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Deleuze et Guattari lecteurs de Kafka

L’écriture et la vie, à la lettre
Igor Krtolica
p. 219-238

Résumé

Nécessité vitale de l’écriture et refus de la métaphore : il existe, dans l’œuvre littéraire de Franz Kafka, un rapport intérieur entre ces deux aspects qui est à même d’éclairer l’originalité de la lecture que Deleuze et Guattari en proposent. Dans Kafka. Pour une littérature mineure, en examinant les conditions sociolinguistiques de l’écriture littéraire, en cherchant à dégager la logique générale de l’œuvre d’après le fonctionnement du journal, des lettres, des nouvelles et des romans, en critiquant les interprétations tragiques en termes de Dieu absent, de transcendance de la loi et de culpabilité a priori, en leur substituant enfin une analyse machinique attachée aux trajectoires du désir et une étude du style centrée sur la création d’images hallucinées, Deleuze et Guattari entendent promouvoir une approche littérale de l’œuvre de Kafka, à même de capter l’humour diabolique et vital qu’elle déploie.

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Texte intégral

  • 1 Franz Kafka, Journal (cité in Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris : Gallimard, 1981, p. 75). (...)

1Une chose désespère Kafka, ne pas arriver à écrire. Maurice Blanchot en fait fréquemment la remarque, et cite à l’appui plusieurs passages du Journal : « Je ne suis que littérature et je ne peux ni ne veux être rien d’autre » ; « Ma situation m’est insupportable parce qu’elle contredit mon unique désir et mon unique vocation, la littérature » ; « Tout ce qui n’est pas littérature m’ennuie » ; « Tout ce qui ne se rapporte pas à la littérature, je le hais » ; et encore : « Ma chance de pouvoir utiliser mes facultés et chaque possibilité d’une manière quelconque est tout entière dans le domaine littéraire »1.

  • 2 M. Blanchot, ibid., p. 76.
  • 3 F. Kafka, Journal, p. 517-518 (cité in Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature (...)
  • 4 Cf. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris : Minuit, 1961, p. 48-53, p. 140-142. Voir au (...)

2Et Blanchot de demander, avec une ingénuité feinte, comment l’existence peut tout entière « s’engager dans le souci de mettre en ordre un certain nombre de mots »2. Or, s’agissant de mettre en ordre des mots, il est une autre chose qui désespère Kafka : les métaphores. « Les métaphores sont l’une des choses qui me font désespérer de la littérature », écrit-il dans son Journal 3. Ainsi, puisque l’écriture de Kafka évacue la métaphore, tout doit y être compris à la lettre. Alain Robbe-Grillet souligne l’importance de la littéralité chez Kafka4. Il est vrai que Kafka nous met au supplice. Peut-être n’existe-t-il aucune autre œuvre littéraire qui semble réclamer si impérieusement une interprétation au moment même où elle les rend toutes caduques. En témoignent les vicissitudes de sa réception. Étrangeté d’une œuvre dont la profondeur naît d’un simple effet de surface, mystérieuse par transparence. Tout est là, et pourtant impossible de rien saisir. Ou comme le dit Robbe-Grillet,

  • 5 A. Robbe-Grillet, ibid., p. 141-142. Blanchot insiste aussi sur la précision du langage kafkaïen : (...)

« ce dont une lecture non prévenue nous convainc …, c’est de la réalité absolue des choses que décrit Kafka. Le monde visible de ses romans est bien, pour lui, le monde réel, et ce qu’il y a derrière (s’il y a quelque chose) paraît sans valeur, face à l’évidence des objets, gestes, paroles, etc. L’effet d’hallucination provient de leur netteté extraordinaire, et non de flottements ou de brumes. Rien n’est plus fantastique, en définitive, que la précision. … Dans toute l’œuvre, les rapports de l’homme avec le monde, loin d’avoir un caractère symbolique, sont constamment directs et immédiats »5.

3Nécessité vitale de l’écriture et refus de la métaphore : il existe, dans l’œuvre littéraire de Franz Kafka, un rapport intérieur entre ces deux aspects, et ce rapport est à même d’éclairer l’originalité de la lecture que Deleuze et Guattari en proposent.

L’écriture et la vie

Le problème de Kafka, trouver une issue (matière vécue et matière linguistique)

  • 6 Cf. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris : Gallimard, 1955, « IV. L’Œuvre et l’espace de la mort (...)
  • 7 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, ibid., p. 13, 15, 19. « Un écrivain n’est pas un homme écrivain, c’ (...)
  • 8 Cf. ibid., p. 46. Voir Henri Gobard, L’Aliénation linguistique. Analyse tétraglossique, Paris : Fla (...)

4Des réflexions de Maurice Blanchot sur la littérature, Deleuze retient que l’acte d’écriture est toujours un effort pour vivre autrement, pour rendre l’existence supportable et porter la vie à ses limites, aux frontières de l’invivable6. Dans Kafka, Deleuze et Guattari répètent ainsi constamment qu’il s’agit, par le processus d’écriture, de « trouver une issue »7. Ceci vaut pour l’activité littéraire en général, et a fortiori pour Kafka, mais ne nous renseigne pas encore sur les conditions singulières dans lesquelles ce problème se pose et sur les moyens originaux qu’il invente pour le résoudre. Car la nécessité d’écrire n’est jamais séparable des coordonnées existentielles singulières, notamment matérielles et linguistiques, dans laquelle elle s’inscrit et qui constituent les conditions négatives de son déploiement. Quelle est alors la matière linguistique et vécue dans laquelle Kafka cherche une issue ? C’est l’objet des trois premiers chapitres du livre. Dans le premier (« Contenu et expression »), Deleuze et Guattari exposent la relation entre le problème vital de Kafka (trouver une issue contre la neutralisation de l’expérimentation désirante) et ses conditions d’énonciation littéraire (produire une pure matière sonore qui échappe à toute interprétation signifiante). Dans le deuxième chapitre (« Un Œdipe trop gros »), ils définissent le procédé par lequel Kafka grossit l’importance des coordonnées familialistes œdipiennes pour mieux les conjurer, et libérer d’autres voies au désir : d’une part, les univers qui agissent sous le triangle familial (judiciaire, économique, politique, bureaucratique, géopolitique), et d’autre part les devenirs-animaux (qui ne sont pas des imitations mais, chaque fois, l’expérimentation d’intensités libidinales). Une partie du troisième chapitre enfin (« Qu’est-ce qu’une littérature mineure ? ») est consacré à la matière linguistique spécifique dont s’empare Kafka, juif tchèque de langue allemande, pour inventer un style littéraire propre, marqué par une grande sobriété de l’expression. Le travail littéraire sur la langue est le produit d’une tension entre plusieurs langues, dont Deleuze et Guattari empruntent la classification au linguiste Henri Gobard : le tchèque et le yiddish (langue vernaculaire), l’allemand urbain, bureaucratique et commercial (langue véhiculaire), le Hochdeutsch, langue de Goethe (langue à fonction référentiaire et culturelle) et enfin l’hébreu (langue mythique)8.

  • 9 Sur les lettres, nouvelles et romans, voir respectivement G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit. (...)

5Au quatrième chapitre, Deleuze et Guattari distinguent les différentes dimensions de l’activité littéraire de Kafka, les différentes « composantes de l’expression » : les lettres, les nouvelles et les romans9. Ces dimensions apparaissent comme des phases successives de l’entreprise littéraire et forment à ce titre une chronologie de l’œuvre ; elles n’en sont pas moins des dimensions coexistantes du point de vue de l’ensemble virtuel que constitue le problème littéraire de Kafka, et déterminent alors plus profondément une logique de l’œuvre. Deleuze et Guattari mêlent deux points de vue. D’après le premier, toutes les composantes sont parfaites et ne manquent de rien, elles définissent un état déterminé de l’activité littéraire et du processus désirant. D’après le second, ces mêmes composantes littéraires peuvent être distinguées et hiérarchisées suivant leur capacité à résoudre le problème vital, qui consiste à trouver une issue au désir. Mais même de ce second point de vue, toutes les composantes gardent une absolue nécessité à l’égard de l’ensemble virtuel qui les anime et qui les constitue comme des pièces essentielles de l’entreprise littéraire, quand bien même elles demeureraient finalement insuffisantes. C’est pourquoi les lettres font, pour Deleuze et Guattari, pleinement partie de l’œuvre de Kafka, qu’on ne définira pas par une quelconque intention de publication :

  • 10 Ibid, p. 52. Sur le statut du Journal, cf. ibid., p. 76.

« Si les lettres font pleinement partie de l’œuvre, c’est parce qu’elles sont un rouage indispensable, une pièce motrice de la machine littéraire telle que la conçoit Kafka, même si cette machine est appelée à disparaître ou à exploser autant que celle de La Colonie pénitentiaire. Impossible de concevoir la machine de Kafka sans faire intervenir le mobile épistolaire. Peut-être est-ce en fonction des lettres, de leurs exigences, de leurs potentialités et de leurs insuffisances, que les autres pièces seront montées »10.

6Deleuze et Guattari cherchent donc la logique de l’œuvre, suivant le problème qui l’anime. Ainsi, pour chacune des trois composantes, ils demandent invariablement deux choses : comment cette pièce de la machine d’expression fonctionne dans la logique littéraire, et s’il y a chez chacune une insuffisance intrinsèque qui la conduit à réclamer une dimension supplémentaire apte à effectuer l’ensemble virtuel qui l’anime – « trouver une issue » ?

Pour une logique de l’œuvre (lettres, nouvelles, romans)

  • 11 Cf. ibid., p. 52-53 : « Les lettres posent directement, innocemment, la puissance diabolique de la (...)
  • 12 Ibid., p. 54.
  • 13 Ibid., p. 55.

7Le fonctionnement des lettres se définit pour Deleuze et Guattari par un pacte diabolique qui suppose un dédoublement de Kafka en sujet d’énonciation et sujet d’énoncé. Le pacte diabolique, c’est le détournement pervers de l’échange épistolaire, à l’horizon duquel il y a toujours une femme11 : par les lettres, Kafka substitue au contrat conjugal un pacte qui lie les filles en leur écrivant et déterritorialise l’amour dans une machine d’expression qui le déborde. Déterritorialiser l’amour, c’est le faire fonctionner sous une autre puissance, celle de la vocation littéraire. Par le pacte passé avec les femmes, Kafka trouve alors la « force physique d’écrire », de créer12. Le dédoublement du sujet en sujet d’énonciation et en sujet d’énoncé définit le procédé spécifique de l’écriture épistolaire de Kafka, « même si je parle de moi… »13 : il permet par exemple de reporter sur le sujet d’énoncé la culpabilité de ne jamais venir rejoindre Felice ; en contrepartie, le sujet d’énonciation est préservé de toute culpabilité et peut se consacrer en toute innocence à la création littéraire. Mais le pacte et le dédoublement demeurent insuffisants, car le piège se retourne contre Kafka, qui se retrouve finalement soumis au jugement conjugal et familial, de sorte que la culpabilité du sujet d’énoncé remonte vers le sujet d’énonciation :

  • 14 Ibid., p. 60.

« la lettre au père est un procès qui se referme déjà sur Kafka ; les lettres à Felice se retournent en “Procès à l’hôtel”, avec tout un tribunal, famille, amis, défense, accusation »14.

C’est, pour Deleuze et Guattari, l’issue fatale des lettres. Et les conséquences de la rupture avec Felice témoignent de l’insuffisance du pacte diabolique quant à la vocation littéraire : il en sort brisé, et perd momentanément l’envie d’écrire. À travers la correspondance, Kafka aperçoit donc une issue possible, qu’il reste néanmoins incapable de conquérir puisque le sujet d’énonciation reste virtuellement prisonnier du jugement porté sur le sujet d’énoncé.

  • 15 Ibid., p. 54.

8Les nouvelles proposent un tout autre mode de fonctionnement. Le thème récurrent de l’animalité y conjure les dangers que l’échange épistolaire faisait peser sur le sujet d’énonciation : le piège d’une reterritorialisation par un jugement social récusé et suscité à la fois par le pacte diabolique, « la croix de la famille et l’ail de la conjugalité »15. Car l’animal est chez Kafka une issue qui ne passe pas par le dédoublement en sujet d’énonciation et sujet d’énoncé. Dans La Métamorphose, Gregor Samsa n’imite pas le cancrelat, pas plus que celui-ci n’est le symbole ou l’allégorie d’autre chose : il devient littéralement un animal. La métamorphose n’est pas une métaphore, mais une trajectoire réelle du désir, une exploration de nouvelles dimensions libidinales, à la manière du délire ou du jeu. L’idée d’imitation ou de symbole ne fournit pour Deleuze et Guattari qu’un point de vue extrinsèque sur les affects par lesquels on passe, la série d’intensités par lesquelles on expérimente des postures vitales.

  • 16 Ibid., p. 65 (je souligne).

« Le devenir-animal n’a rien de métaphorique. Aucun symbolisme, aucune allégorie. Ce n’est pas davantage le résultat d’une faute ou d’une malédiction, l’effet d’une culpabilité. … C’est une carte d’intensités. C’est un ensemble d’états, tous distincts les uns des autres, greffés sur l’homme en tant qu’il cherche une issue. C’est une ligne de fuite créatrice qui ne veut rien dire d’autre qu’elle même »16.

  • 17 Cf. ibid., p. 66.
  • 18 Cf. ibid., p. 67-68 : « c’est simultanément que Kafka commence des romans (ou tente de développer u (...)

9En ce sens, elle supprime la dualité des deux sujets, au profit d’un devenir-animal au sein duquel les deux atteignent une zone d’indiscernabilité. Pourtant, l’insuffisance des nouvelles est double. C’est d’abord que, le devenir-animal oscille entre deux pôles, un pôle proprement animal et un pôle familial. Dans le cas de La Métamorphose par exemple, la réintégration de Gregor dans l’élément familial (cf. son attachement au portrait de la dame à la fourrure) signe l’échec du devenir-animal, qui le mène à la mort. Et c’est seulement l’échec du devenir-animal qui rend possible la réintroduction de l’interprétation anthropomorphique, allégorique ou symbolique, c’est-à-dire de la métaphore17. Mais c’est aussi que, plus généralement, les devenirs-animaux sont animés par une tendance qu’ils restent incapables d’accomplir : un devenir-moléculaire qui déborde les devenirs-animaux, une multiplicité qui tend elle-même à former un agencement machinique, c’est-à-dire une composition d’éléments moléculaires fonctionnant ensemble. La nouvelle Blumfeld, par exemple, préfigure un tel agencement machinique : un célibataire se demande s’il doit se procurer un petit chien, puis assiste à l’étrange agencement de « deux petites balles de celluloïd blanches à raies bleues qui montent et descendent côte à côte sur le plancher », et enfin se trouve persécuté par deux stagiaires appartenant à une machine bureaucratique. Pour Deleuze et Guattari, cette propension de chaque nouvelle à former un agencement machinique explique pourquoi il n’est pas nécessaire que toutes les nouvelles soient animales. Si elles ne le sont pas forcément, c’est qu’elles sont toutes marquées par une tendance machinique que le thème de l’animalité prend en charge de manière prévalente mais qu’il n’épuise pas18. Ainsi les nouvelles montrent-elles, avec les ébauches d’agencement machinique, une issue qu’elles demeurent impuissantes à poursuivre par elles-mêmes. Cette tendance virtuelle qui les anime réclame alors une dimension supplémentaire, qui relègue l’animalité à l’arrière-plan. À l’appui de leur thèse, Deleuze et Guattari proposent une contre-épreuve imaginaire :

  • 19 Ibid., p. 69.

« Supposons que Kafka ait écrit un roman sur le monde bureaucratique des fourmis, ou sur le Château des termites …. Il aurait décrit plus ou moins directement, plus ou moins symboliquement, le monde moderne, la tristesse ou la dureté de ce monde, les méfaits du machinisme et de la bureaucratie. Aucune de ces choses n’appartient au projet d’écrire de Kafka. S’il avait écrit sur la justice des fourmis ou le château des termites, tout le train des métaphores revenait, réaliste ou symboliste »19.

10Les trois grands romans – Le Château, Le Procès, L’Amérique – sont des agencements machiniques. La nécessité ou l’impossibilité de transformer une nouvelle en roman, la poursuite ou l’abandon d’un roman, son inachèvement ou sa clôture en nouvelle, toutes ces transactions relèvent pour Deleuze et Guattari d’une sorte de loi, qui s’énonce de la manière suivante :

  • 20 Ibid., p. 70.

« un roman ne devient roman, même s’il n’est pas achevé, même et surtout s’il est interminable, que si les indices machiniques les signes d’un agencement qui n’est pas encore dégagé pour lui-même, les vecteurs de déterritorialisation du désir, les devenirs-moléculaires enveloppés dans les devenirs animaux s’organisent en un véritable agencement consistant par lui-même »20.

11Après avoir exposé auy chapitre 3 le fonctionnement de l’agencement machinique d’énonciation kafkaïen (la littérature mineure comme forme d’expression) à partir de la situation linguistique de Kafka, Deleuze et Guattari consacrent les chapitres 5 à 8 à l’exposition détaillée du fonctionnement du désir dans les romans (l’agencement machinique comme forme de contenu).

La machine judiciaire du Procès (loi, justice, désir)

  • 21 Cf. G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris : Minuit, 1967, p. 73 ; G. Deleuze, F. Guattar (...)

12La machine judiciaire du Procès constitue un tel agencement machinique. On en connaît les interprétations récurrentes : le Dieu absent, la transcendance de la loi, l’a priori de la culpabilité. De ces trois points de vue, et si l’on considère leur rapport à la loi, il existe bel et bien une profonde affinité entre Kafka et Kant. Deleuze ne manquera guère de la relever, étant donné que chez l’un et l’autre la loi se présente comme une pure forme yvide et sans contenu, dont l’objet inconnaissable ne se distingue pas de la sentence et de son exécution21. Mais leur affinité n’est que superficielle, et témoigne surtout de l’humour de Kafka. Car pour Deleuze et Guattari, celui-ci ne dresse l’image d’une loi transcendante et inconnaissable que pour mieux la démonter, de sorte qu’elle n’est que « l’armature extérieure » ou « le mouvement apparent » du Procès. Il ne s’agit certes pas pour eux de nier l’existence de ces thèmes, sur lesquels se fondent de nombreuses interprétations du roman, mais de comprendre comment ils y fonctionnent.

  • 22 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit., p. 83.

« Il est absolument vain de recenser un thème chez un écrivain si l’on ne se demande pas quelle est son importance exacte dans l’œuvre, c’est-à-dire exactement comment il fonctionne (et non pas son “sens”). Loi, culpabilité, intériorité, Kafka en a effectivement le plus grand besoin, comme du mouvement apparent de son œuvre »22.

13Il est vrai que, dans Le Procès, K. expérimente les trois dans son parcours au sein de la machine judiciaire. Mais précisément, c’est pour apprendre qu’il faut éliminer a priori toute idée de culpabilité (celle-ci relevant de l’accusyation elle-même), que la loi est inconnaissable non parce qu’elle est transcendante mais parce qu’elle est privée d’intériorité (elle est toujours dans le bureau d’à côté), que l’énoncé et l’énonciation font la loi et que celle-ci se confond avec ce qui est dit et écrit (et non l’inverse). Alors, Deleuze et Guattari peuvent dénoncer les interprétations du Procès en termes de tragique, de drame intérieur ou de tribunal intime, pour autant qu’elyles se sont laissé prendre au mouvement apparent de l’œuvre. Car le projet de Kafka est tout autre, et il est diabolique et politique.

14Le parcours de K. au sein de la machine judiciaire, qui fait du Procès un roman interminable, ne montre pas que la justice est transcendante et qu’il est impossible d’en connaître le contenu et les véritables représentants, mais au coyntraire qu’elle est le procès immanent du désir, qui se confond avec la trajectoire réelle et singulière de K. qui prend en main son procès et refuse de se laisser représenter.

  • 23 Ibid., p. 92-93.

« Il faut renoncer plus que jamais à l’idée d’une transcendance de la loi. Si les instances ultimes sont inaccessibles et ne se laissent pas représenter, ce n’est pas en fonction d’une hiérarchie infinie propre à la théologie négative, mais en fonction d’une contiguïté du désir qui fait que ce qui se passe est toujours dans le bureau d’à côté […]. Si tout le monde appartient à la justice, si tout le monde en est l’auxiliaire, du prêtre aux petites filles, ce n’est pas en vertu de la transcendance de la loi, mais de l’immanence du désir. Et c’est bien sur cette découverte que débouchent très vite l’investigation ou l’expérimentation de K. : alors que l’oncle le pressait de prendre au sérieux son procès, donc d’aller voir un avocat pour passer par tous les défilés de la transcendance, K. s’aperçoit que lui non plus ne doit pas se laisser représenter, qu’il n’a pas besoin de représentant, personne ne devant s’interposer entre lui et son désir. […] C’est en ce sens que Le Procès lui-même est un roman interminable. Un champ illimité d’immanence, au lieu d’une transcendance infinie »23.

  • 24 Ibid., p. 90.
  • 25 Cf. ibid., p. 109-110.
  • 26 Ibid., p. 85.
  • 27 Ibid., p. 89.

15Ce Kafka spinoziste bien plus que kantien (« la justice est désir et non pas loi ») implique une forme particulière de critique ou de politique24. Deleuze et Guattari concèdent que les romans de Kafka présentent constamment des récits ambigus et des personnages équivoques (K. le premier, qui se fait parfois complice des puissants et des bourreaux). Il est périlleux, pour ne pas dire impossible et bête, de vouloir à tout prix extraire de Kafka des critiques univoques. Car c’est d’abord le désir qui est lui-même polyvoque. Jamais bon en soi, il est l’opération de détermination ou d’évaluation elle-même, et ne peut être jugé que dans son mouvement même. Mais paradoxalement, « c’est par la puissance de sa non-critique que Kafka est si dangereux »25. Si la critique est absente de l’œuvre, c’est que l’engagement en littérature ne passe jamais par des thèses ou injonctions politiques, même implicites, mais par le travail sur le langage, l’invention linguistique, l’expressivité du style. S’il y a une politique de Kafka (et pour Deleuze et Guattari tel est bien le cas), elle passe nécessairement par l’expression, dans les conditions d’une littérature mineure. L’humour de Kafka, c’est la manière dont il crée une langue étrangère dans la langue allemande, pour la retourner contre elle-même ; c’est en même temps la capacité de sa machine littéraire à transcrire les régimes de signes et les états de choses de son temps pour les entraîner sur une ligne de plus grande pente, c’est-à-dire à accélérer un mouvement qui traverse déjà le champ social (« extraire des représentations sociales les agencements d’énonciation, et les agencements machiniques, et démonter ces agencements » : la justice du Procès, la bureaucratie du Château et L’Amérique capitaliste26). Qui peut prétendre saisir Kafka, même et surtout d’après le thème de la loi ? C’est cela sa politique, et son humour diabolique, sa manière de devancer les conditions de l’énonciation et de l’existence à venir. « C’est un procédé beaucoup plus intense que toute critique »27.

16C’est aussi ce qui explique que, quelques années plus tard, Deleuze et Guattari en soient venus à tempérer leur appréciation du Procès. Peut-être l’opposition entre mouvement apparent et mouvement réel, entre jugement transcendant et justice immanente, était-elle trop proche d’une thèse, pas assez fidèle à la lettre du texte et à sa foncière ambiguïté. Dans Kafka, le caractère interminable du Procès et l’atermoiement illimité de K. étaient perçus comme la manifestation d’un processus désirant purement actif :

  • 28 Ibid., p. 96.

« L’atermoiement est parfaitement positif et actif : il ne fait qu’un avec le démontage de la machine, avec la composition de l’agencement, toujours une pièce à côté de l’autre. Il est le processus en lui-même, le tracé du champ d’immanence »28.

  • 29 Cf. G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 153‑155 ; G. Deleuze, Critiqu (...)

17Dans Mille plateaux (1980) puis dans Critique et clinique (1993), ces mêmes aspects se trouvent frappés d’une nouvelle indétermination. La prolongation indéfinie du procès manifeste désormais l’impuissance du désir à accéder à la justice, puisque le jugement infiniment différé fait de celle-ci un pur objet d’espérance, au sens kantien du terme29.

  • 30 Ibid., p. 47.

« Mais justement cette prolongation indéfinie nous mène moins au paradis qu’elle ne nous installe déjà dans l’enfer ici-bas. Elle nous annonce moins l’immortalité qu’elle ne distille une “mort lente”, et ne cesse de différer le jugement de la loi »30.

Le Procès ne se contente alors plus d’effectuer un démontage humoristique de la transcendance de la loi et de la conception judéo-chrétienne de la morale, il annonce en même temps le type de pouvoir judiciaire qui est en train de se mettre en place, un nouveau système du jugement, qui a lieu ici-bas et non plus là-haut.

  • 31 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit., p. 76.

18Reste que, d’une lecture à l’autre, l’activité littéraire de Kafka, par sa nécessité vitale, témoigne de la coextension de l’expression linguistique et de l’exploration de trajectoires désirantes à même la réalité sociale et politique – « l’énonciation ne fait qu’un avec le désir »31. Dans tous les agencements machiniques romanesques, l’unité du contenu et de l’expression est portée à une intensité maximale, au sens où, d’une part, le processus désirant de K. se confond avec l’exploration d’affects sur le plan d’immanence et conjure autant que possible toute reterritorialisation sur les sentences d’un jugement transcendant ; et où, d’autre part, l’énonciation atteint une stricte asignifiance, refusant toute interprétation métaphorique, où le monde et les personnages qui le peuplent ne peuvent être saisis qu’à la lettre.

  • 32 Ibid., p. 51.

« Nous ne nous trouvons donc pas devant une correspondance structurale entre deux sortes de formes, formes de contenu et formes d’expression, mais devant une machine d’expression capable de désorganiser ses propres formes, et de désorganiser les formes de contenus, pour libérer de purs contenus qui se confondront avec les expressions dans une même matière intense »32.

Comment ces deux aspects, contenu et expression, se trouvent conjoints par Kafka ? En quel sens le traitement imposé à une matière énonciative rendue à son asignifiance, évacuant toute métaphore, constitue-t-il un nouveau type de rapport entre l’écriture et la vie, proprement moderne ?

Littéralité de l’écriture

  • 33 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, o p. cit., p. 13 : « De Flaubert à Kafka, une filiation s’ (...)

19Dans ses réflexions sur la théorie du roman, Alain Robbe-Grillet distingue deux grandes catégories : le roman classique de type balzacien, et le roman moderne, qu’inaugure la passion de décrire de Flaubert et de Kafka et que le nouveau roman prolonge33. De celui-ci, Robbe-Grillet souligne constamment deux caractéristiques : d’une part, la transformation du rôle des descriptions, qui tendent à perdre toute valeur fonctionnelle et à devenir leur propre but ; d’autre part, la rupture de l’unité de l’homme et du monde, traduite par la présence brute d’un monde indifférent aux desseins de l’homme. L’analyse de Kafka par Deleuze et Guattari recoupe ces deux points.

Les deux régimes de l’image (métaphore et littéralité)

  • 34 Cf. G. Deleuze, F. Guattari,, Kafka, o p. cit., p. 37.
  • 35 Sur la notion de style chez Deleuze et Guattari, on trouvera le développement le plus précis dans M (...)
  • 36 Sur le style de Kafka, dont nous ne pouvons développer l’analyse plus fouillée qu’en proposent Dele (...)

20On a vu que la situation sociolinguistique de Kafka à Prague constituait une condition négative de son invention stylistique. Elle n’indique pas, en effet, le travail spécifique auquel le style de Kafka soumet la matière énonçable (c’est le second aspect du troisième chapitre de Kafka). C’est pourquoi Deleuze et Guattari distinguent deux pôles quant à l’usage de la langue : un pôle extensif et représentatif qui définit un usage majeur et ordinaire, un pôle intensif et asignifiant qui définit un traitement mineur et littéraire. L’usage majeur de la langue est son usage signifiant, fondé sur une double opposition complémentaire : une séparation et une correspondance entre les mots et les choses d’une part, qui assure la répartition du sens propre et du sens figuré, les désignations et les métaphores (la métamorphose en cancrelat de Gregor serait alors le récit métaphorique d’une remise en cause de l’autorité familiale) ; un dédoublement entre sujet d’énonciation et sujet d’énoncé d’autre part, qui maintient l’identité subjective de l’énonciateur hors d’atteinte de ses manifestations empiriques, la transcendance du « je » à l’égard des figures du moi (Gregor « fait » ou « imite » le cancrelat, il est « comme » lui, mais reste un homme)34. L’usage intensif asignifiant de la langue, qui est toujours l’expression d’un style (même quand celui-ci n’appartient pas à une œuvre littéraire), rompt avec ces deux principes35. Chez Kafka, ce style se caractérise en l’occurrence par une grande sobriété de l’expression, par l’usage créateur d’un allemand délibérément réduit à sa plus grande pauvreté36. Le traitement mineur de la langue, de la syntaxe et des mots, supprime la distinction signifiante des mots et des choses, du propre et du figuré, au profit d’une expression asignifiante qui ouvre les mots sur leur valeur matérielle intensive (dont les cris-souffles d’Artaud restent pour Deleuze et Guattari un des cas paradigmatiques dans l’histoire de la littérature) ; et parallèlement, la scission des deux sujets se dissipe dans un devenir qui affecte leur différence et leur identité.

  • 37 Ibid., p. 40-41.

« Kafka tue délibérément toute métaphore, tout symbolisme, toute signification, non moins que toute désignation. La métamorphose est le contraire de la métaphore. Il n’y a plus sens propre ni sens figuré, mais distribution d’états dans l’éventail du mot. La chose et les autres choses ne sont plus que des intensités parcourues par les sons ou les mots déterritorialisés suivant leur ligne de fuite. Il ne s’agit pas d’une ressemblance entre le comportement d’un animal et celui de l’homme, encore moins d’un jeu de mots. […] Faire vibrer des séquences, ouvrir le mot sur des intensités intérieures inouïes, bref un usage intensif asignifiant de la langue. De même encore, il n’y a plus de sujet d’énonciation ni de sujet d’énoncé : […] ce n’est plus le sujet d’énonciation qui est “comme” un hanneton, le sujet d’énoncé restant un homme. Mais un circuit d’états qui forme un devenir mutuel »37.

  • 38 Ibid., p. 39.

21Le style, c’est la création d’images. « Comme dit Wagenbach, “le mot règne en maître, il donne directement naissance à l’image” »38. Dès Kafka (1975), Deleuze et Guattari font ainsi de l’image l’objet de l’expression littéraire. Et, à rebours de la tradition poétique, ils opposent l’image à la métaphore. Simplement, à cette époque, la théorie de la littérature enveloppée dans la conception de l’image ne s’inscrit pas encore dans le cadre plus général d’une théorie globale de l’art. Il reviendra à L’Image-mouvement (1983) et à L’Image-temps (1985) de la fournir : le cinéma ne s’y trouve pas analysé comme un art parmi d’autres mais, en tant que création audiovisuelle, comme l’art qui recueille l’essence de tous les autres arts. Enfin, muni de cette théorie de l’image audiovisuelle, Deleuze peut enfin revenir dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) puis dans Critique et clinique (1993) à l’étude de l’expression proprement littéraire. Et c’est pourquoi il peut écrire dans l’avant-propos de son dernier livre, plus nettement qu’il n’aurait pu le faire dans Kafka :

  • 39 G. Deleuze, Critique et clinique, o p. cit., p. 9.

« le problème d’écrire ne se sépare pas d’un problème de voir et d’entendre : en effet, quand une autre langue se crée dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite “asyntaxique”, “agrammaticale”, ou qui communique avec son propre dehors. La limite n’est pas en dehors du langage, elle en est le dehors : elle est faite de visions et d’auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles »39.

  • 40 Cf. G. Deleuze, L’Epuisé, Paris : Minuit, 1992, p. 70-72.
  • 41 Cf. G. Deleuze, L’Image-temps, Paris : Minuit, 1985, cha p. 6.

22L’image est l’inverse de la métaphore40. Elles appartiennent à deux régimes de l’image, organique et cristallin, que Deleuze dégage dans L’Image-temps, et qui correspondent aux deux traitements de la matière expressive, majeur et mineur41. La métaphore appartient au premier régime, et définit une image sensori-motrice des choses, un cliché de la réalité apte à nous la faire assimiler lorsqu’elle est trop intense.

  • 42 Ibid., p. 31-32.

« Nous avons des schèmes pour nous détourner quand c’est trop déplaisant, nous inspirer la résignation quand c’est horrible, nous faire assimiler quand c’est trop beau. Remarquons à cet égard que même les métaphores sont des esquives sensori-motrices, et nous inspirent quelque chose à dire quand on ne sait plus que faire : ce sont des schèmes particuliers, de nature affective. Or c’est cela, un cliché. Un cliché, c’est une image sensori-motrice de la chose »42.

En la rendant assimilable, la métaphorisation de la réalité préserve le lien qui nous unit à elle. Une nature non indifférente, dont l’homme n’est pas expulsé. À l’inverse, pour Deleuze, la formule de la littérature comme de l’art en général est la suivante : « arracher aux clichés une véritable image ». Lorsque la réalité n’est plus indexée sur la possibilité de réagir à la situation, lorsqu’elle n’est donc plus pragmatiquement signifiante, advient une image pure et asignifiante, c’est-à-dire littérale.

  • 43 Ibid., p. 32.

« Nous ne percevons ordinairement que des clichés. Mais, si nos schèmes sensori-moteurs s’enrayent ou se cassent, alors peut apparaître un autre type d’image : […] l’image entière et sans métaphore, qui fait surgir la chose en elle-même, littéralement, dans son excès d’horreur ou de beauté, dans son caractère radical ou injustifiable, car elle n’a plus à être “justifiée”, en bien ou en mal… »43.

Un monde halluciné (percepts et affects)

  • 44 Cf. ibid., p. 165 ; voir A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, o p. cit., p. 125 : « Le grand ro (...)

23Ces deux régimes de l’image, organique et cristallin, majeur et mineur, donnent des fonctions incompatibles à la description et à la narration. Pour Deleuze, la catégorie de description est la détermination de l’existence de l’objet ; celle de la narration, l’exposition de la trajectoire d’un sujet agissant et réagissant aux situations. Dans le régime organique des images ou dans l’usage représentatif de la langue, la description suppose l’indépendance de l’objet perçu. La perception est produite dans de telles conditions qu’elle n’échappe pas à sa dimension pragmatique ou signifiante (Deleuze), ou encore fonctionnelle (Robbe-Grillet)44. C’est pourquoi il s’agit d’une perception fortement subjectivée, qui donne couleur humaine au monde (ainsi de la métaphore, « une montagne majestueuse »). Parallèlement, la narration implique l’identité personnelle du sujet agissant, et la constance des connexions spatiales et temporelles qui régissent son univers. C’est de ce point de vue organique, que l’œuvre littéraire de Kafka conjure de toutes ses forces, que s’introduit la possibilité des interprétations signifiantes, allégoriques ou intimistes, d’une œuvre.

  • 45 Cf. G. Deleuze, L’Image-temps, o p. cit., p. 167-176 ; et la critique des notions d’histoire, de fo (...)
  • 46 Sur la voix narrative chez Kafka, voir les deux textes de Blanchot : « La Voix narrative » et « Le (...)
  • 47 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit., p. 33, p. 151.

24Tout change dans le régime cristallin ou asignifiant. Selon Deleuze, les descriptions présentent un objet qui se met à valoir pour lui-même, indépendamment de toute signification pragmatique. On sait à quel point Kafka, dans ses nouvelles et ses romans, décrit avec une sobre précision des mondes coupés de leur vraisemblance signifiante, si bien qu’ils apparaissent comme des visions hallucinées. Le Terrier, La Colonie pénitentiaire, Le Château, sont autant de mondes délirants, perceptions visuelles et sonores qui ne sont le signe de rien d’autre que d’elles-mêmes. Si l’action est toujours problématique chez Kafka (comment agir, ou comment réagir ?), c’est que la narration n’implique plus de sujet agissant dans un univers stable, et que les situations d’énonciation sont affectées d’un trouble objectif45. En même temps que le personnage central perd toutes les caractéristiques du héros, la voix narrative atteint une forme d’impersonnalité. Kafka lui-même affirme que la littérature commence quand on passe du « je » au « il »46. Pour Deleuze et Guattari, « la lettre K ne désigne plus un narrateur ni un personnage », mais une « fonction générale qui prolifère sur elle-même », où la généralité ne s’oppose pas à l’individualité mais définit un principe de connexion avec tous les termes des séries par lesquels il passe47. Tombe la distinction du vrai et du faux, de l’authentique et du fictif, qui suppose toujours un modèle de la vérité unifiant les situations et identifiant les sujets : la narration n’est plus véridique mais falsifiante.

  • 48 G. Deleuze, L’Image-temps, o p. cit., p. 174-175.

« Si bien que les enquêteurs, les témoins, les héros innocents ou coupables participeront de la même puissance du faux dont ils incarneront les degrés à chaque étape de la narration »48.

  • 49 Cf. G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris : Minuit, 1991, p. 160 : « Les a (...)
  • 50 Cf. ibid., p. 158 : « Le but de l’art, avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux (...)

25Ainsi, chez Kafka, d’un côté la description présente des visions hallucinées d’univers d’où l’homme est absent (percepts), de l’autre la narration procure des affections impersonnelles dont le sujet est mouvant (affects)49. L’écriture de Kafka, dans son style singulier, manifeste alors l’art du roman : produire des composés de percepts et d’affects, des images pures ou des blocs de sensations, et les produire à partir d’une matière linguistique, les mots et leur syntaxe50.

26La conquête de percepts et d’affects, de paysages inhumains de la nature et de devenirs non humains de l’homme, a une conséquence inévitable, dont Robbe-Grillet fait un des piliers du roman moderne : le lien de l’homme et de la nature se trouve rompu. Car c’est le régime organique des images et l’usage signifiant du langage qui maintenait l’unité sensible des deux, dans la possibilité constante pour un sujet personnel d’insérer son action dans un monde tangible et stable. Et même quand ce lien devient problématique ou régulateur, dans une vision sublime, tragique ou absurde, le « pacte métaphysique » n’est pas rompu, mais récupéré par une sorte de dialectique : comme l’écrit Robbe-Grillet,

  • 51 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, o p. cit., p. 55 (voir plus généralement, « Nature, humani (...)

« Partout où il y a une distance, une séparation, un dédoublement, un clivage, il y a possibilité de les ressentir comme une souffrance, puis d’élever cette souffrance à la hauteur d’une sublime nécessité. […] Nous sommes ici en présence d’une démarche biaise de l’humanisme contemporain, qui risque de nous abuser. L’effort de récupération ne portant plus sur les choses elles-mêmes, on pourrait croire à première vue que la rupture entre celles-ci et l’homme est en tout cas consommée. Mais on s’aperçoit bientôt qu’il n’en est rien : que l’accord soit conclu avec les choses, ou avec leur éloignement, cela revient bien au même ; le “pont d’âme” subsiste entre elles et nous »51.

27Pour la vision tragique ou sublime, le silence du monde à mon cri est une réponse qu’on me refuse. « Devant la loi » peut ainsi être lu comme la métaphore d’un monde sourd aux revendications humaines. Mais c’est encore lui accorder une âme et maintenir sur un mode tragique un lien qui nous unit à lui. La métaphore en est le procédé spécifique, ainsi lorsqu’on dit du monde qu’il est « sourd à nos revendications ». Or, pour Deleuze comme pour Robbe-Grillet, la rupture du lien entre la nature et l’homme n’est pas une pensée tragique. Elle suppose uniquement une conversion de la croyance, qui destitue la croyance pragmatique en un monde de significations fonctionnelles rendu manipulable. Désormais, ce qui devient l’objet de notre croyance, ce n’est plus ce monde, mais le lien qui nous unit à lui, auquel il est nécessaire de croire comme à l’impossible ou à la vie. La métaphore disparaît au profit de la littéralité, en même temps que tombe la croyance au monde, c’est-à-dire l’illusion d’un lien qui serait donné ou à conquérir. Kafka, à la lettre, apparaît en ce sens comme un précurseur de notre modernité. Dans des pages qui résonnent étrangement avec son œuvre, Deleuze écrit ainsi :

  • 52 G. Deleuze, L’Image-temps, o p. cit., p. 223.

« Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film. […] C’est le lien de l’homme et du monde qui se trouve rompu. Dès lors, c’est ce lien qui doit devenir objet de croyance : il est l’impossible qui ne peut être redonné que dans une foi. La croyance ne s’adresse plus à un monde autre, ou transformé. L’homme est dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure. La réaction dont il est dépossédé ne peut être remplacée que par la croyance. Seule la croyance au monde peut relier l’homme à ce qu’il voit et entend »52.

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Bibliographie

Or, la création est l’acte par excellence d’une telle croyance vitale, car elle produit du lien avec un monde qui est là sans appeler aucune action de nous. Sans création, sans croyance, il n’y a pas d’espérance possible, pas de vie possible. Désespoir de Kafka. Parce que la métaphore coupe l’écriture de la vie, c’est probablement en ce sens qu’il faut entendre, chez lui, le rapport entre la nécessité vitale d’écrire et la littéralité.

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Notes

1 Franz Kafka, Journal (cité in Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris : Gallimard, 1981, p. 75). Sur l’impossibilité d’écrire, cf. la lettre de Kafka à Brod de juin 1921, commentée par Deleuze et Guattari dans Kafka. Pour une littérature mineure, Paris : Minuit, 1975, p. 29.

2 M. Blanchot, ibid., p. 76.

3 F. Kafka, Journal, p. 517-518 (cité in Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris : Minuit, 1975, p. 40 [dorénavant abrégé Kafka]).

4 Cf. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris : Minuit, 1961, p. 48-53, p. 140-142. Voir aussi G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, p. 40 : « Kafka tue délibérément toute métaphore, tout symbolisme, toute signification, non moins que toute désignation. La métamorphose est le contraire de la métaphore. Il n’y a plus sens propre ni sens figuré, mais distribution d’états dans l’éventail du mot ».

5 A. Robbe-Grillet, ibid., p. 141-142. Blanchot insiste aussi sur la précision du langage kafkaïen : « Il semble que la littérature consiste à essayer de parler à l’instant où parler devient le plus difficile, en s’orientant vers les moments où la confusion exclut tout langage et par conséquent rend nécessaire le recours au langage le plus précis, le plus conscient, le plus éloigné du vague et de la confusion, le langage littéraire » (M. Blanchot, o p. cit., p. 82).

6 Cf. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris : Gallimard, 1955, « IV. L’Œuvre et l’espace de la mort » et De Kafka à Kafka, « La Littérature et le droit à la mort » ; sur Kafka en particulier, cf. ibid., « Kafka et la littérature », « Kafka et l’exigence de l’œuvre », « La Mort contente ». Sur le rapport de la littérature à la vie, cf. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris : Minuit, 1993, p. 11-17. Sur l’impossibilité de séparer les deux chez Kafka, cf. G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit., p. 74-77.

7 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, ibid., p. 13, 15, 19. « Un écrivain n’est pas un homme écrivain, c’est un homme politique, et c’est un homme machine, et c’est un homme expérimental (qui cesse ainsi d’être homme pour devenir singe, ou coléoptère, ou chien, ou souris, devenir-animal, devenir-inhumain, car en vérité c’est par la voix, c’est par le son, c’est par un style qu’on devient animal, et sûrement à force de sobriété) ».

8 Cf. ibid., p. 46. Voir Henri Gobard, L’Aliénation linguistique. Analyse tétraglossique, Paris : Flammarion, 1976, p. 31-51.

9 Sur les lettres, nouvelles et romans, voir respectivement G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit., p. 52-63, p. 63-69 et p. 69 (les chapitres 5 à 8 sont consacrés plus spécifiquement aux trois grands romans).

10 Ibid, p. 52. Sur le statut du Journal, cf. ibid., p. 76.

11 Cf. ibid., p. 52-53 : « Les lettres posent directement, innocemment, la puissance diabolique de la machine littéraire. Machiner des lettres : ce n’est pas du tout une question de sincérité ou non, mais de fonctionnement. Lettres à telle ou telle femme, lettres aux amis, lettre au père ; toutefois, il y a toujours une femme à l’horizon des lettres, c’est elle la vraie destinataire, celle que le père est censé lui avoir fait manquer, celle avec qui les amis souhaitent qu’il rompe, etc. ».

12 Ibid., p. 54.

13 Ibid., p. 55.

14 Ibid., p. 60.

15 Ibid., p. 54.

16 Ibid., p. 65 (je souligne).

17 Cf. ibid., p. 66.

18 Cf. ibid., p. 67-68 : « c’est simultanément que Kafka commence des romans (ou tente de développer une nouvelle en roman) et qu’il abandonne les devenirs-animaux pour y substituer un agencement plus complexe. Il fallait donc que les nouvelles, et leurs devenirs-animaux, soient comme inspirés par cet agencement souterrain, mais aussi bien n’aient pu le faire fonctionner directement, et qu’elles n’aient pas pu l’amener en plein jour. Comme si l’animal était encore trop proche, trop perceptible, trop visible, trop individué, trop territorialisé, le devenir-animal tend d’abord vers un devenir-moléculaire : Joséphine la souris engloutie dans son peuple et “l’innombrable foule des héros de son peuple” ; le chien perplexe devant l’agitation en tous sens des sept chiens musiciens ; l’animal du Terrier incertain devant les mille bruits d’animaux sans doute plus petits qui lui viennent de partout ; le héros de Souvenir du chemin de fer de Kelda, venu chasser l’ours et le loup, n’aura affaire qu’à des meutes de rats, qu’il tue au couteau en les regardant agiter leurs petites mains […]. Kafka est fasciné par tout ce qui est petit. S’il n’aime pas les enfants, c’est qu’ils sont pris dans un devenir-grand irréversible ; le règne animal au contraire touche à la petitesse et à l’imperceptibilité. Mais, plus encore, chez Kafka, la multiplicité moléculaire tend elle-même à s’intégrer ou à faire place à une machine, ou plutôt à un agencement machinique dont les parties sont indépendantes les unes des autres, et qui n’en fonctionne pas moins ».

19 Ibid., p. 69.

20 Ibid., p. 70.

21 Cf. G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris : Minuit, 1967, p. 73 ; G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, p. 79 ; Critique et clinique, Paris : Minuit, 1993, p. 45-47. Plus récemment, Jacob Rogozinski a esquissé un tel rapprochement, mais pour en tirer de tout autres conséquences (Le Don de la loi, Paris : PUF, 1999, Introduction et Conclusion). Sur le thème de la loi, on pensera au Procès, mais aussi à La Colonie pénitentiaire et à La Muraille de Chine.

22 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit., p. 83.

23 Ibid., p. 92-93.

24 Ibid., p. 90.

25 Cf. ibid., p. 109-110.

26 Ibid., p. 85.

27 Ibid., p. 89.

28 Ibid., p. 96.

29 Cf. G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 153‑155 ; G. Deleuze, Critique et clinique, o p. cit., p. 47, p. 159.

30 Ibid., p. 47.

31 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit., p. 76.

32 Ibid., p. 51.

33 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, o p. cit., p. 13 : « De Flaubert à Kafka, une filiation s’impose à l’esprit, qui appelle un devenir. Cette passion de décrire, qui tous deux les anime, c’est bien elle qu’on retrouve dans le nouveau roman aujourd’hui ».

34 Cf. G. Deleuze, F. Guattari,, Kafka, o p. cit., p. 37.

35 Sur la notion de style chez Deleuze et Guattari, on trouvera le développement le plus précis dans Mille plateaux, o p. cit., p. 116-127.

36 Sur le style de Kafka, dont nous ne pouvons développer l’analyse plus fouillée qu’en proposent Deleuze et Guattari, cf. Kafka, o p. cit., p. 37-48.

37 Ibid., p. 40-41.

38 Ibid., p. 39.

39 G. Deleuze, Critique et clinique, o p. cit., p. 9.

40 Cf. G. Deleuze, L’Epuisé, Paris : Minuit, 1992, p. 70-72.

41 Cf. G. Deleuze, L’Image-temps, Paris : Minuit, 1985, cha p. 6.

42 Ibid., p. 31-32.

43 Ibid., p. 32.

44 Cf. ibid., p. 165 ; voir A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, o p. cit., p. 125 : « Le grand roman français du XIXe siècle en particulier, Balzac en tête, regorge de maisons, de mobiliers, de costumes, longuement minutieusement décrits, sans compter les visages, les corps, etc. Et il est certain que ces descriptions-là ont pour but de faire voir et qu’elles y réussissent. Il s’agissait alors le plus souvent de planter un décor, de définir le cadre de l’action, de présenter l’apparence physique de ses protagonistes. Le poids des choses ainsi posées de façon précise constituait un univers stable et sûr, auquel on pouvait ensuite se référer, et qui garantissait par sa ressemblance avec le monde “réel” l’authenticité des événements, des paroles, des gestes que le romancier y ferait survenir » (je souligne).

45 Cf. G. Deleuze, L’Image-temps, o p. cit., p. 167-176 ; et la critique des notions d’histoire, de forme et de contenu chez Robbe-Grillet (cf. « Sur quelques notions périmées » in Pour un nouveau roman, o p. cit.).

46 Sur la voix narrative chez Kafka, voir les deux textes de Blanchot : « La Voix narrative » et « Le Pont de bois », in De Kafka à Kafka, o p. cit.

47 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, o p. cit., p. 33, p. 151.

48 G. Deleuze, L’Image-temps, o p. cit., p. 174-175.

49 Cf. G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris : Minuit, 1991, p. 160 : « Les affects sont précisément ces devenirs non humains de l’homme, comme les percepts (y compris la ville) sont les paysages non humains de la nature ».

50 Cf. ibid., p. 158 : « Le but de l’art, avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de sensation. Il y faut une méthode, qui varie avec chaque auteur et qui fait partie de l’œuvre : il suffit de comparer Proust et Pessoa, chez qui la recherche de la sensation comme être invente des procédés différents. Les écrivains à cet égard ne sont pas dans une autre situation que les peintres, les musiciens, les architectes. Le matériau particulier des écrivains, ce sont les mots, et la syntaxe, la syntaxe créée qui monte irrésistiblement dans leur œuvre et passe dans la sensation ».

51 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, o p. cit., p. 55 (voir plus généralement, « Nature, humanisme, tragédie » et « Du réalisme à la réalité »).

52 G. Deleuze, L’Image-temps, o p. cit., p. 223.

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Pour citer cet article

Référence papier

Igor Krtolica, « Deleuze et Guattari lecteurs de Kafka »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 33 | 2013, 219-238.

Référence électronique

Igor Krtolica, « Deleuze et Guattari lecteurs de Kafka »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 33 | 2013, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/1928 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.1928

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Auteur

Igor Krtolica

École normale supérieure de Lyon

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