge (1911-1921), Husserliana XXV, Den Haag : Martinus Nijhoff, 1986.

MACANN C., Being and Becoming, Online Originals, 2012.

SCHELER M., Die Stellung des Menschen im Kosmos, Bonn : Bouvier, 2007 [1928].

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Notes

1 Le texte originel se trouve dans la première édition du journal Logos, sortie en 1911, dans une période de transition entre Logische Untersuchungen (1900) et Ideen I (1913). Toutes les citations sont à retrouver dans la deuxième section de ce texte, intitulé : Naturalistische Philosophie, section consacrée à la critique du naturalisme.

2 Dans Ideen I, § 65, Husserl parle d’une „Selbst-Ausschaltung des Phänomenologen.

3 C. MACANN, Being and Becoming.

4 L’importance de la sous-étape existentielle vient de ce qu’elle rend impossible toute tentative hégélienne de développer une Phénoménologie de l’Esprit sur la base d’une conception de la conscience en général, ce qui a incité Kierkegaard à insister sur le caractère entièrement individuel de l’être humain, et qui m’oblige à répondre à la question de savoir comment l’ego transcendantal peut bien exister dans l’abstraction de lui-même et de l’être.

5 En attestent les trois volumes des textes de Husserl Zur Phänomenologie der Intersubjectivät.

6 E. HUSSERL, Die Krisis des europäischen Menschentums und die Philosophie, p. 348.

7 Sri Aurobindo, le plus grand philosophe indien du xxe siècle, a reçu son éducation en Angleterre, a composé sa philosophie en deux œuvres, une philosophie théologique intitulée : The Life Divine, et une philosophie psychologique, intitulée : The Synthesis of Yoga. Ces œuvres ne sont que deux approches possibles d’une unique réalité, puisque le point de départ d’Aurobindo repose sur le principe fondamental de la philosophie védantique, à savoir qu’Atman (Soul) et Brahman (Dieu) ne constituent que deux aspects d’une seule réalité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christopher Macann, « Spiritualisation de la phénoménologie »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 38 | 2015, 269-281.

Référence électronique

Christopher Macann, « Spiritualisation de la phénoménologie »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 38 | 2015, mis en ligne le 03 décembre 2018, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/462 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.462

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Auteur

Christopher Macann

Enseigne la philosophie à l’Université Bordeaux III – Montaigne.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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