1L’idée de naturaliser la phénoménologie peut apparaître comme une opération de purification objectivante, de réduction de sa perspective transcendantale au rêve d’une science de la nature animée par le désir de dépasser nos limites subjectives et de connaître le réel tel qu’il est et pas seulement tel que nous pouvons l’appréhender. Or, les dérives d’un certain positivisme scientiste du passé ont montré l’intérêt qu’il y a pour le monde scientifique d’un regard qui met l’accent non point sur les objets à connaître, mais sur les conditions subjectives a priori de la libido sciendi, ne serait-ce que pour rappeler comme l’a si bien écrit Heisenberg que « les sciences de la nature présupposent toujours l’homme ». Cela paraît d’autant plus judicieux que le biologiste von Uexküll a montré que tous les êtres vivants se comportent à l’égard de leur environnement comme des sujets qui, loin de subir passivement les effets du milieu, sont équipés pour s’y orienter activement et assurer leur existence. Les sciences de la nature apparaissent alors pour ce qu’elles sont, des sciences de l’homme !
2Si j’ai évoqué, dans le cadre du colloque dont le thème était « la naturalisation de la phénoménologie », le concept de « cercle fonctionnel » élaboré dès 1920 par le biologiste et philosophe allemand Jakob von Uexküll, c’est parce qu’il m’a semblé qu’il pouvait constituer une réponse concrète à la question thématique du colloque. Cette question, telle qu’elle est formulée, m’a plongé, je l’avoue, dans une certaine perplexité philosophique dans la mesure où elle m’est apparue comme une tentative de réduire la démarche phénoménologique à celle des sciences dites naturelles. Or, celles-ci reposent sur le présupposé que la science, et elle seule, nous permet d’objectiver ce qu’on appelle couramment « les lois de la nature » et d’accéder ainsi à la réalité telle qu’elle est, et pas seulement à celle qui ne ferait que nous apparaître. Par exemple, Stanislas Dehaene, spécialiste de psychologie cognitive expérimentale, exprime cette position épistémologique de façon claire quand il écrit ceci, dans un livre récent intitulé « Le code de la conscience » :
- 1 S. DEHAENE, Le code de la conscience, p. 207 et p. 360.
« En un mot, le mystère de l’expérience subjective est aujourd’hui éventé. Au cours de la perception consciente, les neurophysiologistes n’ont aucune difficulté à enregistrer des décharges neuronales spécifiques d’une image ou d’un concept, et ce dans plusieurs régions du cerveau… Nos états cérébraux sont nécessairement déterminés par des causes physiques, car rien de ce qui est matériel n’échappe aux lois de la nature ».1
- 2 W. HEISENGERG, La nature dans la physique contemporaine, p. 120.
3S. Dehaene adopte la posture épistémologique qu’on appelle le monisme matérialiste et réduit la conscience au fonctionnement de ce qu’il appelle la « machine neuronale », ce qui lui permet de se projeter dans un avenir où existeraient des espèces de cyborgs androïdes capables de ressentir des vécus de conscience analogues aux nôtres. A partir du moment, en effet, où nous considérons que les lois de la nature que nous avons formalisées mathématiquement expliquent la genèse même de ce que nous appelons la nature, que notre symbolisme s’identifie en somme au réel, le genre d’anticipation imaginé par S. Dehaene n’est plus de l’ordre de la science fiction ! Je pourrais citer de nombreux philosophes qui s’inscrivent en faux contre ce qu’ils considèrent comme l’expression d’une profession de foi. Mais je préfère me référer à un scientifique, et pas des moindres en l’occurrence puisqu’il s’agit de Werner Heisenberg, qui a écrit ceci : « Les lois naturelles que, dans la théorie des quanta, nous formulons mathématiquement, ne concernent plus les particules élémentaires proprement dites, mais la connaissance que nous en avons ».2 D’où sa conclusion : « Les sciences de la nature présupposent toujours l’homme, et, comme l’a dit Bohr, nous devons nous rendre compte que nous ne sommes pas spectateurs mais acteurs dans le théâtre de la vie ». Ces réflexions de Heisenberg et de Bohr réintroduisent les hommes de science dans le paysage qu’ils élaborent et posent une limite au mythe d’une objectivité sacralisée censée nous faire connaître la nature en soi. Elles illustrent à leur manière, comme nous allons le voir, le concept de cercles fonctionnels de von Uexküll.
- 3 J. VON UEXKULL, Mondes animaux et monde humain, p. 19.
4Von Uexküll a choisi le comportement de la tique pour nous introduire dans ce qu’il a appelé les cercles fonctionnels. Quand la femelle a été fécondée, elle se dirige vers la pointe d’une branche grâce à la sensibilité de sa peau à la lumière. Puis, son odorat lui permettant de détecter l’acide butyrique que dégagent les follicules sébacés de tous les mammifères, elle se laisse tomber sur la première proie qui passe et, grâce à son sens tactile, trouve une place dépourvue de poils. Elle enfonce le rostre dans le tissu cutané et aspire un flot de sang chaud. Enfin, elle se laisse tomber sur le sol, y dépose les oeufs et meurt, car le repas de la progéniture est assuré. La tique possède trois accès sensoriels au milieu, lumineux, olfactif et tactile (Merkwelt ou monde perceptif) et trois comportements (Wirkwelt ou monde actif). Le couple perception/action, Uexküll l’appelle précisément « cercle fonctionnel », l’ensemble des cercles fonctionnels d’un animal formant son monde propre (Umwelt ou monde environnant). Tout être vivant configure ainsi le milieu dans lequel il vit en fonction de l’a priori de sa constitution, de sa « forme » comme s’exprimait Aristote, et de ses besoins. Cet être « est un sujet qui vit dans son monde propre dont il forme le centre ».3 Nietzsche avait à sa façon exprimé une conception des êtres vivants qui préfigure celle de von Uexküll quand il écrit ceci :
- 4 F. NIETZSCHE, La volonté de puissance I, p. 89.
« Que les choses puissent avoir une nature en soi, indépendamment de l’interprétation et de la subjectivité, c’est une hypothèse parfaitement oiseuse; elle supposerait que l’interprétation et la subjectivité ne sont pas essentielles, qu’une chose détachée de toutes ses relations est encore une chose… Le monde est essentiellement un monde de relations; vu de divers points de vue, il a autant de visages différents ».4
5Roger Chambon a résumé de son côté les conclusions que l’on peut tirer de la conception de von Uexküll :
- 5 R. CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, p. 533.
« Le réel est tel, au profond de lui-même, qu’il peut se manifester, s’illustrer, se phénoménaliser, de multiples façons sans que l’une d’elles, puisée dans l’inépuisable, ait le droit de se prétendre correspondre à cette norme suprême qui n’existe pas. Le monde apparaissant est forcément Umwelt ; l’homme n’échappe pas davantage à l’environnement spécifique que la tique ou l’éléphant. Inversement, l’Umwelt (chaque Umwelt) est bien le monde même, le monde de fond en comble ».5
6Pour illustrer la multiplicité d’aspects que peuvent prendre les mondes propres des humains, von Uexküll met en relief, dans la conclusion de son livre, « les milieux des hommes de science », celui de l’astronome, du chimiste, du physicien, du physiologiste :
- 6 J. VON UEXKULL, op. cit., p. 90.
« Le physicien constate que les ondes lumineuses qui frappent nos yeux s’associent à d’autres ondes, sans présenter la moindre différence de nature. Ce sont des ondes et rien de plus. Les ondes lumineuses jouent un rôle tout différent dans le milieu du physiologiste qui étudie les sens. Chez lui, elles deviennent des couleurs ayant leurs lois propres… Phénomènes déroutants au niveau des ondes, et cependant les couleurs sont aussi réelles que les ondes. Il en est ainsi dans chaque domaine. Dans le milieu de la nature chez le behavioriste, le corps produit l’esprit ; dans le monde du psychologue l’esprit édifie le corps ».6
7Ainsi, la phénoménologie, laquelle reconnaît à l’instar de la perspective d’un von Uexküll que la relation d’un être vivant à l’égard de son environnement est celle d’un sujet affectif et dynamique qui configure son monde selon ses moyens et ses buts en s’appropriant certaines caractéristiques du milieu, n’est pas une démarche critique, au sens négatif de ce terme, vis-à-vis de celle des sciences naturelles. Elle rappelle seulement, si besoin est, à l’homme de science, que sa visée objectivante est celle d’un sujet qui tente, avec sa méthode expérimentale, ses moyens techniques sophistiqués, son recours au symbolisme mathématique d’élargir les dimensions cognitives de son monde propre, de les partager avec d’autres sujets et d’affermir ainsi son soi face au non-soi de la nature. Descartes, enthousiasmé par les progrès de la physique et des mathématiques, avait invité les hommes de science à mettre leurs connaissances au service de la vie humaine afin de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». L’ascèse objectivante propre aux hommes de science apparaît ainsi comme une des manifestations comportementales possibles de notre « volonté de puissance », comme dirait Nietzsche. L’objectivité, dans cette perspective, n’est pas le guide infaillible de notre défaillante subjectivité comme on a souvent tendance à le faire croire, mais une fidèle et efficace servante !
- 7 D. FOREST, Neuroscepticisme, les sciences du cerveau sous le scalpel de l’épistémologue, p. 10.
- 8 D. FOREST, op. cit., p. 12.
- 9 P. LEGRENZI, C. UMILTA, Neuromania. On the Limits of Brain Science.
8Alors que pour la neurologie classique, comme le souligne Denis Forest dans un récent ouvrage7, il s’agissait d’étudier des facultés (vision, langage, mémoire), cet auteur constate que l’ambition actuelle d’un certain nombre de chercheurs en neurosciences se traduit par le passage de la référence à un organe que l’on possède à la référence à une entité avec laquelle finalement on se confond.8 Et l’on note, en effet, depuis peu, la prolifération étonnante de vocables commençant par neuro- tels que neuroéconomie, neuroéthique, neurodroit, neuro-esthétique ou encore neuromarketing (et j’en passe et des meilleurs) au point que deux chercheurs italiens en neurosciences ont forgé le terme de neuromanie pour se moquer de cette mode neurobiologique.9 Pour comprendre la fascination que peut exercer l’idée de pouvoir un jour réduire l’esprit humain à l’homme neuronal, pour utiliser le titre d’un livre bien connu de Jean-Pierre Changeux, je vais me servir d’un certain nombre de considérations extraites du passionnant ouvrage de Stanislas Dehaene déjà cité. Pour ce chercheur, en effet,
- 10 S. DEHAENE, op. cit., p. 226-227.
- 11 S. DEHAENE, op. cit., p. 272.
« seule une théorie mathématique peut expliquer comment le mental se réduit au neural. Les neurosciences attendent encore leur Maxwell ou leur Boltzmann qui formulera les lois de mise en liaison de ces deux domaines. »10 S. Dehaene vient d’évoquer la théorie cinétique des gaz au XIXe siècle qui a réussi à établir « comment les variables macroscopiques de pression et de température émergent du mouvement des atomes d’un gaz. Ce n’était que la première d’une longue série de modèles mathématiques de la matière… » Pour ce chercheur, « il serait fascinant de parvenir à reproduire, dans un superordinateur, la géométrie et les propriétés moléculaires de tous les neurones et de toutes les connexions d’un cerveau humain »11 (c’est moi qui souligne).
9Pouvoir réduire l’activité mentale à des algorithmes propres à l’intelligence artificielle, tel est en effet le rêve ! Ce rêve me fait irrésistiblement penser à la passion qu’avait Descartes pour les mathématiques lesquelles, comme il le note dans son Discours de la méthode, lui plaisaient à cause de la certitude. Or, pour Descartes, comme pour Galilée, l’ordre naturel repose sur les lois de la géométrie : réussir à décrire mathématiquement le monde, c’est rien moins que de le connaître tel qu’en lui-même Dieu l’a fait.
10La sublimation des mathématiques a une longue histoire qui nous vient non point de Platon, comme on a tendance à le croire, mais de Pythagore comme le souligne l’anthropologue Paul Jorion. Il s’agit, aux yeux de cet auteur,
- 12 P. JORION, Comment la vérité et la réalité furent inventées, p. 326.
« d’une théologie très particulière : celle d’une religion professée par certains mathématiciens pour qui la réalité ultime est constituée de nombres dont il est permis aux initiés d’obtenir une intuition immédiate. »12
11Pour des mathématiciens comme Cantor, Hilbert, Gödel et Alain Connes, les mathématiques révèlent le monde tel qu’il est, puisqu’il est structuré comme elles. Descartes en était également intimement persuadé : il existe une totale identité entre les formes mathématiques et les lois de la nature. Michel Cazenave cite à propos de cet usage ontologique des mathématiques cette remarquable réflexion de Simone Weil :
- 13 M. CAZENAVE, Les mathématiques et l’âme chez Proclus, p. 440.
« Usage de la mathématique pour faire sentir la possibilité d’une certitude concernant ce qu’on ne comprend pas. »13
12Quant à Nietzsche, il comprenait à merveille
- 14 F. NIETZSCHE, op. cit. p. 193-203.
« combien dans la formation de la raison, de la logique, des catégories, c’est le besoin qui est décisif… Tout l’appareil de la connaissance est un appareil d’abstraction et de simplification, organisé non pour la connaissance, mais pour la maîtrise des choses. Illusion de croire qu’une chose est connue, parce que nous en tenons la formule mathématique. La chose est désignée, décrite, rien de plus. »14
13Ce serait cependant faire une erreur d’interprétation de penser que la position qu’adopte ici Nietzsche est celle d’un sceptique radical, elle est seulement critique. Pour lui, la croyance dans le pouvoir des mathématiques n’est pas un songe puisqu’elles nous permettent d’anticiper les phénomènes en les mimant symboliquement. L’erreur consisterait à ses yeux à prendre les symboles pour le réel et à tomber dans le piège métaphysique. L’attitude adoptée par Nietzsche apparaît comparable à celle préconisée au Moyen-Age par les penseurs nominalistes, lesquels s’opposaient aux soi-disant réalistes, pour qui les concepts n’étaient pas que symboliques, mais réels. De même, Denis Forest, loin de dénigrer, par ses considérations neurosceptiques, les efforts des chercheurs en neurosciences et les résultats déjà obtenus, veut montrer au contraire que
- 15 D. FOREST, op. cit., p. 13.
« le neurosceptique n’est pas un adversaire, mais plutôt un compagnon de route : il pose des questions qui méritent d’être posées, et qui ne peuvent pas être ignorées. »15
14Pour terminer ces considérations, je voudrais résumer un article publié le 3 mars 2015 dans le journal « Le Monde actualités » dans lequel Catherine Mary rapporte des propos de Mark Bishop, professeur d’informatique cognitive au collège Goldsmiths de l’université de Londres. Ce chercheur, passionné par l’intelligence artificielle, conteste l’inquiétude qu’ont manifestée ces temps-ci un certain nombre de physiciens, dont Stephen Hawking, qui s’alarmaient des risques que ferait courir à l’humanité l’intelligence artificielle. Dans un entretien accordé par Hawking à la BBC en décembre 2014, ce dernier n’hésita pas à déclarer que le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à l’humanité. Mais aux yeux de M. Bishop cette crainte repose sur une conception erronée selon laquelle l’esprit humain fonctionnerait selon un ensemble de règles que l’on peut symboliser par des algorithmes et qu’un ordinateur peut simuler. Or, un ordinateur ne comprend pas ce qu’il fait, il ne pourrait en somme que faire semblant.
15Le hasard a voulu que je découvre cette pensée de Pascal :
- 16 B. PASCAL, Pensées, XXIV, p. 67.
« La machine d’arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux : mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté comme les animaux. »16
16Admirable Pascal, qui a été un des premiers à inventer une machine intelligente, et qui a constaté ses performances et aussi ses limites.