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AccueilNuméros49L’injustice et les animaux

L’injustice et les animaux

Injustice and Animals
Cora Diamond
p. 23-60

Résumés

Wittgenstein suggérait que les raisons en éthique sont comme les raisons en philosophie ou en esthétique. Elles « attirent votre attention sur une chose » ; « elles juxtaposent les choses » ; parfois, elles les dissocient. De telles raisons peuvent changer l’Anschauungsweise de quelqu’un, sa façon de voir les choses. Cet essai a pour objet la façon dont le concept d’injustice affecte le traitement que nous réservons aux animaux. Il a pour objet une manière de dissocier les choses et une manière de les juxtaposer : la dissociation de la justice et des droits, et la juxtaposition de nous-mêmes et des animaux en tant qu’êtres envers lesquels on peut se conduire de façon juste ou injuste.

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Notes de la rédaction

Traduction française effectuée par Jean-Yves Mondon et Alexis Anne-Braun, revue par Emmanuel Salanskis. Nous remercions chaleureusement Cora Diamond pour sa disponibilité autour de cette traduction, ainsi que Sandra Laugier et Jean-Yves Mondon pour leur collaboration.

Notes de l’auteur

Article initialement paru en anglais sous le titre « Injustice and the Animals », in : C. Elliott (ed.), Slow Cures and Bad Philosophers: Essays on Wittgenstein, Medicine, and Bioethics, Durham : Duke University Press, 2001, p. 118-148. [Copyright, 2001, Duke University Press. All rights reserved. Republished by permission of the copyright holder. <www.dukeupress.edu>. All reuse of this material must be licensed from the originating publisher. This material is exempt from any creative license.]

Texte intégral

  • 1 G. E. Moore, « Wittgenstein’s Lectures in 1930-1933 », in : Philosophical Papers, p. 314-315, et (...)

1Wittgenstein suggérait que les raisons en éthique sont comme les raisons en philosophie ou en esthétique. Elles « attirent votre attention sur une chose » ; « elles juxtaposent les choses » ; parfois, elles les dissocient. De telles raisons peuvent changer l’Anschauungsweise de quelqu’un, sa façon de voir les choses1. Cet essai a pour objet la façon dont le concept d’injustice affecte le traitement que nous réservons aux animaux. Il a pour objet une manière de dissocier les choses et une manière de les juxtaposer : la dissociation de la justice et des droits, et la juxtaposition de nous-mêmes et des animaux en tant qu’êtres envers lesquels on peut se conduire de façon juste ou injuste.

I.

2Si nous demandons quelle est la portée du concept d’injustice sur notre façon de traiter les animaux, nous invitons à un genre d’approche qui est familier. On identifie d’habitude la justice au respect des droits, et l’injustice à la violation des droits. À la suite de quoi certains soutiennent qu’on devrait reconnaître des droits aux animaux, là où leurs adversaires proclament que les animaux ne peuvent pas avoir de droits. Et en effet, l’insistance sur ce que les droits ont de crucial est ce qui a donné son nom au mouvement pour les droits des animaux. Au moyen de la notion de droits, le mouvement distingue sa propre position de celle des partisans du « bien-être animal » (animal welfarism), qui est, en gros, le point de vue selon lequel nous n’avons pas besoin de changer fondamentalement nos pratiques à l’égard des animaux, mais qu’elles devraient se poursuivre sans causer de souffrances inutiles aux animaux.

3Pourquoi, dès lors, relie-t-on d’ordinaire si étroitement la justice et l’injustice aux droits ? À l’arrière-plan, il y a deux idées importantes qui encouragent l’assimilation de la justice au respect des droits.

4D’abord, il y a l’idée qu’un droit est quelque chose qu’on peut revendiquer, exiger. On n’a pas à demander cela. Et cette idée s’oppose ainsi à celle d’un traitement charitable, ou d’un traitement généreux, ou d’un traitement empreint de pitié, que l’on ne peut exiger comme un droit mais qu’on peut seulement demander. On considère fréquemment qu’il y a là une alternative entre deux réactions possibles lorsque quelqu’un est maltraité : exiger des droits ou en appeler à la simple bonté ou à la simple charité.

5Le contraste entre ce que nous pouvons exiger comme un droit et ce que nous pouvons simplement demander est aussi fréquemment rattaché (dans les cas où la justice et l’injustice concernent des êtres humains) à certaines conceptions de la dignité. La dignité est compatible avec le fait de revendiquer ses droits, mais apparemment pas avec le fait de demander la charité ou la pitié. Après tout, la personne dont nous exigeons qu’elle respecte nos droits est dans l’obligation d’accorder ce que nous exigeons, mais il n’y a pas d’obligation là où on en appelle simplement à la charité, ou à la générosité, ou à la pitié. On associe parfois ce point à l’idée qu’un traitement empreint de bonté ou de pitié dépend de la présence de sentiments de compassion, tandis que le respect des droits nous incombe, quoi que nous puissions ressentir.

6La seconde idée importante qu’on trouve à l’arrière-plan des considérations sur la justice et l’injustice, quand elles sont étroitement rattachées aux droits, est que les droits font peser de sérieuses contraintes sur l’action. Ils protègent des intérêts fondamentaux qui, autrement, pourraient être foulés aux pieds toutes les fois où une augmentation du bien-être général serait en balance.

7C’est donc cette combinaison d’idées qui a fait que les droits ont semblé si importants dans la pensée contemporaine sur les animaux. Si les animaux n’ont pas et ne peuvent pas avoir de droits, les appels à mieux les traiter sont (semble-t-il) de purs appels à la compassion ; et chaque fois qu’une amélioration, même légère, du bien-être des hommes, peut être obtenue en faisant du tort aux animaux, aucune contrainte ne peut s’opposer à de telles conduites (semble-t-il) si les animaux n’ont pas de droits.

II.

  • 1 Je me concentrerai sur l’essai « La Personne et le Sacré ». Simone Weil traite des droits et de l (...)

8Dans cette section et dans les deux suivantes, je discute une conception de la justice et de l’injustice, celle de Simone Weil, qui est profondément opposée à la manière contemporaine de relier la justice aux droits1. Je reviendrai ensuite à la discussion sur les animaux et l’injustice.

  • 2 Cf. en particulier Wittgenstein, Fiches, § 378-388.

9La différence entre la justice telle que Simone Weil la comprend et la justice telle que nous la comprenons d’habitude en termes de droits est – pour la formuler dans le vocabulaire de Wittgenstein – une différence de grammaire. En discutant du contraste entre sa conception et la conception habituelle, j’ai en tête une idée centrale de Wittgenstein : l’idée que les différences dans la grammaire reflètent des différences dans ce à quoi nous accordons de l’importance2. Les écrits de Simone Weil sur la justice et le pouvoir articulent une manière de réagir au traitement impitoyable qu’on inflige aux êtres humains vulnérables. Elle nous invite à partager (ou à reconnaître que nous partageons en effet) sa sensibilité à l’importance du mal que subissent les êtres vulnérables, et elle essaie de montrer que la grammaire de la justice, lorsqu’elle est reliée aux droits, occulte la différence entre ce mal et d’autres sortes de traitements auxquels on peut soumettre des êtres humains. Une grammaire occultant ou négligeant cette différence conviendrait à des gens pour qui rien ne serait suspendu à cette différence, et Weil suggère que les Romains étaient ce genre de personnes. Sa description d’une grammaire opposée de la justice, non reliée aux droits, nous montre une manière différente de donner un sens au concept de justice. Si je consacre tout ce temps à Simone Weil, c’est parce que je pense que ce qui sous-tend le mouvement pour les droits des animaux est une sensibilité à la vulnérabilité animale devant l’exercice impitoyable du pouvoir humain, et que l’expression de cette sensibilité réclame une grammaire apparentée à la grammaire de la justice que Simone Weil décrit.

  • 3 S. Weil, OC, V, 1, p. 222. Sur les sources anciennes du concept des droits de l’homme, voir R. So (...)
  • 4 Dans l’importance que revêt pour Weil l’opposition entre les deux cris, « Pourquoi ai-je moins qu (...)
  • 5 Cf. P. Winch, op. cit., chap. 14, en particulier, p. 181.

10Simone Weil considère que l’idée de justice n’est pas seulement distincte de celle des droits, mais qu’elle provient d’un univers conceptuel différent. Elle soutient que, quand des enjeux authentiques de justice et d’injustice sont formulés en termes de droits, ils s’en trouvent déformés et banalisés. Notre compréhension de ce qui fait de l’injustice un mal est entravée lorsque nous en parlons comme d’une violation de droits. Le langage des droits nous vient des Romains : dans leur sens originel, remarque-t-elle, les droits étaient des droits de propriété – et de façon centrale, le droit de posséder des esclaves3. Le langage des droits s’est constitué dans cet univers conceptuel et il en porte toujours la marque. Il est particulièrement adéquat pour me plaindre de n’avoir pas obtenu mon dû dans le cadre d’une vente, par exemple, mais non pour exprimer une souffrance indignée lorsqu’un mal réel est infligé à quelqu’un. Le cri de souffrance de quelqu’un à qui on fait du mal est entièrement différent de l’indignation de quelqu’un qui obtient moins que ce qu’il juge être sa part légitime de quelque chose4. Weil ne nie pas qu’il existe des contextes dans lesquels ne pas donner à quelqu’un la part qui lui revient puisse être un cas d’injustice réelle. Mais ce qui en ferait un cas d’injustice au sens où elle l’entend ne peut pas être expliqué en disant qu’il s’agit d’un partage inique5. La capacité de réagir à l’injustice comme injustice dépend, non de la capacité de discerner l’équitable, mais de la capacité de voir réellement, de comprendre réellement ce que c’est, pour un être humain, que d’être meurtri. Ce n’est pas facile pour nous ; cela requiert la reconnaissance de notre propre vulnérabilité, alors que nous n’avons à nous soumettre à aucune exigence comparable pour penser la privation des droits.

11Weil prétend donc que la tentative pour exprimer l’injustice réelle dans le langage des droits échoue en raison du lien sous-jacent entre les droits et un système d’attributions qui n’ont pas de rapport avec le mal que subit une personne, mais avec la part qui lui revient relativement aux autres participants du système. Elle critique, par exemple, l’usage du langage des droits pour formuler des revendications ouvrières. La dignité du travail physique comptait au nombre de ses préoccupations, en lien avec le fait que, dans les conditions modernes – avec l’accélération de la cadence imposée dans les usines par la maximisation du profit – le travail physique est dégradé. Et elle voit là une sérieuse injustice. Mais, lorsque les syndicats parlent au nom des ouvriers, ce qu’ils revendiquent pour les ouvriers, ce n’est pas qu’on mette un terme à de telles conditions, mais des salaires plus élevés, le droit à une plus grande part. Formuler les revendications dans ce langage rend impossible de voir ce qui devrait être leur objet de préoccupation : la manière dont le travail, dans les conditions modernes, abîme ceux qui doivent le faire. Elle dit :

  • 6 OC, V, 1, p. 221.

« Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un, prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : “Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix ; l’objet vaut au moins le double” »6.

  • 7 Idem, p. 224
  • 8 Bien qu’il y ait de nombreuses façons de diviser les droits en catégories, par exemple, en droits (...)

Le langage des droits convient au contexte du marchandage et de la revendication économique ; à l’intérieur d’un tel contexte, je peux prétendre que j’ai droit à plus que ce que vous me donnez. Mais Weil veut opposer des cas de revendications économiques (et, plus généralement, des réclamations d’attributions équitables) avec (par exemple) le cri de désespoir que pourrait pousser une jeune fille forcée à entrer dans une maison close. Ce cri de désespoir déchirant contre ce qu’on lui fait, la réaction au mal qu’on lui inflige et à la menace de maux ultérieurs, vient des profondeurs de son âme. Si on utilise le mot « droits » pour décrire sa situation, dit Weil, on assimile faussement son cas à celui d’un fermier qui, forcé de vendre ses œufs à un prix modéré, répond : « j’ai le droit de garder mes œufs si on ne m’en offre pas un assez bon prix »7. Le langage des droits est le langage d’un niveau « moyen » ou médiocre des valeurs ; un tel langage ne peut pas exprimer la véritable injustice ou les besoins de ceux qui en sont victimes. La distinction entre deux « niveaux » de valeurs, et la mise en relation des droits avec le niveau le plus bas, avec le niveau « médiocre », et de la justice avec le niveau le plus élevé, sont au cœur du traitement weilien de la justice8. La distinction entre les appels à la justice et les appels aux droits est, pour elle, également liée à une différence dans la réaction que ces deux sortes d’appels suscitent, voir la note 31 ci-dessous.

  • 9 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre V, 84-113.
  • 10 Pour la façon dont Simone Weil traite du dialogue avec les Méliens, voir « Formes de l’amour impl (...)

12Weil fait valoir un autre point important : dans un contexte où nous affirmons réellement nos droits, il doit y avoir à l’arrière-plan une force pour les soutenir, force sur laquelle nous devons pouvoir compter et en l’absence de laquelle on rira d’une telle réclamation. Ainsi, il peut être parfaitement vrai que j’ai un droit sur le manteau que vous m’ôtez des épaules. Mais si je revendique mes droits dans une situation où vous avez tout le pouvoir, vous pouvez rire de ma revendication. Et, en vérité, si quelqu’un menace de prendre votre vie, que devient l’idée que, si vous avez un droit sur quelque chose, vous pouvez le revendiquer et n’êtes pas réduits à implorer qu’on vous l’accorde ? Comme les Athéniens le rappellent aux Méliens dans le dialogue mélien, ils ne sont pas en position d’exiger leurs droits. Les Méliens demandent en effet aux Athéniens de conclure un traité acceptant la neutralité de Mélos, et ils laissent entendre que, si les Athéniens tentent de les soumettre par la force, cela aura finalement des conséquences néfastes du point de vue des propres visées athéniennes9. Ici, la stratégie des Méliens est loin d’être inhabituelle. Quand l’injustice menace, on peut essayer de montrer à la personne qui est sur le point de la commettre que cela lui causera finalement un dommage d’une manière ou d’une autre. Et, comme dans le cas des Méliens, il se peut bien que nous bluffions10.

13On devrait aussi noter que, lorsque nous sommes préoccupés par des injustices commises contre des tiers (par exemple, si nous devions écrire au ministre de la justice d’un pays qui emprisonne injustement quelqu’un), nous ne disons pas : « j’exige que ses droits lui soient accordés ». Ou bien nous pouvons le dire, mais nous devrions savoir qu’une telle revendication suscitera rire ou indifférence à moins que nous ne pointions quelques gros canons sur la capitale, ou ne soyons prêts à mettre un terme à son statut de nation privilégiée dans les relations commerciales, ou quelque chose du même genre. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun langage que nous puissions utiliser, ou que la seule possibilité pour nous soit de demander un acte de bonté. Ce n’est pas la bonté qui est en jeu, mais la justice ; mais cela ne veut pas dire (selon l’argument de Simone Weil) que, dans des cas de ce genre, c’est du langage des droits que nous avons besoin.

14Il y a des enseignements (insights) importants dans les considérations de Simone Weil. Trois d’entre eux m’intéressent ici, à savoir ceux qui portent sur :

(1) l’existence et l’importance d’une distinction entre le niveau moral du souci des droits et le niveau moral illustré par les cas d’injustice authentique cités par Weil ;
(2) la fausseté de l’idée selon laquelle nous ne pourrions nous opposer à l’injustice que dans le langage des droits, sous prétexte que les droits peuvent être exigés (ainsi, l’enseignement de Weil montre la fausseté de l’idée selon laquelle l’alternative au fait d’exiger ses droits est le fait d’en appeler à la pure charité, à la pitié ou à la bonté, en laissant ainsi la justice glisser hors du champ) ;
(3) le fait que lier étroitement la justice et l’injustice aux droits favorise les contresens sur la relation complexe qui existe entre justice et compassion, et entre le fait d’agir injustement et le fait d’être sans pitié.

  • 11 Voir les sources mentionnées dans la note 1 ci-dessus.

Que signifie le fait d’appeler tout cela des enseignements, si j’affirme que la différence entre la justice conçue par Weil et la justice pensée en termes de droits est une différence de grammaire ? Une discussion exhaustive nous entraînerait trop loin ; je veux seulement faire remarquer ici que ce qui, d’un certain point de vue, apparaît comme un enseignement moral, apparaît d’un autre point de vue comme une espèce de description ou de redescription grammaticale11.

III.

15Cette section porte sur quelques objections aux vues de Simone Weil.

  • 1 OC, V, 1, p. 221 ; voir aussi p. 213.
  • 2 Cf. C. Woodham-Smith, The Great Hunger: Ireland 1845-1849, p. 167, p. 132.
  • 3 OC, V, 1, p. 221-222.
  • 4 Il est intéressant de noter le contraste et la ressemblance entre la critique du langage des droi (...)

16Il peut sembler déraisonnable de suggérer, comme elle le fait, que le langage des droits est resté lié à l’univers conceptuel d’où il a émergé, dans lequel le droit de propriété incluait le droit de posséder des gens. Avant d’en venir à ce point, on devrait, toutefois, prendre acte de sa discussion de l’usage que les « hommes de 1789 » faisaient du langage des droits1. Bien que le monde de 1789 ne soit plus l’ancien monde, c’est encore un monde dans lequel l’esclavage est largement répandu, et dans lequel on ne peut mettre fin à l’esclavage sans violer le droit de propriété ou sans indemniser les propriétaires d’esclaves. Les droits des possesseurs d’êtres humains, leur droit de propriété, donnent forme au genre de problème que l’esclavage est à l’intérieur de ce monde. Ou encore, pensez aux années 1840 et imaginez que quelqu’un alors ait cru que ceux qui, en Irlande, étaient sur le point de mourir de faim et de maladie avaient un certain droit à la vie, et qu’en conséquence, la nourriture détenue par les divers comités de bienfaisance devait leur être rendue accessible, i.e., que les comités avaient, de manière dérivée, le droit de distribuer de la nourriture aux affamés. Une telle action fut pourtant rejetée par les autorités, parce que rendre la nourriture accessible aux affamés, gratuitement ou à un prix qui aurait été à leur portée, aurait eu pour effet de faire chuter le niveau général des prix et par suite de réduire les profits ; et d’entrer ainsi en conflit avec les droits de propriété. (La Commission de Bienfaisance de Dublin, par exemple, recevait, en décembre 1846, plus de vingt-cinq lettres par jour de comités de bienfaisance demandant l’autorisation de vendre la nourriture bon marché. Ces requêtes furent invariablement rejetées, alors qu’en fait les prix s’envolaient et que les spéculateurs gagnaient des fortunes). Le point de vue officiel était que « la famine… offrait aux marchands une opportunité de faire des profits, ce dont il serait injuste de les priver »2. Le point ici n’est pas que les droits de propriété surpassent invariablement les autres droits, mais que les droits demeurent dans la sphère où nous nous partageons des choses, échangeant ceci contre cela, mettant ce droit-ci en balance avec celui-là3. On peut noter que les droits de propriété sont encore fréquemment considérés comme déterminant l’horizon dans lequel nous devons aborder les problèmes que soulève une injustice grave, et sous ce rapport comme fondamentaux, par exemple dans les programmes sociaux et économiques dictés par les structures de l’endettement des pays sous-développés à l’égard des pays développés4.

  • 5 Pour la relation entre revendications de droits et litige, voir OC, V, 1, p. 221-223.
  • 6 Voir P. Winch, op. cit., sur le rôle des malentendus en relation avec les vues de Simone Weil su (...)

17On pourrait dire que la tentative de Weil pour distinguer l’injustice de la violation des droits, et pour caractériser les droits d’une manière qui les maintienne dans la sphère du litige, des revendications et des contre-revendications5, ne marche pas, parce qu’elle implique que l’injustice authentique se trouve, en quelque sorte, au-delà de la sphère des revendications contradictoires ; or il y a certainement des occasions où on ne peut éviter une injustice envers certains qu’au prix d’une injustice envers d’autres. Il ne peut y avoir aucune sphère, pourrait‑on dire, qui soit tout à fait au-dessus de ce genre de conflit. Ce que dit Weil autorise certes l’existence de conflits où la justice se rencontre de part et d’autre, lorsque des malentendus obscurcissent la nature du conflit6. Dans ce qui suit, je suppose (même si je pense que c’est douteux) qu’elle suggère en effet que des conflits n’enveloppant pas de malentendus, et dans lesquels aucun camp ne peut être traité sans injustice à moins d’une injustice contre l’autre camp, ne peuvent se produire. En quoi, dès lors, cela importe-t-il pour ce que nous pouvons apprendre d’elle ?

18Au bénéfice de Weil, on pourrait en tout cas remarquer que la formulation des questions sociales en termes de droits fait apparaître, plus souvent que ce n’est en réalité le cas, que, dans telle situation particulière, nous devons léser injustement certaines personnes si nous n’en lésons pas injustement d’autres. Le caractère de nos conflits est obscurci lorsque les deux parties d’un conflit impliquant des éléments très différents de la vie humaine sont exprimées dans les mêmes termes, comme dans le cas où on laissait mourir de faim les victimes irlandaises d’un système social profondément injuste, parce que la distribution de nourriture à bas prix aurait interféré avec le droit qu’avaient les marchands de tirer un profit élevé de la famine, et aurait ainsi, soi-disant, été une injustice pour eux. Ici, percevoir les marchands comme les victimes possibles d’une injustice repose sur le fait qu’on part de leurs droits de propriété, conçus de manière à inclure des droits aux profits spéculatifs. Le cadre de pensée qui interprète le conflit en termes de droits des parties risque donc de conduire à une mécompréhension de son caractère réel. L’obscurcissement possible de ce qui est en jeu dans une situation est également illustré par l’exemple imaginé par Weil de quelqu’un qui tenterait de protéger une personne dont l’âme est l’objet d’une tractation avec le diable. Penser cette situation en termes de droits à quelque chose qui serait de l’ordre de la propriété conduit naturellement à une solution aberrante : renchérir sur l’offre. Augmenter les salaires de ceux dont la vie est défigurée par leurs conditions de travail ; rendre l’échange plus avantageux ; accorder un peu plus de valeur à la propriété de leur travail. La situation est comprise en termes d’intérêts économiques concurrents ; et l’injustice au sens de Weil est perdue de vue. Ceci veut dire que le mal infligé aux victimes est cela même que nous ne voyons pas véritablement.

19Mais même si l’on accorde à Weil que concevoir une situation en termes de droits peut obscurcir son caractère, nous n’avons pas répondu adéquatement à l’objection de départ : l’objection selon laquelle parler en termes de droits n’implique pas nécessairement de maintenir les connexions conceptuelles exemplifiées par le droit romain de propriété sur des êtres humains. On pourrait exprimer cette objection de la manière suivante :

« Que le concept d’un droit nous vienne ou non du genre de contexte romain que Weil décrit, nous devrions nous intéresser à son usage actuel et à sa signification actuelle dans les discussions sociales et politiques. Dans nos débats politiques actuels (et dans les débats politiques de ces deux derniers siècles), on l’utilise souvent d’une manière qui marque une opposition entre les droits institutionnellement établis, comme les droits de propriété relatifs aux êtres humains, et les droits de l’homme. Comparez à la notion de don. Elle est conceptuellement ouverte d’une manière qui ressemble à l’ouverture de la notion de droits : on peut faire don d’un esclave à quelqu’un, par exemple, et cependant nous pouvons trouver des exemples d’emplois du mot « don » où la notion de don est associée à des biens humains de la plus haute importance et est utilisée pour faire ressortir l’importance de ces biens. La description de la liberté humaine comme don de Dieu peut ainsi jouer un rôle dans les dénonciations de l’esclavage comme privation injuste de liberté. Et tout comme la notion de liberté conçue comme don de Dieu peut jouer un rôle pour défendre des êtres humains contre l’injustice, sans déformer ou banaliser cet enjeu, la notion de droits le peut aussi de la même façon ».

Cet argument a pour objet de nous conduire à la conclusion que parler en termes de droits ne risque pas, ipso facto, de déformer ou de banaliser une revendication portant sur une authentique injustice.

  • 7 J. Woolman, Some Considerations on the Keeping of Negroes, 1754, et Considerations on Keeping Neg (...)
  • 8 Considerations, p. 39 ; voir aussi p. 82, ainsi que Some Considerations, p. 17.
  • 9 L’argumentation de Woolman contient également un lien entre ce que Weil décrit comme l’« imperson (...)

20L’argument est important, non pas parce qu’il serait concluant, mais parce qu’il nous fait avancer dans le questionnement. Nous devrions ici considérer ce qui pourrait apparaître, au premier abord, comme un bon contre-exemple à Simone Weil. Au milieu du xviiie siècle, le quaker John Woolman a écrit deux pamphlets très émouvants contre les horreurs de la traite négrière, la pratique de la détention d’esclaves, et le racisme sous-jacent à cette traite et à cette pratique7. Il se réfère effectivement à la liberté comme à un droit naturel des créatures humaines8, et le cas semble être un excellent contre-exemple à Simone Weil, parce que l’usage qu’il fait du langage des droits ne banalise pas les enjeux. Mais nous devrions regarder les essais de Woolman eux-mêmes afin de comprendre pourquoi une telle banalisation ne se produit pas. Les arguments de Woolman ne reposent en rien sur la notion de droits, qui, en réalité, joue un très petit rôle dans chacun des essais. Les arguments des deux essais sont destinés à faire prendre conscience aux coreligionnaires quakers de Woolman et à d’autres chrétiens de l’injustice qu’il y a à participer à la traite et à posséder des esclaves. Les arguments tirent leur force, en particulier dans le second essai, de descriptions imagées qui rendent patente l’injustice de la capture et de la déportation des esclaves. Woolman s’efforce, dans plusieurs passages très émouvants, de faire comprendre à ses lecteurs « l’inexprimable angoisse de l’âme » de ceux qui survivent à une attaque de négriers sans avoir été capturés, et aussi l’angoisse des captifs eux-mêmes ; il montre la mauvaise foi qu’il y a à faire une distinction entre le fait d’aller réellement capturer et voler des hommes et le fait d’être seulement propriétaire de ces hommes volés ainsi que de leurs enfants ; il utilise magnifiquement les textes bibliques, en particulier des passages tirés des prophètes hébreux, et il rend difficile de voir ces passages d’une quelconque autre manière que comme une condamnation des actes et des pratiques semblables à celles des propriétaires d’esclaves modernes. Ce sont ces arguments qui portent le poids de l’ouvrage ; ils ouvrent les yeux du lecteur sur la cruauté et l’injustice de la traite négrière et du fait de continuer à posséder des esclaves et à vivre de leur travail. Le sens de la référence au « droit à la liberté » dans ce contexte est donné par le texte environnant. L’injustice en jeu n’est pas explicable comme la violation d’un droit ; bien plutôt, la force morale des brèves allusions de Woolman à un droit à la liberté est indissociable de sa compréhension du genre de vie pour lequel les hommes sont faits, et des souffrances et de l’angoisse infligées aux victimes de l’esclavage9.

21L’argument de Woolman est, en un sens, l’inverse du genre d’argument qui menait à la conclusion qu’il serait injuste pour les marchands de distribuer de la nourriture à bas prix aux gens affamés d’Irlande. Là, l’idée d’une injustice faite aux marchands dépendait d’une conception de leurs droits illégitimes (nonlegal) à faire des profits spéculatifs élevés, tandis que dans les écrits de Woolman, le portrait vivant du traitement injuste vaut par lui-même, et c’est la compréhension de l’injustice qui donne aux références faites aux droits par Woolman l’espèce de sérieux moral qu’elles possèdent. Dans les termes de Weil, ce que fait Woolman est d’aider ses lecteurs à entendre le cri : « Pourquoi me fait-on du mal ? ». Le point de départ est crucial : ouvrir la sensibilité à la souffrance des Africains capturés (et de leur famille, et des esclaves nés aux Amériques). La compréhension de l’injustice qui caractérise l’argumentation provient de cette sensibilité, qui entend conduire les lecteurs à se demander comment ils peuvent continuer à être parties prenantes de l’infliction d’une telle souffrance. Ce que Weil critique, c’est le mode de pensée qui inverse le sens de la compréhension – et dans lequel la notion de droits modèle notre compréhension de l’injustice, alors conçue dans les termes de ce qui est dû à une personne en comparaison avec ce qui est dû à d’autres. Ainsi, ce que montre l’exemple des essais de Woolman, c’est que, si nous voulons interpréter raisonnablement Weil, nous ne lui ferons pas dire que la simple occurrence du langage des droits rend impossible pour une argumentation sociale de faire justice à l’injustice.

22(Nous devrions noter ici qu’une bonne partie de l’histoire de ce pays est marquée par l’utilisation d’arguments qui vont dans la direction opposée à celle de Woolman, i.e., qui commencent par les droits. C’est particulièrement évident dans les argumentations qui sont parties des droits à la liberté pour conclure au droit de mener sans entrave des pratiques comportant une grave injustice – l’injustice envers les esclaves, par exemple, et plus tard envers leurs descendants. Ce qui ne va pas dans de telles analyses, selon la conception de Weil, tient en définitive à la connexion qui est faite entre la notion de droit et une conception de l’autonomie articulée à ce qu’elle décrit dans « La Personne et le Sacré » comme le « personnel ».)

IV.

23Dans cette section, je m’efforce d’écarter certains malentendus possibles touchant ce que Weil dit sur les droits.

  • 1 La question est ici compliquée, et elle implique l’idée d’emplois légitimes et illégitimes d’un t (...)

24Weil ne nie pas que l’on puisse avoir positivement un droit à ne pas subir telle ou telle forme d’injustice. C’est évident dans l’un de ses exemples : arracher l’œil de quelqu’un serait un cas d’injustice au sens où elle l’entend, mais aussi une violation du droit à l’intégrité physique protégé par le droit pénal. Pas davantage Weil ne veut-elle nier, ou n’a-t-elle besoin de nier, que l’existence de tels droits légaux puisse être d’une grande importance pour prévenir l’injustice. Les droits peuvent œuvrer à la justice ou à l’injustice ; le concept d’un droit possède, selon elle, une sorte d’indifférence morale au bien. C’est sous ce rapport un concept différent de la justice. Cette différence participe dès lors de l’opposition générale entre le « niveau » de la justice et le « niveau » des droits. La justice et le respect des droits, comme concepts, ont différentes sortes de relations au bien1.

  • 2 Les droits protégeant les tenanciers étaient souvent des droits coutumiers plutôt que légaux ; vo (...)
  • 3 S. Weil, « Études pour une déclaration des obligations envers l’humain », OC, V, 2, p. 103, ainsi (...)

25Weil ne conteste donc pas qu’on puisse avoir positivement un droit à ne pas subir une forme d’injustice, ni que ce droit puisse être important pour prévenir l’injustice. Elle ne conteste pas davantage que parmi les droits positifs qui peuvent contribuer à prévenir une grave injustice, il y ait les droits de propriété. Un excellent exemple serait l’existence de formes de droits de tenure. Tandis que l’oppression des paysans a été encouragée dans bien des endroits par des lois accordant divers droits aux seigneurs, dans bien d’autres endroits elle fut partiellement entravée par l’existence de certains droits de tenure, incluant des droits de glanage ou de pâturage, ou des droits conférant une certaine sécurité à la tenure, ou empêchant l’annexion par les seigneurs d’améliorations réalisées sur la terre2. Ainsi, dans la conception de Weil, certains droits de propriété peuvent relever, tout comme d’autres droits, d’un système d’oppression injuste, tandis que d’autres droits de propriété peuvent procurer une certaine sécurité contre l’oppression. Le « droit de propriété » n’est pas un seul droit : les droits de propriété considérés en tant que tels partagent ce que j’ai appelé l’indifférence morale au bien qui appartient aux droits en général. (Voir également la discussion par Weil du besoin de propriété privée, qui n’inclut pas l’argent, mais qui inclut des choses comme une maison ou un champ, du matériel et des outils3.)

  • 4 OC, V, 1, p. 232.

26Bien qu’il soit vrai que Weil accorde aux questions de justice une profondeur qui est absente des questions de droits, elle ne nie pas l’importance d’un traitement adéquat des problèmes de droits. Elle dit avec un peu de sarcasme que des esprits capables de traiter ces derniers problèmes peuvent être formés dans une faculté de droit4. On devrait remarquer ici combien l’esclavage illustre ce qu’elle veut dire, mais trahit aussi bien une faiblesse de son analyse. Les récits et les écrits sur l’esclavage comme ceux de Woolman ont permis à de nombreuses personnes blanches de percevoir et de prendre au sérieux l’injustice de l’esclavage dans ce pays. Mais il restait de nombreuses questions pratiques apparemment insolubles concernant la façon dont il fallait traiter les propriétaires d’esclaves, si l’on convenait de mettre fin à l’institution de l’esclavage sans révolution. C’est très bien d’ironiser sur le genre d’esprit capable de traiter ces questions de compensation légale équitable, mais le caractère apparemment insoluble de telles questions peut contribuer à maintenir l’esclavage pendant des années. Toutefois, il n’est pas essentiel à la pensée de Weil d’entrer dans le genre de difficulté que de tels problèmes présentent.

  • 5 Un éclaircissement : on pourrait demander quelle est la relation entre l’opposition que Weil soul (...)

27Nous pouvons reconnaître et retenir d’importants enseignements dans la conception de Weil même si nous laissons de côté son idée selon laquelle le litige est caractéristique du niveau auquel des droits sont revendiqués, et non (sauf malentendu) du niveau auquel nous nous soucions de justice et d’injustice. Si on accepte sa distinction entre droits et justice, entre le langage de l’objection à ce qui contrevient aux droits et le langage de l’indignation vis-à-vis de l’injustice, il y aura une conséquence importante. Il en résultera qu’il y a quelque chose d’erroné dans l’opposition, considérée comme absolue, entre le fait de revendiquer ses droits et celui de demander un acte de bonté – de demander quelque chose qui relève seulement de la bonté. L’idée que ce sont les seules possibilités est (comme je l’ai suggéré) l’un des principaux supports de l’idée selon laquelle commettre l’injustice est une manière de manquer au respect des droits. On a l’impression que, si vous ne revendiquez pas que vous avez un droit à ne pas être traité comme vous l’êtes, ou si on ne pouvait pas interpréter que vous avez cette revendication, vous ne pourriez pas protester contre le tort réel qui vous est fait. Dans la conception de Weil, la réaction à l’injustice que l’on subit ne consiste ni à réclamer ses droits ni à se plaindre de ne pas avoir été traité de façon charitable5.

V.

28Je n’ai pas cherché à donner un compte rendu exhaustif des vues de Weil sur l’injustice, mais à présenter une conception de l’injustice qui se situe à quelque distance d’une grande partie de la pensée contemporaine. Je me tourne maintenant vers la question de savoir comment ces idées pourraient s’appliquer à notre rapport aux animaux.

  • 1 « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’humain », p. 139.
  • 2 Parce que la fausseté de cette affirmation paraît évidente même pour une observation superficiell (...)

29À première vue, une mise en relation de la pensée de Weil avec les animaux paraît se heurter à de tels obstacles qu’il pourrait sembler tout bonnement saugrenu d’essayer. Les animaux apparaissent à peine dans ses écrits, qui portent la marque évidente d’une culture cartésienne. Lorsqu’elle s’interroge sur l’existence d’obligations envers quoi que ce soit d’autre que l’être humain (à l’intérieur de la sphère des obligations non religieuses), les seuls candidats au statut d’objet d’obligation qu’elle considère sont les collectivités humaines. Les animaux n’interviennent même pas comme des candidats possibles1. Quand elle parle d’actes vils et cruels, ses exemples sont des actes vils et cruels envers des êtres humains : on ne voit pas bien quelle place elle pourrait réserver à des actes vils et cruels commis à l’encontre d’animaux. (Je ne veux pas dire qu’elle n’admettrait pas une telle possibilité, mais que le fait de ne pas voir cette question émerger est révélateur de sa façon de penser). Elle a une sorte d’intérêt cartésien pour des questions du type : le langage fournit-il la différence entre les animaux et nous, et elle est encline à des observations sur les animaux qui ne semblent avoir aucune base empirique. Elle remarque, par exemple, que rien d’individuel ni de concret n’existe pour les animaux2.

30Mais tout ceci est moins important que son approche de la justice elle-même, qui semble exclure toute application de ses vues aux animaux, sinon pour suggérer qu’il ne peut y avoir une telle chose qu’une injustice envers un animal. Elle écrit qu’

  • 3 « La Personne et le Sacré », p. 213.

« il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal »3.

  • 4 On pourrait soutenir que la généralisation est ici une erreur, et que certains animaux s’attenden (...)

Cette attente du bien, qui a conservé quelque chose de l’enfance et qui est profondément enracinée dans le cœur de l’homme, n’enveloppe pas la revendication de droits, mais elle est la source du cri de douleur outragé qu’on pousse, lorsqu’on est sujet à l’injustice. Et si l’idée de l’homme comme victime possible de l’injustice est inséparable de cette attente du bien enracinée dans le cœur de l’homme, comment peut-on penser les animaux comme des victimes possibles d’injustice, puisque les animaux n’ont pas cette attente du bien4 ? Il semble donc que, si l’analyse que fait Weil de la justice et de l’injustice a une portée quelconque sur notre rapport aux animaux, cette analyse aura simplement pour effet d’exclure les animaux en tant qu’objets possibles de traitements injustes. Il peut aussi sembler que le concept des droits est mieux adapté pour mettre en cause les mauvais traitements infligés aux animaux que ne l’est celui d’injustice, si l’injustice est conçue dans les termes de Weil.

  • 5 J’ai déjà mentionné que la pensée de la justice et de l’injustice de Weil était influencée par le (...)
  • 6 Cf. A. D. Woozley, « Injustice », in : N. Rescher (ed.), Studies in Ethics ; voir aussi J. Shklar(...)

31Mais les choses ne sont pas aussi simples qu’elles en ont l’air, et les conséquences de l’analyse de Weil ne peuvent être tirées aussi facilement5. Nous devrions d’abord remarquer une chose très frappante dans la manière qu’elle a de relier la justice à nos attentes. C’est tout à fait différent de ce qu’on pourrait considérer ici comme un mouvement naturel. De fait, on pourrait penser que traiter les gens injustement revient à les traiter d’une façon pire que celle qu’ils sont en droit d’attendre, la notion fondamentale dans un traitement juste étant alors ce que l’on peut raisonnablement ou légitimement attendre, ou ce que l’on est en droit d’attendre6. Une grande différence entre une analyse de ce genre et celle de Weil est que le fondement de la justice dans l’analyse de Weil n’est pas qu’il soit raisonnable pour nous d’attendre qu’on nous traite bien, ou que nous ayons un droit d’attendre qu’on nous traite bien. Cette attente n’est, en un sens, pas raisonnable du tout. Et la partie du cœur dans laquelle vit cette attente peut être rendue presque insensible par des coups répétés et par l’infliction d’une grande souffrance ; mais l’attente est toujours là, même si la personne n’est plus capable de crier. Cette attente irraisonnée, étrangement obstinée, est ce qui peut, si nous sommes disposés à y faire attention, nous retenir d’infliger de la peine. Une telle inhibition en réaction à l’attente du bien n’est pas un respect pour ce qu’autrui attend à bon droit, et elle n’est pas elle-même un genre de réaction pour laquelle on disposerait d’une justification raisonnable. Le fondement de la justice, selon la conception de Weil, n’est pas simplement la présence en nous d’une attente irraisonnée du bien, mais également la possibilité qui est en nous d’être brusquement entravés dans cette attente, d’être touchés par elle, de nous découvrir réticents à infliger une douleur qui arrache, de cette même place dans le cœur d’autrui, le cri : « Pourquoi me fait-on du mal ? ». Weil ne veut pas dire qu’il arrive généralement ou même fréquemment que des gens soient inhibés de la sorte. Traiter les gens comme de simples pantins peut être grisant ; il peut être plaisant de faire pleurer les gens de douleur et d’indignation, et bien souvent, nous sommes si peu conscients de la réaction des victimes de l’injustice qu’il nous est facile de continuer à leur infliger un tort en dépit de leur lamentation intérieure. Les écrits de Weil sur la sensibilité à l’injustice rejoignent directement les écrits de Woolman sur l’esclavage. Woolman s’efforce d’attirer l’attention de ses lecteurs sur les cœurs angoissés de ceux qui ont été réduits en esclavage et sur ceux des membres de leurs familles. Il attend de ses lecteurs, qu’ils renoncent à leurs activités en écoutant et en assistant au spectacle des cris d’angoisse jetés par ces hommes.

  • 7 « Études pour une déclaration des obligations envers l’humain », p. 96.
  • 8 Voir en particulier « La Personne et le Sacré », p. 223 : « Si l’on dit à quelqu’un qui soit capa (...)

32La compréhension que Simone Weil a de la justice dépend donc de deux choses : premièrement, de l’existence d’une attente irraisonnée qu’on nous fasse du bien et non du mal, et deuxièmement, de l’existence d’une réaction possible tout aussi irraisonnée à cette attente, à savoir d’une répugnance à continuer d’infliger de la peine en face de cette attente, réaction qui peut aussi inclure le désir de protéger l’être chez lequel se manifeste cette attente7. La conscience de l’autre qui fait obstacle à l’injustice, au mal infligé, est une sorte d’amour, ou d’attention bienveillante ; et ceci montre encore d’une autre façon combien l’approche de Weil au sujet de la justice est éloignée de celle qui prévaut dans la théorie morale contemporaine. La pensée contemporaine de la justice met d’un côté la justice et de l’autre la compassion, l’amour, la pitié, la tendresse ; mais la conception weilienne de la justice a pour idée centrale qu’une forme d’attention bienveillante à l’autre, victime possible d’injustice, est essentielle à toute compréhension du mal causé par l’injustice. Ce point qu’elle fait valoir s’ajuste étroitement à l’idée que justice et droits ne sont pas au même niveau ; la justice conçue en termes de droits peut être dissociée de, et opposée à l’amour et la compassion. Cette séparation est à l’origine de quantité de débats dans la philosophie morale contemporaine autour de l’opposition entre éthique de la justice et éthique du soin (care). La réaction de Weil à toutes ces discussions serait que l’idée même d’une telle opposition et d’une telle distance entre la justice et le soin ou l’amour est l’une des fâcheuses conséquences du fait de penser la justice en termes de droits8.

VI.

33Il pourrait sembler que nous n’avons pas avancé dans notre effort pour savoir comment la conception weilienne de l’injustice pourrait affecter le traitement que nous réservons aux animaux. De fait, j’ai d’abord expliqué une idée qui semblait inapplicable aux animaux, celle d’une attente immuable du bien profondément enracinée dans nos cœurs, et je viens maintenant d’ajouter à cela une seconde idée qui paraît tout aussi inapplicable aux animaux, à savoir celle d’une réaction qui se trouverait en nous, une inhibition qui peut être provoquée par l’attention à l’autre et par une prise de conscience de cette attente du bien.

  • 1 Pour une discussion des anciennes théories de la justice possédant une structure similaire, cf. R (...)

34Mais nous avons plus avancé qu’il n’y paraît. Nous disposons, dans la pensée de Weil, d’une compréhension de la justice à laquelle la structure des théories de la justice qui ont cours en philosophie contemporaine fait défaut ; et c’est ce défaut qui va être important pour nous. Nous pouvons percevoir le genre de structure qui est absente en remarquant comment les théories des droits fonctionnent. Elles ont cette structure-ci : un être peut avoir des droits parce qu’il possède certaines caractéristiques morales significatives. Parce qu’il a ces caractéristiques, il a des droits que nous avons le devoir de respecter en tant qu’agents moraux. Les caractéristiques moralement significatives qui sont traitées comme le fondement des droits, les caractéristiques qui font d’un être un détenteur possible de droits, varient en fonction de la théorie. Dans certaines théories, la caractéristique fondamentale est d’avoir des intérêts (intérêts dont on considère, dans certaines analyses, qu’ils dépendent eux‑mêmes de désirs) ; dans d’autres, c’est le fait d’avoir une « valeur intrinsèque » ; dans d’autres, c’est le fait d’être soi-même un agent moral ; et ainsi de suite. Pour chacune de ces théories se posera donc la question de savoir si les animaux possèdent, ou ont littéralement, cette caractéristique qui, selon la théorie, permet à un être d’avoir des droits. Et par conséquent, les théories pourvues d’une structure de ce type invitent au genre de débats qui nous sont devenus familiers, où l’on s’efforce de prouver que les animaux ont effectivement ceci ou cela, ou ne l’ont pas, ou que, bien qu’ils ne l’aient pas, ce ceci-ou-cela n’est pas ce qui est requis pour avoir des droits, mais que c’est plutôt un autre ceci-ou-cela1.

35Il pourrait sembler que l’analyse de Simone Weil a une structure similaire, puisqu’elle relie le fait que nous soyons des victimes possibles d’injustice à notre attente du bien. On pourrait donc avoir l’impression que, selon sa théorie, la caractéristique cruciale qui rend un être digne de respect moral est cette attente. (Et l’idée que son analyse a cette structure peut être renforcée par sa présentation de la manière dont cette attente peut susciter une réaction de notre part. Il pourrait sembler que la réaction est une reconnaissance du fait que l’être auquel nous serions susceptibles de faire du mal a une caractéristique en vertu de laquelle nous ne devrions pas le ou la traiter de cette façon ; et on pourrait donc avoir l’impression que Simone Weil s’engage dans une analyse qui implique que tous les êtres dotés de « x » ont un titre qui leur donne droit au respect).

36Attribuer à Weil une telle analyse, c’est lire son œuvre avec des partis pris qui sont modelés par notre idée de ce qu’une théorie morale doit faire : elle doit montrer quelle sorte d’être il est rationnel de traiter avec respect. Mais ce n’est pas ce que fait Weil. Si elle nous offrait une théorie morale du même type général que celles dont nous sommes familiers, cela impliquerait en effet que la justice et l’injustice n’ont pas d’application possible aux animaux. Et l’apparence selon laquelle sa théorie a cette conséquence reflète une inclination assez naturelle à lire Weil comme si elle mettait en avant une théorie de ce genre. Ce serait toutefois une théorie étrange dans son genre : pourquoi choisir l’attente qu’on nous fera du bien comme la caractéristique précise dont dépend le fait d’être une victime possible d’injustice ?

37Si nous remarquons quelle étrange théorie ce serait s’il s’agissait d’une théorie, nous pouvons peut-être saisir plus clairement la façon dont ses conceptions forment véritablement un tout. Ce qui peut être éveillé en nous par la prise de conscience de l’attente d’être bien traité qu’un être humain éprouve, c’est le désir de ne pas ruiner cet espoir, de n’en pas souiller la source ; l’espoir et le désir qui y répond font tous les deux parties de l’attachement humain au bien, et sont au même niveau. Il faut aussi mentionner un autre élément important de la conception de Weil si nous voulons voir comment ses idées forment un tout. Elle est profondément impressionnée par le caractère implacable de la cruauté de ceux qui exercent réellement le pouvoir sur les hommes, et impressionnée par la facilité qu’il y a, en vérité, à traiter les êtres humains comme de simples pantins, de simples choses. Quand elle écrit sur l’attention aimante envers les êtres humains, ce qu’elle entend par là inclut une réaction à la vulnérabilité humaine face à cette cruauté.

  • 2 Certains lecteurs peuvent n’être pas familiers d’Horton l’éléphant. Voir Dr Seuss, Horton Hatches (...)

38Qu’est-ce qui, dès lors, se trouve impliqué dans le fait de concevoir l’injustice, dans un sens voisin de Weil, comme applicable aux animaux ? Je suggère que nous concevions cela comme une réponse à une pression communicative (communicative pressure) ; il me faut donc expliquer ce que j’entends par là. Dans nos diverses activités, ce qui inclut nos tentatives pour penser nos vies, pour donner sens à nos expériences et à ce que nous faisons, nous pouvons utiliser les mots bien ou mal. Les façons de parler que nous trouvons en réponse aux activités et aux expériences peuvent s’accommoder d’un genre seulement superficiel de « vouloir dire cela » ; ou bien nous pouvons nous montrer capables de trouver des mots qui restituent plus pleinement les expériences et les activités, des mots que nous voulions dire plus pleinement. (Et cela marche aussi dans l’autre sens : nous pouvons dire une chose, et ne découvrir que plus tard quelles expériences et quelles activités sont impliquées dans le fait de vouloir dire pleinement ce que nous avions dit, comme Horton l’éléphant ne découvre qu’après une longue période ce qui est impliqué dans le fait d’avoir voulu dire ce qu’il a dit2). Dès lors, qui peut dire quelles manières de parler répondent bien à une pression communicative ou expressive ? Les philosophes jugent souvent hâtivement de telles manières de parler à partir de lois ou de règles. Vous ne pouvez pas dire ceci ou cela et signifier quoi que ce soit, disons-nous, parce que ce que vous dites n’est pas vérifiable, ou parce que ce que vous dites ne fait pas partie du jeu de langage auquel appartiennent les mots que vous utilisez. Et ceux qui ont un tempérament scientifique peuvent aussi prononcer hâtivement des jugements de ce genre.

  • 3 Cf. V. Hearne, Adam’s Task: Calling Animals by Name, et « A Taxonomy of Knowing: Animals Captive, (...)

39Un bon exemple de ce que je veux dire par pression communicative est l’usage d’un langage apparemment anthropomorphique qui est fait par les dresseurs d’animaux en lien avec leur métier de dresseur. Vicki Hearne utilise elle-même un tel langage, mais tout en discutant du rôle qu’il joue en lien avec les activités, les vies et les expériences des dresseurs, ainsi que les pressions auxquelles les dresseurs sont soumis de l’extérieur pour abandonner de telles façons de parler. Mais la question est de savoir dans quelle mesure ils peuvent vouloir dire ce qu’ils disent, dans des vies qui sont en partie façonnées par de telles façons de parler ; et nulle tentative extérieure pour imposer des règles sur ce qui peut être dit des animaux ne saurait tenir compte des pressions qui s’exercent, de l’intérieur de cette vie, pour inciter les dresseurs à parler de la manière dont ils le font, à donner sens à ce qu’ils disent à l’intérieur de leurs vies. Hearne soutient qu’on ne peut saisir ce que c’est que vouloir dire ce que les dresseurs disent si on fait abstraction du travail du langage pour rendre possible l’existence du travail avec les animaux3. Le fait qui joue ici à l’arrière-plan est que Hearne est poétesse de métier aussi bien que dresseuse d’animaux, et être poète de métier signifie se soucier, par métier, de ce que c’est que vouloir dire davantage et plus pleinement ses propres paroles.

40Cet argument s’applique également à l’analyse de la justice et de l’injustice que fait Weil. Elle croit que, dans l’attente humaine que nous soyons traités avec bonté et non avec méchanceté, nous sommes en contact avec le Bien. Et cette idée peut sembler appeler une théorie métaphysique du Bien avec lequel nous sommes censés être en contact ; elle peut aussi sembler exposer Weil à l’objection que nous ne pouvons plus (au regard de Darwin et de la science contemporaine, ou d’autres développements intellectuels et culturels) réellement croire en un Bien de ce genre. Mais ce genre de critique ignore la pression communicative/expressive à laquelle Weil répond. Je citerai ici un extrait de « La connaissance du bien et du mal » de Czeslaw Milosz, poème qui porte sur la pression communicative/expressive à parler du Bien, et qui est aussi lui-même une réponse à cette pression :

  • 4 C. Milosz, Terre inépuisable, p. 45. [N.d.T. : Le titre du poème de Milosz dans la traduction ang (...)

« La connaissance du bien et du mal nous est donnée dans le cours même de notre sang.
Dans le blotissement de l’enfant contre sa mère, qui est sa chaleur et sa sécurité,
Dans les cauchemars de notre enfance, dans la peur des crocs de bêtes et des chambres noires,
Dans les amours juvéniles où s’accomplit le plaisir enfantin.
 
Ses modestes origines ruineront-elles cette idée ?
Ou dirons-nous plutôt que le bien est du côté de la vie
Et le mal du côté de la destruction qui guette pour nous dévorer ?
Oui, le bien est un allié de l’être et le miroir du mal est le rien,
Le bien est clarté, le mal obscurité, le bien hauteur, le mal bassesse,
Selon la nature de nos corps et de notre langue. »4

  • 5 Dans ce paragraphe, j’ai à l’esprit une diversité de conceptions qui semblent exclure la position (...)

Le discours du bien et du mal a ses modestes origines dans la proximité à la mère et dans les terreurs de l’enfance – mais il n’a pas besoin d’un fondement plus métaphysique. L’attachement au bien, et l’idée du bien comme lié à l’être, et du mal comme lié au néant et aux ténèbres : ces idées n’ont pas besoin de justification métaphysique. Encore que bien des gens tiennent pour acquise telle ou telle façon de penser qui ne lie pas le Bien à l’Être, c’est une erreur de penser que nous aurions maintenant une raison pour rejeter le genre de discours sur le bien et le mal qui est central dans la conception weilienne de la justice 5.

41Je soutiens donc que la pensée de Simone Weil sur l’injustice devrait être comprise comme une réponse à une pression communicative, intérieure à sa vie et à son expérience, une réponse donnée en particulier aux impressions qui ont été produites sur elle par la vulnérabilité et l’espérance humaines et par l’exercice d’un pouvoir sans pitié. La suggestion supplémentaire que je fais est ensuite que nous pouvons percevoir un genre comparable de pression communicative incitant à mettre en relation la conception weillienne de l’injustice avec une grande partie du traitement des animaux. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une pression à étendre quelque chose comme sa conception de l’injustice aux animaux ; cela dépend donc du sens de l’injustice, du sens du bien et du mal, sur lesquels Weil écrit relativement aux êtres humains. Son propos exprime une horreur comparable devant la cruauté et l’absence de pitié des hommes dans l’exercice du pouvoir ; il exprime également l’horreur devant une conceptualisation des animaux qui fait comme s’ils n’opposaient aucun obstacle à leur utilisation comme pur matériau. Tout comme le langage de Weil répond à son sens de la vie des êtres humains, et du lien qui existe entre cette vie et le Bien, de même la pression communicative qui nous pousse à étendre le discours de l’injustice aux animaux répond à un sens que nous avons de leur vie, et à la perception d’une connexion entre leurs vies et le Bien. Dans les deux cas, l’idée est qu’une attention à ces vies, que le fait de voir leur lien avec le Bien, est susceptible de nous empêcher de les traiter comme des accessoires dans notre spectacle.

42(Je devrais peut-être spécifier ici quelque chose que je ne suis pas en train de dire et qu’à vrai dire je rejette. Il y a une idée selon laquelle les êtres humains ont une « bonté intrinsèque » ou quelque chose de ce genre, et que cela peut servir de fondement à une théorie pour nous accorder des droits, pour nous traiter avec respect, ou ce qu’on voudra, et il y a ensuite la question de savoir si les animaux ont un statut métaphysique similaire, et si oui, de savoir si cela peut servir de fondement à une théorie pour leur accorder des droits ou non. (C’est une notion de « bien intrinsèque » qui se veut plus substantielle et qui prétend produire plus d’effets que toute notion qui refléterait simplement le fait que nous pouvons considérer comme un bien l’accomplissement de choses favorables à un être humain ou un animal, de choses qui contribuent à son profit, sans essayer par là d’accomplir quelque chose d’autre, quelque chose d’extérieur au bien de l’être humain ou de l’animal). Je n’avance aucune thèse métaphysique sur les gens ou les animaux. Il me semble que les thèses métaphysiques proviennent d’une façon de voir les phénomènes qui sont en jeu ici, les phénomènes relatifs à notre façon de faire un lien en pensée et en parole entre la vie humaine et le Bien, ou entre la vie humaine et animale et le Bien. J’essaye de proposer une autre manière d’envisager ces phénomènes).

VII.

  • 1 OC, V, 1, p. 215-228.
  • 2 Pour un bref exposé du contexte, voir G. Francione, Animals, Property and the Law, p. 179-182. Vo (...)
  • 3 Voir B. Harisson, Orang-Utan, p. 202. Voir aussi T. Harisson, « Dear Cousin! », in : B. Harisson, (...)

43Dans cette brève section j’envisage un parallèle (partiel) intéressant entre les cas que Weil a en tête et un genre de cas impliquant des animaux. Dans « La Personne et le Sacré », Weil propose à deux reprises à ses lecteurs l’image d’un pauvre homme incapable de s’exprimer, accusé du vol d’une carotte, traîné devant un magistrat qui se livre à toute une élégante suite d’interrogations et de traits d’esprit, tandis que le pauvre homme est incapable de balbutier un mot1. Voilà qui illustre exactement ce que je voulais dire par traiter quelqu’un comme un accessoire dans notre spectacle. Mais les animaux aussi sont traités de la sorte. Certains enregistrements vidéos volés au Laboratoire d’étude des traumatismes crâniens de l’Université de Pennsylvanie contenaient un extrait, que beaucoup de gens ont trouvé particulièrement choquant, montrant des membres de l’équipe en train de ridiculiser un babouin2. Cette manière de soumettre un animal à notre sens de l’humour, qui le transforme en accessoire de nos plaisanteries à ses dépens, est une manière particulière d’exercer un pouvoir sur lui. Le corps de l’animal, qui est tout ce qu’il possède, comme le corps d’un homme pauvre peut être tout ce qu’il possède, est transformé en simple sujet de vos plaisanteries. Le sujet de vos plaisanteries ne peut pas vous résister ; cela fait partie du plaisir. Cela nous amuse de transformer un animal vivant, qui n’a ni le pouvoir de fuir ni celui de résister, en une occasion de rire à ses dépens. Le dégoût moral pour les facéties du Laboratoire d’étude des traumatismes crâniens peut être comparé à la réaction des Dayaks de Bornéo au fait de ridiculiser et d’humilier un animal, de le vêtir (par exemple) d’habits humains « pour parodier l’humanité ». Ils croient qu’on ne doit pas même se moquer d’un poisson ou d’une grenouille ; c’est un grand crime, placé au même niveau que l’inceste3.

  • 4 Pour une conception de la manière dont nous devrions traiter les animaux qui échappe à la critiqu (...)

44La discussion sur les droits des animaux laisse presque invariablement de côté la question des animaux tournés en ridicule. Ceux qui attribuent des droits aux animaux considèrent que ces droits dépendent d’intérêts, et ces intérêts sont conçus comme dépendants de ce dont les animaux pourraient avoir conscience, ou de ce qui pourrait être considéré comme faisant partie, en un sens naturaliste, du bien de l’animal. Ne pas être un objet de plaisanterie n’est pas considéré comme une partie de son bien, et toute la question des animaux ridiculisés est donc laissée de côté dans la discussion sur les droits, en dépit du fait que bien des gens réagissent très fortement à ce genre de moqueries, en les rangeant parmi les choses épouvantables que nous faisons aux animaux. Les théoriciens des droits des animaux sont aussi très méfiants à l’égard des cas où l’on pourrait soutenir que nous ne devrions pas faire telle chose aux animaux, bien qu’en fait le devoir en question ne soit pas un devoir à l’égard des animaux. Il peut sembler à un défenseur des droits des animaux que, même si nous ne devrions pas tourner les animaux en ridicule, il sera difficile de prétendre que nous devons aux animaux de ne pas les ridiculiser. Il y a ici à l’arrière-plan l’idée que nous ne pouvons pas devoir aux animaux de ne pas les traiter de telle ou telle façon à moins qu’ils ne souffrent d’un tel traitement ; et l’idée serait qu’un animal ne peut pas souffrir d’être ridiculisé s’il n’est pas même conscient d’être ridiculisé. Le ridicule n’est pas perçu comme quelque chose que nous infligeons réellement à l’animal. Il s’agit là toutefois d’une interprétation philosophique que nous imposons ; la notion de ce que c’est, pour une personne ou un animal, que d’être la victime de notre dérision, peut avoir des formes variées ; et nous n’avons pas à modeler le concept de « victime de dérision » pour faire en sorte que les animaux (ou les gens incapables de comprendre qu’ils sont tournés en ridicule) ne comptent pas réellement comme victimes. Dans le cas des animaux et des gens incapables de s’apercevoir qu’ils sont tournés en ridicule, l’impuissance de la victime fait partie de ce à quoi les plaisantins prennent plaisir, et l’impuissance inclut l’incompréhension de la victime4.

VIII.

45Dans cette section, j’envisage quelques-unes des différences entre une conception des animaux comme détenteurs de droits et une conception des animaux comme victimes possibles d’injustice en un sens voisin de celui qu’expose Simone Weil. Je pars de l’idée d’être empêché d’effectuer une action, idée qui joue un rôle à la fois dans la théorie des droits et dans les conceptions de Weil. Il y a des ressemblances, mais aussi un contraste important.

46Ce qui est en jeu dans l’attribution de droits, nous dit-on parfois, est précisément de bloquer certaines routes par lesquelles nous pourrions sans cela chercher à maximiser notre bien‑être ou à parvenir à nos fins par d’autres moyens. L’idée est que le respect des droits peut essentiellement impliquer de nous arrêter de faire ou de nous retenir de faire ce qui, dans le cas contraire, pourrait apparaître comme souhaitable. La police ne peut pas tout simplement entrer chez vous et fouiller votre maison, même s’il pourrait sembler très souhaitable de le faire du point de vue du bien-être général, parce que vous avez des droits qui vous prémunissent contre une telle intrusion, garantis par la loi. Les écrits de Weil sur l’injustice donnent aussi un rôle à l’empêchement d’actions qu’on a le pouvoir d’accomplir, mais le caractère de l’empêchement est différent, et il dépend directement d’un sens du bien et du mal ainsi que d’une réaction à la réalité de l’autre être humain. C’est le lien de cette personne avec le bien qui est le ressort de cet empêchement.

47J’ai noté plus haut qu’il n’est pas impossible au discours sur les droits d’être animé du genre d’attention que Weil discute. C’était l’enjeu de l’exemple de Woolman ; Woolman se réfère aux droits, mais dans un contexte où il essaye d’éveiller chez ses lecteurs une attention à ce qu’est l’esclavage pour ses victimes. La protection fournie par les droits ne dépend pas, toutefois, de l’obtention du genre d’attention dont parle Weil ; et le discours sur les droits est souvent motivé en partie par un désir de mettre certains intérêts en sécurité, sans en appeler à quelque chose comme la conception du Bien ou de l’attention aimante de Weil (une telle attention étant quelque chose sur quoi nous ne pouvons absolument pas compter). Sans une telle attention, pourtant, il est impossible de percevoir le mal inhérent à l’authentique injustice ; et voilà pourquoi décrire les cas d’injustice réelle dans le langage des droits peut déformer ces cas. Le langage des droits est, pourrait-on dire, destiné à servir dans des contextes où nous ne pouvons pas compter sur le genre de compréhension du mal qui dépend d’une attention aimante pour la victime ; ce langage n’est pas destiné à réfléchir les différences auxquelles cette attention seule nous éveille. Un langage d’un autre genre est pourtant ce dont ont besoin les victimes d’un tel mal ou ceux qui parlent en leur nom.

48Dans le cas d’une pression communicative à étendre aux animaux une conception weilienne de l’injustice, ce qui est central, c’est un sens de la vie animale, dont le bien est ressenti dans l’horreur devant ce que notre cruauté inflige à l’animal.

  • 1 Voir aussi I. Murdoch, op. cit., p. 55-56 ; Murdoch remarque, en discutant de l’attention à la ré (...)
  • 2 Voir R. Sorabji, op. cit., p. 131, la référence à Sextus, et voir toute la discussion de Sorabji (...)

49Permettez-moi d’essayer d’exprimer plus clairement ce que je suis en train de faire. Il n’y a pas d’abord à établir que les animaux ont des caractéristiques que nous partageons, et qui constituent le fondement sur la base duquel nous admettons que les animaux comptent comme des victimes possibles d’injustice. Il y a plutôt une forme de réaction devant ce qui leur est fait : une douleur et une répulsion dont l’expression requiert le langage de l’injustice, une douleur et une répulsion qui sont éprouvées comme analogues à celles que suscite l’exercice d’un pouvoir débridé sur des êtres humains vulnérables. Cette douleur, ou cette répulsion, ou cette horreur devant ce qui est infligé aux animaux, enveloppe en elle une manière de comprendre leurs vies comme liées au Bien, la réalité de ces vies, et non seulement comme liées au Bien, mais liées au Bien d’une manière qui demande à être exprimée dans le langage de l’injustice. J’ai parlé de l’attention à la réalité de ces vies, mais cet usage du mot « réalité » est lui-même une réponse au genre de pression communicative sur lequel j’ai écrit. Après tout, pourquoi ne serait-ce pas de « l’attention à la réalité » que de remarquer toutes les choses susceptibles d’être discernées sur le corps taillé en pièce de quelque animal ? L’usage différent du mot « réalité » dont il est question ici provient de l’univers conceptuel décrit par Milosz, dans lequel le bien est du côté du vivant et est un allié de l’être1. Être attentifs à la réalité des animaux en ce sens implique de voir à la fois les manières qu’ils ont d’être « avec » nous (dont une expression est : « un seul souffle nous traverse tous »2), et les manières qu’ils ont de nous être étrangers et d’être autres. En discutant la notion grecque de ce que c’est qu’« avoir quelque chose en commun avec » (belong with) un autre être, Richard Sorabji note un point qui est souligné par Platon : que

  • 3 Idem, p. 131-132.

« chérir les autres parce qu’ils ont quelque chose en commun avec nous ou nous sont apparentés (oikeioi) […] n’est pas la même chose que les chérir parce qu’ils nous ressemblent » ; nous pouvons « avoir quelque chose en commun » avec ce qui ne nous ressemble pas3.

  • 4 D. H. Lawrence, Phoenix, p. 344-345.

Une telle combinaison entre une conscience des animaux comme « autres » et une reconnaissance qu’ils « ont quelque chose en commun » avec nous, c’est ce qu’on trouve de façon frappante chez D. H. Lawrence : les animaux, qui ont leurs vies étranges et inconnues, habitent avec nous cette terre, liés à nous par l’« étrange phénomène planétaire » de la vie. Lawrence attire l’attention sur le cadeau qui nous est offert quand nous parvenons à prendre conscience de la « délicate réalité » de ces autres êtres4.

IX.

50De nouveau, je considérerai dans cette dernière section un traitement de l’injustice faite aux gens, puis je reviendrai aux animaux.

  • 1 L. Tolstoï, « Que devons-nous faire ? », p. 125-126, p. 256-257.

51Dans « Que devons-nous faire ? », Tolstoï décrit nos réactions au traitement injuste des êtres humains, notamment ceux qui accomplissent pour nous des tâches ménagères pénibles. Il fait remarquer que nous nous persuadons nous-mêmes que nous compatissons aux souffrances de ceux auxquels incombe la charge de nous servir, et que nous essayons d’alléger ces charges – d’une manière ou d’une autre, sauf de celle qui consisterait à leur retirer ces charges et à les porter nous-mêmes. Nous utilisons un pot de chambre et nous ne voulons pas le vider. C’est donc l’une des choses que nos domestiques auront à faire. Parce que nous nous soucions de leur bien-être, ou du moins nous le racontons-nous à nous-mêmes, nous voulons leur rendre cette tâche plus légère, et nous inventons donc toutes sortes de ruses pour faire de cette tâche une chose moins misérable – n’importe quoi hormis la ruse toute simple qui consisterait à changer nous-mêmes notre pot de chambre. Dans une société complexe, la contrainte économique force des centaines ou même des milliers de personnes pauvres à travailler de certaines manières qui rendent notre vie possible, la vie des gens aisés. Nous imaginons que nous avons pitié des pauvres, dit Tolstoï, et que nous souhaitons leur venir en aide. Il se décrit lui-même, et il nous décrit nous, de la façon suivante : je suis sur le dos d’un homme, en train de l’étouffer et de le forcer à me porter, et pourtant, je me convaincs moi-même et je convaincs les autres que je suis tout à fait désolé pour lui et que je souhaite alléger son sort par tous les moyens possibles – excepté celui de descendre de son dos1.

52Le point soulevé par Tolstoï se rattache directement aux débats actuels sur le traitement des animaux – débats entre les théoriciens des droits des animaux et ceux qui soutiennent une version ou une autre de la position « welfariste » – en gros, que nous devrions éviter de causer aux animaux une souffrance inutile, éviter de leur causer des souffrances à moins que cela entre dans les limites de ce qui est indispensable aux activités dans lesquelles nous les utilisons. Comme le font remarquer les tenants et les opposants des conceptions « welfaristes », ce qui compte comme une souffrance inutilement infligée sera déterminée par ceux qui se livrent à des pratiques utilisant les animaux.

  • 2 Comparer à D. Hume, Enquête sur les principes de la morale, p. 93-94 : nous pouvons imposer tous (...)

53Dans les termes imagés de Tolstoï, nous pourrions dire que la conception « welfariste » est essentiellement que nous devrions alléger les fardeaux que nous imposons aux animaux sans descendre de leur dos, sans cesser de leur imposer des fardeaux, fardeaux que nous leur imposons parce que nous le pouvons, parce qu’ils sont en général sans défense2.

54Des conceptions « welfaristes » du traitement des animaux peuvent aisément s’associer à l’idée que les hommes ont droit à une forme de respect moral qui n’est pas due aux animaux. La structure d’une telle conception est alors frappante : nous pouvons rendre possible notre monde moral régi par le respect, et rehausser nos propres vies, grâce aux fardeaux que nous mettons sur le dos des animaux, et nous proposons d’agir ainsi, bien que le « welfariste » ajoute ensuite que nous devrions encourager l’allégement de ces fardeaux par tous les dispositifs qui n’interfèrent pas avec le fait que les animaux continuent à porter le poids que nous mettons sur leurs dos. La force du mouvement pour les droits des animaux provient du sentiment de la profonde injustice d’une telle conception. Ce mouvement insiste sur deux idées : premièrement, que les tenants du bien-être animal laissent en place et ne remettent pas en question le traitement injuste des animaux, et deuxièmement, que seul un appel aux droits des animaux peut servir d’alternative appropriée au « welfarisme ». Les exigences de justice sont ainsi opposées à des appels à la bonté, à la compassion ou au soin, parce que ces appels à l’émotion sont supposés conduire au « welfarisme ».

55J’ai suggéré qu’il n’y a rien de grave à concevoir la justice en lien avec la pitié. La pitié peut, à un certain niveau, motiver les « welfaristes » que Tolstoï décrit ; mais Tolstoï lui‑même n’oppose pas la justice à la pitié. Au lieu de cela, il nous conduit à voir une certaine absence de pitié au cœur du « welfarisme », une disposition à persévérer dans ce que nous faisons aux êtres vulnérables, une disposition à continuer à les assujettir à notre pouvoir parce que nous le pouvons, parce que cela nous arrange d’agir ainsi, et parce que cela a arrangé des gens comme nous depuis des millénaires. « Disposition » est en vérité un mot trop faible : nous ne voulons pas abandonner une forme de vie qui repose sur l’oppression des autres ; et la volonté de continuer à exercer le pouvoir de telle manière, la volonté de poursuivre l’oppression, est inséparable de la « compassion » que nous exprimons dans le « welfarisme ». Ce que montre Tolstoï, c’est qu’il peut y avoir une grande malhonnêteté du cœur dans ce que nous comprenons comme notre propre compassion. Mais cela peut difficilement impliquer que nous ayons besoin de trouver, ou puissions trouver, une analyse de la justice qui coupe le lien entre la justice et la pitié ou la compassion. Tolstoï attire l’attention sur la profondeur de notre attachement aux institutions qui rendent possibles toutes sortes de biens pour nous-mêmes à des coûts terribles pour les autres, un attachement qui est entièrement compatible avec l’effort pour rendre ces coûts un peu moins onéreux, et donc les institutions un peu moins dérangeantes pour les consciences les plus douillettes.

  • 3 B. Williams, Ethics and the Limits of Philosophy, p. 118-119.
  • 4 Je suis très reconnaissante à ceux qui m’ont donné l’occasion de présenter une première version d (...)

56Argumentant contre les théoriciens des droits des animaux, Bernard Williams critique l’idée qu’il y ait un « spécisme », analogue au racisme ou au sexisme, dans l’importance que nous accordons aux êtres humains au sein de notre pensée morale. Les théoriciens des droits des animaux font l’erreur d’essayer d’argumenter à partir d’un point de vue moral qui n’est pas le nôtre, qui n’est pas un point de vue humain ; mais, dit-il, les arguments moraux doivent avoir une assise dans notre point de vue : le raisonnement moral ne nous conduit pas à « dépasser l’humanité »3. La pensée de la justice et de l’injustice en rapport avec les animaux que j’ai présentée ici a une assise dans la pensée morale humaine – dans la perception de l’injustice qu’il y a à soumettre les autres à notre volonté. Nous entendons avoir un monde dans lequel nous nous traitons les uns les autres avec respect, et nous entendons faire porter aux animaux les fardeaux, fardeaux multiformes, de notre manière de vivre comme nous croyons que les êtres humains devraient le faire. Nous entendons faire cela, et nous avons le pouvoir de la faire. Nul besoin de voir cela du point de vue de l’univers pour y percevoir une injustice4.

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Notes

1 G. E. Moore, « Wittgenstein’s Lectures in 1930-1933 », in : Philosophical Papers, p. 314-315, et la discussion par Wittgenstein de l’« acceptation d’une image » dans les Recherches philosophiques, § 144. Cf. aussi la discussion sur la manière d’enseigner à quelqu’un la distinction entre les polygones constructibles et non-constructibles en développant la compréhension qu’il a de « l’analogue » et du « non analogue » : Wittgenstein, Cours sur les fondements des mathématiques, p. 49-59. Pour un développement de ces idées de Wittgenstein en un sens quelque peu différent, voir ce que dit John Wisdom sur la méthodologie de la « connexion » et de la « déconnexion » dans : « Gods », Proceedings of the Aristotelian Society, n° 45, p. 185‑206.

1 Je me concentrerai sur l’essai « La Personne et le Sacré ». Simone Weil traite des droits et de la justice dans d’autres écrits qui appartiennent en gros à la même période ; je ne m’occuperai pas ici des problèmes qui se posent pour mettre en évidence une cohérence entre ses conceptions dans différents ouvrages. [N.d.T. : Il s’agit de l’essai paru en décembre 1950 dans le n° 36 de La Table ronde et repris sous le titre « La Personne et le Sacré ». Nous nous référons ici à la pagination des Œuvres Complètes parues chez Gallimard. L’essai porte le titre « Collectivité. Personne. Impersonnel. Droit. Justice » et figure dans le tome V, volume I, intitulé Écrits de NewYork et de Londres (1942-1943), p. 212-236]

2 Cf. en particulier Wittgenstein, Fiches, § 378-388.

3 S. Weil, OC, V, 1, p. 222. Sur les sources anciennes du concept des droits de l’homme, voir R. Sorabji, Animal Minds and Human Morals: The Origins of the Western Debate, en particulier chap. 11.

4 Dans l’importance que revêt pour Weil l’opposition entre les deux cris, « Pourquoi ai-je moins que lui ? » et « Pourquoi me fait-on du mal ? », on peut voir l’influence de l’opposition établie par le second Discours de Rousseau entre amour-propre et amour de soi. La conception que Weil se fait du cri « Pourquoi ai-je moins que lui ? » en tant que lié à ce qu’elle appelle « personnalité », et sa conception du second cri comme lié à « l’impersonnel », suivent Rousseau au sujet du caractère de la différence entre amour-propre et amour de soi. Il faudrait remarquer ici qu’on ne doit pas identifier l’opposition entre les deux cris avec celle qui existe entre les expressions verbales opposées. Il peut bien y avoir des occasions dans lesquelles le cri « Pourquoi ai-je moins que lui ? » ou « Pourquoi ai-je moins qu’avant ? » peut être exprimé par les mots « Pourquoi me fait-on du mal ? ». La caractérisation importante du cri de protestation contre l’injustice ne tient pas aux mots utilisés, mais à la capacité qu’a notre cœur de réagir à un tort réel. Que l’enjeu ne soit pas purement verbal est montré par sa remarque (p. 232) selon laquelle il est nécessaire d’apprendre à distinguer entre les deux cris. Le sous-entendu est que cela n’est pas facile, alors que ce le serait si la différence était purement verbale. Voir aussi la discussion de Peter Winch sur l’identification du cri d’injustice dans Simone Weil: “The Just Balance”, p. 181‑183.

5 Cf. P. Winch, op. cit., chap. 14, en particulier, p. 181.

6 OC, V, 1, p. 221.

7 Idem, p. 224

8 Bien qu’il y ait de nombreuses façons de diviser les droits en catégories, par exemple, en droits fondamentaux et non fondamentaux, je ne pense pas qu’aucune de ces divisions corresponde à la distinction que fait Simone Weil. Je ne peux pas en discuter plus avant ici.

9 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre V, 84-113.

10 Pour la façon dont Simone Weil traite du dialogue avec les Méliens, voir « Formes de l’amour implicite de Dieu », OC, IV, 1, p. 288, voir aussi « Luttons-nous pour la justice ? », OC, V, 1, p. 240-242. [N.d.T. : Le premier texte correspond à l’essai « Formes de l’amour implicite de Dieu » du tome IV des Œuvres Complètes, qui a aussi été édité sous le titre Attente de Dieu. C’est une lettre adressée au père Perrin. Le second texte est un essai initialement paru en 1953 dans le numéro 28 de la revue Preuves et plus tard édité à part sous le titre Luttons-nous pour la justice ?]

11 Voir les sources mentionnées dans la note 1 ci-dessus.

1 OC, V, 1, p. 221 ; voir aussi p. 213.

2 Cf. C. Woodham-Smith, The Great Hunger: Ireland 1845-1849, p. 167, p. 132.

3 OC, V, 1, p. 221-222.

4 Il est intéressant de noter le contraste et la ressemblance entre la critique du langage des droits que fait Mary Ann Glendon et celle de Simone Weil. Les deux auteurs considèrent comme essentiel l’effet de distorsion que produit le modèle des droits de propriété sur le discours politique, mais Simone Weil le voit comme quelque chose qui traverse tout le discours européen sur les droits à partir des Lumières, tandis que Glendon considère le modèle de la propriété comme un trait caractéristique de la pensée lockienne-américaine des droits. On pourrait formuler la différence dans les termes suivants : pour Glendon, les droits de 1789 ne pourraient pas être envisagés comme des types purs du droit de propriété dans le style lockien (voir surtout, M.-A. Glendon, Rights Talk) ; pour Simone Weil, le langage de 1789, bien qu’il porte en apparence sur une diversité de droits, les conçoit tous dans les termes de l’unique modèle sous-jacent : le droit de propriété.

5 Pour la relation entre revendications de droits et litige, voir OC, V, 1, p. 221-223.

6 Voir P. Winch, op. cit., sur le rôle des malentendus en relation avec les vues de Simone Weil sur la justice. Toutefois, Winch suggère que, selon la conception de Weil, on ne peut parvenir à ce en quoi la justice consiste dans un cas particulier qu’au moyen d’une discussion « dans laquelle toutes les parties doivent être prêtes à ajuster leurs vues » (p. 184). Ceci me semble discutable lorsqu’on pense à des cas comme celui de la jeune fille amenée de force dans une maison close. Dans un tel cas, la justice exige que ce traitement ne soit pas infligé à la jeune fille. Afin de voir ce que la justice exige ici, nous n’avons aucun besoin de dissiper quelque malentendu que ce soit, et nous n’avons pas davantage besoin d’un débat dans lequel les parties devraient se tenir prêtes à ajuster leurs vues. Et il en est de même dans le cas donné par Weil (OC, V, 1, p. 215-228) d’un magistrat qui raille un accusé. Je pense que Winch cherche à donner un compte rendu unique et cohérent des vues sur la justice que Weil a exprimées dans différents essais écrits pendant la guerre ; je soutiendrais que Weil est tiraillée entre différentes directions dans ces différents essais, et qu’elle donne, dans certains d’entre eux, un poids au consentement qui n’est pas pleinement compatible avec l’examen de la justice dans « La Personne et le Sacré ». Une chose qui ferait ressortir la différence est que l’examen de la justice dans les autres essais ne peut pas couvrir aisément le traitement injuste des enfants, tandis qu’il n’y a pas de problème sur ce qui constituerait un traitement injuste des enfants dans l’analyse de « La Personne est le Sacré ». Ma lecture des différents essais, exprimée dans les termes d’une conception wittgensteinienne de la grammaire, est que Weil développe plusieurs manières apparentées mais distinctes de comprendre la grammaire de la justice et de l’injustice. [N.d.T. : Sur l’importance du consentement, voir par exemple le texte « Luttons-nous pour la justice ? », p. 244].

7 J. Woolman, Some Considerations on the Keeping of Negroes, 1754, et Considerations on Keeping Negroes, 1762.

8 Considerations, p. 39 ; voir aussi p. 82, ainsi que Some Considerations, p. 17.

9 L’argumentation de Woolman contient également un lien entre ce que Weil décrit comme l’« impersonnel » et la liberté authentique ; cf. Considerations, p. 82-83.

1 La question est ici compliquée, et elle implique l’idée d’emplois légitimes et illégitimes d’un terme. Par exemple, considérons à nouveau la thèse selon laquelle il serait injuste d’interdire aux marchands irlandais de réaliser des profits spéculatifs. Ceci ne pourrait-il pas montrer que la justice n’est pas davantage liée au bien que le sont les droits ? Non, selon Weil, parce que la notion de justice n’est pas employée légitimement ici. Je pense que son idée est que le niveau « moyen » auquel opère la notion de droit implique que les marchands peuvent l’utiliser (ou ceux qui parlent en leur faveur) en faisant valoir qu’on devrait leur permettre de vendre leurs stocks à des prix élevés, tandis que c’est un contresens sur la justice que de chercher à la dériver de considérations sur les droits. Il est ainsi illégitime de prétendre que la distribution de nourriture aux affamés constitue une injustice pour les marchands irlandais dès lors que cela les prive de profits spéculatifs. Voir OC, V, 1, p. 235-236, sur l’usage approprié ou légitime de mots comme « justice » et sur les difficultés et les dangers qu’on rencontre à en faire usage.

2 Les droits protégeant les tenanciers étaient souvent des droits coutumiers plutôt que légaux ; voilà pourquoi le développement de la loi, en particulier de la loi moderne de propriété, a fréquemment favorisé le traitement injuste de ceux qui dépendaient de droits coutumiers. La formulation des enjeux en termes de droits des deux parties peut obscurcir la justice au sens où Simone Weil l’entend. De fait, la poésie de la dépossession s’attache non aux droits mais au traitement impitoyable des personnes vulnérables, i.e. à la justice au sens de Weil. Formuler l’enjeu en termes de droits des deux parties suggérerait une solution en termes de compensation, ce qui est exactement le genre de solution qui montre, pense Weil, que ce qui est en jeu a été méconnu.

3 S. Weil, « Études pour une déclaration des obligations envers l’humain », OC, V, 2, p. 103, ainsi que le « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’humain », p. 138.

4 OC, V, 1, p. 232.

5 Un éclaircissement : on pourrait demander quelle est la relation entre l’opposition que Weil souligne entre justice et droits, et l’opposition d’Aristote entre la justice au sens large et la justice au sens étroit. La « justice au sens large » d’Aristote comprend toute la vertu pour autant qu’elle porte sur nos relations mutuelles. Un homme est injuste dans ce sens large s’il est adultère, que ce soit par complaisance envers lui-même ou par convoitise ; mais s’il commet l’adultère pour de l’argent, et que le motif est la convoitise, la cupidité, il est alors également injuste au sens étroit, mais l’adultère par complaisance envers lui-même n’est pas injuste au sens étroit. L’injustice au sens étroit est liée à la prise de possession inique et à la cupidité. La suggestion pourrait être que l’injustice dans ce sens étroit correspond à ce que Weil entend par violation des droits, tandis que l’injustice au sens large d’Aristote correspond à la « justice » de Weil. Mais la correspondance suggérée ne tient pas. Tout ce qui est injuste dans le sens étroit d’Aristote est aussi injuste dans le sens plus large ; et cela suffit à montrer qu’Aristote et Weil ne font pas la même opposition. Il vaut la peine de noter des différences supplémentaires entre ces deux couples d’opposés. Bien des revendications au sujet de ce qu’on a le droit (légal ou non légal) de faire peuvent refléter la convoitise et la cupidité ; les revendications au sujet des droits que l’on a de faire ceci ou cela ne peuvent être identifiées aux revendications touchant ce qu’il est permis de faire en toute justice, si l’on prend la justice au sens aristotélicien étroit. (Il est clair que, lorsque les autorités britanniques en vinrent à considérer que les marchands irlandais avaient le droit de faire des profits considérables, elles n’auraient pas jugé pertinent du point de vue des droits le fait que les marchands agissaient avec cupidité, et cherchaient à obtenir le plus possible, alors que ces faits seraient pertinents pour décider du juste au sens aristotélicien étroit. On ne peut pas séparer ce qui est juste, en ce sens étroit, de ce qu’un homme juste ferait, et aucun homme juste ne courrait cupidement après les profits les plus élevés possibles. Ce point ne dépend pas du fait que les droits en question soient des droits légaux ; ils ne l’étaient pas). Les actions issues de la convoitise et de la cupidité seront souvent des violations de la justice dans le sens de Weil ; elles seront également des violations de la justice au sens aristotélicien étroit. Donc, le sens étroit de l’injustice d’après Aristote ne correspond pas à la sphère des revendications au sujet des droits, telle que la conçoit Weil. Et le sens large de l’injustice d’après Aristote ne correspond pas à la notion d’injustice de Weil. Qu’une action injuste au sens large d’Aristote soit injuste au sens de Weil, il faudrait le montrer dans le cas individuel considéré. Les actions injustes telles qu’elle les comprend seraient parfois injustes au sens étroit d’Aristote ; en général, elles seraient également injustes au sens large d’Aristote, mais la catégorie aristotélicienne de l’injustice au sens large est plus vaste. Une raison, dès lors, pour laquelle l’opposition d’Aristote et l’opposition de Weil ne coïncident pas est que la catégorie large d’Aristote est destinée à être en corrélation avec une catégorie large de vertus (et de vices correspondants), tandis que celle de Weil est en corrélation avec des vertus et des vices plus spécifiques (incluant les vices d’insensibilité à la pitié et d’absence d’attention).

1 « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’humain », p. 139.

2 Parce que la fausseté de cette affirmation paraît évidente même pour une observation superficielle des choses aussi familières que l’attachement des chiens à leur maître, on peut se demander si Simone Weil considérait l’observation comme incapable d’invalider des affirmations de ce genre. Voir S. Weil, Leçon de philosophie, p. 56.

3 « La Personne et le Sacré », p. 213.

4 On pourrait soutenir que la généralisation est ici une erreur, et que certains animaux s’attendent vraiment, par exemple, à ce qu’on leur fasse du bien. Ainsi, le fait que de nombreux chiens continuent d’avoir confiance et de croire en la bonté des êtres humains en dépit des mauvais traitements motive la répulsion morale que bien des gens éprouvent au spectacle de ce que nous leur faisons subir.

5 J’ai déjà mentionné que la pensée de la justice et de l’injustice de Weil était influencée par le second Discours de Rousseau, qui est plus manifestement compatible avec une application aux animaux que ne l’est la propre analyse de Weil.

6 Cf. A. D. Woozley, « Injustice », in : N. Rescher (ed.), Studies in Ethics ; voir aussi J. Shklar, The Faces of Injustice. Woozley et Shklar soulignent tous les deux une distinction entre s’attendre à ce que quelqu’un se conduise d’une certaine manière et attendre de quelqu’un tel ou tel comportement, bien qu’ils ne formulent pas la distinction exactement de la même façon. Ils expliquent ensuite tous les deux l’injustice en termes de ce que nous pouvons attendre des autres. Pour Weil, par contraste, l’injustice est présente quand on contrarie l’attente des gens qu’on leur fera du bien, et ce n’est pas une attente dont on puisse montrer la légitimité.

7 « Études pour une déclaration des obligations envers l’humain », p. 96.

8 Voir en particulier « La Personne et le Sacré », p. 223 : « Si l’on dit à quelqu’un qui soit capable d’entendre : “Ce que vous me faites n’est pas juste”, on peut frapper et éveiller à la source l’esprit d’attention et d’amour. Il n’en est pas de même de paroles comme : “J’ai le droit de…”, “Vous n’avez pas le droit de…” ; elles enferment une guerre latente et éveillent un esprit de guerre. La notion de droits, mise au centre des conflits sociaux, y rend impossible de part et d’autre toute nuance de charité ». (Il est important de ne pas donner à « charité » sa signification familière et étroite dans cette remarque). Voir aussi « Luttons-nous pour la justice ? », p. 245 : « Il faut être aveugle pour opposer justice à charité ; pour croire que leur domaine est différent, que l’une est plus large, qu’il y a une charité au-delà de la justice, ou une justice en deçà de la charité. Quand les deux notions sont opposées, la charité n’est plus qu’un caprice d’origine souvent basse, et la justice n’est que de la contrainte sociale […]. Beaucoup de controverses entre la droite et la gauche se réduisent à l’opposition entre le goût du caprice individuel et le goût de la contrainte sociale ; ou plus exactement peut-être, entre l’horreur de la contrainte sociale et l’horreur du caprice individuel. La charité et la justice n’y sont pas intéressées ». Une philosophe contemporaine qui a insisté sur la relation entre compassion et justice est Martha Nussbaum. Son analyse de la relation entre compassion et justice est cependant très différente de celle de Weil. Voir par exemple : M. Nussbaum, « Compassion: the Basic Social Emotion ». L’idée que la justice est liée à l’amour dans la perception qu’on a des autres est aussi centrale dans la pensée d’Iris Murdoch : cf. I. Murdoch, La Souveraineté du Bien.

1 Pour une discussion des anciennes théories de la justice possédant une structure similaire, cf. R. Sorabji, op. cit.

2 Certains lecteurs peuvent n’être pas familiers d’Horton l’éléphant. Voir Dr Seuss, Horton Hatches the Egg. Horton s’engage à garder l’œuf d’un oiseau ; il a voulu dire ce qu’il a dit et dit ce qu’il a voulu dire (foi d’éléphant à cent pour cent) ; mais c’est seulement au travers de multiples aventures et difficultés qu’il découvre les implications du fait de vouloir dire ce qu’il a dit, la nature de la loyauté dont il parlait au début et dont il continue à parler [N.d.T. : Horton, qui garde l’œuf de l’oiseau Mayzie partie en vacances à Palm Beach, ne cesse de répéter tout au long de l’histoire, en endurant toutes sortes de désagréments et d’humiliations liés à cette promesse : « J’ai voulu dire ce que j’ai dit et j’ai dit ce que j’ai voulu dire ». Il découvre à la fin de l’histoire que le bébé porte ses traits. Cette découverte jette une lumière nouvelle sur ce qu’il a voulu dire].

3 Cf. V. Hearne, Adam’s Task: Calling Animals by Name, et « A Taxonomy of Knowing: Animals Captive, Free-Ranging, and at Liberty ». Voir en particulier p. 453, sur le « regard réceptif », et p. 456, sur la croyance préalable à la constitution de ce qui est dit en vérité et en connaissance.

4 C. Milosz, Terre inépuisable, p. 45. [N.d.T. : Le titre du poème de Milosz dans la traduction anglaise est « One More Day ». Le titre français est en fait plus proche de ce qu’a en vue Cora Diamond].

5 Dans ce paragraphe, j’ai à l’esprit une diversité de conceptions qui semblent exclure la position de Weil. Voir par exemple Christine Korsgaard sur ce que « nous » ne pouvons plus penser. Nous ne pouvons plus, dit‑elle, lier le réel et le bien de la manière dont Platon a tenté de le faire ; la réalité résiste plutôt à la raison et à la valeur ; et l’éthique kantienne est la seule éthique compatible avec la métaphysique du monde moderne. Voir C. Korsgaard, The Sources of Normativity, p. 4-5. Je ne peux pas discuter ici des questions qu’elle soulève, en particulier d’un genre de question comme celle de savoir si le réel peut encore être considéré comme bon.

1 OC, V, 1, p. 215-228.

2 Pour un bref exposé du contexte, voir G. Francione, Animals, Property and the Law, p. 179-182. Voici la description que donne Francione de la scène en question : « Dans une scène, un laborantin pose avec un animal dont l’hémisphère crânien est bardé de sutures, et l’équipe du laboratoire, y compris Gennarelli [l’un des directeurs], rient de l’animal dont ils moquent l’“allure punk” ».

3 Voir B. Harisson, Orang-Utan, p. 202. Voir aussi T. Harisson, « Dear Cousin! », in : B. Harisson, op. cit., p. 25.

4 Pour une conception de la manière dont nous devrions traiter les animaux qui échappe à la critique que je fais ici des théoriciens des droits des animaux, voir les écrits de Stephen Clark, par exemple : S. Clark, Animals and Their Moral Standing.

1 Voir aussi I. Murdoch, op. cit., p. 55-56 ; Murdoch remarque, en discutant de l’attention à la réalité au sens de Weil, que dans de tels contextes, « réalité » opère comme un terme normatif.

2 Voir R. Sorabji, op. cit., p. 131, la référence à Sextus, et voir toute la discussion de Sorabji sur l’oikeiôsis en rapport avec la possibilité d’étendre la notion de justice aux animaux.

3 Idem, p. 131-132.

4 D. H. Lawrence, Phoenix, p. 344-345.

1 L. Tolstoï, « Que devons-nous faire ? », p. 125-126, p. 256-257.

2 Comparer à D. Hume, Enquête sur les principes de la morale, p. 93-94 : nous pouvons imposer tous les fardeaux que nous voulons aux animaux, et l’imposition de tels fardeaux doit être limitée par nos sentiments de bonté, mais ce n’est pas une question de justice. La justice est, pour Hume, conçue en termes de droits de propriété et de droits qui peuvent être conçus sur le modèle de la propriété. Un système de justice est quelque chose que nous instituons, en y incluant ceux qui, indépendamment d’un tel système, peuvent nous faire éprouver les effets de leur ressentiment. (La societas liée à la justice est celle de l’égalité brute de pouvoir). Les Européens croyaient, nous dit Hume, qu’ils pouvaient s’en tirer en traitant les Indiens comme incapables d’une réaction effective aux mauvais traitements. Il ne mentionne pas les Africains, mais sa discussion implique que la réduction en esclavage des Africains n’est pas une injustice, et que le traitement d’une personne quelconque réduite en esclavage devrait être limité par la bonté et l’humanité. Les conceptions « welfaristes » au sujet des animaux n’impliquent pas nécessairement que la réduction de quelqu’un en esclavage n’est pas une injustice s’il ne peut pas effectivement résister. Ce que les conceptions « welfaristes » des animaux ont en commun avec Hume, c’est l’idée qu’il existe certains êtres du dos desquels nous n’avons pas à descendre ; et que, compte tenu du fait que nous allons exercer un pouvoir sur ces êtres, nous devrions rendre les selles les plus confortables possibles à ceux sur qui nous nous asseyons, pour que ceci soit compatible avec le fait que nous y restions fermement installés.

3 B. Williams, Ethics and the Limits of Philosophy, p. 118-119.

4 Je suis très reconnaissante à ceux qui m’ont donné l’occasion de présenter une première version de cet article au titre de conférence Julia Jean Nelson Rudd sur les Droits des Animaux à l’université d’Indiana. J’ai grandement bénéficié des commentaires de l’auditoire à cette conférence.

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Pour citer cet article

Référence papier

Cora Diamond, « L’injustice et les animaux »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 49 | 2021, 23-60.

Référence électronique

Cora Diamond, « L’injustice et les animaux »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 49 | 2021, mis en ligne le 30 mai 2021, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/4577 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.4577

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Auteur

Cora Diamond

Université de Virginie

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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