Pour A.M.E.S. au cœur de la vie
- 1 Edmund Husserl, Ideen I, Husserliana III.1, p. 97 ; p. 67.
- 2 Husserl, Erste Philosophie, Husserliana 8, p. 418 ; p. 427.
- 3 Husserl, Erste Philosophie, Husserliana 8, p. 266 ; cf. p. 81.
- 4 Husserliana 32, p. 241 ; p. 147.
- 5 Martin Heidegger, GA 56/57, p. 75.
- 6 Michel Henry, Inkarnation. Eine Philosophie des Fleisches, Freiburg im Breisgau : K. Alber, 2002, p (...)
1La phénoménologie s’intéresse à la vie, on le constate déjà chez le premier Husserl. C’est le « vécu » (Erlebnis), un concept central depuis les Recherches logiques, qui ouvre le sujet. Le « flux de vie », le « flux du vécu » est élucidé dans le premier livre des Idées directrices,1 et dans le cadre des cours sur la « Philosophie première », il est question de la vie « pure » ou « absolue » du moi « absolu »,2 de la « vie transcendantale », c’est-à-dire : d’une « vie qui se trouve avant la décision entre être et non-être »3. Puisque la description phénoménologique porte toute son attention sur la vie, et non pas comme un thème parmi d’autres, mais de telle façon que tout objet de la phénoménologie doive être saisi depuis la vie, Husserl peut alors qualifier son programme de « philosophie de la vie scientifique » et dire, en faisant évidemment écho à Dilthey, que la philosophie est une « auto-interprétation de la vie »4. On retrouve cet intérêt husserlien pour le vécu et la vie sous une forme modifiée et radicalisée d’abord chez le jeune Heidegger, qui veut comprendre les vécus comme des « événements appropriants » (Ereignisse) au sens littéral, c’est-à-dire à partir de la vie propre. Par conséquent, les vécus sont ce qu’ils sont dans la mesure où ils « vivent à partir du propre » et, comme l’ajoute Heidegger, « la vie ne vit que de cette façon » : toujours à partir d’elle-même et en restant en elle-même5. L’accent mis par Heidegger sur le propre au sein de la vie réapparaît au sein de la « phénoménologie de la vie radicale » de Michel Henry. Sa phénoménologie est radicale en ceci qu’elle interprète le caractère propre de la vie comme une auto-affection dépourvue de monde6. La phénoménologie ne s’intéresse plus alors qu’à la vie.
- 7 Heidegger, Die Grundbegriff der antiken Philosophie, GA 22, p. 182-188.
- 8 Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, p. 63. (trad. fr. Emmanuel Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 5 (...)
- 9 Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, p. 62, (trad. fr. E. Martineau, p. 57).
- 10 Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, p. 64-65, (trad. fr. E. Martineau, p. 58).
2Toutefois, l’être-propre et l’immanence de la vie, qui ont été soulignés par le jeune Heidegger et par Michel Henry, ont très tôt fait l’objet de critiques empreintes d’un certain scepticisme. C’est d’ailleurs Heidegger lui-même qui, en 1922, a introduit le concept du Dasein comme concept concurrent de la vie, pour ensuite, en 1927, dans Etre et temps, remplacer définitivement l’« ontologie de la vie »7, qu’un an auparavant il considérait encore comme possible, par une ontologie du Dasein. Désormais, ce ne sera plus que de façon critique qu’il s’exprimera au sujet de la vie. La « question de la ‘vie’ », telle qu’elle a été posée par Dilthey, manifesterait « de la manière la plus nette les limites de sa problématique, et de sa conceptualité »8. Pour Heidegger, tous les « courants du ‘personnalisme’ » déterminés par Dilthey et Bergson, au rang desquels il compte aussi Husserl, seraient également marqués par ces limites. Dans la philosophie de la vie, la vie n’est pas conçue « comme problème ontologique en tant que mode d’être »9 ; dans la perspective personnaliste, le « mode d’être de la personne » demeure indéterminé, car il ne peut pas être composé, obtenu par « sommation » à partir des « domaines phénoménaux » du « corps, de l’âme et de l’esprit »10.
- 11 Werner Stegmaier, Artikel „Fließen“ in Ralf Konersmann (Hrsg.) : Wörterbuch der philosophischen Met (...)
- 12 Husserl, Cartesianische Meditationen, Husserliana 1, p. 70.
- 13 Hans Blumenberg, Quellen, Ströme, Eisberge, herausgegeben von Ulrich von Bülow und Dorit Krusche, F (...)
3Si l’on considère les différentes variantes de la philosophie de la vie où la clarté des concepts est remplacée par une simple évocation, on peut aisément donner raison à Heidegger. De même, la critique de Heidegger révèle effectivement un point faible de la phénoménologie de Husserl. La vie dont parle Husserl, qu’elle soit comprise comme transcendantale ou non, demeure curieusement indéterminée ; malgré tout ce que Husserl peut dire d’éclairant sur les vécus dans leur structure, il n’aborde pas pour autant la question de savoir ce qu’est la vie dans les vécus. Husserl nous dit peu de choses sur la vie en elle-même – en réalité, il dit seulement qu’elle s’écoule ou qu’elle flue. Cette image riche de tradition et qui se répand de façon inflationniste à l’époque moderne11, rend certes compte du caractère dynamique et donc unitaire de la conscience et des apparitions qui lui sont corrélées, et c’est essentiel pour la phénoménologie de Husserl ; la « vie de la conscience fluente »12 est comme le fleuve unique et identique dans lequel le sens unitaire de quelque chose peut se constituer à travers l’expérience des diverses apparitions de la conscience qui alternent entre elles et en même temps se complètent les unes les autres. Cependant, cette image du fleuve ne permet pas de comprendre comment s’opère la constitution elle-même. Comment la conscience peut-elle présenter quelque chose en le formant dans la diversité de ses apparitions, si elle est elle-même le flux de ces apparitions ? Il est tout aussi difficile de répondre à la question concernant la réflexion phénoménologique de la « vie de la conscience fluente » et donc concernant la possibilité de la phénoménologie elle-même. Faut-il comprendre que le phénoménologue observe le fleuve en se tenant à côté de lui, si bien que la conscience devrait non seulement être le fleuve, mais aussi son propre spectateur ? Dans un fragment posthume édité récemment, Hans Blumenberg – éprouvant par ailleurs une profonde sympathie pour le programme phénoménologique de Husserl – a signalé ces difficultés et quelques autres, difficultés liées à la conception métaphorique de la « vie de la conscience fluente ». Ce faisant, il n’a pas caché qu’il soupçonnait que ces métaphores problématiques pourraient renvoyer à un « manque fondamental de fondation », et que cela voudrait alors dire que « c’est justement l’intuition, l’évidence promise par la phénoménologie, qui fait défaut, ce qui explique que des images viennent alors la remplacer »13.
- 14 Cf. Figal Günter, Heidegger. Phänomenologie der Freiheit, Weinheim : Beltz Athenäum Verlag, 2000.
- 15 Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, 6, (trad. fr. E. Martineau, p. 26).
- 16 Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, 67, (trad. fr. E. Martineau, p. 59).
- 17 Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, p. 16 (trad. fr. E. Martineau, p. 31).
4Ces difficultés essentielles liées à la « vie de la conscience fluente » semblent donner raison à Heidegger, lorsqu’il décide de remplacer la phénoménologie de la vie par une ontologie du Dasein conçue phénoménologiquement, pour ainsi résoudre également les problèmes de fondation de la phénoménologie. Le Dasein, au sens où l’entend Heidegger, a la même signification que l’ouvert (Offenheit) ou, comme on le trouve dans Etre et temps, l’ouverture (Erschlossenheit) dans laquelle quelque chose peut réellement apparaître et donc aussi être constitué en un sens. Dans la mesure où le Dasein est essentiellement auto-référentiel, il recèle aussi en lui la possibilité de sa description phénoménologique – du moins c’est ce que revendique Heidegger – et il pourrait ainsi, dans son auto-évidence, être le fondement de la phénoménologie. Pourtant, dans Etre et temps, Heidegger n’a pas envisagé une telle possibilité théorétique du Dasein, il a même exclu toute possibilité de ce type en concevant le Dasein selon le modèle de la raison pratique (φρόνησις). Dans Etre et temps, la question de savoir comment peut surgir, à partir du Dasein en souci de lui-même, la possibilité générale d’une description phénoménologique, demeure ouverte14. En outre, et c’est encore plus important pour la question du rapport de la phénoménologie à la vie, Heidegger, en passant de la vie au Dasein, ne se défait pas pour autant de la vie. Comme si c’était une évidence, Heidegger constate dès le début de Etre et temps « [q]ue toujours déjà nous viv[ons] dans une compréhension de l’être »15. Et plus loin, on lit que la « vie » est « un mode d’être spécifique, mais [qui] n’est essentiellement accessible que dans le Dasein »16. « Vivre » dans une compréhension de l’être n’est possible que si le Dasein, dans lequel il y a compréhension de l’être, est le Dasein de la vie. Et cela vaut dans les deux sens, à tel point que la vie s’élucide dans le Dasein et que le Dasein est en même temps une possibilité de la vie. Par conséquent, le Dasein, dans lequel la vie est « accessible », doit être compris à partir de la vie. Ce qu’est le Dasein, on ne peut pas le saisir en s’appuyant uniquement sur la formule de l’auto-référentialité, selon laquelle le Dasein est « un étant » pour lequel « il y va en son être de cet être »17, et peut-être cette formule ne dit-elle pas même l’essentiel du Dasein. Si l’on comprend le Dasein comme ouverture, élucidation (Erschlossenheit) de la vie, cette conception est alors délestée du poids de la décision ontologique préliminaire qui a amené Heidegger, en plus de ses doutes concernant la validité philosophique de la vie, à parler du Dasein au lieu de la vie. De ce fait, l’expression « Dasein » est libérée de tout ballast ontologique, mais elle en devient peut-être aussi superflue. Elle indique une ouverture (Offenheit) de la vie détachée de l’ontologie, qui peut être développée simplement à partir d’une description phénoménologique de la vie. Si cette description doit être consacrée au thème fondamental – au sens littéral du mot – de la phénoménologie, elle doit en même temps rendre compréhensible sa propre possibilité. Ainsi, la description de la vie s’auto-justifierait.
5Cependant, une description phénoménologique de la vie qui aura réussi à surmonter les objections de Heidegger et de Blumenberg, ne pourra pas simplement retourner à l’idée husserlienne de la vie « fluente ». Elle devra cependant conserver ce qui, selon toute apparence, constitue la substance conceptuelle de cette idée, à savoir que la vie, qui flue ou qui s’écoule, est en mouvement. Qu’il en soit ainsi, cela paraît convaincant, même si le caractère de ce mouvement demeure encore obscur. On sait seulement que la vie ne peut pas être comprise adéquatement selon le modèle d’un fleuve qui s’écoulerait dans une direction. Une description phénoménologique qui doit clarifier la vie et avec elle son caractère de mouvement demeure donc redevable de Husserl, ou plus exactement : redevable de certaines de ses descriptions auxquelles pourrait se rattacher une phénoménologie de la vie – même si cette nouvelle conception de la vie et de la phénoménologie s’écarte résolument de celle de Husserl. Elle demeure tout autant redevable des analyses de Heidegger, dans la mesure où celles-ci permettent de mieux élucider une compréhension phénoménologique appropriée de la vie.
- 18 Cf. Wolfgang Fleischer et Irmhild Barz, Wortbildung der deutschen Gegenwartssprache, 2. durchgesehe (...)
6On peut commencer par un concept fondamental du premier Husserl, Erlebnis, le vécu. La vie est vécue, ce n’est pas toujours le cas, mais cela n’est pas rare non plus, et dans le vécu, la vie se montre, même si parfois, elle apparaît à peine. Cela s’entend dans le mot allemand lui-même, « erleben », que l’on peut traduire en français par « vivre » ou « éprouver » ce qui est vécu. « Erleben », « vivre ce qui est vécu » est une intensification de « leben », « vivre ». Le préfixe « er- » signifie que l’on tend à quelque chose ou que l’on atteint quelque chose18, et il indique donc que l’acte de vivre, le Erleben, se rapporte à quelque chose. C’est toujours quelque chose qui est vécu, soit parce qu’on vise quelque chose ou qu’on y aspire, soit parce que ce quelque chose remplit la visée ou que ce à quoi l’on aspire est atteint. Mais, dans le vécu, ce n’est pas seulement quelque chose qui est là, mais, de façon plus ou moins claire, celui ou celle qui vit ce quelque chose. Même quand les vécus ne sont pas réfléchis, on sait que l’on vit soi-même quelque chose, dans la mesure où l’on est soi-même d’une manière ou d’une autre affecté, accaparé ou marqué par ce qui est vécu. Et en définitive, un vécu est toujours un mode déterminé de se rapporter à quelque chose. Il est déterminé par la perspective du vivre et par l’accessibilité de ce qui est vécu. Le vécu est essentiellement le mode du vivre et de « l’être-vécu ».
- 19 Le caractère intentionnel des vécus est le sujet de toute la cinquième Recherche logique.
- 20 Husserl, Logische Untersuchungen, Husserliana 19.1, p. 425-426.
7Dans cette esquisse de définition du vécu, on peut aisément reconnaître des motifs phénoménologiques traditionnels. Que les vécus se rapportent à quelque chose, c’est ce que Husserl a décrit comme étant leur caractère intentionnel19. Que les vécus soient toujours les miens, c’est ce que Heidegger a mis en évidence, en interprétant leur caractère de vécu comme une vie « à partir du propre » (aus dem Eigenen). Enfin, le mode du vivre, c’est ce que Husserl a commencé à étudier dans ses Recherches logiques en établissant la distinction entre la qualité et la matière d’un acte intentionnel20, qui réapparaît ensuite de façon plus élaborée dans les Idées directrices sous la forme de la noèse et du noème. Mais ce sont des échos, des similitudes qui ne peuvent pas nous empêcher de former nos propres concepts. Surtout, ni les déterminations de Husserl ni celles de Heidegger ne peuvent être simplement reprises, dès lors que le vécu doit être compris comme intensité de la vie et décrit en vue d’une compréhension de la vie. Ce qui importe alors en première ligne, ce n’est plus de saisir la structure du vécu, mais plutôt ce qu’est la vie dans la structure des vécus.
- 21 Heidegger, GA 56/57, 75.
- 22 Heidegger, GA 56/57, 75.
- 23 Heidegger, GA 56/57, 73 : « Vivant dans un monde ambiant, tout a du sens pour moi, toujours et part (...)
8En ce sens, c’est la caractérisation heideggerienne des vécus depuis leur être-propre qui nous semble la plus proche de notre conception et à laquelle nous souhaitons nous rattacher. En effet, avec cette caractérisation, Heidegger nous donne une information concernant la compréhension de la vie comme telle, en disant que la vie ne vit que « depuis le propre ». Le « vivre » (Erleben), comme il l’explique, ne passe pas « devant moi, comme une chose que je pose en tant qu’objet, mais je me l’ap-proprie, et il s’ap-proprie selon son être »21. Par conséquent, la vie est vie du soi ; je vis en étant dans ce que je vis, en y étant « de tout mon moi »22. Mais il ne faudrait pas comprendre cet « y être » comme le fait Heidegger, à savoir comme une unité entre le vivre et ce qui est vécu qui serait dénuée de toute tension, parce que déterminée uniquement à partir de l’être-propre. Il ne peut s’agir d’une unité dans laquelle tout ce qui est vécu devient propre à celui qui le vit, parce qu’il est signifiant pour lui, ou bien, comme le dit Heidegger, parce qu’il « a du sens pour lui »23 et en cela « s’approprie ». Si ce qui est vécu est absorbé dans le vivre à tel point qu’il lui devient complètement propre, alors le « soi » de la vie ne peut plus être compris comme tel ; si l’on est complètement absorbé dans l’acte du vécu, on oublie que l’on est soi-même là dans le vivre.
- 24 Husserl, Cartesianische Meditationen ; 1, p. 128. Ideen II, 4, p. 56, p. 152.
- 25 Sur ce concept, voir Heidegger, GA 56/57, p. 74.
9Il faut donc qu’il y ait dans le vécu une différence entre ce qui est vécu et celui qui le vit, et cette différence existe. Elle se manifeste de façon élémentaire quand nous sentons nos facultés propres, dans une expérience que Husserl a désignée par la formule Je peux (Ich kann)24. Si l’on s’appuie sur la description de ces facultés prises individuellement dans le traité De l’âme d’Aristote, on pense en premier lieu à la perception et au mouvement, mais aussi au fait de manger, boire et respirer. Certes, on fait l’expérience de ces facultés d’abord dans leur effectivité, donc seulement quand elles s’accomplissent plus ou moins. Mais en retour, l’effectivité renvoie à la faculté. L’effectivité ne se déroule pas comme un processus (Vorgang)25, mais elle est maintenue à l’œuvre ; elle peut être interrompue, et il n’est pas rare non plus qu’elle soit suspendue. En étant maintenue à l’œuvre, l’effectivité permet à la faculté de demeurer présente. L’effectivité n’est pas seulement l’accomplissement de la faculté, mais aussi, de façon plus ou moins marquée, son attestation. « Je peux », cela ne veut pas seulement dire que je suis capable de faire quelque chose, mais aussi que ce dont je suis capable, je le vis dans un acte effectif. Dans l’acte, la faculté plus ou moins effective est aussi vécue comme telle, et c’est pour cette raison qu’elle peut aussi être, comme telle, explorée, expérimentée, et éventuellement aussi réfléchie.
10L’effectivité au sein de laquelle une faculté s’atteste ou s’accomplit, est toujours l’acte. Mais l’effectivité inclut aussi ce dont on fait l’expérience dans cet acte – par exemple non seulement le voir, mais aussi le visible. Certes, ce qui est vécu peut être plus ou moins de l’ordre d’un objet, comme une chose visible, qui accapare l’attention de telle sorte que l’on ne vit presque plus ou plus du tout l’effectivité comme l’accomplissement ou l’attestation d’une faculté. Mais cela ne change rien au fait que même dans ce cas, l’effectivité est cet accomplissement et cette attestation. L’effectivité manifeste qu’une faculté, dans l’exemple que j’ai pris la faculté du voir, s’est modifiée en un pouvoir effectif (Können), dans la mesure où elle s’atteste dans la visibilité de ce qui est vécu dans le voir. A l’inverse, dans l’acte qui est un pouvoir effectif, il y a encore quelque chose qui est vécu, même quand celui-ci ne se trouve pas en face de nous comme une chose ou qu’il n’est pas même intentionné ni visé. En marchant, on vit ou on éprouve la dureté ou la souplesse du sol, en buvant, on éprouve l’eau fraîche, et on éprouve qu’elle étanche la soif.
11Puisqu’il existe une différence entre ce qui est vécu et celui qui le vit, donc entre ce qui est présent dans l’acte, et une faculté ou un ensemble de facultés, l’attention peut se porter d’un côté comme de l’autre. Elle peut être consacrée aux facultés, jusqu’au retour de l’effectif au possible, ou elle peut se consacrer entièrement à ce qui est vécu, comme je l’ai déjà mentionné dans le cas de l’objet. Cependant, dans les deux attitudes, la différence elle-même est à peine mise en évidence ; si l’on s’en tient aux deux côtés de la différence, donc aux facultés du vivre et à ce qui est vécu, la différence pourra être vécue au mieux comme le moment de basculement d’une attitude à l’autre ou comme l’alternance inquiète qui passe de l’une à l’autre. Pourtant, il y a bien plus à vivre que cela ; la différence entre ce qui est vécu et celui qui le vit se joue dans le mode du vivre ou de l’être-vécu, bref, sur le mode du vécu, de l’Erlebnis, et c’est par ce mode du vécu que la différence devient saisissable.
12Le mode du vécu est certes conditionné par les facultés du vivre, mais il n’est pas en tant que tel déterminé par elles ; de même, il ne peut être décrit sans prendre en considération ce qui est vécu, mais c’est lui qui détermine la façon dont celui-ci peut être vécu. Autrement dit, le mode du vécu n’est pas donné avec la faculté du vivre elle-même, mais avec chaque possibilité de son effectivité, il n’est donc par exemple pas donné avec la faculté visuelle, mais avec chaque possibilité du voir. Pour le dire schématiquement, il n’est ni subjectif ni objectif, et dans la mesure où il n’est pas subjectif, il ne peut pas non plus être identique avec la noèse au sens de Husserl. Le mode du vécu est bien plutôt un entre-deux ; il est ce qui relie la faculté du vécu à ce qui peut être vécu. En ce qui concerne le voir et la visibilité, il est saisissable à chaque fois dans la lumière différente, mais il ne l’est pas moins dans le rapport entre la position d’un observateur et celle d’une chose observée. Ce qui constitue le mode du vécu, c’est que quelque chose puisse être vécu dans la proximité ou le lointain, en étant accessible facilement ou de façon voilée, en étant saisissable au premier regard ou seulement en une suite de points de vue, sous différentes perspectives.
13On pourrait aisément faire varier l’exemple du voir en décrivant diverses manières de toucher, de saisir, de sentir, de goûter ou d’écouter, et cela confirmerait que le mode du vécu est d’essence spatiale. La façon dont on vit quelque chose dépend de la manière dont on se situe par rapport à lui, et ce n’est que parce que quelque chose se tient à une certaine distance de nous, même si cette distance est très courte, qu’on peut le vivre comme étant différent de nous-mêmes et donc comme quelque chose. Même le vécu de soi-même est spatial ; une douleur par exemple, loin de nous priver de monde comme le suppose Michel Henry, s’écarte des choses du monde en rejetant celui qui souffre sur lui-même, mais en cela même, elle le tient dans l’extériorité. Le souvenir n’est un vivre que dans la mesure où il s’accomplit dans une situation particulière, par rapport à quelque chose de donné comme réel. En effet, on ne se souvient qu’en vivant en même temps quelque chose. Quant aux rêves, ils ne sont pas en eux-mêmes des vécus ; mais en revanche, on peut tout à fait éprouver comme si on le vivait que l’on rêve.
- 26 Heidegger, « Vom Wesen und Begriff der Φύσις », Wegmarken, Ga 9, Frankfurt am Main : Klostermann, p (...)
14A partir de la spatialité du vivre, on peut maintenant élucider la vie dans le vécu. Si la vie, comme le suggère la métaphore du flux qui s’écoule, est mouvement, alors ce mouvement peut être saisi comme le mouvement entre ce qui peut être vécu et celui qui le vit en mettant en jeu ses facultés. C’est un mouvement qui se déploie sur le mode du vécu. Mais ce n’est pas un mouvement essentiellement orienté, qui passerait de la possibilité liée à la faculté du vivre à l’effectivité, et qui dans celle-ci aurait atteint son but soit déjà par l’acte, soit par son résultat. Ce mouvement qu’est la vie inclut aussi le fait que la faculté puisse s’assurer d’elle-même, il comprend donc également le repli sur soi, le retour sur soi, tout comme le repos dans l’arrêt ou le sommeil. Ce repos n’est pas simplement opposé au mouvement ; il n’est pas une rigidité sans vie, mais il est en lui-même un mouvement, fût-ce élémentaire. De lui peut provenir un nouveau mouvement, de même qu’à l’inverse, en tant qu’il est arrêt ou immobilité, en tant que repos, il provient du mouvement. Ce mouvement qu’est la vie inclut en lui mouvement et repos. Pour reprendre un terme de Heidegger, on peut le saisir comme mobilité (Bewegtheit) au sens d’un repos qui est en soi mu ou d’un mouvement qui est en soi repos26. La vie ne va nulle part comme le fleuve qui traverse la campagne et débouche sur un autre fleuve ou se jette dans la mer. La vie comme telle est, dans tout mouvement qui vise à quelque chose, toujours en elle-même et toujours déjà là où elle doit être.
15Les possibilités du repos suggèrent que la spatialité de la vie n’est pas à entendre au sens d’une étendue à parcourir. Le fait de parcourir une étendue n’est pas la vie elle-même, mais seulement l’une de ses possibilités. Cependant, dans l’immobilité, l’espace ne disparaît pas ; même dans le repli ou le retour sur soi, l’espace demeure et peut être parcouru en étant vécu. En lui, la vie qui s’est repliée sur soi est ouverte, de telle sorte que des possibilités d’être vécues lui demeurent accessibles dans des modes particuliers du vivre et du « pouvoir être vécu » (Erlebbarkeit), précisément alors même que ces possibilités ne sont pas perçues. C’est justement le repos dans le repli ou le retour sur soi qui montre clairement que la vie en elle-même se tend vers quelque chose, qu’elle est un « pouvoir aller au-delà et de l’autre côté ».
- 27 Husserl, Ideen II, Husserliana 4, p. 158.
16Or, dans tout acte de passer au-delà et de l’autre côté, il faut un point de départ, un lieu d’où partir. Ce point de départ peut être n’importe quel lieu possible, mais seulement parce que ce lieu est empreint de la vie spatiale. Le lieu de la vie n’est pas le lieu où se trouve un être vivant, mais il correspond au caractère de lieu qui est inhérent à l’être vivant lui-même et qui se communique à chaque fois au lieu où il séjourne. Un être vivant ne se trouve pas simplement en un lieu particulier, mais il est essentiellement ici, et cet ici doit être compris, comme le disait Husserl, comme un « ici central ultime », qui n’a pas d’autre ici « hors de soi, par rapport auquel il serait un ‘là-bas’ »27. Il s’agit de l’ici du corps vivant (Leib), c’est-à-dire de l’éprouver et du vivre en chair et en os, qui, de l’extérieur, à travers le regard d’un autre être vivant, ne peut pas être saisi de façon adéquate comme un là-bas, mais seulement comme un autre « ici ».
17Mais on peut aussi renverser cette caractérisation husserlienne du corps vivant par l’ultime « ici » central également appelé « absolu ». Dans ce cas, non seulement le corps vivant, l’être vivant corporel est spatial, mais, avec la vie, c’est aussi l’espace qui est en chair et en os. Dans leur corporéité, les être vivants ne sont pas essentiellement dans l’espace, et ils ne sont pas même essentiellement le « point zéro » de toute orientation spatiale, pour reprendre l’expression de Husserl, comme s’ils étaient les centres de différents systèmes de classification spatiaux, au sein desquels toute chose qui fait partie du « monde environnant » d’un être vivant aurait sa place propre – que cette chose soit proche ou lointaine, qu’elle se situe à droite ou à gauche, qu’elle soit cachée ou accessible. Les être vivants sont plutôt des possibilités de l’espace, plus précisément, les possibilités qu’a l’espace d’être mobile. Dans ce cas, il faut comprendre le caractère vivant, la vivacité d’un être vivant, à partir de l’espace – comme la possibilité caractérisant son être de se tendre vers quelque chose ou de se replier sur soi, comme le jeu à chaque fois possible entre intérieur et extérieur, qui n’est pourtant possible que dans l’extérieur, de sorte qu’un être vivant se retire en soi, ou, dans le libre espace de ses possibilités, se porte au large pour être l’effectivité de ses facultés, et ainsi leur attestation.
- 28 Maurice Merleau-Ponty, « Le Philosophe et son ombre », in Signes, Paris : 1960, p. 259-295, ici p. (...)
- 29 Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, p. 73 (trad. fr. E. Martineau, p. 63).
18Cette idée que nous venons d’esquisser ne se trouve ni chez Husserl ni chez Heidegger. Elle est suggérée par une remarque de Merleau-Ponty qui demeure cependant énigmatique parce qu’elle est isolée. Selon Merleau-Ponty, on pourrait littéralement conclure de la réhabilitation ontologique du sensible que « l’espace même se sait à travers mon corps »28. Pourtant, Husserl et Heidegger ont à maints égards préparé cette conception de la vie comme une possibilité de l’espace : en ce qui concerne Heidegger, c’est par sa caractérisation du Dasein comme « être-dans » (Insein), et de l’« être-dans » comme « habiter, avoir séjour »29 qu’il a suggéré une compréhension spatiale du Dasein ou de la vie étant-là ou mieux étant-ici ; de Husserl, on peut retenir les analyses de la corporéité – que Heidegger, mis dans l’embarras, a d’ailleurs contournées dans Etre et temps – et surtout la conception « kinesthésique » de la perception, d’après laquelle la perception comme telle est en mouvement et donc spatiale. Pourtant, Heidegger et Husserl ne pensent pas la vie ou le Dasein ou encore la « vie de la conscience fluente » depuis l’espace, mais depuis le temps, bien que le temps, comme l’ouvert de la mobilité, ne soit pas pensable sans l’espace. Par conséquent, Heidegger et Husserl n’ont pu comprendre le donné dans le Dasein ou dans la conscience que depuis le temps – comme ce qui est « présent », peu importe en quel sens on l’entend, ou comme ce qui n’est donné que dans une suite de donations tenues ensemble au sein de la conscience du temps.
19A l’inverse, cette idée a eu des conséquences sur leur conception de la phénoménalité de l’étant présent ou du donné, et donc sur leurs conceptions respectives de la phénoménologie. Pour l’auteur d’Etre et temps, l’étant présent phénoménal est présent dans le Dasein et il ne peut donc être élucidé que depuis l’ouverture du Dasein, son être-ouvert auto-référentiel, et ce, en dépit du fait que tout étant présent, dans sa présence, a un sens propre phénoménal. Pour Husserl, les données phénoménales sont dans le fleuve de la conscience du temps et c’est pourquoi, en tant que phénomènes, elles ne sont données que dans la contemplation réfléchissante de ce fleuve. Mais si la vie n’est pas un fleuve, il ne nous faut pas gagner la rive pour le contempler, ce qui, nous l’avons déjà évoqué, est une idée absurde. Dans la vie, qui, dans le vécu, est là, ou mieux : ici, est donnée la possibilité même de la contemplation, si bien que la phénoménologie est une possibilité originaire de la vie. Etudier cette possibilité permet aussi de comprendre l’ouvert originaire, que Heidegger, dans Etre et temps, relie à l’ouverture du Dasein et plus tard à l’appropriation de l’être dans le Dasein. La phénoménalité, telle que Heidegger l’esquisse avec ses concepts liés à l’ouverture, peut être conçue comme une possibilité de la vie, parce que la vie est une possibilité de l’espace.
20Pour expliciter cette idée, il suffit de se rappeler la différence entre ce qui est vécu et celui qui le vit en se souvenant également que cette différence est saisissable par le mode du vécu. C’est dans ce mode du vécu, ou plus précisément dans le tissu complexe des différents accès horizontaux et depuis une multiplicité de perspectives que se trouve la phénoménalité, c’est-à-dire l’apparaître ou le se montrer de quelque chose pour un être vivant. Cet être vivant peut être un quelqu’un et en tant que quelqu’un, il est capable, dans le jeu des facultés et des actes, ce jeu entre la possibilité effective et une effectivité qui atteste le possible, de s’arrêter, afin de n’être plus ouvert que pour l’espace de l’entre-deux qui s’étend entre ce qui peut être vécu et celui qui le vit – c’est-à-dire pour l’espace, avec lequel et à partir duquel les phénomènes sont. A partir de ces phénomènes, on peut alors retourner au possible des facultés et à l’effectif de l’acte. De cette façon, on peut montrer de façon descriptive que la vie est une possibilité de l’espace.