« Nous cherchons un moment téléologique dans l’ensemble onirique ». Le rêve de l’histoire : Benjamin et Marx
Texte intégral
- 1 Benjamin, Walter, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, trad. Jean Lacoste, Paris, (...)
- 2 Benjamin, Walter, Gesammelte Schriften, t. VII.1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 437-476 (...)
1Le rêve de l’histoire, faut-il le lier au marxisme et à l’utopie d’une société sans classe ? Mais en quoi le rêve participe-t-il lui même au récit de l’histoire ? Introduisant une citation de Proust sur « la lampe nocturne de Flaubert [qui] faisait aux mariniers l’effet d’un phare », la liasse K du livre des Passages remarque non sans ironie que « ce petit échantillon d’analyse matérialiste [serait] plus précieux que la plupart des choses qui existent en ce domaine ».1 Proust et Flaubert plutôt que Marx. En effet, si l’on s’en tient à la Liste d’écrits lus par W. Benjamin, les affinités avec Marx ne vont pas très loin. Seulement trois titres y sont mentionnés dont deux datés d’octobre 1938, lors d’un séjour chez Brecht au Danemark.2 Après une première vision anarchiste du marxisme s’inspirant de Gustav Landauer et de Georges Sorel, c’est en effet l’analyse de la satire chez Karl Kraus qui permet de développer et de renforcer le lien entre une théorie de la réification et l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction.
- 3 Tiedemann, Rolf, « Introduction », dans Passages, op. cit., p. 20.
2Cette conception de la critique et de l’avant-garde esthétique trouve sa retombée dans le deuxième stade du travail sur les Passages qui inclut de nouveaux thèmes comme « l’haussmannisation, les combats des barricades, les chemins de fer, les conspirations, le “compagnonnage”, le mouvement social, la Bourse, l’histoire économique, la Commune, l’histoire des sectes, l’École polytechnique ; des extraits de Marx, Fourier et Saint-Simon ».3 Le projet de saisir « un processus économique comme un phénomène originaire visible d’où procèdent toutes les formes de vie qui se manifestent dans les passages » (Passages, N 1a, 6, 476) cherche à s’appuyer sur les concepts marxiens qui « constituent un guide absolument non dogmatique pour la recherche scientifique et pour l’action », comme le dit la fin d’une longue citation de Karl Korsch dans les Réflexions théoriques sur la connaissance (Passages, N 17, 503).
- 4 Benjamin, « Tagebuchnotizen 1938 », GS VI, p. 534-536.
- 5 Benjamin, Walter, « Sur le concept d’histoire », trad. Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch (...)
- 6 Marx, Karl, « Postface à la deuxième édition allemande », dans Le Capital, Livre 1, trad. Jean-Pier (...)
- 7 Tiedemann, « Introduction », op. cit., p. 28.
- 8 GS I.3, p. 1232.
- 9 Marx, Karl, Le 18 brumaire de L. Bonaparte, 1851, Paris, Les Éditions sociales, 1969, p. 19.
3De ses conversations avec Brecht, Benjamin retient le jugement que le marxisme s’offre trop facilement à l’« interprétation ». Le dernier mot est mis entre guillemets et suivi par une parenthèse qui ajoute que la conversation a été interrompue juste à ce moment-là.4 La question du prolétariat en tant que sujet contestataire s’en trouve retardée – une méthode tout à fait brechtienne. Et la référence à Marx et Engels dans une situation qui exclut les deux écrivains-penseurs « du cadre d’action avec le mouvement ouvrier » rappelle la situation de l’exil qui fait que l’historiographie ne peut se détacher de la pratique politique. L’invite faite à l’historien matérialiste de ne se rapprocher d’un objet que là où cet objet se présente à lui comme une monade,5 se distingue pourtant de la dialectique de Marx sur un point important. Dans une postface au Capital, Marx avait certes défini la dialectique comme une forme de résistance grâce à « sa négation, sa destruction nécessaire ». Mais c’est une conception de l’histoire qui saisit encore « toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire ».6 Benjamin cherche au contraire à interrompre ce mouvement à l’instant du péril.7 À la métaphore de Marx qui compare les révolutions à une « locomotive de l’histoire universelle », répondent les notes qui accompagnent les thèses : « Mais peut-être c’est tout à fait différent. Peut-être les révolutions sont le signal d’alarme tiré par l’espèce humaine qui voyage dans ce train ».8 Dans Le 18 Brumaire, Marx avait lui-même souligné qu’il fallait distinguer révolutions bourgeoises et prolétariennes. Tandis que les premières « se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent », les secondes « se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours ».9
- 10 Benjamin, Walter, « Chronique berlinoise », dans Ecrits autobiographiques, trad. Christophe Jouanla (...)
- 11 Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », dans Œuvres III, op. cit., p. 335.
- 12 Lemke, Anja, « Berliner Kindheit um neunzehnhundert », dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. 657.
4Au moment même où il recommence à travailler sur les Passages, Benjamin revient sur sa déclaration de « ne jamais employer le mot “je”, sauf dans les lettres ».10 Dans L’enfance berlinoise autour de 1900, « l’inventaire du “particulier” » révèle la conjonction « entre des contenus du passé individuel et des contenus du passé collectif ».11 La capacité de l’enfant de percevoir les similitudes et analogies entre choses et signes perce à jour en même temps la logique de la ressemblance défigurée du langage.12 Ces « correspondances entre le monde de la technique et le monde archaïque des symboles de la mythologie » (Passages, N 2a, 1, 478) se reflètent dans les espaces de mémoire qui permettent d’articuler les derniers seuils dont on peut faire l’expérience de la vie moderne.
- 13 Benjamin, « Chronique berlinoise », op. cit., p. 280.
Car l’autobiographie a trait au temps, au déroulement et à ce qui fait le continuel écoulement de la vie. Or il est question ici d’espace, de moments, de discontinuité.13
Rues, places, monuments et appartements – autant de labyrinthes et de cachettes qui témoignent d’une intrication entre souvenir individuel et historique.
- 14 Benjamin, Walter, « Enfance berlinoise » dans Sens unique, trad. Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadea (...)
5Que la vie intérieure de l’appartement bourgeois soit à chaque moment menacée par la dissolution, c’est ce que montre le rêve Un fantôme. Entre l’armoire de la mère, ce « paradis lumineux », qui sert à la fois au rangement du linge et à l’exposition de quelques vers édifiants de la Cloche de Schiller, et « l’obscurité derrière la portière » qui est « insondable », il se cache tout un « vieux sortilège mystérieux du tricot et du tissage qui jadis habitait le rouet » et qui « était désormais divisé entre un ciel et un enfer ».14 Cette nostalgie d’une ère préindustrielle se dissipe aussitôt avec le rêve d’un fantôme qui vole les soieries. Il est pourtant précisé :
- 15 Ibid.
Il ne les enfilait pas, il ne les emportait même pas ; il ne leur faisait rien, il n’en faisait rien. Et pourtant je savais qu’il les volait, de même que dans les légendes les gens qui découvrent un banquet de spectres sentent, sans pourtant les voir boire ou manger, que ceux-ci festoient. C’était ce rêve que j’avais gardé pour moi.15
- 16 Voir Benjamin, « Schemata zum psychophysischem Problem » (1922/23), GS VI, p. 85 : « das Problem de (...)
- 17 Ibid. : « Dieses Meer von Schlaf im tiefen Grunde aller menschlichen Natur hat nachts die Flutzeit (...)
La division des espaces entre sphères secrètes et inquiétantes, sinistres et éclairées ou dominées par l’ordre et le chaos, localise la topographie du souvenir sur le seuil qui sépare le rêve de l’éveil. Ce n’est que dans le projet des Passages que Benjamin déploie tout le potentiel métaphorique et sémantique de cette « pensée dialectique » pour développer un matérialisme historique qui se met à la recherche d’« un moment téléologique dans l’ensemble onirique » (Passages, K1a, 2, 407). Ce travail tout à fait nouveau conduit à un changement radical de méthode : l’épistémologie doit céder la place à la théorie de la perception,16 comme le proclame déjà une esquisse au début des années vingt, où il est question du lien entre le rêve et la mort.17
6Nous émettons ici l’hypothèse que le travail du rêve effectué dans l’Enfance berlinoise est en quelque sorte une anticipation des efforts théoriques des Passages. Le grand projet d’écrire l’histoire en donnant « leur physionomie aux dates » (Passages, N 11,2, 494) ne recule, on le sait, devant aucun sacrifice pour prouver le caractère onirique du XIXe siècle. « Le réveil imminent est comme le cheval de bois des Grecs dans la Troie du rêve » (Passages, K 2,4, 409), dit une phrase de la liasse « Ville de rêve ». Rêve et réveil sont intrinsèquement liés l’un à l’autre. Le rêve attend le réveil, alors que le réveil ne peut s’effectuer qu’à l’intérieur du rêve. Leur similitude structurelle fait que le moment du réveil ne peut pas être provoqué de force – sauf si on fait intervenir la ruse. Comme l’annonce justement la fin du premier exposé.
- 18 Benjamin, « Enfance berlinoise », op. cit., p. 97.
- 19 Voir GS VII.1, p. 694 : « daß Benjamin im Herbst 1935 der Berliner Kindheit als einem zerschlagenen(...)
- 20 Benjamin, « Berliner Kindheit um neunzehnhundert. (Fassung letzter Hand) », GS VII. 1, p. 420 : « U (...)
- 21 Ibid., p. 385 : « Dagegen habe ich mich bemüht, der Bilder habhaft zu werden, in denen die Erfahrun (...)
7Dans l’Enfance berlinoise, le rêve du fantôme semble trouver sa réponse dans la nuit suivante où l’enfant s’aperçoit dans le sommeil de la présence des parents dans sa chambre. Le lendemain matin, il apprend qu’il s’agissait d’une fuite devant une bande de brigands qui, pendant la nuit, avaient vidé tout l’appartement. Questionné sur la présence d’une des bonnes devant la grille, l’enfant raconte le rêve de la nuit et le regrette aussitôt : « Et en parlant je vis avec effroi que je n’aurais jamais dû raconter ce rêve ».18 Dans une version qui date probablement de 1938, après avoir écrit trois ans auparavant à Gershom Scholem que l’Enfance berlinoise était un livre brisé (zerschlagen) auquel on ne peut rêver qu’après coup,19 un tiers de ces 30 pièces de l’Enfance berlinoise ont été considérablement modifiées. La pièce Un fantôme présente maintenant une fin tout à fait différente : « Et ce que je croyais connaître de mieux – mon rêve – je n’en disais rien ».20 Le refus de raconter permet de ne pas trahir le rêve en le transformant en miroir de la réalité. La préface de cette dernière version souligne l’articulation des images qui reflètent l’expérience de la grande ville et qui seraient peut-être capables de « préformer » à l’intérieur d’elles-mêmes l’expérience historique postérieure.21
- 22 Raulet, Gérard, Le caractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, (...)
- 23 Tackels, Bruno, Petite Introduction à Walter Benjamin, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 90.
8Toutes les différentes étapes du travail sur les Passages sont marquées par les réflexions sur le rêve et le réveil. C’est un cheminement méthodologique qui commence par la « féerie dialectique » et mène ensuite à l’« enjeu des “images de pensée”, ou “images dialectiques”, expérimentées dans Sens unique ». Il nécessite alors de faire intervenir le moment où cette image dialectique est liée « expressément à celle [de la remémoration] de l’Eingedenken » et aboutit enfin à deux visions de l’histoire qui « se conjuguent et se concurrencent » : l’axe profane et l’axe messianique. D’un côté, il reste donc toujours, « une version activiste » et, de l’autre, une version « de l’ange qui n’attend plus de cette intervention une activation de la révolution, mais jette sur le paysage des ruines un regard désenchanté en attendant le réveil ».22 C’est d’abord l’allégorie qui rend possible cette lecture intégrant les deux dimensions paradoxales. Elle « grave dans le monde le sens brisé de l’histoire ».23
- 24 Tiedemann, « Introduction », op. cit., p. 21.
- 25 Lettre à Gerhard Scholem du 20 mai 1935, dans Benjamin, Walter, Correspondances, t. II : 1929-1940, (...)
- 26 Tackels, Introduction, op. cit., p. 96.
9À partir des deux exposés Paris, Capitale du XIXe siècle, Benjamin fait référence de manière décisive aux « perspectives sociologiques nouvelles et révélatrices ».24 Il écrit à Scholem que « le déploiement » de ce que Marx appelle le caractère fétiche de la marchandise occupera le centre de son livre.25 Dans les deux exposés, la référence au Manifeste du parti communiste permet de clarifier le passage qui va du rêve au réveil grâce aux espaces fantasmagoriques du XIXe siècle – les passages, les panoramas, les expositions. Mais, au fur et à mesure, le motif allégorique cède la place à celui du concept du rêve et de la fantasmagorie. Grâce à ces nouveaux concepts qui ne font plus exclusivement référence au domaine littéraire, Benjamin peut transférer la charge théorique au monde social.26 Dans les Réflexions théoriques sur la connaissance, ce transfert est annoncé comme une double entreprise :
Faire voir de quelle façon l’environnement dans lequel la doctrine de Marx apparut influença celle-ci par son caractère expressif et non, par conséquent, par ses corrélations causales ;… montrer ensuite par quels traits le marxisme, lui aussi, partage le caractère expressif des produits matériels qui lui sont contemporains (Passages, N1a,7, 476).
- 27 Benjamin, « Kitsch onirique », dans Œuvres II, trad. Pierre Rusch, op. cit., p. 7.
10La participation du rêve à l’histoire n’affaiblit donc en rien les réticences manifestées par une tradition philosophique qui ne voulait surtout pas se réveiller « dans la peau d’Heinrich von Ofterdingen ».27 Ce qui importe, c’est « de trouver la constellation du réveil… il s’agit ici de dissoudre la mythologie dans l’espace de l’histoire » (Passages, H°,17, 842).
- 28 Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », dans Œuvres II, (...)
- 29 Passages, N 9,7, 491.
- 30 Benjamin, « Paris, Capitale du XIXe siècle » (exposé de 1935), dans Passages, 36.
11Le réalisme absolu dont il est question à la fin de l’essai sur le surréalisme se réclame également du Manifeste du parti communiste et de son appel à se dépasser lui-même. Sans pour autant céder à une description de la société sans classes, le surréalisme apparaît alors comme le seul héritier du message révolutionnaire d’une « illumination profane ».28 Dans les Passages, il est tout de même rappelé que « le sauvetage qui est accompli de cette façon… ne peut jamais s’accomplir qu’avec ce qui sera perdu sans espoir de salut à la seconde qui suit ».29 Et suite à la citation de Michelet que « chaque époque rêve la suivante », l’exposé de 1935 précise que « dans le rêve où chaque époque a sous les yeux en images l’époque suivante, celle-ci apparaît mêlée à des éléments de la préhistoire (Urgeschichte), c’est-à-dire d’une société sans classe ».30
- 31 Une formule qui se trouve dans les premiers travaux pour les thèses. Voir GS I.3, p. 1232 : « Das V (...)
- 32 Benjamin, « Kapitalismus als Religion », GS VI, p. 101. Sur la pensée de ce fragment et sa continui (...)
- 33 GS VI, p. 100.
- 34 Böhme, Hartmut, Fetischismus und Kultur, Eine andere Theorie der Moderne, Reinbek, Rowohlt, 2006, p (...)
12Dès 1921, Benjamin critique une pensée qui fait l’éloge de « l’accumulation quantitative »31 et qui effectue, comme chez Freud, un saut apocalyptique vers tous les motifs religieux : « le retour, l’expiation, la purification, la pénitence ».32 Que le capitalisme représente le « premier cas d’un culte qui n’expie pas la faute mais augmente au contraire la culpabilité »33 est déjà la thèse principale du fragment « Le capitalisme comme religion ». En imitant d’une façon mimétique la structure religieuse du capitalisme, Freud, Nietzsche et Marx semblent être encore loin de pouvoir se débarrasser de la religion. Ajoutons qu’à ce moment-là Benjamin ne connaissait pas encore « le caractère fétiche de la marchandise » qui permettait à Marx de mettre au jour, d’une façon polémique, la structure profonde et cachée du capitalisme. Dans le Capital, la figure religieuse du fétiche change de statut. D’un terme descriptif, le fétiche se transforme en un concept profane qui sert d’instrument pour analyser l’aliénation de la société moderne.34
- 35 Korsch, Karl, Karl Marx, Vienne, Europäische Verlagsanstalt, 1967, p. 101.
13Ce n’est qu’au moment de la deuxième phase de travail sur les Passages que Benjamin prend connaissance du Capital grâce à sa lecture de Karl Korsch. Korsch avait justement qualifié le chapitre sur le fétiche de « noyau de la critique marxienne de l’économie politique ».35 Benjamin se lance alors dans une analyse du capitalisme comme « phénomène naturel par lequel un sommeil nouveau, plein de rêves, s’abattit sur l’Europe, accompagné d’une réactivation des forces mythiques » (Passages, K1a,8, 408). Les premières notes soulignent déjà que la modernité apparaît comme le « temps de l’enfer » (Passages, G°,17, 840). Car au moment où le collectif rêve, il se trouve confronté à une opacité des phénomènes historiques qui exige le réveil et un renversement révolutionnaire : « Traiter le passé, ou mieux l’Autrefois, selon une méthode non plus historique mais politique. […] La compénétration et le rappel dialectiques des conjonctures passées sont la mise à l’épreuve de la vérité de l’action présente » (Passages, O°,5, 853).
- 36 Raulet, Le caractère destructeur, op. cit., p. 91.
- 37 Ibid., p. 91.
- 38 Konersmann, Ralf, « Traumwelten der Neuzeit. Philosophische Traumkritik und Hermeneutik des Verdach (...)
14Si Benjamin ne va pas jusqu’à déclarer l’abolition de la bourgeoisie, c’est parce qu’il vise tout autre chose qu’un renouvellement de la critique de l’idéologie.36 C’est justement grâce à « la mise en œuvre des éléments oniriques lors du réveil » qu’il s’agit d’une certaine façon aussi d’une rédemption.37 En maintenant la tension entre matérialisme et messianisme, cette nouvelle critique se distingue aussi d’une tradition philosophique qui applique au rêve son « herméneutique du soupçon ».38 La fin du premier exposé va même jusqu’à déclarer que « l’exploitation des éléments du rêve au réveil [sera un] cas type de la pensée dialectique » (Passages, 46).
- 39 Nietzsche, Friedrich, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, t. 1 : Fragments posthumes (...)
- 40 Derrida, Jacques, Fichus, Paris, Galilée, 2002, p. 13.
- 41 Ibid., p. 14.
15« Sans le rêve, on n’aurait pas trouvé l’occasion de couper le monde en deux » dit Nietzsche du dilemme d’un second monde réel du rêve.39 « On ne peut tenir un discours sérieux et responsable sur le rêve, personne ne saurait même raconter un rêve sans s’éveiller », ajoute Derrida dans son discours à Francfort après avoir évoqué un rêve qui fait l’objet d’une lettre de Benjamin venant du camp de Nevers et s’adressant à Gretel Adorno. La phrase « Il s’agissait de changer en fichu une poésie » apparaît ici comme une promesse qui met celui qui rêve dans un état euphorique. Poètes et psychanalystes répondent moins rigoureusement à la question de la trahison du sommeil par le réveil. Au « non » catégorique des philosophes, ils opposent leur attitude hésitante d’un « oui, peut-être, parfois » : « Ils acquiesceraient à l’événement, à son exceptionnelle singularité ».40 Les Minima Moralia, ces réflexions d’Adorno « Non pas “réflexions depuis ou à partir” d’une telle vie, aus dem beschädigten Leben : réflexions marquées par la douleur, signées la blessure », servent alors d’exemple à Derrida pour rappeler que le non – ou la négativité – de la philosophie « serait une blessure dont les plus beaux rêves portent à jamais la cicatrice ».41
- 42 Buck-Morss, Susan, Dialektik des Sehens. Walter Benjamin und das Passagen-Werk, Francfort-sur-le-Ma (...)
- 43 Schneider, Manfred, « Aufzeichnungen », dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. 663.
16Chez Benjamin, le fait de conjoindre matérialisme historique et théorie du rêve soulève évidemment des problèmes. La pensée dialectique qui rend hommage au rêve tout en appelant au réveil lie entre eux des éléments aussi différents que le surréalisme, Proust, Marx, Freud et en rajoute d’autres comme ceux qui proviennent des générations historiques et des connaissances enfantines. C’est un ensemble qui ne tient que grâce aux moyens littéraires.42 Inspiré par la lecture d’Aragon, Benjamin avait commencé de noter ses propres rêves. De nombreux comptes-rendus accompagnent le projet des Passages. Journaux intimes, notes, protocoles, récits de voyages, rêves – tous ces morceaux épars rappellent qu’une œuvre n’est jamais finie. Comme la vie, elle restera toujours un fragment.43
- 44 Voir Jezower, Ignaz, Das Buch der Träume (1928), Francfort-sur-le-Main, Ullstein, 1985.
17Le recueil Images de pensée regroupe six rêves sous le titre « Autoportraits du rêveur ». Deux de ces protocoles avaient déjà paru quatre ans auparavant dans l’anthologie Le livre des rêves d’Ignaz Jezower. Un seul récit sera repris dans Le livre des Passages.44 La façon dont le rêve intitulé « Le voyant » dans Images de pensée est intégré à celui-ci montre que s’est produit un changement important. Il s’agit de la tentative de généraliser l’expérience concrète d’un rêve pour l’intégrer dans la philosophie de l’histoire.
18Ce récit situe le rêve « au-dessus d’une ville » et relate son déroulement en deux étapes : le rêveur entend d’abord un ami lui prédire qu’il est « le prophète Daniel » ce qui lui vaut de perdre la vue. Les deux passants descendent en ville en compagnie d’un fantôme. « Il traversait les murs et restait toujours à la même hauteur que nous ». Le texte poursuit :
- 45 Benjamin, Walter, « Le fantôme », dans Images de pensée, Paris, Christian Bourgeois, 1988, p. 222.
Je le voyais, bien que je fusse aveugle. Je sentais que mon ami souffrait sous les regards du spectre. Alors nous échangeâmes nos places : je voulais être tout près de l’alignement des maisons et le protéger. Lorsque nous arrivâmes à l’arche, je me réveillai.45
- 46 Voir Lenk, Elisabeth, « Das ewig wache Kollektivum und der träumende Seher. Spuren surrealistischer (...)
19Dans le Livre des Passages, c’est justement ce rêve qui sert de métaphorisation du passage qui, puisqu’il n’a pas de côté extérieur, devient à son tour l’allégorie du rêve.46 « Chacun connaît pour l’avoir vécue dans ses rêves », commence le fragment des Passages :
l’horreur des portes qui ne ferment pas. Plus exactement, ce sont les portes qui semblent fermées sans l’être. J’ai connu le phénomène, sous une forme plus intense, dans un rêve… (Passages, L 2,7, 427).
20Après cette affirmation d’un « je » qui s’adresse brusquement, ce n’est que la deuxième partie du récit qui est reprise pour les Passages. Elle s’accompagne d’une autoréflexion. Celle-ci rapproche justement le moment du réveil du « cheminement fantasmatique » du projet des Passages : « Notre déambulation dans les passages est, elle aussi, un cheminement fantomatique de ce genre, dans lequel les portes cèdent et les murs s’ouvrent » (Passages, L 2,7, 427). « Et nous présentons ainsi la nouvelle méthode, dialectique, de la science historique », déclare encore une note de la première phase des Passages : « vivre l’Autrefois avec l’intensité d’un rêve pour voir dans le présent le monde éveillé auquel le rêve se rapporte » (Passages, F°6, 836). C’est ce concept mystique de l’histoire à qui revient l’image du seuil, que l’on pourrait retrouver dans les moments de transitions entre les deux mondes : « Nous sommes devenus très pauvres en expériences de seuil. L’endormissement est peut-être la seule qui nous soit restée (mais avec le réveil aussi) » (Passages, O 2a, 1, 512), c’est l’un des arguments que l’on trouve dans la liasse « Prostitution, Jeu ».
- 47 GS I.3, p. 1235 : « Das ist der esoterische Sinn des Wortes, der Historiker ist ein rückwärts gekeh (...)
- 48 Lenk, « Das ewig wache Kollektivum », op. cit., p. 335.
21Dans les notes qui accompagnent les thèses, Benjamin revient à un fragment de Friedrich Schlegel définissant l’historien comme un prophète tourné vers le passé. « Il tourne le dos au temps », continue la note, « son regard prophétique s’enflamme aux sommets des événements d’autrefois forclos dans le passé (ins Vergangene verdämmenden Gipfel). C’est à ce regard du voyant que notre époque apparaît plus clairement qu’aux contemporains qui vont au même rythme ».47 L’évidence du voyant a maintenant remplacé l’ignorance du collectif rêveur. Ce remplacement est un véritable renversement. Le dos tourné au côté diurne de la conscience, le voyant aveugle s’identifie au rêve qui collectionne les résidus de l’histoire et déplore les victimes du progrès.48
- 49 Derrida, Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 163.
- 50 Marx, Karl, Manifeste du Parti communiste, trad. Emile Bottigelli, notes Gérard Raulet, dans Le Mon (...)
- 51 Marx, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 244.
- 52 Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 165.
- 53 Ibid., p. 94.
- 54 Ibid., p. 96 et Benjamin, Œuvres III, op. cit., p. 428.
- 55 Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 41.
- 56 Ibid., p. 175.
- 57 Ibid.
22Mais qu’en est-il du message du spectre ? Dans Spectres de Marx, Derrida rappelle que le marxisme avait prévu son propre destin. Le triomphe du néo-libéralisme qui déclare « la mort de Marx » se lit après coup comme une affirmation du premier nom que le Manifeste du parti communiste évoque trois fois sur la première page : « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme ».49 Marx compare ici la société bourgeoise à « un sorcier qui n’est plus capable de maîtriser les puissances infernales qu’il a invoquées ».50 En tant qu’« acteur veule et sans résistance » du progrès industriel et sans pouvoir s’échapper de la dynamique fatidique du profit, elle produit « ses propres fossoyeurs ».51 Pour Derrida, il s’agirait désormais du défi de procéder encore à un autre renversement : « Il faut renverser la perspective, une fois encore : fantôme ou revenant, sensible insensible, visible invisible, le spectre d’abord nous voit ».52 Le fait de comprendre que « l’héritage n’est jamais un donné, c’est toujours une tâche »53 revient à cet « Anspruch » (exigence, prétention, appel, interpellation, adresse) du « rendez-vous tacite » rappelé dans la thèse II, qui confère à chaque génération une « faible force messianique ».54 L’appel du Manifeste à faire en sorte que le spectre du communisme devienne un jour réalité – « un à-venir autant qu’un passé »55 – poursuit également son chemin dans les œuvres de Marx et Engels. L’Idéologie allemande est un ouvrage marqué par la fascination pour l’histoire des fantômes (Gespenstergeschichte), dans laquelle les deux auteurs essaient de mettre de l’ordre.56 Dans Le 18 Brumaire, Marx « hérite d’abord lui-même de la remarque hégélienne sur la répétition en histoire, qu’il s’agisse des grands événements, des révolutions ou des héros (on sait bien : en premier lieu, la tragédie, puis la farce) ».57
- 58 Löwy, Michael, Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Pari (...)
- 59 Marx, Le 18 brumaire de L. Bonaparte, op.cit., p. 17. Voir aussi Derrida, Spectres de Marx, op. cit (...)
- 60 Ibid., p. 192.
23Le « bond du tigre dans le passé » peut alors s’appuyer à la fois sur le philosophe Karl Marx et le satiriste Karl Kraus. Mais tandis que la citation de Kraus « L’origine est le but » introduit la thèse XIV, la référence implicite au 18 Brumaire de Louis Bonaparte, où Marx dévoile les « illusions romaines de Jacobins »,58 pousse à opérer un saut dialectique, à faire la révolution. En rappelant les mascarades et déguisements, « la tradition de toutes les générations mortes » qui pèsent « d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants », la critique marxienne vise une démystification de la « résurrection des morts » qui a le tort de conjurer les spectres au lieu de « retrouver l’esprit de la révolution ».59 Mais cette démystification est une entreprise hasardeuse, puisqu’elle reproduit en même temps ce qu’elle veut éviter. « Or, dans la singularité même, une date répète, elle ressuscite toujours le fantôme d’une autre dont elle porte le deuil ».60 À cette phrase de Derrida, Benjamin répond avec Kraus : « L’origine est le but ». N’est-ce pas ce renversement qui conduit, dans le deuxième exposé, à la spéculation cosmique d’Auguste Blanqui qui comporte cet enseignement que l’humanité sera en proie à une angoisse mythique, tant que la fantasmagorie y occupera la place (voir Passages, 61) ?
- 61 Hamacher, Werner, « Das Theologisch-politische Fragment » dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. 181.
- 62 GS II.3, p. 1125. Voir aussi Honold, Alexander, « Karl Kraus » dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. (...)
- 63 Benjamin, « Karl Kraus », Œuvres II, op. cit., p. 266 : « C’est ainsi qu’il [l’expressionisme] devi (...)
- 64 Benjamin, « Brechts Dreigroschenroman », GS III, p. 449 : « Aber Marx, der es zuerst unternahm, die (...)
24Le lien entre citation et résurrection, critique et satire, spectre (spirit) et esprit de la révolution, renvoie également au portrait de Kraus où l’on voit apparaître pour la première fois un passage du jeune Marx dans les écrits de Benjamin. « Profane est ce qui se prononce », cette formule de Werner Hamacher61 explique pourquoi les extrêmes doivent inévitablement se toucher : « homme universel », « démon » et « inhumain » sont trois titres attribués à Karl Kraus, ce « plus grand technicien de la citation ».62 Avec l’auteur de Sur la question juive, l’acteur cannibale Kraus a en commun de rendre manifeste l’aspect fantomatique de l’homme apolitique ou « naturel » – l’adjectif étant mis entre guillemets.63 Ce constat d’une séparation entre citoyen et bourgeois, d’un hiatus entre l’abstraction socio-juridique et l’individu qui ne pense qu’à la préservation de ses intérêts privés, exige encore autre chose que l’avènement d’un humanisme réel (Passages, X 13, 863). Comme les déformations caractérisent à la fois l’acteur et le polémiste, Marx entre en scène sous les traits d’un « maître » de la satire.64 Cela le rapproche à la fois de la critique de Kraus et de Brecht. Toutes ces œuvres dont l’objet est l’aliénation font resurgir les divers travestissements sous lesquels se cachent barbarie et complicité entre droit et crime.
- 65 Marx, Le Capital, op. cit., p. 83-84.
- 66 Wohlfarth, Irving, « Die Passagenarbeit », dans Benjamin-Handbuch, op.cit., p. 256.
25L’inventaire de toute une série des fantasmagories du XIXe siècle permettra finalement à Benjamin d’aller encore plus loin que Marx. Le caractère fétiche de la marchandise fait apparaître à l’homme la propriété de son travail en tant que ce qu’il est réellement et objectivement, à savoir : « comme rapports impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles ».65 Dans les Passages, l’expérience fantasmatique du mystère de la marchandise n’est plus l’objet d’une critique idéologique qui essaie de déchiffrer concrètement ce qui est dissimulé dans l’abstraction du temps de travail et de la valeur d’échange qui en résulte. Avec Proust, Kafka et les surréalistes, Benjamin vise les phénomènes de transition « ces rossignols au sens allemand de Ladenhüter, des invendus, qui atterrissent dans les passages »,66 et la ruse d’un réveil qui rassemble les éléments concrets et disparates du monde capitaliste, sans pour autant vouloir restaurer ce qui est irréparable. Les deux manifestes communiste et surréaliste se rencontrent dans leur exigence d’un dépassement du réel.
- 67 Tackels, Introduction, op.cit., p. 104.
- 68 Raulet, Le caractère destructeur, op.cit., p. 130.
- 69 Rancière, Jacques, « Préface », dans Blanqui, Auguste, L’éternité par les astres, Paris, Les Impres (...)
- 70 Benjamin, Walter, Origine du drame baroque, Paris, Flammarion, 1985, p. 251.
- 71 Voir Passages, N 9,4, 491 : « De quel péril les phénomènes sont-ils sauvés ?… Ils sont sauvés lorsq (...)
26En donnant à voir les déformations et défigurations propres aux fantasmagories, il faut lire dans les images du désir (Wunschbilder) et du rêve l’image dialectique qui surgit au moment de l’à-présent, « dernier éclat du vivant ».67 Mais la dimension utopique qui est encore présente lors du premier exposé sera enfin « entièrement résorbée dans l’éternel retour infernal » constaté par Blanqui dans L’éternité par les astres.68 Pourtant, même si l’on admet avec Jacques Rancière que toute « l’espérance du progrès est barrée », il reste encore « celle des bifurcations ».69 Au moment même où l’allégoriste baroque se réveillera de sa dernière fantasmagorie,70 il ne restera plus d’autres issues que « la fêlure »71 ou le saut qui est à la fois rupture, interruption, arrêt, comme le formule le fragment des Passages : « Elle néglige les passages où la tradition s’interrompt et donc les escarpements et les aspérités qui, dans l’œuvre, offrent une prise (Halt) à celui qui veut aller au-delà » (Passages, N 9a, 5, 492).
- 72 Marx, Le Capital, op. cit., p. 81.
- 73 Benjamin, « Enfance berlinoise », op. cit., p. 113.
- 74 GS V.2, p. 1250.
27De la marchandise, Marx nous apprend que, derrière son apparence « toute ordinaire », se cache une « chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques ».72 L’exemple de la table dont l’origine est la matière, le bois, et le travail, l’activité humaine, qui « entre en scène comme marchandise » pour se transformer en « une chose sensible suprasensible », rejoint finalement celui d’Odradek, cette « bobine mystérieuse qui parle et qui traîne dans les escaliers et les angles des pièces ». « Du moins, je devinais déjà jadis que les bobines de fil fort et les fusettes me torturaient par une séduction de mauvais aloi »,73 commente le « je » de l’Enfance berlinoise qui dit sa hantise émergeante au moment de sa découverte de la Boîte à ouvrage. « Odradek ou la dialectique de la marchandise » annonce une note du premier exposé.74 Dans la dernière version de l’Enfance berlinoise, Benjamin abandonnera finalement le nom d’Odradek. Toutes les traces explicites de la nouvelle de Kafka se trouvent ainsi éliminées. Le récit est réduit à un moment essentiel d’exploration de la matérialité :
- 75 Ibid.
Trop grande était la tentation d’appuyer le bout de mes doigts sur le centre de la pastille et trop profonde la satisfaction que j’éprouvais quand elle se déchirait et que je pouvais glisser mon doigt à l’intérieur.75
28Dans le cadre de notre propos, nous ne pouvons pas davantage aborder la question du fétichisme qui est évidemment très complexe. Rappelons simplement que Marx et Kafka pouvaient être des observateurs plus proches de la transformation de la matière dans les usines de l’industrie textile. Et rappelons aussi que le quid pro quo, cette figure de la pensée et de la rhétorique qui indique un malentendu faisant prendre une personne ou une chose pour une autre, fournit la clé de la critique de l’idéologie : une apparence inversée remplace la situation réelle jusqu’à ce qu’elle devienne elle-même, et d’une façon aussi totale, que celle-ci devient elle-même la réalité. Cela explique pourquoi « les formes sous lesquelles apparaît le collectif du rêve du XIXe siècle » sont « de la plus haute importance pratique ; elles nous font voir la mer sur laquelle nous naviguons et la rive d’où nous sommes détachés » (Passages, K 1a,6, 408). Dans la liasse X qui est dédiée à Marx, Benjamin se permet peu de commentaires. C’est plutôt à ce moment précis où on appareille vers la haute mer qu’il faut « déchiffrer le signal ». Concluons donc sur ce moment-là :
C’est ici que la critique du XIXe siècle, pour le dire d’un mot, doit intervenir. Il s’agit de la critique non de son mécanisme et de son machinisme, mais de son historicisme narcotique, de sa passion des masques, où se cache cependant un signal de véritable existence historique, que les surréalistes ont été les premiers à intercepter (Passages, K 1a,6, 408).
Notes
1 Benjamin, Walter, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, trad. Jean Lacoste, Paris, Cerf, 2002, K 3,4, p. 412. Les références au Livre des passages seront désormais directement indiquées dans le corps du texte comme ci-après : (Passages, K 3,4, 412).
2 Benjamin, Walter, Gesammelte Schriften, t. VII.1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 437-476 : Karl Marx, Die Klassenkämpfe in Frankreich, lu en 1928 ; Der achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte ; Randglossen zum Programm der Deutschen Arbeiterpartei, lus à Skovsbostrand entre juin et octobre 1938 ; et aussi Karl Marx als Denker Mensch und Revolutionär, lu à Skovsbostrand, été 1936 ; Karl Korsch, Karl Marx, lu en 1938-1939. Nous n’avons pas pu vérifier dans le Pariser Nachlass qui contient une liste des écrits lus pour le Livre des Passages. Voir Walter Benjamin, « Liste d’écrits lus par W. Benjamin », dans Benjamin, Walter, Je déballe ma bibliothèque, trad. Philippe Ivernel, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2000, p. 143‑212. Désormais, le rappel des Gesammelte Schriften se fera comme ci-après : GS VII.1, p. 437-476.
3 Tiedemann, Rolf, « Introduction », dans Passages, op. cit., p. 20.
4 Benjamin, « Tagebuchnotizen 1938 », GS VI, p. 534-536.
5 Benjamin, Walter, « Sur le concept d’histoire », trad. Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, thèse XVII, p. 441. Voir aussi Nikolaus Müller-Schöll, « Bertolt Brecht », dans Lindner, Burkhardt (dir.), Benjamin-Handbuch. Leben – Werk – Wirkung, Stuttgart, Metzler, 2006, p. 89 : « Die ausgeschnittenen Augenblicke halten in einer kurzen Bemerkung die Situation Brechts, mit ihr zugleich die geschichtliche Situation der Emigration und letztlich die Epoche fest. Mit der Leibnizschen Terminologie der Thesen über den Begriff der Geschichte lassen sie sich als “Monade[n]” bezeichnen ».
6 Marx, Karl, « Postface à la deuxième édition allemande », dans Le Capital, Livre 1, trad. Jean-Pierre Lefèbvre, Paris, PUF, 1993, p. 18.
7 Tiedemann, « Introduction », op. cit., p. 28.
8 GS I.3, p. 1232.
9 Marx, Karl, Le 18 brumaire de L. Bonaparte, 1851, Paris, Les Éditions sociales, 1969, p. 19.
10 Benjamin, Walter, « Chronique berlinoise », dans Ecrits autobiographiques, trad. Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois, 1985, p. 260-261. Benjamin poursuit : « …que ce sujet qui avait été habitué à rester des années durant à l’arrière-plan, ne se laissait pas facilement convier près de la rampe. Mais très loin de protester, il préféra s’en tenir à la ruse et avec un tel succès qu’un aperçu rétrospectif de ce que Berlin était devenu pour moi au fil des ans me parut la “préface” toute désignée à ces billets ».
11 Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », dans Œuvres III, op. cit., p. 335.
12 Lemke, Anja, « Berliner Kindheit um neunzehnhundert », dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. 657.
13 Benjamin, « Chronique berlinoise », op. cit., p. 280.
14 Benjamin, Walter, « Enfance berlinoise » dans Sens unique, trad. Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 2000, p. 96.
15 Ibid.
16 Voir Benjamin, « Schemata zum psychophysischem Problem » (1922/23), GS VI, p. 85 : « das Problem des Verhältnisses vom Traum zum Wachen ist kein “erkenntnistheoretisches” sondern ein “wahrnehmungstheoretisches” ».
17 Ibid. : « Dieses Meer von Schlaf im tiefen Grunde aller menschlichen Natur hat nachts die Flutzeit : jeder Schlummer besagt nur, daß es einen Strand bespült, von dem es sich bei wacher Zeit zurückzieht. Was zurückbleibt : die Träume, sind – wie wunderbar geformt – doch nur das Tote aus dem Schoße dieser Tiefen ».
18 Benjamin, « Enfance berlinoise », op. cit., p. 97.
19 Voir GS VII.1, p. 694 : « daß Benjamin im Herbst 1935 der Berliner Kindheit als einem zerschlagenen Buch nur mehr nach träumt (Briefwechsel Scholem, 209) ».
20 Benjamin, « Berliner Kindheit um neunzehnhundert. (Fassung letzter Hand) », GS VII. 1, p. 420 : « Und was ich Besseres zu wissen glaubte – meinen Traum – verschwieg ich ».
21 Ibid., p. 385 : « Dagegen habe ich mich bemüht, der Bilder habhaft zu werden, in denen die Erfahrung der Großstadt in einem Kinde der Bürgerklasse sich niederschlägt. Ich halte es für möglich, daß solchen Bildern ein eignes Schicksal vorbehalten ist. Ihrer harren noch keine geprägten Formen, wie sie im Naturgefühl seit Jahrhunderten den Erinnerungen an eine auf dem Lande verbrachte Kindheit zu Gebote stehen. Dagegen sind die Bilder meiner Großstadtkindheit vielleicht befähigt, in ihrem Innern spätere geschichtliche Erfahrung zu präformieren ».
22 Raulet, Gérard, Le caractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Paris, Aubier, 1997, p. 98, 128.
23 Tackels, Bruno, Petite Introduction à Walter Benjamin, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 90.
24 Tiedemann, « Introduction », op. cit., p. 21.
25 Lettre à Gerhard Scholem du 20 mai 1935, dans Benjamin, Walter, Correspondances, t. II : 1929-1940, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier Montaigne, 1979, p. 156 : « Et je veux au moins t’en dire qu’ici encore le déploiement d’une notion traditionnelle occupera le centre. C’était là celle de Trauerspiel, ce serait ici celle du caractère fétiche de la marchandise ».
26 Tackels, Introduction, op. cit., p. 96.
27 Benjamin, « Kitsch onirique », dans Œuvres II, trad. Pierre Rusch, op. cit., p. 7.
28 Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », dans Œuvres II, op. cit., p. 134.
29 Passages, N 9,7, 491.
30 Benjamin, « Paris, Capitale du XIXe siècle » (exposé de 1935), dans Passages, 36.
31 Une formule qui se trouve dans les premiers travaux pour les thèses. Voir GS I.3, p. 1232 : « Das Vertrauen auf die quantitative Akkumulation liegt sowohl dem sturen Fortschrittsglauben wie dem Vertrauen auf die “Massenbasis” zugrunde ».
32 Benjamin, « Kapitalismus als Religion », GS VI, p. 101. Sur la pensée de ce fragment et sa continuité jusqu’aux Passages, voir Michael Löwy, « Le capitalisme comme religion. Walter Benjamin et Max Weber », Raisons politiques n° 23, août 2006, p. 203-220.
33 GS VI, p. 100.
34 Böhme, Hartmut, Fetischismus und Kultur, Eine andere Theorie der Moderne, Reinbek, Rowohlt, 2006, p. 317.
35 Korsch, Karl, Karl Marx, Vienne, Europäische Verlagsanstalt, 1967, p. 101.
36 Raulet, Le caractère destructeur, op. cit., p. 91.
37 Ibid., p. 91.
38 Konersmann, Ralf, « Traumwelten der Neuzeit. Philosophische Traumkritik und Hermeneutik des Verdachts », dans Stiftung Deutsches Hygiene-Museum Dresden (dir.), Schlaf und Traum, Cologne / Weimar, Böhlau, 2007, p. 79-89, ici p. 80.
39 Nietzsche, Friedrich, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, t. 1 : Fragments posthumes (1876-1878), Launay, Marc (dir.), trad. Robert Rovini, Paris, Gallimard, 1988, p. 34, Aphorisme 5 : « Le rêve malentendu ».
40 Derrida, Jacques, Fichus, Paris, Galilée, 2002, p. 13.
41 Ibid., p. 14.
42 Buck-Morss, Susan, Dialektik des Sehens. Walter Benjamin und das Passagen-Werk, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2000, p. 308.
43 Schneider, Manfred, « Aufzeichnungen », dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. 663.
44 Voir Jezower, Ignaz, Das Buch der Träume (1928), Francfort-sur-le-Main, Ullstein, 1985.
45 Benjamin, Walter, « Le fantôme », dans Images de pensée, Paris, Christian Bourgeois, 1988, p. 222.
46 Voir Lenk, Elisabeth, « Das ewig wache Kollektivum und der träumende Seher. Spuren surrealistischer Erfahrung bei Walter Benjamin », dans Garber, Klaus et Rehm, Ludger (dir.), global Benjamin, Internationaler Benjamin-Kongreß, t. 1, Munich, Wilhelm Fink, 1991, p. 347-355, ici p. 349.
47 GS I.3, p. 1235 : « Das ist der esoterische Sinn des Wortes, der Historiker ist ein rückwärts gekehrter Prophet. Er kehrt der eigenen Zeit den Rücken; sein Seherblick entzündet sich an den ins Vergangene verdämmenden Gipfeln der frühern Ereignisse. Dieser Seherblick ist es, welchem die eigene Zeit deutlicher gegenwärtig ist als den Zeitgenossen, die mit ihr Schritt “halten” ».
48 Lenk, « Das ewig wache Kollektivum », op. cit., p. 335.
49 Derrida, Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 163.
50 Marx, Karl, Manifeste du Parti communiste, trad. Emile Bottigelli, notes Gérard Raulet, dans Le Monde de la Philosophie : Marx, Paris, Flammarion, 2008, p. 235. Sur la figure de l’apprenti sorcier, voir aussi Wohlfarth, Irving, « Der Zauberlehrling oder : Die Entfesselung der Produktivkräfte. Zu einem Motiv bei Goethe, Marx und Benjamin », dans Raulet, Gérard et Steiner, Uwe (dir.), Walter Benjamin. Ästhetik und Geschichtsphilosophie, Berne, Peter Lang, 1998, p. 165-198.
51 Marx, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 244.
52 Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 165.
53 Ibid., p. 94.
54 Ibid., p. 96 et Benjamin, Œuvres III, op. cit., p. 428.
55 Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 41.
56 Ibid., p. 175.
57 Ibid.
58 Löwy, Michael, Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001, p. 103. Voir aussi Gagnebin, Jeanne Marie, « Über den Begriff der Geschichte », dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. 295 : « Benjamin verfremdet die beiden Geschichtsauffassungen, auf die Kraus und Marx ironisch anspielen : Geschichte ist keine Rückkehr zu den Ursprüngen, ob man darunter nun das verlorene Paradies oder den Urkommunismus versteht ; anstatt den Satz von Kraus [“Ursprung ist das Ziel”] immerfort als Ausdruck dieses Wunsches zu verstehen, könnte man ihn paradoxerweise ebenso als Versuch deuten, den Sprung allererst anzuvisieren und sogar zu produzieren ».
59 Marx, Le 18 brumaire de L. Bonaparte, op.cit., p. 17. Voir aussi Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 181 : « On doit oublier le spectre et la parodie, semble dire Marx, pour que l’histoire continue ».
60 Ibid., p. 192.
61 Hamacher, Werner, « Das Theologisch-politische Fragment » dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. 181.
62 GS II.3, p. 1125. Voir aussi Honold, Alexander, « Karl Kraus » dans Benjamin-Handbuch, op. cit., p. 530.
63 Benjamin, « Karl Kraus », Œuvres II, op. cit., p. 266 : « C’est ainsi qu’il [l’expressionisme] devint le dernier refuge historique de la “personnalité”. La faute qui l’accabla et la pureté qu’il proclama font partie l’une et l’autre du fantôme de l’homme apolitique ou “naturel”, tel qu’il surgit à la fin de cette régression et tel qu’il fut démasqué par Marx ».
64 Benjamin, « Brechts Dreigroschenroman », GS III, p. 449 : « Aber Marx, der es zuerst unternahm, die Verhältnisse zwischen Menschen aus ihrer Erniedrigung und Verneblung in der kapitalistischen Wirtschaft wieder ans Licht der Kritik zu ziehen, ist damit ein Lehrer der Satire geworden, der nicht weit davon entfernt war, ein Meister in ihr zu sein. In seine Schule ist Brecht gegangen ».
65 Marx, Le Capital, op. cit., p. 83-84.
66 Wohlfarth, Irving, « Die Passagenarbeit », dans Benjamin-Handbuch, op.cit., p. 256.
67 Tackels, Introduction, op.cit., p. 104.
68 Raulet, Le caractère destructeur, op.cit., p. 130.
69 Rancière, Jacques, « Préface », dans Blanqui, Auguste, L’éternité par les astres, Paris, Les Impressions Nouvelles, 2002, p. 24.
70 Benjamin, Walter, Origine du drame baroque, Paris, Flammarion, 1985, p. 251.
71 Voir Passages, N 9,4, 491 : « De quel péril les phénomènes sont-ils sauvés ?… Ils sont sauvés lorsqu’on met en évidence chez eux la fêlure ». Voir aussi Wohlfarth, « Die Passagenarbeit », op. cit., p. 254 : « Das Wort “Sprung” weist selber einen Sprung auf. Es ist sowohl der Bruch, der den Dingen seit dem Sündenfall in die Geschichte eingezeichnet ist, als auch die Bruchstelle, der Ort der “Schroffen und Zacken”, die “Halt” bieten (V, 592) und somit erlauben, “zur Auferstehung treulos über[zu]springen” (I, 406) ». Et p. 260 : « Nur, daß der barocke Allegoriker aus seiner letzten Phantasmagorie “erwacht” (I, 406), während Blanqui der seinen verfällt. Daß sie verwechselt werden können, liegt darin, daß Benjamin in der ewigen Wiederkehr keinen bloßen Mythos, sondern den Zerrspiegel eines mythisch geschichtlichen Kontinuums erblickt, aus dem es vielleicht wirklich keinen anderen Ausweg als den “kleinen Sprung” geben kann, der im blanquistischen Putsch sein Gegenstück hat ».
72 Marx, Le Capital, op. cit., p. 81.
73 Benjamin, « Enfance berlinoise », op. cit., p. 113.
74 GS V.2, p. 1250.
75 Ibid.
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Référence papier
Andrea Allerkamp, « « Nous cherchons un moment téléologique dans l’ensemble onirique ». Le rêve de l’histoire : Benjamin et Marx », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 27 | 2010, 63-79.
Référence électronique
Andrea Allerkamp, « « Nous cherchons un moment téléologique dans l’ensemble onirique ». Le rêve de l’histoire : Benjamin et Marx », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 27 | 2010, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/2868 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.2868
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