1Cet article constitue un état des lieux des difficultés rencontrées par la démarche initiée par Francisco Varela dans sa mise en application concrète. À travers une série d’études se revendiquant de cette approche, ainsi qu’à travers notre propre expérience de terrain au sein d’un laboratoire de neurosciences cognitives, nous examinons les questions épistémologiques liées à la mise en relation des données en première et en troisième personne. Une telle démarche semble plus que jamais d’actualité, en particulier lorsqu’il s’agit de développer une « science de la conscience », mais également de nouvelles perspectives thérapeutiques. Nous esquissons par conséquent quelques pistes de travail permettant de pallier ces difficultés et précisons les modalités de mise en application du projet neurophénoménologique.
- 1 F. J. VARELA, « Present-time consciousness », p. 112.
2Le projet neurophénoménologique initié par Francisco Varela constitue un axe de recherche « dans lequel l’expérience vécue et sa base biologique naturelle sont liées par des contraintes mutuelles fournies par leurs descriptions respectives »1. La mise en pratique de cette démarche consiste donc à faire en sorte que les données obtenues en première et en troisième personne se « contraignent mutuellement ». Dans cette perspective interrelationnelle, la dualité sujet / objet se trouve évacuée au profit de l’étude de leur corrélation fondamentale.
- 2 F. J. VARELA, « Neurophenomenology: A Methodological Remedy for the Hard Problem ».
3Le projet s’est construit en adaptant les travaux de Husserl à la méthodologie scientifique. En particulier, Francisco Varela reprend l’idée d’une réduction phénoménologique, dont il rappelle les quatre étapes fondamentales2 :
-
La réduction en tant que telle, qui consiste en une suspension de nos croyances et modes de pensée habituels, et dans un détachement vis-à-vis du contenu de pensée et une orientation de l’attention vers son mode d’émergence à la conscience.
-
Cette première étape permet ensuite de donner naissance à l’intuition.
-
Mais la démarche phénoménologique ne consiste pas simplement en une entreprise solipsiste, parce qu’ il faut pouvoir identifier des invariants au sein de l’expérience.
-
Ceci nécessite un entraînement pour dégager des descriptions stables et pouvant faire l’objet d’un accord intersubjectif.
- 3 A. LUTZ, J. P. LACHAUX, J. MARTINERIE, F. J. VARELA, « Guiding the study of brain dynamics by using (...)
- 4 C. PETITMENGIN, V. NAVARRO et M. LE VAN QUYEN, « Anticipating seizure: Pre-reflective experience at (...)
4Cette démarche a donné lieu à un certain nombre de travaux scientifiques, tels que l’étude de la perception visuelle d’un objet 3D qui émerge d’un auto-stéréogramme (Lutz et al, 20023), ou encore l’étude des phases précritiques chez les patients épileptiques (Petitmengin et al, 20074).
5Dans la première étude, les sujets passaient par une phase d’entraînement leur permettant grâce à la répétition de la tâche expérimentale d’identifier leurs propres catégories phénoménologiques. Les patterns d’activité cérébrale recueillis grâce à la technique de l’électroencéphalographie (EEG) étaient ensuite analysés en fonction des catégories phénoménologiques définies a posteriori sur la base des descriptions des sujets, en fonction de leur degré de préparation ainsi que de l’immédiateté et de la qualité de leur perception. Les trois catégories suivantes ont ainsi pu être définies : préparation stable, préparation fragmentée, manque de préparation. L’hypothèse en deux parties qui guidait cette recherche était celle selon laquelle, d’une part, les différents contextes cognitifs (attention, vigilance, attente et anticipation) dans lesquels se produit la perception de la forme 3D se traduisent par une signature neuronale dynamique (DNS) déjà distincte avant la stimulation visuelle, et d’autre part, ces signatures neuronales qui précèdent la stimulation conditionnent la réponse comportementale et neuronale au stimulus visuel. Les résultats obtenus ont permis de corroborer cette hypothèse, en montrant : 1) que les temps de réaction sont corrélés au degré de préparation, 2) que les synchronies locale et à longue distance se produisent à différentes fréquences, avant le stimulus, en fonction du degré de préparation, 3) que le déploiement de l’attention correspondant à la stratégie de préparation est caractérisé par une augmentation des rythmes rapides et une atténuation des rythmes lents, et enfin 4) que les différences individuelles restent stables au cours du temps, et ne peuvent par conséquent être considérées comme du « bruit ». Cette première étude montre donc les bénéfices susceptibles d’être retirés du recueil de descriptions phénoménologiques pour guider l’analyse de l’activité cérébrale, ainsi que la possibilité que les données cérébrales et comportementales (ici, les temps de réaction) permettent en retour de confirmer la validité des descriptions phénoménologiques.
6La seconde étude a permis d’établir des corrélations entre la dynamique de l’activité cérébrale et celle de l’expérience vécue correspondant aux phases précritiques chez les patients épileptiques. Les modèles non-linéaires avaient déjà permis de prédire les crises quelques minutes avant leur apparition, en montrant qu’une dispersion de phase, c’est-à-dire une perte de synchronie, se produisait autour du foyer épileptique environ cinq minutes avant la crise. Grâce au recueil de données phénoménologiques (via la technique de l’entretien d’explicitation, décrite ci-dessous), il a pu être observé que des prodromes apparaissaient en réalité jusqu’à vingt-quatre heures avant la crise. Ces descriptions phénoménologiques ont ainsi pu initier l’étude de la dynamique cérébrale sur un intervalle de temps beaucoup plus long, ce qui a permis d’identifier l’état préictal au niveau neuronal, sous la forme d’une désynchronisation, jusqu’à cinq heures avant l’apparition de la crise.
7Un certain nombre d’hypothèses ont également pu être formulées : d’une part (hypothèse 1), les symptômes négatifs, tels que le manque d’énergie qui précède la crise, seraient liés à cette désynchronisation progressive, et les symptômes positifs tels que l’hyper-activité seraient liés à l’hyper-synchronisation lors de la crise. D’autre part (hypothèse 2), les contre-mesures (motrices, sensorielles ou cognitives) adoptées par les patients fonctionneraient en prévenant l’isolation des neurones du foyer épileptogène par le recrutement de neurones environnants, ou par une resynchronisation globale avec les zones distantes du cerveau. La notion de « contraintes mutuelles » proposée par Varela trouve ici une autre application, puisque les résultats de l’étude de l’activité cérébrale et les descriptions phénoménologiques jouent les uns à l’égard des autres un rôle non seulement initiateur, mais également structurant.
Figure 1 extraite de C. Petitmengin, V. Navarro et M. Le Van Quyen, « Anticipating seizure : Pre-reflective experience at the center of neuro-phenomenology », p. 746-764.
8L’entraînement que nécessite la pratique de la réduction phénoménologique peut être difficile à mettre en place dans des conditions de laboratoire, en particulier lorsque les participants aux études ne sont pas familiers de cette démarche. Il est cependant possible de pallier cette difficulté grâce à la technique de l’entretien d’explicitation, qui permet d’obtenir des descriptions phénoménologiques précises « en deuxième personne », c’est-à-dire en passant par le guidage d’un intervieweur. À l’aide d’un type de questionnement spécifique, l’entretien d’explicitation permet en effet de rediriger l’attention du participant du contenu (le « quoi »), vers le processus d’émergence (le « comment ») de son expérience.
- 5 P. VERMERSCH, L’entretien d’explicitation.
- 6 G. GUSDORF, Mémoire et personne, p. 56.
9Cette technique d’entretien semi-directif développée par Pierre Vermersch (19945) s’appuie sur la notion de mémoire affective ou concrète6, par opposition aux mémoires abstraite et sémantique. Le sujet est ainsi amené à revivre une situation passée bien identifiée, située dans l’espace et dans le temps, dont le rappel est provoqué par des éléments contextuels, et en particulier par des déclencheurs sensoriels (un tel rappel pouvant typiquement être illustré par le célèbre passage sur la madeleine chez Proust). La situation passée devient alors plus présente au sujet que la situation d’entretien elle-même, et cet état particulier de conscience, nommé « état d’évocation », doit être réactivé par l’intervieweur lorsque le participant s’en éloigne, ce qui se produit fréquemment puisqu’il ne s’agit pas du mode de rappel le plus habituel.
10Il est possible de valider l’état d’évocation grâce à différents indices, notamment le décrochage du regard, le ralentissement du rythme de parole, ou encore certains marqueurs linguistiques (l’usage du présent de l’indicatif, du pronom personnel « je »). Afin d’amener ou de ramener le sujet dans l’état d’évocation, l’expérimentateur peut utiliser un questionnement focalisé sur les modalités et sous-modalités sensorielles, ou bien un questionnement de type ericksonien, c’est-à-dire un langage dépourvu de contenu (par exemple : « Et quand vous ne faites rien, que faites-vous ? »), qui ont pour effet de relancer la description, le sujet ne peut y répondre qu’en se replongeant dans l’expérience vécue.
11L’entretien d’explicitation vise à recueillir des descriptions de la dimension procédurale de l’action, par opposition aux informations satellites (voir schéma ci-dessous) qui font le plus souvent l’objet d’un rapport verbal, telles que les savoirs théoriques à propos de l’action, les jugements, les buts et le contexte. Les descriptions ainsi obtenues sont d’un très haut niveau de détail, et prennent en compte à la fois les dimensions diachronique (le déroulement temporel) et synchronique (le type d’attention mobilisé, les perceptions issues des différentes modalités sensorielles) de l’expérience vécue. L’entretien d’explicitation permet également au sujet de prendre conscience d’actes cognitifs qui sont habituellement pré-réfléchis, auxquels il prête rarement attention et qui constituent néanmoins des informations importantes sur la façon dont il effectue différents types de tâches, qu’elles soient d’ordre matériel ou mental.
Figure 2 extraite de P. VERMERSCH, L’entretien d’explicitation, p. 45.
- 7 K. APPOURCHAUX, Un nouveau libre arbitre.
- 8 J. A. OLSON, M. LANDRY, K. APPOURCHAUX, et A. RAZ, « Mind Control Without Mind Control. Manipulatin (...)
12Dans la ligne des études neurophénoménologiques décrites ci-dessus, et afin de prolonger le travail conceptuel déjà effectué sur la notion de libre arbitre à la lumière de la psychologie et des neurosciences contemporaines7, nous avons mené avec Jay Olson, Mathieu Landry et Amir Raz8 une expérience sur la modulation du sentiment de contrôle, ou d’agentivité, lors d’une tâche simple de choix de nombre. La spécificité de notre protocole consistait à faire croire aux participants qu’une machine issue d’une toute nouvelle technologie permettait, non seulement de lire dans leurs pensées, mais également de les influencer. Il s’agissait en réalité d’une fausse machine IRM, utilisée habituellement afin de familiariser les enfants à cet environnement particulier, et la suggestion opérait car l’expérimentateur, également magicien, parvenait à montrer au participant que la machine avait bel et bien lu, ou prédit (en fonction de la condition), le chiffre choisi. L’objectif était d’étudier l’influence de cette suggestion sur leur sentiment d’agentivité dans les deux conditions expérimentales (lorsque la machine est censée « lire dans les pensées » ou bien « influencer les pensées ») et nous avons pour ce faire utilisé à la fois un questionnaire (SOARS, ou « Sense of Agency Rating Scale ») et l’entretien d’explicitation (voir schéma ci-dessous). Le questionnaire et l’entretien portaient à chaque fois sur le dernier essai effectué par les participants afin de permettre le rappel de leur expérience singulière, ce qui peut être difficile lorsque les sujets effectuent une même tâche un grand nombre de fois.
13Les résultats de cette étude seront publiés prochainement, mais nous pouvons dès à présent noter que, si le sentiment d’agentivité, tel que mesuré par le questionnaire, semble bien altéré dans la condition « influencer les pensées », la prise en compte des descriptions phénoménologiques grâce à l’entretien d’explicitation a permis d’identifier des stratégies cognitives très différentes en fonction des sujets dans les deux conditions expérimentales. Or, ces données sont selon nous cruciales à prendre en compte afin de pouvoir analyser, dans une future étude, l’activité cérébrale qui correspond à ces expériences phénoménologiques distinctes : en effet, ce qui pourrait être assimilé à tort à une modulation du sentiment d’agentivité pourrait ne refléter que cette différence de stratégie cognitive en tant que telle. Il importe par conséquent de préciser ces données phénoménologiques préalablement à la mise en place de protocoles expérimentaux, afin qu’elles puissent guider l’analyse des données cérébrales, tout comme les données cérébrales peuvent guider l’analyse des données phénoménologiques.
14La démarche neurophénoménologique rencontre un certain nombre d’objections, qui ont toutes trait à la remise en question de la fiabilité de l’introspection, et par conséquent des données obtenues en première personne. Nous examinons ici ces critiques et tentons de leur apporter des réponses.
- 9 R. E. NISBETT et T. D. WILSON, « Telling more than we can know: verbal reports on mental processes (...)
15Dans leur célèbre article de 1977, Nisbett et Wilson9 ont recensé un certain nombre d’expériences de psychologie qui montrent que nous n’avons la plupart du temps pas conscience des causes qui déterminent nos choix. Dans l’une de ces expériences, les sujets qui devaient choisir une marque de détergent avaient davantage tendance à choisir la marque « Marée » (Tide) lorsqu’ils devaient mémoriser au préalable une paire de mots sémantiquement associée, telle que « océan – lune » ; et néanmoins, lorsqu’ils étaient invités à donner les raisons de leur choix, ils invoquaient de toutes autres raisons, telles que la renommée de la marque, leur familiarité avec le produit, etc. Par ailleurs, lorsque des observateurs devaient évaluer l’issue du choix des participants, les résultats étaient similaires. Ces données semblent montrer que les participants à la tâche expérimentale, tout comme les observateurs, portent des jugements concernant la cause la plus probable de leur comportement, sur la base de « théories causales a priori » plutôt que sur la base d’un rappel concret de leur expérience vécue. Nisbett et Wilson identifient ainsi quatre conditions nécessaires à la détermination de tels jugements de causalité : le peu de candidats à la causalité, leur saillance perceptuelle ou mémorielle, leur plausibilité, et l’observation passée de la relation de cause à effet. Or, ce phénomène de rationalisation a posteriori mis en lumière par Nisbett et Wilson met fortement en doute la validité des rapports subjectifs, non sans poser la question de la nécessité, voir de l’utilité, de s’appuyer sur les données obtenues en première personne dans le cadre d’une enquête scientifique (à moins de chercher à étudier ce phénomène de rationalisation en tant que tel).
- 10 A. LUTZ et E. THOMPSON, « Neurophenomenology. Integrating subjective experience and brain dynamics (...)
- 11 R. E. NISBETT et T. D. WILSON, op. cit., p. 246.
- 12 Ibid., p. 246.
- 13 K. A. ERICSSON et H. A. SIMON, Protocol analysis: verbal reports as data.
16Cependant, Lutz et Thompson10 rappellent que la démarche phénoménologique vise précisément à évacuer les mêmes formes d’interprétation et de théorisation de l’expérience vécue sont dénoncées par Nisbett et Wilson. En outre, Nisbett et Wilson eux-mêmes admettent que les études qu’ils recensent « ne suffisent pas à montrer que les gens ne pourraient jamais avoir une description juste des processus impliqués »11. Ils évoquent ainsi la possibilité d’études plus approfondies qui consisteraient à « interrompre un processus au moment même où il a lieu, à recommander aux sujets de faire attention à leurs processus cognitifs, à leur inculquer des procédures introspectives, et ainsi de suite »12. C’est d’ailleurs ce qu’ont tenté de faire Ericsson et Simon13 en développant des protocoles de pensée à haute voix, dans lesquels les sujets doivent, par exemple, faire leur choix en exprimant à haute voix les étapes de leur délibération. Les données subjectives ainsi recueillies en temps réel ne présentent pas les inconvénients dus au fait d’interroger les participants à l’issue de leur choix, de façon rétrospective. Par ailleurs, il est probable que la formulation des questions, dans le cadre des expériences recensées par Nisbett et Wilson, impliquent des théorisations du fait de leur généralité, et qu’une réflexion sur la manière appropriée de formuler ces questions aurait permis d’obtenir d’autres types de données.
17La méthode du « Descriptive Experience Sampling » développée par Russell T. Hurlburt va également dans le sens de l’interruption d’un processus au moment même où il a lieu. Cette méthode consiste à équiper les sujets d’un appareil électronique qui émet de temps à autre un bip sonore pour interrompre le flux de l’expérience. Les sujets sont alors invités à fournir une description de l’échantillon d’expérience qui a immédiatement précédé le bip. Cette méthode permet également d’étudier l’expérience subjective dans un cadre plus écologique, puisque les descriptions obtenues peuvent correspondre à des moments de la vie quotidienne, plutôt qu’à une tâche de laboratoire.
- 14 C. PETITMENGIN, A. REMILLIEUX, B. CAHOUR et S. CARTER-THOMAS, « A gap in Nisbett and Wilson’s findi (...)
- 15 P. JOHANSSON et al., « Failure to detect mismatches between intention and outcome in a simple decis (...)
18Enfin, l’entretien d’explicitation a été utilisé pour étudier l’expérience subjective associée à la prise de décision. Dans une étude récente, Petitmengin et al (201314) ont reproduit le protocole de l’équipe suédoise de Johansson (200515) qui avait mis en lumière l’effet de « cécité au choix ». Ce terme forgé par analogie avec la cécité inattentionnelle renvoie au fait que nous n’avons la plupart du temps pas conscience des causes de nos choix, et que nous pouvons aller jusqu’à rationaliser des choix que nous n’avons pas faits. L’étude de Johansson avait, en effet, montré que lorsqu’on manipule l’issue d’un choix (en l’occurrence, entre deux visages), c’est-à-dire lorsqu’on représente aux participants le visage qu’ils n’ont pas choisi en leur demandant pourquoi ils l’ont choisi, les participants non seulement ne détectent pas la manipulation, mais ont également tendance à donner des raisons pour ce choix dans 79,6 % des cas.
19L’expérience a été reproduite par l’équipe de Claire Petitmengin en intégrant dans certains cas un entretien d’explicitation avant de représenter le visage (choisi ou non choisi) au participant. Or, cette étude a montré que le taux de détection augmente alors et va même jusqu’à s’inverser : avec l’entretien d’explicitation, les participants détectent la manipulation dans 80% des cas (voir figure 3). Ces données amènent à penser que si les expériences de Nisbett et Wilson montrent bien que nos processus de décision nous sont habituellement opaques, ces derniers peuvent néanmoins faire l’objet d’une prise de conscience moyennant un certain type de redirection attentionnelle.
Figure 3 : « Taux et fréquences de détection avec/sans entretien d’explicitation », extraite de C. Petitmengin, A. Remillieux, B. Cahour et S. Carter-Thomas, « A gap in Nisbett and Wilson’s findings? A first- person access to our cognitive processes », p. 654-669.
- 16 P. VERMERSCH, op.cit., p. 102.
- 17 Ibid., p. 102.
20Une autre critique adressée à l’introspection concerne le fait que celle-ci modifierait en tant que telle l’expérience originelle, à travers le retournement attentionnel opéré, créant ainsi un décalage irréductible qui nuirait à la validité des données obtenues. Pierre Vermersch lui-même admet que la prise de conscience des processus pré-réfléchis constitue une sorte de création, « une transformation d’un matériau vers un autre, du vécu vers le représenté »16. Cependant, « création ne veut pas dire invention, ou affabulation »17, et les descriptions ainsi obtenues pourraient bien faire référence a des opérations cognitives préexistantes à la prise de conscience, mais non encore conscientisées.
21Le recours à l’entretien d’explicitation doit cependant faire face à un autre problème fondamental, celui de l’induction : à savoir le risque d’induire des fausses mémoires par suggestion. C’est pour cette raison qu’une réflexion poussée a été menée concernant les effets perlocutoires des questions posées lors de l’entretien, à travers l’explicitation du processus même d’explicitation. Cette réflexion a permis de montrer qu’il est préférable de poser des questions dépourvues de contenu, qui signalent sans le décrire le moment à expliciter, ou d’effectuer des reformulations en écho pour vérifier que la description du participant a bien été comprise par l’intervieweur avant de pouvoir affiner cette description. Par ailleurs, lorsque l’utilisation de contenu est nécessaire, comme lors de la mise en évocation qui s’appuie sur des questions d’ordre sensoriel, l’intervieweur doit faire attention à proposer une liste de possibilités aussi exhaustive que possible, afin de permettre au sujet de décrire fidèlement son expérience. Il s’agit donc de provoquer une redirection attentionnelle, plutôt que d’induire par le questionnement des descriptions artificielles projetées par l’expérimentateur lui-même. Il faut souligner que ce type de questionnement, qui se distingue nettement de l’attitude naturelle et doit par conséquent faire l’objet d’un entraînement, constitue une des spécificités de l’entretien d’explicitation.
22Comme toute entreprise scientifique, les données obtenues grâce à cette technique d’entretien doivent faire l’objet d’une validation. Or, puisque l’expérience originelle ne peut, en effet, être directement accessible et qu’il existe un décalage irréductible entre cette expérience et sa description, le critère de validité adopté n’est plus l’adéquation d’une description à son objet (selon une conception de la vérité comme adéquation d’une représentation au réel), mais bien plutôt la cohérence des données obtenues. Ce critère de cohérence peut être appliqué, d’une part, à l’intérieur de la description elle-même, puisqu’il existe des contraintes matérielles et temporelles permettant l’identification d’un chaînon manquant au sein du déroulement de l’action. Mais il peut également être appliqué en mettant en parallèle les retranscriptions des entretiens avec les données comportementales recueillies (par exemple, les enregistrements sonores et vidéos de l’entretien mais également, lorsque c’est le cas, de la tâche expérimentale effectuée, la mesure des temps de réaction, etc.).
23Nous voyons ainsi qu’il est possible de remédier aux principaux problèmes soulevés par l’utilisation de l’introspection dans le cadre d’une démarche scientifique. Nous espérons en particulier avoir montré l’utilité de l’entretien d’explicitation pour obtenir des descriptions phénoménologiques précises pouvant faire l’objet d’un accord intersubjectif. Sans pour autant remettre en question l’utilité d’autres méthodes utilisées en psychologie, telles que les questionnaires, les tests psychométriques ainsi que les différentes méthodes d’entretien qualitatif actuellement disponibles, l’entretien d’explicitation doit être reconnu comme une technique spécifique, en ce qu’il permet notamment la mise au jour de processus cognitifs qui restent habituellement pré-réfléchis. Il s’agit donc avant tout de mobiliser la technique de recueil de données subjectives qui soit la plus appropriée à un objet d’étude. Or, la prise de conscience de ces micro-processus cognitifs apporte des données cruciales pour la mise en place de protocoles expérimentaux neurophénoménologiques : 1) en parant à la rationalisation a posteriori par le recueil de descriptions centrées sur la dimension procédurale de l’action, 2) en favorisant le recueil de descriptions précises de l’expérience vécue, malgré le fait que les sujets soient interrogés suite à la réalisation d’une tâche. De telles précautions méthodologiques sont d’un intérêt évident en particulier pour l’imagerie cérébrale (IRM, MEG), très sensible à toute interférence avec la tâche expérimentale, rendant problématique le recueil de données subjectives « en temps réel ».
- 18 C. PETITMENGIN, V. NAVARRO et M. LE VAN QUYEN, op. cit., p. 746-764.
24Les neurosciences cognitives sont aujourd’hui face à un problème méthodologique majeur : elles ne peuvent en effet contrôler de l’extérieur certaines variables liées à l’état émotionnel et attentionnel du sujet, ou encore au type de stratégie cognitive qu’il utilise. La seule façon de les prendre en compte est de passer par le recueil de descriptions fines de l’expérience vécue. Or, l’entretien d’explicitation constitue une méthode pertinente pour recueillir de telles données. Par ailleurs, le développement de nos connaissances phénoménologiques est essentiel dans le domaine thérapeutique, où la mise au jour de processus pré-réfléchis pourrait suggérer de nouvelles thérapies cognitives18.
- 19 G. BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique.
25Nous avons observé sur le terrain de la psychologie cognitive que la mise en place de protocoles expérimentaux repose trop souvent sur l’intuition de l’expérimentateur, laquelle étant rarement explicite, tend à devenir un présupposé théorique non questionné. Il est impératif de dégager ces présupposés dans une démarche analogue à la « psychanalyse de l’esprit scientifique » de Gaston Bachelard19. Or, seul le développement d’études phénoménologiques telles que celles décrites ci-dessus est de nature à guider la conception de protocoles expérimentaux sur des expériences subjectives élaborées selon des critères précis de validité. Le travail conceptuel et épistémologique sur la notion de contrainte mutuelle doit également être poursuivi, en parallèle avec la mise en pratique de cette démarche, afin de mieux rendre compte de la façon dont les données en première et en troisième personne peuvent s’articuler les unes avec les autres.
26Nous espérons avoir montré l’importance des enjeux relatifs au développement de la neurophénoménologie, tout en soulignant les obstacles à cette démarche et des voies possibles pour les surmonter. Il est remarquable que l’entretien d’explicitation, avec ses objectifs propres, ne soit pour le moment pas suffisamment connu de la communauté neuroscientifique, en dépit du fait que ce dont on a le plus besoin aujourd’hui pour la conception de protocoles expérimentaux relevant d’une « science de la conscience », c’est d’éclairer la micro-dynamique des processus cérébraux par la micro-dynamique des processus cognitifs associés.