- 1 Profondeur de surface, sans transcendance ni signifié transcendantal.
1Si l’on considère Kafka au regard des mécompréhensions, des non-lectures dont son œuvre a été l’objet, ce nom représente l’écriture dans sa figure essentielle. En effet, plus qu’aucun autre écrivain qui a voué sa vie à la littérature au point de la transformer en écriture, Kafka a disparu derrière une série de travestissements. Il est devenu insaisissable dans l’immanence de l’écriture et a été enseveli sous des constructions herméneutico-savantes qui ont érigé à sa place une idole énigmatique et inaccessible. Si donc Kafka est l’écrivain de l’essence de la littérature, comme l’a voulu Blanchot, de la même manière qu’Hölderlin est le poète des poètes et du Poème pour Heidegger, c’est en un sens ironique et destructeur. Son écriture a généré une folie herméneutique d’interprétations systématiques : les lectures psychanalytiques, théologiques, puis ontologiques représentent les approches les plus puissantes de Kafka, de même que les plus violentes et les plus fausses (non pas au sens de la « puissance du faux » dont parle Deleuze, puissance de prolifération des simulacres, mais au sens de la volonté herméneutique de vérité, trop « profonde » par rapport à la surface profonde1 des textes de Kafka).
- 2 Il s’agit de la lecture psychobiographique ou des innombrables lectures psychanalytiques qui ont ét (...)
- 3 A titre d’exemple, on pourra étudier le recueil de textes de Max Brod, Franz Kafka, souvenirs et do (...)
- 4 Nous pensons au livre de Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris : Gallimard, 1981.
- 5 Ecriture du rêve qui met en scène des cauchemars.
2Ces lectures de vérité, qui ont falsifié la littérature kafkaïenne en la faisant disparaître par une intériorisation fatale (historiale, destinale), sont responsables de l’oubli et de l’obsolescence de textes qui ne sont plus que des références convenues et utiles au pathos de quelques universitaires. Nous sommes, en ce sens, au plus loin d’une possible démocratisation des textes de Kafka. C’est pourquoi il est nécessaire de se défaire des lectures psychanalytiques2, théologiques3 ou ontologiques4, qui sont néanmoins le signe de l’effacement littéraire des textes mais aussi de leur puissance d’allégorisation. L’allégorie est le trope que partagent en effet les trois grandes herméneutiques historiques de Kafka. On ne peut alors pas s’en libérer en leur opposant la lettre du texte ou la lecture littéralisante. Il faut plutôt chercher comment l’écriture de Kafka joue de la lettre et de l’allégorie, de l’allégorie de la lettre et de la lettre de l’allégorie, et faire apparaître l’invention d’un rêve cauchemardesque5 qui constitue sa signature.
- 6 Voici la lettre-testament, non remise à son destinataire, qui a été trouvée par Max Brod après la m (...)
- 7 Nous entendons par ce syntagme la pensée de l’écrivain en animal, de l’animal en écrivain, l’animal (...)
3C’est dans cette perspective qu’on peut appréhender la conjonction de l’art de la faim et des figures littéraires d’un art animal. Le glissement de l’un vers l’autre, faim, animal et art, fait surgir le cœur du travail d’écriture de Kafka. Ce travail est inséparable de la volonté testamentaire de détruire tous les textes par le feu6, d’un « brûle-tout » non-sacrificiel destiné peut-être à échapper à la destruction par l’oubli et la falsification, au mauvais détournement et à l’escamotage dans un sens transcendant les textes. La faim de l’écriture et l’animalittérature7 constituent une singulière collusion de la lettre et de l’allégorie, elles sont fidèles à cette volonté de jouer une destruction contre l’autre pour se dérober à la vérité du sens et au sens de la vérité.
4Entre octobre 1921 et mai 1922, Kafka écrit les quelques pages qui ouvriront le recueil Un Artiste de la faim [ein Hungerkünstler] et qui s’intitulent Première souffrance. Dès l’entame du texte, le double sens allégorique et littéral joue à plein régime et produit un trouble qui porte au-delà de la bi-univocité :
- 8 Franz Kafka, Un Artiste de la faim, [Ein Hungerkünstler], édition bilingue, trad. Brigitte Vergne-C (...)
« un artiste de trapèze – comme on le sait, cet art qui se pratique très haut sous la coupole des grands théâtres de variété [Varietebühnen] est l’un des plus difficiles, parmi tous ceux que l’humanité a érigés »8.
Il s’agit, dans cet extrait, du trapéziste à la lettre, et en même temps (hama) et sans contradiction du trapéziste comme figure et figuration allégorique, de l’écrivain. L’écrivain est comme un acrobate de trapèze, et le trapéziste est aussi un écrivain. Cette analogie ne tient pas l’écrivain et le trapéziste séparés, indemnes l’un de l’autre, c’est une métonymie (l’écrivain dans le trapéziste) précédée d’une métaphore (le trapéziste vers l’écrivain), les deux tropes restant l’un et l’autre à la fois inapparents et manifestes (ils se dérobent par leur évidence) dans le texte.
5Le mouvement et la condensation allégoriques n’effacent pourtant pas la littéralité de la figure du trapéziste. Si le trapéziste est écrivain, cette figure porte en elle trois compossibles : l’écrivain est un trapéziste, le trapéziste est un écrivain, et le trapéziste est un trapéziste. C’est sur cette équivoque de l’écriture que la relève des textes de Kafka dans la vérité psychanalytique, théologique et ontologique s’appuie. Il faut donc plutôt s’enfoncer dans le labyrinthe de l’équivoque. L’acrobatie du trapèze est un art, et l’artiste du trapèze entre en résonance avec l’artiste de la faim, ce qui fait glisser métaphoriquement puis s’emboîter métonymiquement l’écriture vers le trapèze et le jeûne, ainsi que la faim vers le trapèze qu’est la littérature.
6C’est la hauteur qui détermine d’abord l’art du trapèze et sa difficulté. Mais cette hauteur n’est pas théologique, c’est celle du théâtre de variété, du grand cirque qui est chez Kafka, et pas seulement dans L’Amérique, la figure et le nom littéraire du monde et de l’être-dans-le-monde. L’écriture des rêves que pratique Kafka (ses récits ressemblent à des rêves d’écrivain et d’écriture) porte atteinte à l’être en inventant et en faisant apparaître un monde qui se substitue à notre regard et suscite une quasi-hallucination. C’est alors l’hypothèse de Kafka sur l’être (de l’écrivain) qui est en jeu dans la métonymie articulée à la métaphore.
7Cette substitution du rêve d’écriture au monde, ce devenir théâtre de variété du monde se lit dans l’hyperbole immanente au récit : le trapéziste « restait nuit et jour sur le trapèze »9, sa vie était tout entière organisée pour lui, mais aussi absorbée par lui, identique au trapèze. La nécessité d’une vie devenue trapèze, ou écriture, est « la seule manière de conserver son art à la perfection ». L’écriture commence donc par un trouble de l’être, un glissement systématique de la nomination, qui réinvente le monde comme effet de littérature (le monde-de-la-littérature) et destitue tout discours sur l’être par la fiction métaphorique des noms.
8L’art requiert la vie, le devenir écriture ou trapèze de la vie, son passage dans la hauteur où il n’y a pas d’autres formes de vie que la solitude difficile, « la limitation des relations avec autrui »10. Il n’y a là nulle psychologie de la part de Kafka, qui se sert de la solitude du trapéziste pour décrire et rendre manifeste celle de l’écrivain. Il s’agit d’écrire l’exigence de la vie par l’art, exigence sans reste où la hauteur finie du théâtre de variété est le lieu de la difficulté. L’ethos d’une telle exigence et d’une telle hauteur est la solitude essentielle et radicale de l’écrivain.
9L’allégorie eidétique de l’écrivain trapéziste que pratique Kafka ne suffit pas à donner naissance à un texte littéraire, il faut encore que la narration enchaîne sur un glissement où la limite entre le vraisemblable et l’invraisemblable devient indiscernable.
- 11 F. Kafka, op. cit., p. 135.
« L’artiste du trapèze aurait ainsi pu vivre en paix, s’il n’y avait pas eu les inévitables voyages de lieu en lieu, qui l’exténuait. L’imprésario prenait en conséquence soin de lui pour abréger au maximum ses souffrances endurées : pour les déplacements en villes, on utilisait des voitures de course »11.
10Le monde du théâtre de variété, par l’intermédiaire de l’imprésario, organise les conditions d’un art dont la nécessité revêt la forme du caprice et de l’arbitraire.
- 12 F. Kafka, op. cit., p. 137.
11« Dans le train [...] le trapéziste faisait le voyage en haut, dans le filet à bagages ; au lieu de spectacle suivant, le trapèze était déjà à sa place dans le théâtre, longtemps avant l’arrivée de l’artiste »12, de manière à ce que celui-ci n’ait jamais à quitter sa hauteur et à toucher terre. La nécessité et l’exigence de cette vie suspendue est la condition transcendantale de l’art du trapèze comme écriture. Comme si, toucher le sol, ruinait irréversiblement l’art et portait atteinte à sa perfection.
12La littérature de Kafka se tient ici suspendue à l’équivalence et à l’indiscernabilité entre le vraisemblable et l’invraisemblance. La substitution qu’elle opère de la fiction au monde est d’autant plus puissante et implacable que la logique de sa narration est hyperbolique : la lecture est happée et intériorisée par la fiction, le lecteur se trouve au milieu d’un rêve dont il ne peut sortir sans rompre le cercle de sa logique, celui de la vraisemblance invraisemblable du récit sans vérité.
« Le trapéziste dit, en se mordant les lèvres, que dorénavant, il lui faudrait pour ses tours [Turnen] avoir toujours deux trapèze au lieu d’un seul, deux trapèzes l’un en face de l’autre. L’imprésario fut pour cela sur le champ compréhensif »13.
13Les deux trapèzes, la lettre et l’allégorie, le trapèze du monde et celui du monde de la fiction, se font face pour que l’écrivain-trapéziste passe de l’un à l’autre dans des acrobaties en hauteur, là où personne ne peut l’atteindre ni l’imiter. Ces passages acrobatiques sont des tours ou des tropes, des métaphores qui abolissent la différence entre le tropique et le littéral, et produisent une coïncidence troublante et déstabilisante où les positions s’inversent et s’échangent plus vite que le regard qui cherche à les suivre. L’échange entre le trapéziste et l’écrivain, la lettre et l’allégorie fait sortir le texte de lui-même, et inscrit en lui une anomalie qui dérange son sens littéral. Cette anomalie est marquée par l’inquiétude disproportionnée du trapéziste et de l’imprésario.
- 14 F. Kafka, op. cit., p. 141.
« L’imprésario parvint-il peu à peu à rassurer l’artiste du trapèze, et il put retourner s’asseoir dans son coin. Mais lui-même n’était pas rassuré. Avec un profond souci [mit schwerer Sorge], il considérait familièrement l’artiste du trapèze par-dessus son livre »14.
Le souci de l’imprésario produit un effet de réel littéraire qui normalise une invraisemblance, puisque la double inquiétude du trapéziste et de l’imprésario est hors de propos, sans appui référentiel dans le texte.
14Le texte glisse alors vers une étrange folie, au moment où les personnages se mettent à spéculer sur des idées et des questions que se posent les trapézistes, alors qu’elles n’ont de réalité textuelle et d’effectivité fictionnelle qu’en tant qu’allégorie de l’art d’écrire : « Avoir cette seule et unique barre entre les mains, comment puis-je donc vivre ? »15. Cette question essentielle devient, par le souci, l’occasion d’une surenchère hyperbolique qui produit un effet de réel et en même temps d’énigme.
- 16 F. Kafka, op. cit., p. 141.
« Maintenant que pareilles pensées avaient commencé à le torturer, pourraient-elles jamais s’arrêter tout à fait ? N’allaient-elles pas sans cesse inévitablement s’amplifier ? Ne représentaient-elles pas une menace pour son existence ? »16.
- 17 Un sentiment d’Unheimlichkeit au sens de Freud, suscité par le retour d’un spectre inhumé, par la r (...)
15L’écriture de Kafka travaille ici à un jeu bien trouble et retors : Kafka fait à tel point coïncider le sens littéral et le sens allégorique qu’il les rend échangeables à l’infini. Et lorsque dans ce vertige métaphorique on ne sait plus sur quel plan on se trouve, la lecture connaît une chute vertigineuse. L’effet de réel est obtenu par la littéralisation du sens allégorique et par une surenchère hyperbolique et disproportionnée par rapport à la situation. Il en résulte un sentiment de familiarité inquiétante17, une étrangeté d’autant plus folle qu’elle est portée par les personnages comme l’ordinaire le plus évident.
16Le texte finit sur une vision, ou un rêve de l’imprésario, qui entrevoit l’être double du trapéziste sur son visage : les premières rides provoquées par le premier chagrin de son premier souci apparaissant sur son visage innocent. Le texte passe à ce moment tout entier sous le signe de l’enfance et les soucis du trapéziste, qui sont des interrogations sur l’essence de l’écrivain, ressemblent à des enfantillages et des caprices d’enfant, marqués par le commencement de la vieillesse. Ce début de métamorphose de l’enfant en vieillard, et les premières rides aperçues par l’impresario, déplace l’art du trapèze et de l’écriture de la question du lieu à celle de l’âge, de la hauteur de théâtre à la vieillesse de l’enfant.
« L’imprésario crut effectivement voir au milieu du sommeil en apparence calme qui avait succédé aux larmes, les premières rides commencer à se dessiner sur le front lisse et enfantin de l’artiste de trapèze »18.
- 19 F. Kafka, op. cit., p. 167.
17L’artiste de trapèze entre étrangement en résonance avec l’artiste du troisième texte qui donne son titre au recueil, L’Artiste de la faim, comme si les acrobaties en hauteur se déplaçaient métaphoriquement vers l’ascèse du jeûne. On éprouve alors le sentiment d’assister à un développement allégorique sur l’essence dédoublée d’un effet de réel fictionnel qui rend troublant et étrange le référent du sens littéral du texte. « Dans les dernières décennies, l’intérêt pour les artistes de la faim a beaucoup régressé »19, peut-on lire.
18L’étrangeté de cet art de la faim aggrave l’anomalie, l’étrangeté familière de l’artiste de trapèze. Littérature, trapèze, faim, le glissement métaphorique est d’autant moins rassurant et maîtrisable qu’il a lieu tout entier à l’intérieur du texte littéraire, et qu’il est donc lui-même, de part en part, littéraire et métaphorique. Si à la fin de Première Souffrance, les premiers signes du temps sont entrevus sur le visage du trapéziste-écrivain, au début d’Un artiste de la faim, Kafka parle de l’art du jeûne comme d’une coutume ou d’une fête populaire en voie de disparition. « Jadis, la ville entière était concernée par l’artiste de la faim, la participation croissait d’une journée de faim à l’autre »20. La faim était une fête populaire qui concernait la ville entière, un art populaire comme l’est celui du théâtre de variété.
- 21 F. Kafka, op. cit., p. 169.
- 22 Ibid.
- 23 F. Kafka, op. cit., p. 173.
19Cet art des « masses »21 expose l’artiste de la faim au regard du public. Sa solitude n’a pas lieu en hauteur, mais elle est exposée à la surveillance et la publicité. Seuls les « initiés » savent que pendant le temps du jeûne, même sous la contrainte, l’artiste de la faim n’a pas « consommé le moindre aliment »22. C’est cela qui définit même « l’honneur de [s]on art » affirme-t-il, son éthique. Mais seul au fond l’artiste de la faim pouvait savoir si « son jeûne avait été effectivement ininterrompu et irréprochable »23. Sa solitude tient à ce secret du jeûne, il est pour cette raison, le seul à pouvoir être le spectateur de son jeûne ou de sa faim, qu’il ne partage en dernière instance qu’avec lui-même.
20L’artiste de la faim partage donc avec l’artiste du trapèze une solitude dans laquelle il est plus seul que dans toute solitude, puisqu’à la vue de tous et de la ville entière, sous surveillance permanente, il est seul à voir et à savoir si le jeûne a lieu et si la faim a été interrompue. Il est peut-être aussi le seul à pouvoir supporter de se regarder jeûner.
« Peut-être n’était-ce pas du tout à cause de son jeûne qu’il avait tellement maigri, au point que certains, à leur grand regret, ne pouvaient pas assister à cette manifestation, car il ne supportait pas de le voir »24.
La faim est un art dont on ne peut donc partager le secret qui échappe au regard, et dont ni les masses ni les initiés ne savent que « c’est la chose la plus facile du monde »25. La faim, qui sert ici à penser l’écriture, est aussi un art de l’écriture ; la chose au fond la plus facile du monde pour l’artiste, au-delà des masses et des initiés. L’art le plus difficile est le plus facile.
21Comme pour faire suite à l’art du trapèze, l’artiste de la faim a lui aussi un imprésario, peut-être d’ailleurs le même, qui arrête « le temps le plus haut [Hochzeit] à quarante jours ». L’imprésario est celui qui prend soin de l’artiste et porte le souci, il occupe peut-être une fonction analogue à celle qu’occupait Max Brod pour Kafka. Sa présence suggère une continuité du trapèze à la faim, un glissement qui fait qu’on ne sait pas si on a affaire à deux arts différents, ou à deux modulations différentes du même art. L’un et l’autre atteignent leur solitude essentielle dans la hauteur, le trapèze dans celle du théâtre de variété, la faim dans la durée du jeûne. Cette hauteur limitée, humaine et non pas théologique, constitue le point de dépassement de l’art, qui le situe au-delà des masses et des initiés.
- 26 F. Kafka, op. cit., p. 175.
- 27 F. Kafka, op. cit., p. 177.
- 28 F. Kafka, op. cit., p. 183.
22« Pourquoi arrêter justement maintenant, après quarante jours ? »26, se demande l’artiste de la faim, qui creuse sa faim et son corps comme on creuse l’écriture, parce qu’il est, en un certain sens, passé au-delà de la hauteur. « Sa capacité à s’affamer semblait sans bornes »27est, à proprement parler, comme l’écriture, une capacité ou possibilité véritablement métaphysique. L’art de la faim est un art métaphysique, l’art du dépassement du haut temps du jeûne, des limites du corps et de la maigreur, art qui va, avec son secret, au-delà du visible. Cet art est en effet un « grand oubli de soi »28, une abolition du sujet de l’art dans la transgression métaphysique des limites. Il ne s’agit là d’aucun absolu romantique du sujet dans l’œuvre, mais de l’infinitisation de l’œuvre dans l’abolition du sujet.
- 29 F. Kafka, op. cit., p. 185.
23N’acceptant plus l’interruption de la faim avant son temps [Vorzeitigung], l’artiste se sépare de son imprésario et se fait engager par un « grand cirque »29. La hauteur du temps de la faim dans le cirque et la hauteur du trapèze dans le théâtre de variété excèdent toutes les bornes de la hauteur, l’illimitent métaphysiquement de manière ironique. L’irréalité et l’invraisemblance de ce dépassement métaphysique sont présentées comme des pratiques ordinaires de l’art de la faim. L’écriture de Kafka procède ici encore par effet de réel fictionnel ou littéraire, qui suscite une impression de familiarité étrange. La fiction invraisemblable et inquiétante devient « réelle » par l’écriture et le monde devient tout entier fictif et inquiétant, marqué d’un trouble ironique.
24Mais la proximité métaphorique de l’écriture, du trapèze et de la faim est inséparable d’une certaine contiguïté, non seulement avec l’enfance, mais surtout avec les animaux. L’artiste de la faim se produit dans une cage et
- 30 F. Kafka, op. cit., p. 191.
« c’était malgré tout aux animaux [aux bêtes – Tieren] qu’il devait l’affluence des visiteurs, parmi lesquels de temps à autre pouvait se trouver quelqu’un venant pour lui, et qui sait où l’on irait le dissimuler s’il s’avisait de rappeler son existence, et par là même aussi, pour parler plus justement, il n’était qu’un obstacle à franchir sur le chemin de la ménagerie »30.
L’intérêt pour l’art de la faim ayant considérablement régressé au point d’être devenu une chose du passé, l’artiste ne peut exister qu’invisible, sur le chemin qui mène aux autres cages, celles des animaux.
- 31 F. Kafka, op. cit., p. 193.
25L’art de la faim n’a plus le droit de cité ailleurs que dans un grand cirque, et ne peut plus exister que dissimulé sur le chemin des animaux. L’artiste de la faim devient l’obstacle et la borne qui doit être surmontée, transgressée, pour approcher des animaux. Seuls des visiteurs égarés viennent désormais devant sa cage, et personne ne compte même plus les jours de jeûne. « Personne, pas même l’artiste, ne sait où en est sa performance, et son cœur devenait lourd [schwer] »31. Cet art invraisemblable n’a alors plus d’autre existence qu’improbable, cachée et honteuse, comme l’écriture. L’art de la faim n’existe qu’à peine, de manière quasiment clandestine, et personne, pas même son sujet, n’est en mesure d’en évaluer l’effectivité ou la réalité. En effet, le secret du jeûne est qu’il n’y a pas de secret : les quarante jours ont peut-être été atteints et dépassés, à moins que le jeûne n’ait même pas commencé.
26L’artiste de la faim a disparu, il est devenu invisible, inapparent comme l’écrivain :
- 32 F. Kafka, op. cit., p. 195.
« grâce au panneau avec le chiffre dessus, quelqu’un se souvint de l’artiste de la faim. On remua la paille avec des piques, et l’on trouva l’artiste dedans. “ Tu jeûnes [hungerst] donc encore ? ” lui demanda le surveillant [Aufsehen] »32.
L’artiste de la faim relève d’une existence imperceptible, enfermée dans une cage, une vie exposée constamment au regard, sous surveillance, mais dont les surveillants et les spectateurs ne comprennent pas le sens. L’artiste devient maigre au point de disparaître sous la paille de sa cage, son art échappe au regard et à toute surveillance, plus encore peut-être que celui du trapéziste. Ce n’est pas seulement l’existence de l’artiste qui disparaît, mais son art qui devient insaisissable, irréel, improbable, puisque personne ne sait si le jeûne est fini, s’il a dépassé les quarante jours, ou s’il a commencé. Cet excès de l’art sur le voir et sur le savoir porte atteinte à l’art comme à l’artiste, à l’œuvre et au sujet.
- 33 Ibid. Sur le rapport de Kafka à son propre corps et sa maigreur, voir infra « Hontologie de Franz K (...)
27Au-delà des masses et des initiés, l’artiste ne sait pas ce qu’il fait ni s’il le fait. Il ne s’accomplit pas dans une œuvre, mais il est sujet à son art comme à une nécessité. L’artiste de la faim est sous la loi du jeûne, il ne peut pas se soustraire à la loi de ce qui soustrait son propre corps au monde. « Je dois jeûner, je ne peux pas faire autrement »33, répond l’artiste au surveillant du cirque, comme en écho à la lettre à Max Brod de juin 1921 qui parle de « l’impossibilité de ne pas écrire ». L’art de la faim ne donne pas lieu à une œuvre, il est une transformation du corps et de la vie de l’artiste sous la loi d’une nécessité à laquelle il n’est pas possible de se soustraire, une nécessité de l’ordre du destin tragique ou comique, aussi implacable qu’une loi de la nature.
- 34 F. Kafka, op. cit., p. 197.
28C’est à l’oreille du surveillant, dans un chuchotement, que l’artiste révèle l’origine secrète de la loi sous laquelle il existe : « parce que je n’ai pas pu trouver d’aliment qui soit à mon goût ». Cette parole est en effet une révélation, elle constitue les derniers mots de l’artiste, dont la mort est suggérée dans une ellipse, sans être dite. L’artiste révèle qu’il ne peut manger que les aliments à son goût, et que la hauteur de la discrimination du goût est telle qu’il ne peut rien avaler. L’art est en ce sens une nécessité, la vie sous la loi d’un impératif de distinction qu’il est interdit de transgresser. Cet aliment, si « je l’avais trouvé, je ne me serais pas fait voir [Aufsehen], crois-moi, et je me serais rempli la panse [vollgegessen] comme toi et les autres »34.
29L’artiste de la faim est vide de nourriture parce qu’il n’éprouve que du dégoût pour les aliments qui remplissent les hommes. C’est parce qu’il pousse jusqu’au surhumain la capacité critique du goût qu’il s’exclut de la communauté humaine en existant sous une loi qui n’est ni catholique, ni communiste. Mais tout reprend son ordre [Ordnung] lorsque l’artiste de la faim disparaît définitivement et qu’il est enterré avec la paille de sa cage. La paille supplée au vide laissé dans la tombe par le corps de l’artiste d’une maigreur limite, et elle fait le fond de la cage des animaux, ce qui leur sert parfois d’aliment.
30La paille ne constitue pas une métaphore biblique qui dit la finitude de l’art et l’humilité de sa destination. Il s’agit plutôt de suggérer la substitution ultime de l’artiste par une bête sauvage [wilde Tier], une « jeune panthère »35 qui prend la place de l’artiste dans la cage. Cette substitution métaphorique est inséparable d’une métonymie secrète, car l’artiste de la faim a en quelque sorte été avalé par la figure de la panthère dans une étonnante et imperceptible métamorphose. Le devenir bête sauvage de l’artiste de la faim est un ultime renversement : « De la nourriture à son goût lui était apportée par le gardien sans devoir y réfléchir longtemps »36.
31Si la bête dévore l’artiste, c’est au sens où l’art a atteint en elle, à force de disparition, la forme de la vitalité la plus grande, la plus sauvage et la plus libre, non parce qu’elle aurait perdu le goût et tout principe critique. Bien au contraire, l’artiste est devenu non humain au point de s’être transformé en bête sauvage, l’art a préparé cette métamorphose. La scène finale du texte, si proche de la fin du Zarathoustra de Nietzsche et du signe du lion, est une affirmation de joie et de liberté. La liberté du corps de la bête « semble contenue dans sa denture, et la joie de la vie [die Freude am Leben] jaillissent de sa gueule avec feu [Glut] »37.
- 38 Ibid.
- 39 Il s’agit là d’une extraordinaire affirmation de la vie et de la survie par le moyen d’un spectre, (...)
32La manifestation de liberté et de joie de cette bête, issue de la disparition de l’artiste de la faim, est si forte que « les spectateurs ont du mal à en soutenir la vue »38 écrit Kafka, pour dire encore la proximité de l’art et de l’animalité. Une jeune panthère pleine de vie et affamée a remplacé l’artiste qui vivait au-delà de la faim, là où l’excès de faim abolit toute faim, en un sens littéral mais aussi tropique et figural. C’est donc la panthère comme figure qui accomplit en la renversant la figure de la faim propre à l’art de l’écriture. Cette ultime métamorphose39 renversante de l’art (où la liberté résulte de la loi, la joie vient de la solitude, où la vie éclate après la disparition et où la dévoration succède à un jeûne excessif), connaît un autre avatar dans le texte qui figure en fin de recueil, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris.
- 40 F. Kafka, op. cit.., p. 199.
33C’est donc une déduction logique qui fait surgir, après la bête de la faim qu’est la panthère, un peuple de souris et son artiste lyrique, Joséphine la cantatrice. Il ne s’agit pas tant d’une vision anthropomorphique des animaux que d’une tentative littéraire pour faire apparaître l’essence zoomorphe de l’art. Il est en effet remarquable que l’artiste animal, s’il est populaire comme le trapéziste, l’artiste de la faim ou la panthère, ne vit plus au milieu des masses [Massen] mais d’un peuple [Volk]. Ce peuple appartient à une espèce [Geschlecht] qui « dans son ensemble n’aime pas la musique : le silence et la paix forment notre musique préférée »40.
34On entrevoit ici le glissement imperceptible, insaisissable et discret qui s’engage avec le dernier texte du recueil. L’écrivain, le trapéziste, l’artiste de la faim et la souris cantatrice, cette métaphoricité généralisée fait ici signe vers un glissement littéral-allégorique de l’animalité à la judéité. Le peuple de souris aspire à la paix et à la musique du silence, il est étranger à la musique d’une manière à peu près analogue à la manière dont le Juif de L’Entretien dans la montagne de Paul Celan est étranger à la nature. Le « peuple de souris » est le syntagme d’une fable sur les Juifs dont la nécessité resurgira avec le travail du dessinateur new-yorkais Art Spiegelman. Le nom hébreu de la cantatrice représente de ce point de vue un signe incident et supplémentaire d’une telle analogie.
35Au milieu du peuple, la cantatrice « Joséphine seule constitue une exception ; elle aime la musique et sait aussi la faire passer, elle est l’unique [die Einzige] ; avec son trépas la musique – qui sait pour combien de temps – disparaîtra de nos vies »41. Le chant [Gesang] de Joséphine n’est pas seulement grandement beau, il est aussi « exceptionnel » ou extraordinaire [Außerordentlich] comme l’art de l’artiste de la faim.
- 42 F. Kafka, op. cit., p. 201.
36Un narrateur anonyme, qui appartient en apparence au peuple des souris, s’interroge sur l’existence, le sens et la portée de ce chant : « le chant de Joséphine, en tant que chant, ne représente rien d’extraordinaire »42. En quoi est-il alors une exception ? Et qu’est-il d’autre qu’un chant ? Que représente-t-il d’ordinaire en tant que chant ?
« Malgré notre manque de sens musical [Unmusikalität], nous avons des traditions de chant ; dans les époques anciennes de notre peuple, le chant existait ; des paroles le racontent [Sagen erzälhlen] et même des chansons [Lieder] ont été gardées que personne ne peut plus chanter »43.
Le chant ou l’art extraordinaire de Joséphine est donc ordinaire pour ce peuple qui, à des époques anciennes, a connu la Parole et a conservé des chansons. Mais ces traditions, équivalentes à la Torah et aux Psaumes, si elles n’ont pas été perdues, ne sont toutefois plus des traditions vivantes pour le peuple des souris.
37Comme l’art de la faim, elles appartiennent à une autre époque, et le peuple ne sait plus les chanter, il ne parvient plus à les comprendre. Ce qui correspond à peu près à la relation que les Juifs européens assimilés entretiennent avec le judaïsme et les traditions juives. Le peuple a
« donc une idée [Ahnung] de ce qu’est le chant. Or l’art de Joséphine ne correspond pas proprement à cette idée. Est-ce en effet du chant au fond ? N’est-ce pas peut-être seulement un sifflement ? »44.
Le chant de Joséphine, son art, est un chant qui n’en est pas un par rapport aux chants, Parole et Lieder, qui constituent la tradition ancienne du peuple. Mais c’est aussi un chant qui n’a, pour le peuple et du point de vue de l’art, rien d’extraordinaire en tant que chant ; c’est un art qui n’a donc de signification, de portée et d’intérêt qu’allégorique.
38En tant que chant, l’art de Joséphine est ordinaire parce qu’elle ne fait que siffler, ce qui représente
- 45 F. Kafka, op. cit., p. 203.
« l’art que notre peuple maîtrise proprement [die eigentliche Kunstfertigkeit], ou plutôt ce n’est pas un talent, mais une expression caractéristique de notre vie »45.
La vie des souris s’exprime par des sifflements, comme la vie de la panthère par des rugissements éclatants. L’art est pensé ici comme une manifestation de la vie de l’animal ou de l’animal de la vie. L’animalité se manifeste dans l’art et l’art représente l’être-hors-de-soi de l’animal. En ce sens, la littéralité et la métaphore sont inséparables, elles passent l’une dans l’autre et existent l’une par l’autre au moyen de l’allégorie. L’animalité littérale s’allégorise dans l’art, et l’art métaphorique s’allégorise ou se métaphorise dans l’animalité.
39En ce sens l’art n’en est pas un et « personne ne pense à faire passer cela pour un art »46. C’est pour cela qu’on peut dire à propos de la cantatrice « qu’elle ne va guère au-delà des limites [Grenzen] du sifflement habituel »47. Kafka insiste sur l’être borné de l’art, une certaine finitude essentielle, et sur sa situation ou sa condition populaire. La différence de l’art avec l’ordinaire du possible, de l’artiste et du peuple, se joue alors sur les limites et l’au-delà limité des limites. Il ne tient à rien d’autre qu’au « mystère [Rätsel] du grand effet [großenwirkung] » qu’il produit.
40Mais Joséphine tient à la différence, elle refuse la parenté entre son art et le sifflement [pfeifen] qui est comparable à la langue Yiddish des Juifs d’Europe de l’est. L’auditoire de Joséphine ne siffle pas, il reste silencieux [maüschenstill] comme une souris. Ici la souris, Maus en allemand, résonne comme un écho du Yiddish Mausche qui signifie Moïse, Moses en allemand. Le peuple de souris est aussi le peuple de Moïse, dans un jeu de Kafka entre l’allemand et le yiddish qui dit l’équivalence entre les souris et les Juifs, sans nommer les Juifs, en parlant seulement de « notre peuple ».
41Cette absence du nom juif dans les textes de Kafka, sa présence discrète et sans mot dire, inversement proportionnelle à son omniprésence dans les journaux et la correspondance, est constitutive du jeu littéraire de Kafka, pour lequel l’allusion est essentielle :
- 48 F. Kafka, op. cit., p. 215.
« notre peuple ne connaît guère le dévouement inconditionnel ; ce peuple qui aime par dessus tout la ruse, sans conséquence bien sûr, les chuchotements puérils, les bavardages innocents bien sûr, juste prononcés du bout des lèvres, un peuple pareil est incapable de toute façon de s’abandonner inconditionnellement »48,
et plus loin : « d’une façon générale, nous sommes toujours au bord du rire »49.
- 50 F. Kafka, op. cit., p. 221.
- 51 Ibid.
42Ce peuple est donc condamné à la discrétion, il chuchote, parle du bout des lèvres et il est prié de ne pas trop se montrer pour ne pas provoquer de persécutions. Il ne peut pas s’abandonner parce qu’il doit constamment vivre caché, se tenir à la limite de la visibilité, et être au bord du rire, au-delà de la limite du sifflement. Mais le peuple des souris ne rit jamais de la cantatrice, car « on ne rit pas de ce qui vous est confié ». Ce peuple s’occupe de Joséphine, en prend soin, comme un père fait avec son enfant ou un impresario avec un artiste de la faim ou du trapèze. La fragilité de Joséphine, sa dépendance enfantine à l’égard de son peuple, sont celles d’un artiste tout autant que d’un prophète. L’artiste est un prophète en situation apocalyptique de détresse. « Il est vrai que précisément dans les situations de détresse, nous écoutons encore mieux que d’habitude la voix de Joséphine »50 au moment où « l’heure est beaucoup trop grave pour que l’on ait envie de la perdre à bavarder »51.
- 52 F. Kafka, op. cit., p. 225.
- 53 F. Kafka, op. cit., p. 229.
43Les artistes sont des prophètes, à l’heure grave de la situation de détresse, pour autant que le peuple dont ils sont issus soit un peuple d’animaux juifs. Ce peuple porte le poids de l’inquiétude, il n’existe que dans l’angoisse et la gravité. Semblable à l’artiste de la faim, « il ne connaît pas de jeunesse, juste une très courte enfance »52, parce que sa vie, qui s’exprime dans le sifflement, cette langue improbable, est exposée à une lutte continuelle qui interdit de rester trop longtemps un enfant. Mais « un certain caractère enfantin persistant, indéracinable »53 est aussi inscrit dans ce peuple animal de vieillards et d’enfants sans enfance.
- 54 F. Kafka, op. cit., p. 233.
- 55 Ibid.
44Le peuple des animaux juifs, des Juifs métamorphosés en animaux et méconnaissables en tant que tels, siffle et parle la langue de Moïse ; il est sans enfance et prématurément vieux, mais en même temps irréductiblement enfantin, et malgré sa lutte continuelle pour la vie, il n’existe qu’au bord du rire. En dépit de sa « fatigue » et de son « absence d’espoir », « entre les combats, le peuple rêve »54. De temps à autre en effet, « il entend le sifflement de Joséphine jusque dans ses rêves »55. En un certain sens, on peut dire que ce chant n’atteint le peuple qu’en rêve. La différence entre le chant et le langage du peuple (le sifflement) n’est donc que la différence du rêve, l’inscription d’une écriture du rêve et dans le rêve.
- 56 F. Kafka, op. cit., p. 239.
45En lisant cette extraordinaire parabole littéralisante, le lecteur de Kafka se demande lui aussi s’il ne rêve pas. Il ne peut s’empêcher de penser que cet art du rêve, ce chant qui ne s’entend qu’en rêve, résulte de la double détermination affective de ceux qui la reçoivent. Il semble en effet que ce peuple rêve parce qu’il « s’émeut si facilement » et qu’en même temps, il est « impossible à émouvoir »56. Double impossibilité de ne pas s’émouvoir et de s’émouvoir qui trace peut-être la condition du rêve où le chant de l’art parvient à retentir.
- 57 F. Kafka, op. cit., p. 197.
46Dans une dernière ironie qui vient suspendre l’illusion référentielle et auto-détruire l’accomplissement du récit, Joséphine disparaît elle aussi pour se « dérober »57. Elle détruit ainsi son propre pouvoir et abandonne son peuple, elle le condamne à « poursuivre son chemin » sans prophète. Cette artiste, qui élève l’art au rang de la prophétie, n’aura existé d’une certaine manière qu’en rêve, comme une création onirique du peuple. L’art du chant, écho de la tradition ancienne du peuple, est un rêve qu’on peut à peine distinguer de la réalité et de la veille, et son prophète disparaît comme un fantôme.
47Quelques mois avant Joséphine la cantatrice ou le peuple de souris, à l’été ou l’automne 1922, Kafka écrit Les Recherches d’un chien, texte où l’art de la faim, l’animalité et la judéité forment de nouveau une trame étrange et équivoque. Le narrateur chien de ce texte se rappelle le temps où il vivait parmi son peuple et laisse entendre qu’il a quitté cette vie parce que quelque chose clochait et qu’il y avait une fêlure infime en elle.
- 58 F. Kafka, Recherches d’un chien, édition bilingue, Paris : Gallimard, « Folio », 2004, trad. C. Da (...)
« Quel changement dans ma vie et pourtant, comme ma vie, au fond, a peu changé ! Quand je pense aujourd’hui au passé et que je me remémore [zurückdenke] les temps où je vivais encore au milieu [inmitten] de la société canine [Hundeschaft], un chien parmi les chiens, participant à tous les soucis des autres, je trouve, en regardant de plus près, que de tout temps quelque chose clochait [nicht stimmte], il y avait une petite fêlure [Bruchstelle] ; un léger malaise [Unbehagen] s’emparait de moi au cours des cérémonies les plus vénérables de notre peuple, et parfois même de son cercle familier »58.
- 59 F. Kafka, op. cit., p. 159.
48Ce chien, qui se présente comme un « chien normal » [regelrechten], est séparé de son peuple mais continue de loin à avoir un œil sur lui [Überblick]. Il dit combien ses recherches, qui sont « menées sans espoir »59 [hoffnunglosen], lui sont pourtant indispensables, comme l’étaient les recherches du trapéziste et celles de l’artiste de la faim, et comme le sont celles de Kafka. Il n’est pour autant pas possible de parler « d’auto-fiction » chez Kafka, qui par l’élaboration de son écriture et l’étrangeté de sa littérature, est aux antipodes de la normalité, du réalisme référentiel et de la médiocrité d’écriture de ce courant post-moderne de l’industrie du livre.
- 60 F. Kafka, op. cit., p. 187.
49En effet, le cryptage kafkaïen est tel qu’il interdit ironiquement l’identification entre l’auteur, le narrateur et les personnages. L’identité du protagoniste est d’un genre étrange et improbable (trapéziste radical, artiste de la faim extrémiste), elle est sujette à une métamorphose animale, mais reste en même temps littérale et allégorique, c’est-à-dire fictive et fictionnelle. Ce chien, occupé par sa quête, dit aussi qu’il regrette son enfance abandonnée prématurément, comme si l’absence d’enfance était la condition de l’art animal, de l’animalité de l’art. Mais « tant pis dit-il, il y a des choses plus importantes que l’enfance »60. Quelles sont donc ces recherches si importantes, que l’enfance puisse leur être sacrifiée ? De manière étrange, ce chien, Hund en allemand, est aussi, à sa manière, une sorte de Hungerkustler :
« j’ai commencé par rechercher de quoi la société des chiens se nourrit. Ce n’est naturellement pas, si l’on veut, une question simple ; elle nous occupe depuis des temps immémoriaux [Urzeiten], c’est l’objet principal de notre réflexion ».
Il s’agit d’une itération du texte kafkaïen, la recherche du chien et le chant de la souris s’inscrivant l’un et l’autre dans la tradition de leur peuple, ils viennent du passé et sont gardés en mémoire. La pensée de Kafka se trame donc d’un texte à l’autre, par des fils qui se retrouvent, mais qui se nouent et se dénouent autrement pour former un champ ou un réseau intertextuel d’insistances et d’itérations. Cette pensée n’est formée d’aucune thèse ni signifié de savoir, elle procède plutôt par intermittences de tropes ou de tours. C’est l’itération de ces tropes, qu’on ne parvient jamais à identifier à des mathèmes, qui fait fuir et glisser chaque texte dans l’autre et donne lieu à une pensée intégralement littéraire.
50Le chien interroge le rapport entre la terre et la nourriture principale des chiens :
- 61 F. Kafka, op. cit., p. 191.
« nous la trouvons sur la terre, mais la terre a besoin de notre eau, elle se nourrit d’elle, et c’est seulement à ce prix qu’elle nous donne notre nourriture, dont on peut, il est vrai – c’est un détail aussi à ne pas oublier – accélérer la production par certaines sentences [Spruche], par certains chants [Gesänge] et certains gestes »61.
La nourriture des chiens, dont l’identité n’est pas révélée, est le résultat d’une véritable agriculture canine, faite d’eau et de rituels incantatoires. Ce rapport à la terre n’a rien d’anthropomorphique. Kafka rapproche le chien de l’homme en lui attribuant une culture de la terre, un rapport conscient à la nourriture, et des rites religieux ainsi qu’une recherche philosophique sur l’origine des choses, ce qui représente un geste radicalement non heideggérien étrange, d’autant plus fort que le chien occupe la position du narrateur.
51Dans son analytique du monde, de la finitude et de la solitude, Heidegger sépare l’être de l’animal de celui du Dasein. Il développe une ontologie privative de l’animal dans laquelle le rapport à la nourriture occupe une place décisive : l’animal est en proie à la nourriture, il est ontologiquement impossible pour lui d’avoir un rapport à la nourriture comme telle, il est donc incapable d’un rapport aux phénomènes. Cette privation ontologique et phénoménologique, qui détermine les animaux, est inséparable chez Heidegger d’une dévalorisation de la littérature (de l’écriture) par opposition à l’oralité socratique de la pensée.
52La pensée de Kafka travaille alors aux antipodes de la pensée heideggérienne, elle invente et fait apparaître le rapport insigne entre la littérature et l’animalité, rapport qui s’articule manifestement autour de et comme une recherche de la faim. Le chien donne sa position politique en matière de méthode :
« il ne s’agit vraiment pas pour moi de me singulariser ni de ratiociner ; je suis heureux quand je peux être d’accord avec mon peuple, et c’est le cas. Mais mes propres entreprises s’engagent dans une autre direction »62. Cette autre direction, non hérétique, fidèle au peuple mais différente, cet écart loyal, tient à la question : « d’où la terre tire-t-elle cette nourriture ? »63.
53La question qui oriente la recherche du chien dans une direction autre que celle d’une appartenance intégrale au peuple, n’est pas plus extraordinaire, « en tant que telle », que ne l’était le chant de Joséphine la cantatrice pour le peuple des souris. Les recherches qui différencient le chien de la société des chiens marquent une différence infime, un détour, qui ramène le chien à son peuple. En effet,
- 64 F. Kafka, op. cit., p. 197.
« c’est seulement grâce à la société des chiens que je commençai à comprendre mes propres questions. Quand je demandais, par exemple : d’où la terre tire-t-elle sa nourriture ? – est-ce à la terre que je m’intéressais, comme je pouvais en donner l’apparence ? Prenais-je part aux soucis de la terre ? [das Erde Sorgen]. Pas le moins du monde ; je ne tardai pas à comprendre que rien n’était plus éloigné de mes préoccupations ; je ne me souciais que des chiens et de rien d’autre. Car qu’y a-t-il en dehors des chiens ? »64.
- 65 F. Kafka, op. cit., p. 263.
54La question de l’origine de la nourriture qui vient de la terre n’est pas en souci de la terre, mais s’inquiète du peuple des chiens. Ce n’est pas comme chez Heidegger le monde qui est arraché à la terre par le dévoilement de l’art, mais c’est le peuple qui apparaît comme monde pour le souci du chien engagé dans ses recherches. Il n’y a pour lui pas d’autre cause de souci en dehors du peuple, car celui-ci est constamment menacé de perdre la nourriture, et sa vie précaire est fragile. Les « ancêtres » [Urvater] sont accusés d’être « les responsables de notre vie de chiens »65 [Hundeleben]. Une vie de chien est une vie suspendue à la recherche dangereuse et continuelle de la nourriture.
55La recherche interminable de l’origine de la nourriture terrestre est donc essentielle pour la vie des chiens, elle trace la direction d’un savoir vital. Le chien artiste de la recherche se plaint de ses congénères, qui en savent plus qu’ils ne l’avouent quant à la question de la nourriture. Si le peuple des souris sifflait, les chiens préfèrent se taire, ne rien dire du savoir qu’ils ont de cette chose décisive. Le chien narrateur de ses propres recherches évoque et introduit une voix indirecte qui l’auto-interpelle de manière quasi-talmudique :
- 66 F. Kafka, op. cit., p. 199.
« tu dis que cette dissimulation dont naturellement ils taisent aussi la raison et le secret, empoisonne la vie et te la rende insupportable ; tu dis qu’il te faut changer la vie ou la quitter, c’est possible, mais tu es aussi un chien toi-même, tu as aussi un savoir de chien [Hunde-Wissen], alors exprime-le, pas seulement dans la forme de la question, mais comme réponse »66.
- 67 F. Kafka, op. cit., p. 201.
Le savoir gardé secrètement par les chiens, savoir qui porte sur l’origine de la nourriture, est la condition de la vie de chien, un savoir-chien venu des ancêtres. Les recherches d’un chien, qui tentent de rompre avec ce silence pour aller au-delà du savoir canin, restent elles aussi prises dans le cercle du silence et du secret. À la limite du savoir, le chien découvre par une réflexion spéculative qu’il a pour but de « préserver la vie » et qu’existe encore le « léger espoir »67 de trouver un jour une issue à la vie de chien. Il y a donc une sagesse de vie dans le savoir limité des chiens et leur silence ancestral. Ce silence est le secret qui garde leur espoir.
56La « vraie parole » [das währe Wort] – expression dans laquelle il est difficile de ne pas entendre une allusion à la Torah – aurait pu permettre « l’ajointement de la société canine » [das Gefüge der Hundeschaft], mais cette parole a été perdue et oubliée depuis des temps immémoriaux. La parole vraie, qui était proche et qui est aujourd’hui introuvable, laisse la génération actuelle de chiens sans appui ni repères. Le chien narrateur explique :
- 68 F. Kafka, op. cit., p. 231.
« notre génération est peut-être perdue, mais elle est plus innocente que celle de ce temps-là. Je peux comprendre l’hésitation, c’est l’oubli d’un rêve rêvé il y a mille nuits et mille fois oublié ; qui voudrait nous tenir rigueur précisément de ce millième oubli ? »68.
57L’hésitation devant le chemin à prendre est la faute des générations passées qui ont abandonné et perdu la Parole en prenant la responsabilité d’obscurcir le monde. Les ancêtres se sont égarés et l’errance n’a, dès lors, plus eu de fin. Nous sommes nous aussi perdus, mais nous ne sommes plus responsables de l’hésitation générale qui frappe désormais les chiens. La vie de chien commence en quelque sorte lorsqu’il n’est plus possible de faire demi-tour ni de retrouver la lumière de la parole vraie qui permettrait peut-être de sortir de l’errance.
- 69 F. Kafka, op. cit., p. 259.
58Les recherches d’un chien ont donc lieu au milieu de l’obscurité, elles s’avancent sans la lumière de la parole vraie, et prennent leur sens dans une vie d’errance et de désorientation, une vie de chien. Ces recherches suscitent une souffrance, celle de l’épreuve de la faim, mais elles sont la méthode vers la question de l’origine de la nourriture des chiens, question qui doit endurer l’absence et l’impossibilité de toute réponse théologique, puisque la parole vraie est perdue dès l’origine. « Je considère toujours le jeûne [das Hungern] comme le moyen le plus efficace, comme le moyen le plus fort de ma recherche »69.
59Ce texte éclaire d’une autre lumière la nécessité de la faim comme recherche, du point de vue du problème théologique de l’origine de la nourriture, et de la question bio-logique de la condition alimentaire de la vie. L’art est situé au lieu où la vie devient animale et la perte de l’origine théologique voue cette vie à l’errance dans l’obscurité. L’art de la faim prend donc son sens pour le peuple qui mène une vie de chien, le peuple de ceux dont le nom n’est jamais prononcé. Les Recherches d’un chien fonctionne, au même titre que Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, comme un immense lapsus où « chien » se glisse systématiquement à la place de « Juif ». Une telle écriture-lapsus n’est pas constituée par un glissement métaphorique accidentel, mais fait apparaître le travail de Kafka quant à l’animalité, aux Juifs et à l’écriture.
60L’animal représente en effet le signifiant « Juif » et les recherches d’un chien renvoient à la quête et au travail de l’écriture. La faim est pour cette raison l’objet d’un triple interdit :
- 70 F. Kafka, op. cit., p. 265.
« Le premier sage voulait interdire le jeûne, et ce que veut un sage arrive aussitôt ; le jeûne était donc interdit. Le second sage ne se contenta pas de lui donner raison, il considéra même que le jeûne était impossible, superposant ainsi au premier interdit un second, un interdit provenant de la nature même de chien. Le premier sage reconnut et n’énonça pas explicitement l’interdit, c’est-à-dire qu’il ordonna aux chiens, au regard de tout cela, d’user de discernement et de s’interdire à eux-mêmes de jeûner. Il y avait un triple interdit et non un simple, et c’est cela que j’avais enfreint »70.
61Les artistes du trapèze et de la faim cherchent leur art dans le dépassement de la limite, le passage au-delà et la transgression finie. Cette triplicité spéculaire de l’interdit constitue la limite transcendantale de l’art, ce qui le borne et l’oblige en même temps à se dépasser, à passer dans l’ordre métaphysique où il est au plus près de son essence impossible. Si l’art devient métaphysique dans l’épreuve de la limite et de l’interdit, et que la limite est ce qui donne à l’art sa loi, l’interdiction semble non pas théologique mais jusqu’à un certain point religieuse. La triple interdiction qui frappe l’art provient en effet d’une autorité en apparence religieuse.
62Kafka pense ici la question de l’art à partir de la situation juive de la vie de chien et de la perte de la parole vraie issue de la tradition biblique immémoriale. Il procède à une généralisation qui n’est pas une universalisation abolissant les différences. Le nom de « Juif » est d’autant plus intensément présent dans son texte qu’il y figure secrètement, et que par des substitutions animales, il constitue le secret de polichinelle de l’écriture de Kafka. Cette littérature n’est pas « juive » au sens théologique et religieux du terme, parce qu’elle est très rigoureusement marrane. C’est-à-dire qu’elle accomplit dans la littérature la maxime suivante : « moins tu te montres juif, plus tu l’es ».
63Dans la lettre du 21 juin 1921 à Max Brod, la quadruple impossibilité dont l’écriture est à la fois l’objet et le sujet est logée dans la situation de l’artiste juif européen, inséparable et indiscernable de la situation juive de l’artiste liée au judaïsme du père.
- 71 F. Kafka, Lettre à Max Brod du 21 juin 1921, in Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « la Pléiade » (...)
« Ce que voulaient la plupart de ceux qui commencèrent à écrire en allemand, c’était de quitter le judaïsme, avec l’approbation vague des pères (c’est ce vague qui était révoltant), ils le voulaient, mais leurs pattes de derrière collaient encore au judaïsme du père, et leurs pattes de devant ne trouvaient pas de nouveau terrain. Le désespoir qui s’en suivit constitua leur inspiration »71.
64Dans cet extrait, qui prend le revers de sa littérature, c’est le Juif qui est décrit comme un artiste à quatre pattes, et non l’animal panthère, souris, chien, blatte qui occupe la position de l’artiste. Les Juifs exilés commencèrent à écrire en allemand, la langue de la littérature romantique mais aussi de l’étranger. L’immigration et l’exil linguistiques étant inséparables de la volonté de quitter le judaïsme pour commencer à écrire. Comme si celui-ci, théologie et religion comprises, barrait la possibilité de l’écriture. Comme l’artiste et le chien qui recherchent la faim, l’artiste juif qui commence à écrire est dans un entre-deux invivable qui le met à l’épreuve d’un double bind. Il ne parvient pas à se libérer entièrement du judaïsme, et il reste encore à moitié entravé par le judaïsme du père, dont l’ambiguïté à l’égard de la vocation littéraire du fils est révoltante parce qu’elle suscite chez lui une culpabilité paralysante. Mais en se libérant à moitié du judaïsme du père, l’écrivain juif est perdu et égaré, il erre privé de la lumière de la parole vraie.
65La littérature inspirée par le désespoir auquel cette situation doublement contradictoire a donné naissance est un art impossible doublé d’une vie invivable cernée par une quadruple impossibilité : l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement, et l’impossibilité d’écrire. L’artiste juif, qui commence à écrire et le fait en allemand pour quitter le judaïsme et le père, est obligé d’écrire mais ne le peut pas, et il ne peut ni écrire en allemand, ni dans une autre langue. Il endure alors un désespoir qui rend sa vie et son écriture impossible. Sa langue et son écriture sont paralysées en même temps que déchirés par des double bind qui le rendent fou, comme un chien enchaîné par les pattes de derrière courant en vain pour se libérer.
66L’extraordinaire parabole qui finit cette lettre, résonne de manière troublante et étrangement prophétique :
« c’était donc une littérature impossible de tous côtés, une littérature de tziganes qui auraient volé l’enfant allemand au berceau et l’avaient en grande hâte apprêté d’une manière ou d’une autre, parce qu’il faut bien que quelqu’un danse sur la corde (mais ce n’était même pas l’enfant allemand, ce n’était rien, on disait simplement que quelqu’un danse) ».
L’analogie entre l’écrivain juif et les tziganes voleurs d’enfants dit combien l’intrusion des Juifs dans la littérature allemande européenne est vécue comme la destruction de l’oikos allemand.
- 72 Figure énigmatique qu’on rencontre furtivement dans un texte date de 1917, « Le Souci d’un père de (...)
67L’enfant volé au berceau par l’artiste juif (qui entre en littérature et sort du judaïsme en écrivant en allemand) est déguisé en tzigane. Cette mascarade et ce vol d’enfant ne sont pas ce qu’ils sont, ils ne sont rien, rien d’autre qu’un numéro de trapéziste en équilibre sur une corde au-dessus du vide. Le père de famille allemand a du souci à se faire : il ne reconnaît plus son fils accoutré en tzigane et dansant comme un funambule sur un trapèze. Il voit en lui une forme étrange ressemblant à Odradek72 et qui vient hanter plus qu’habiter sa demeure. Cette machine Odradek composée d’une étoile, de fils et d’un pivot, est comme une étoile filante, elle n’habite pas vraiment les lieux qu’elle traverse. C’est un être étrange et improbable qui semble ne pas pouvoir mourir, car il vit comme s’il n’avait aucun but. Sa vie et sa survie sont entièrement passées dans l’écriture et sont devenues littérature.