- 1 Frantz Kafka, Cahiers in-octavo (1916-1918), trad. Pierre Deshusses, Paris : Payot, « Rivages Poche (...)
« Il nous incombe de faire le négatif ; le positif est déjà fait »
Kafka, Cahiers In Octavo, Cahier G1.
- 2 La correspondance d’Adorno nous permet de cerner au moins trois grandes étapes dans la mise en plac (...)
1Il est des lectures qui ont quelque chose d’une rencontre ; ces lectures auxquelles on vient en sachant que l’on y reviendra, et que ce retour même ne sera jamais définitif. Kafka, pour Adorno, fut de celles-là : il y vint et y revint pendant trente ans de sa vie2. La présence discrète du nom de Kafka dans les grands titres des œuvres d’Adorno ne doit pas nous tromper : certes, le seul texte explicitement consacré à Kafka est un article assez court, repris dans Prismes au milieu de réflexions plus globales sur ce qu’il a nommé la « Kulturkritik ». Ce texte, qui date de 1953, n’en est pas moins, selon moi, l’une des interprétations philosophiques de Kafka les plus déterminantes, en tant qu’elle fait le lien entre bien des foyers d’interprétation antérieurs et postérieurs. De Benjamin, Adorno reprend la problématique de la théologie négative et la question de l’histoire ; d’Arendt et d’Anders, celle du sujet essentiellement exclu du monde ; et de Deleuze et Guattari, il annonce le thème de la littéralité kafkaïenne et du rapport subversif au langage.
- 3 T. W. Adorno, Notes sur la littérature, (1958), trad. Sibylle Muller, Paris : Flammarion, 1984, p. (...)
2La question que je souhaite ici poser est celle de l’articulation de ces différents foyers d’interprétation de Kafka : comment l’interrogation théologique amène-t-elle Adorno à penser les modalités d’un certain rapport au temps, mais aussi au corps, et enfin au langage kafkaïens ? Mon hypothèse de départ est double : je pense que la thématique kafkaïenne qu’Adorno place au centre de sa lecture, et qui lui permet de passer de la théologie à l’histoire, de l’histoire au langage, et du langage au corps, est celle du négatif. Adorno l’exprime dans une phrase de ses Notes sur la littérature : « Kafka, dit-il, exprime ce qu’il y a dessous, le caractère négatif du positif »3. À cette thématique correspond l’un des motifs cardinaux de l’essai d’Adorno : celui de la photographie. Définie comme regard inversé, comme technique moderne de captation instantanée, elle serait un moyen privilégié de décrire l’entreprise kafkaïenne (son écriture, et les enjeux philosophiques qu’elle nous donne à penser). Or, la technique de tirage photographique nécessite un passage par ce que l’on appelle les « négatifs », c’est-à-dire des images photographiques qui présentent une inversion des zones claires et des zones sombres par rapport au modèle, et qui servent au tirage d’épreuves positives. Quelque chose se tisse donc, dans le texte d’Adorno, autour de cette constellation photographie-négatif-inversion, que nous allons ici explorer.
3On peut s’interroger sur les raisons de la présence de ce motif dans l’essai d’Adorno : Kafka n’a pas grand chose à voir, de prime abord, avec ce qui touche à la photographie. Mais nous allons voir que l’on peut lire l’ensemble du texte à partir de ce motif, qui en devient un fil rouge, une ligne de force. Les « Réflexions sur Kafka » constituent un essai complexe, difficile à lire, qui, comme souvent chez Adorno, demande au lecteur d’être en mesure de saisir les allusions inter et intratextuelles à sa propre œuvre, qui vient se superposer à celle de Kafka. L’écrivain devient, au fil du texte, un double de pensée du philosophe, il est présent par bribes, rattaché à des concepts philosophiques précis, mais extérieurs. Kafka vient ici confirmer, étayer ou reformuler les thèses adorniennes sur l’Aufklärung, sur la modernité, sur l’expressionnisme. Si Adorno a de toute évidence lu Kafka (auquel il ne cherche pas pour autant à se superposer, puisqu’il tente de l’interpréter), il l’a certainement fait dans les étapes préparatoires de son travail, sans intégrer ces lectures à la version définitive. Cela permet, certes, de mettre en place cet échange et d’inventer cette présence kafkaïenne qui hante le texte comme un double de pensée, mais cela donne aussi à l’interprétation une dimension d’extériorité. Adorno part de Kafka, s’en éloigne, mais il ne revient pas ensuite à la lettre du texte kafkaïen – ce qui nous permettrait peut-être de le lire autrement.
- 4 T. W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », op.cit., neuvième partie, trad. fr. p. 346-350. “Aufzeichnu (...)
4Il y a pourtant, dans l’essai d’Adorno, de véritables hypothèses interprétatives, qui déterminent des raisonnements très denses et très fins sur l’œuvre de Kafka. Ce sont ces hypothèses que je vais tenter d’extraire et de rendre intelligibles, en m’attachant au thème de la photographie, et en particulier à un passage très précis du texte d’Adorno, qui se trouve à la fin de l’essai, et qui part de la question de savoir si l’on peut parler d’une « théologie kafkaïenne »4. Je pense que ce passage, si nous parvenons à le comprendre, irradiera certainement l’ensemble de l’essai. J’effectuerai ensuite ce « retour au texte kafkaïen » qui me semble manquer, et montrerai ainsi que la lecture d’Adorno permet, en dernière instance, de revenir à Kafka, et d’éclairer, un peu, ce qui s’y passe.
5Si l’on tente de retracer la genèse de la présence de la photographie dans l’interprétation d’Adorno, l’on découvre que la première occurrence se trouve dans une lettre de décembre 1934, adressée à Walter Benjamin, et dans laquelle Adorno parle de son interprétation « la plus ancienne » de Kafka (l’édition originale précise qu’elle date de neuf ans auparavant, c’est-à-dire de 1925) :
- 5 Lettre d’Adorno à Benjamin du 17 décembre 1934, in Correspondance, op. cit., p. 76-81. Ed. original (...)
« Je vous cite ma tentative d’interprétation la plus ancienne de Kafka : c’est une photographie de la vie terrestre prise à partir de la perspective du rachat [aus der Perspektive des erlösten] »5.
- 6 W. Benjamin, « Petite histoire de la photographie », (1931), in Œuvres II, trad. Maurice de Gandill (...)
- 7 W. Benjamin, « Franz Kafka. Lors de la construction de la muraille de Chine », in Œuvres II, op.cit(...)
- 8 W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », (1934), in Œuvres II, op.cit (...)
6« Photographie ». Voici donc le premier terme qu’Adorno emploie pour interpréter Kafka. Pas de hasard, évidemment, dans le fait que ce soit ici à Walter Benjamin qu’il s’adresse – Benjamin étant l’auteur d’une Petite histoire de la photographie6, quasiment contemporaine de son premier essai sur Kafka (1931)7, bientôt suivi d’un autre, qu’Adorno vient de lire. Toute une partie de l’essai est consacrée à une photographie de Kafka enfant8. Mais si l’on s’intéresse ici à cette première formule, c’est parce qu’elle sera reprise mot à mot dans le texte de 1953, c’est-à-dire dix-neuf ans plus tard, lorsqu’Adorno tentera de définir une « théologie de Kafka » :
- 9 T. W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », op. cit.
« L’aliénation absolue […] est explorée comme l’Enfer […] du point de vue de la rédemption [aus der Perspektive der Erlösung] »9.
Que signifie cette formule qui, si elle est restée célèbre, n’en demeure pas moins énigmatique ? Cette première interrogation se dédouble en deux questions que je vais poser simultanément : pourquoi parler de photographie ? Et à quoi peut bien ressembler cette photographie kafkaïenne ?
7On peut commencer par se demander ce qu’elle montre, quel est l’objet photographié. Si l’on suit la formule d’Adorno pas à pas, on comprend qu’elle ne montre pas l’Enfer, mais « la vie terrestre » comme un enfer. Kafka montre donc la terre dans ton son abîmement et ses péchés, il décrit un « enfer sur terre ». Si l’on songe à l’univers des deux grands romans, Le Procès et Le Château, et à la trajectoire de leurs personnages, l’on voit bien de quoi il peut s’agir : l’atmosphère est en tout cauchemardesque, et l’enchaînement des événements se fond dans une mécanique infernale. Mais Adorno n’en reste pas à cette idée, somme toute assez commune, et dont il ne pouvait pas ignorer que Kafka lui-même enjoignait à l’évacuer (il a dit avoir intégré de véritables rêves dans Le Procès, par exemple, pour éviter que l’on interprète l’ensemble du roman comme un simple cauchemar). Il précise cette notion d’enfer en parlant dans la même phrase du point de vue du photographe, qui se trouve dans un lieu qui n’est ni interne à l’enfer de la vie terrestre, ni simplement extérieur à lui, mais qui lui est diamétralement opposé : « depuis la perspective de la rédemption ». L’abîmement de ce monde infernal est donc vu depuis ce qui l’a dépassé, d’un lieu où les péchés auraient été « rachetés ». Le photographe, on le comprend, ne se place pas dans un lieu réel, existant, mais dans un lieu inédit, absolument nouveau. Adorno l’explique dans une phrase qui suit :
- 10 Ibid., p. 347. Ed. originale p. 284.
« [L’œuvre de Kafka] invente un lieu d’où la Création apparaît aussi abîmée et ravinée que le devrait être l’Enfer selon sa propre définition [die Schöpfung so durchfurcht und beschädigt erscheint, wie nach ihren eigenen Begriffen die Hölle sein müsste] »10.
8L’invention de ce lieu détermine un jeu d’inversion du regard : au lieu de regarder, comme dans la perspective théologique classique, depuis la terre vers la rédemption, dans un mouvement d’attente et d’espoir, Kafka se place depuis le lieu de la rédemption, et regarde vers la terre, qui apparaît dans tout son « rougeoiement infernal ». La perspective spatiale est donc inversée. Une tension vive me semble toutefois traverser la formule d’Adorno. Elle fait signe vers ce qu’il décèle chez Kafka d’une co-présence singulière de l’espoir et du désespoir : car si le regard qu’il porte sur la « vie terrestre » nous donne à y voir toute l’horreur de ses fissures, il y a dans le même temps l’espoir d’une rédemption devenue possible, au moins dans l’écriture kafkaïenne, qui se situe dans l’espace d’une rédemption réalisée.
9Le jeu d’inversion dans les perspectives concerne aussi la temporalité, dont la ligne horizontale est renversée. Car regarder l’Enfer du point de vue de la rédemption, c’est aussi regarder le présent (la vie sur terre) depuis la perspective d’un avenir espéré (la rédemption, c’est-à-dire le rachat des péchés qui interviendra dans le salut). Là encore, la formule d’Adorno interroge : si Kafka se place depuis le lieu du rachat, et du salut (le terme intervient à peines quelques lignes plus loin), faut-il comprendre qu’il se place dans un temps qui est après la mort ? Pourtant, Kafka est bien vivant, et c’est précisément la « vie terrestre » qu’il nous donne à voir dans son objectif… Sur ce point, l’interprétation d’Adorno se précise à la fin de l’essai, dans une hypothèse forte, et assez proche, selon moi, de l’étrange temporalité kafkaïenne. Ce que Kafka invente à travers ce lieu nouveau, c’est aussi la possibilité de faire tomber la distinction entre vie et mort, en renversant une nouvelle donnée théologique classique : la promesse d’immortalité.
- 11 Ibid., p. 349. Ed. originale p. 286.
« Le fait que la Création abîmée ne peut plus mourir est la seule promesse d’immortalité que la rationaliste [Aufklärer] qu’est Kafka ne soumet pas au châtiment de l’interdiction de l’image [Bilderverbot] »11.
- 12 S’il ne le précise pas explicitement dans l’essai, il est évident qu’Adorno change ici de référence (...)
10La mort est frappée d’une impossibilité encore plus dure que la vie même : chez Kafka, on ne peut plus mourir12 -– on est condamnés à rester dans ce monde abîmé. L’enfer, c’est d’être rivé à ce monde qui porte l’enfer en son sein : on comprend mieux pourquoi l’enfer kafkaïen est interne à la vie terrestre. Kafka, lui, parvient à quitter ce monde dans le temps de l’écriture, pour y revenir en le photographiant. Ce faisant, il transgresse le deuxième commandement : il fait image – mais image inversée ; photographie.
- 13 T. W. Adorno, W. Benjamin, Correspondance, op. cit., p. 76. Ed. originale, op. cit., p. 91.
11Nous commençons à comprendre en quoi Adorno tente ici de penser une « théologie kafkaïenne », et en quels termes. Si les notions de rédemption, d’enfer et de salut sont opérantes, c’est en tant qu’elles font signe vers une théologie non pas négative, mais inversée. Kafka renverse la dimension spatiale et temporelle du rapport entre la vie terrestre et la rédemption, il renverse la promesse d’immortalité en faisant voler en éclats la possibilité même de mourir, il transgresse le « tu ne feras point d’image » en créant une image à l’envers. C’est précisément en ces termes qu’Adorno, en 1934, s’adressait déjà à Benjamin au sujet de Kafka : « on pourrait parler d’une théologie “inversée” [es mag wohl “inverse” Theologie heissen] », dit-il13. Adorno semble donc prendre des réserves quant à la notion de « théologie négative », que Benjamin, lui, attribuait à Kafka. Comment comprendre cette distinction, et qu’implique-t-elle au sujet du rapport de Kafka au judaïsme ?
12Cela s’éclaire selon moi dans la phrase suivante de l’essai :
- 14 T. W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », op. cit, p. 347. Ed. originale p. 284.
« Au Moyen Âge, on a torturé et exécuté les Juifs “à l’envers”, la tête en bas ; dès le célèbre passage de Tacite, leur religion est dénoncée comme fausse, inversée [wird ihre Religion als verkehrt angeprangert]. Les délinquants furent cloués au pilori la tête en bas [Delinquenten wurden mit dem Kopf nach unten aufgehängt]. La surface de la Terre, telle qu’elle a dû se présenter aux yeux des victimes pendant les heures interminables de leur agonie, est photographiée par Kafka l’Arpenteur [wird sie vom Landvermesser Kafka photographiert] »14.
Le terme de théologie, notons-le, fait place à celui de religion : si le regard de Kafka a quelque chose à voir avec le judaïsme, ce n’est pas en tant qu’il porte une interrogation sur le divin, même à travers son absence, c’est plutôt parce qu’il renverse les catégories même de cette interrogation. Les notions chrétiennes de salut, et de rédemption comme rachat des péchés du corps, sont renversées. Kafka est juif en tant qu’il appartient à une religion dont on dénonce ces renversements. L’abstraction de l’interrogation théologique est ici transformée dans la concrétude d’un rapport à l’histoire, et au corps. Regarder l’enfer du point de vue de la rédemption signifie avoir la tête en bas ; c’est le corps lui-même qui subit ce renversement, et ouvre la possibilité de ce regard kafkaïen. De la théologie, Adorno nous donne donc à penser un passage à la religion, vivante, historique, concrète. Du négatif, il passe à la catégorie de l’inversion, qui doit être pensée en premier lieu comme expérience corporelle. Le judaïsme kafkaïen est une modalité du regard qu’il porte sur la vie terrestre, regard inversé, surgissant d’un corps renversé : il nous montre le monde à l’envers.
13Adorno ne précise pas quel texte de Kafka peut être lu à partir de cette hypothèse, mais l’on peut penser, il me semble, à La Métamorphose : Grégoire, à cause de l’animalité qu’accueille son corps bien malgré lui, commence dans la deuxième partie du récit à grimper aux murs, inversant soudain la perspective qu’il avait toujours eue de sa chambre. Son sol devient le plafond : il voit le monde à l’envers. Et l’indice de sa métamorphose se loge dans le fait qu’il commence à se sentir mieux, lui qui devient un véritable insecte, lorsqu’il peut être au plafond. Ce bien-être nouveau lui est difficilement contrôlable :
- 15 Nous soulignons, pour donner ici à voir la résonance entre l’allusion à la pendaison des Juifs tort (...)
- 16 Nous préférons sur ce point la traduction de Claude David, qui rend ainsi la notion de « distractio (...)
- 17 Franz Kafka, « La Métamorphose », trad. Alexandre Vialatte, in Œuvres complètes, t. II, p. 218.
« Il finit par prendre l’habitude de se promener dans tous les sens, pour se distraire, sur les murs et sur le plafond. C’était surtout le plafond qu’il aimait, pour s’y laisser pendre15 [hing er gern] ; c’était tout autre chose que le plancher : la respiration devenait plus libre, un léger mouvement d’oscillation vous traversait le corps, et dans l’état d’abandon heureux16 [glücklichen Zerstreutheit] qui saisissait là-haut Grégoire, il lui arrivait à sa propre surprise de lâcher le plafond et de s’aplatir sur le sol »17.
- 18 Gérard Bensussan, Le Temps messianique. Temps historique et temps vécu, Paris : Vrin, 2001, p. 49.
- 19 Ibid., p. 50.
- 20 Cf. Epître aux Romains, 8, 23 : « Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière so (...)
On voit ici comment la métamorphose est à la fois un processus de transformation du corps, une inversion du regard, et un renversement du rapport entre humanité et animalité. On voit moins bien, peut-être, le lien avec ce qu’Adorno nous a donné à penser du rapport de Kafka au judaïsme. Il me semble que c’est parce qu’une certaine indétermination demeure, dans la formule d’Adorno, quant à la nature de sa lecture théologico-religieuse. Si c’est bien une trace de judéité qu’il cherche à éclairer au cœur de l’entreprise kafkaïenne, n’en livre-t-il pas, en dernière instance, une lecture chrétienne ? L’emploi qu’il fait de la notion de rédemption dans le texte me semble caractéristique de cette ambiguïté. Il lui donne en effet le sens d’un « rachat des péchés », utilisant tantôt le participe substantivé « erlöste » qui signifie « rachat », tantôt le substantif « Erlösung » que l’on traduit par rédemption, et qui interviendrait dans le salut d’une âme qui serait parvenue à se transporter dans ce moment du rachat grâce à l’écriture. C’est là la signification chrétienne de la rédemption, mais Adorno prend-il en charge sa signification proprement juive ? Dans Le Temps messianique, Gérard Bensussan rappelle l’histoire de la traduction du terme hébreu originel en grec, puis en latin, pour montrer que sa signification dans la tradition juive (il s’agit ici surtout de la littérature rabbinique) est tout à fait distincte de ce que l’étymologie latine donne à croire. « Réparation d’un exil, remise en harmonie du champ de tension, la rédemption n’implique pas nécessairement l’idée d’un rachat des péchés comme le suggère l’étymologie latine et chrétienne. Elle vise une restauration, un tikkoun »18. Cela signifie aussi que la rédemption ne peut s’inscrire dans l’histoire, « elle n’a pas de lieu assignable dans l’histoire », mais n’a à faire qu’à « une dissémination chaotique du divin dans le monde »19. L’hypothèse adornienne, elle, donne à voir le judaïsme kafkaïen comme l’entrée dans la concrétude de l’histoire, à travers la référence au Moyen Âge et à l’historien (latin, précisément) qu’est Tacite. L’inversion essentielle du judaïsme qu’il décrit émane donc d’une vision proprement chrétienne, qui omet la dimension restaurative, anhistorique, et universelle de la rédemption propre au judaïsme. Le rapport au corps, au cœur de l’interprétation d’Adorno, est d’ailleurs directement issu de la vision de la rédemption du Nouveau Testament, qui identifie explicitement le péché au corps, dont le rachat ne pourra surgir que de son renversement, c’est-à-dire de sa disparition20.
14On peut, malgré cette indétermination relative quant aux sources précises d’Adorno, voir se dessiner une constellation féconde entre la dimension du judaïsme, la thématique de l’inversion, et la question de la corporéité ; dont Adorno va ensuite essayer de penser les implications dans le langage kafkaïen.
- 21 F. Kafka, Le Château, trad. A. Vialatte, Paris : Gallimard, « Folio », 1974, p. 44.
15L’idée d’une corporéité kafkaïenne revient plusieurs fois dans l’essai d’Adorno. Il voit dans les gestes des personnages de Kafka une façon de montrer le monde qui précède le langage, dont la capacité à décrire est au contraire inlassablement mise en échec dans les romans. Adorno cite par exemple la scène du Château où K. demande à Barnabé s’il a lu la lettre que Klamm lui a fait parvenir. Barnabé répond que non, mais le narrateur ajoute : « Son regard avait l’air d’en dire plus long que ses paroles »21. Adorno interprète cette phrase comme une mise-en-scène de l’inversion entre le geste, la corporéité, et le langage :
- 22 T. W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », op. cit, p. 319.
« De tels gestes [gestus] sont les traces des expériences occultées par ce qui est énoncé […] Le geste exprime le “voici comment sont les choses” ; alors que, brisé, le langage dont la configuration prétend dire la vérité est le mensonge »22.
Nous retrouvons l’idée de la monstration : mais Kafka ne peut plus décrire le monde par le langage, il est contraint de le montrer par un regard renversé – il ramène le langage à son essence pré-linguistique. Et c’est là une dimension de la modernité kafkaïenne selon Adorno : le rapport au corps qu’elle met en scène à travers ces gestes gênés, étranges, douloureux, n’est pas seulement le signe d’une crise du rapport au corps, mais aussi l’indice d’une crise du langage. Le langage se heurte à ses limites, à son impossibilité de dire la vérité ; et c’est le corps qui prend le relais, c’est-à-dire l’en deçà du langage. Cela nous permet de comprendre l’importance qu’Adorno accorde à la photographie : elle est cette monstration du corps qui vient remplacer la description langagière. Or, cela est à penser à l’aune du dépérissement du langage :
- 23 T. W. Adorno-W. Benjamin, Correspondance, op. cit., p. 81.
« Ses romans […] sont les derniers textes de liaison, en voie de disparition, intercalés dans le cinéma muet (lequel n’a pas disparu par hasard au moment même où Kafka s’éteignait) ; l’ambiguïté du geste est celle qu’il y a entre la chute dans le mutisme (avec la destruction du langage) et l’élévation dans la musique »23.
Si le geste kafkaïen introduit bien une « ambiguïté », celle-ci ne concerne pas tant le rapport au corps lui-même que la destruction du langage. Le corps est torturé (à la manière des Juifs au Moyen Age, la tête en bas) parce que le langage a disparu. Ce que Kafka donne à voir, est cette « chute dans le mutisme ». Dans le théâtre, la parole est encore possible ; dans les romans de Kafka, elle s’éteint, et le geste vient la remplacer.
16On peut se demander pourquoi Adorno passe ici de l’évocation de la photographie à celle du cinéma, en particulier du cinéma muet. Cela lui permet en tout cas d’introduire le champ sonore, et la thématique du silence, c’est-à-dire ici du mutisme. Car dans le cinéma muet, dont Adorno rappelle qu’il est contemporain des romans de Kafka, les personnages ne peuvent parler ; ils doivent mimer, et le texte intercalé aux images est le seul recours pour introduire du langage. Représentant l’impossibilité de parler, en même temps que la possibilité de montrer le corps en mouvement, le cinéma muet donne toute sa place à l’en deçà du langage dont parle Adorno : il ne reste que le geste, le texte, et la musique. Le texte vient s’intercaler entre le geste et la musique, seuls sons possibles, en lieu et place de la parole.
- 24 « Ainsi le fragment le plus important sur la constellation geste-animal-musique est-il la descripti (...)
17La fin de la citation d’Adorno (la « chute dans le mutisme » et « l’élévation dans la musique ») nous fait immédiatement penser aux « Recherches d’un chien » de Kafka, en particulier à la bande de sept chiens muets qui font de la musique – passage auquel Adorno lui-même fait d’ailleurs allusion dans la lettre à Benjamin24. Il me semble que ce texte de Kafka permet de penser ensemble les différentes thématiques que j’ai voulu présenter (le rapport au langage, le geste, l’impossibilité), et qu’il porte en son centre ce motif du négatif, plus précisément de l’inversion. Je voudrais l’évoquer pour terminer ce parcours dans la lecture adornienne.
- 25 F. Kafka, « Les Recherches d’un chien / Forschungen eines Hundes », éd. bilingue, trad. Claude Davi (...)
18Kafka a écrit « Les Recherches d’un chien » à l’été ou à l’automne 1922. Ce texte est écrit à la première personne – ce qui est très rare dans le corpus kafkaïen. Le narrateur est un chien, qui se remémore sa vie passée, alors qu’il est devenu un exclu, un étranger à ce « peuple » [Volk], à cette « race » canine. L’un des premiers épisodes de l’enfance canine que le narrateur raconte est sa « rencontre » avec un groupe de sept chiens, muets mais musiciens, qui sont un jour passés près de lui. Cet événement est d’emblée présenté comme fondateur pour le narrateur, qui dit que l’impression ressentie ce jour-là « l’atteignit avec la force d’une première impression, une impression indélébile qui devait déterminer beaucoup de celles qui allaient suivre »25.
19Ces chiens apparaissent dans le récit comme s’ils se ruaient littéralement sur le narrateur, et sur nous, lecteurs. La force de l’impression est rendue par la soudaineté et l’éclat, la fureur, dans lesquels ils surgissent :
« Je levai les yeux, tout était inondé de lumière doucement vaporeuse [überheller Tag, nu rein wenig dunstig], des parfums enivrants flottaient à l’entour et se mêlaient les uns aux autres, j’adressai mon salut au matin, avec des accents pleins de trouble [mit wirren Lauten] ; c’est alors que, de quelque recoin ténébreux [aus irgendwelcher Finsternis], sept chiens émergèrent soudain [traten sieben Hunde ans Licht], en faisant un bruit effrayant [eines entsetzlichen Lärms], tel que je n’en avais jamais entendu auparavant »26.
Ce surgissement contamine tout l’univers sensoriel du narrateur : la vue (inondée de lumière), l’odorat (les parfums enivrants du matin), sont soudain bouleversés par l’apparition des chiens, qui est d’abord une apparition sonore : c’est leur « bruit effrayant » qui vient rompre l’attente précédente. Cette expérience est celle d’un bouleversement perceptif, que nous lecteurs ressentons alors dans toute sa concrétude. Il y a là un indice pour comprendre ce qu’Adorno signifiait en parlant du cinéma muet, à l’aune duquel il tentait de définir l’entreprise kafkaïenne. Ici, les chiens surgissent dans le champ du récit avec la rapidité et la violence que seules certaines images cinématographiques peuvent rendre. Dans ses « Réflexions sur Kafka », Adorno l’explique en ces termes :
- 27 T. W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », op. cit., p. 313-314.
« L’un des postulats les plus importants de Kafka est le fait que le rapport entre lecteur et texte a été profondément perturbé. Ses textes sont conçus de façon à ne pas tenir leur victime à une distance constante, mais à la bouleverser au point de lui faire craindre que l’objet de la narration se rue sur elle à la manière des locomotives dans la technique cinématographique récente, moderne »27.
Ce bouleversement perceptif du rapport entre lecteur et texte est ici transposé à l’intérieur même de la narration : cette horde de sept chiens se rue sur le narrateur comme les locomotives dans l’œil du spectateur de cinéma ; avec cette vitesse, cette surprise – cette modernité.
20Dans le texte, ce surgissement n’est pas seulement visuel, il est d’abord sonore, comme nous l’avons dit. Kafka construit tout le passage sur l’ambiguïté entre « bruit », « silence » et « musique ». Car le surgissement des chiens se fait dans un « bruit effroyable », dont l’on comprend ensuite qu’il s’agit de musique :
- 28 F. Kafka, « Les Recherches d’un chien », op. cit., p. 167.
« en ce temps-là, explique le narrateur, je ne savais encore presque rien de la musicalité créatrice que seule la race canine a reçue en partage [wusste ich noch fast nichts von der nur dem Hundesgeschlecht verliehenen Musikalität] »28.
21Mais ce qui est le plus mystérieux, c’est que le narrateur explique ensuite que ces chiens sont… muets. C’est de ce mutisme même dont surgit la mélodie qu’ils dégagent.
- 29 Traduction modifiée : dans l’édition bilingue, « Verbissenheit » est traduit par « acharnement », c (...)
- 30 Ibid., p. 169.
« Ils ne parlaient pas, ils ne chantaient pas, ils restaient le plus souvent, presque avec une espèce de rage29, silencieux [sie schwiegen fast mit einer gewissen Verbissenheit], mais de l’espace vide ils faisaient surgir de la musique [aber aus dem leeren Raum zauberten sie die Musik empor] »30.
Le récit de cet événement est construit à partir d’une série d’impossibilités : d’abord, le narrateur ne peut pas éviter ces chiens qui surgissent sur lui, il ne peut pas ne pas les rencontrer ; ensuite, ces chiens sont dans l’impossibilité de parler, de faire sortir le moindre son qui se rapporterait à de la parole (ils ne peuvent ni parler, ni chanter). Dans un autre passage du récit, le narrateur exprime cette ultime impossibilité de la parole, lorsqu’il déplore :
« la parole était là ou, du moins, elle était toute proche, on l’avait sur le bout de la langue, chacun pouvait la découvrir. Aujourd’hui, tu pourrais fouiller jusque dans les tripes [ins Gekröse greifen], tu ne la trouverais pas »31.
C’est de là que surgit la mélodie, qui est elle aussi immédiatement inscrite dans une nouvelle impossibilité : celle, pour le narrateur, de s’en dérober. Il ne peut pas ne pas entendre cette mélodie des chiens muets. La musique, dit le narrateur,
« s’enflait tout à coup, s’emparait de vous littéralement, vous arrachait loin de ces petits chiens réels ; et, malgré vous, vous aviez beau hurler comme si on vous faisait mal [heulend als würde einem Schmerz bereitet], vous ne pouviez plus vous occuper de rien d’autre que de cette musique [durfte man sich mit nichts anderem beschäftigen]»32.
C’est de ce mouvement, qui part de l’impossibilité pour construire un passage entre mutisme et musique, que naît le geste. La présence du corps intervient dans ce champ visuel et sonore comme une conséquence de l’impossibilité d’échanger, c’est-à-dire de parler (pour les chiens) et d’entendre ou de ne pas entendre (pour le narrateur). C’est ce qui détermine les deux gestes longuement décrits dans le récit kafkaïen : la posture des sept chiens musiciens, et le geste du narrateur auditeur. Leur description nous permet d’éclairer le propos d’Adorno sur le dépérissement du langage et le corps en souffrance.
22Voici comment Kafka décrit, à travers la voix du narrateur, la posture des chiens :
« Tout était musique, la manière dont ils se levaient et reposaient les pieds[das Heben und Niedersetzen ihrer Füsse], certains mouvements qu’ils faisaient avec la tête, la façon dont ils couraient et s’arrêtaient, les attitudes qu’ils prenaient l’un envers l’autre [die Stellungen, die sie zueinander einnahmen] »33.
Le geste est musical, et la musique est corporelle : Kafka semble tisser un lien inextricable entre musique et corporéité. La musique, en tant qu’elle est corporelle, semble venir remplacer la parole (dont ces chiens sont privés). Car leur danse est collective, et place l’échange en son centre (« l’un envers l’autre », « zueinander »). Néanmoins, le corps ici ne semble aucunement être en souffrance, nous sommes loin du corps torturé de La Colonie pénitentiaire et de l’allusion d’Adorno aux Juifs du Moyen Age. C’est en effet le corps du spectateur de la danse musicale des chiens, lui même exclu de cette danse, qui va nous ramener au geste douloureux et subi. Car le narrateur se décrit ensuite comme « victime » (ihr Opfer) de ce spectacle, qu’il subit en « prisonnier » :
« J’avais beau leur demander grâce [um Gnade bat], elle me retournait de côté et d’autre et finissait par me mettre à l’abri de sa propre violence en me jetant dans d’épais fourrés […], ils me tenaient étroitement prisonnier et m’obligeaient à baisser la tête [mich jetzt fest umfing, den Kopf mir niederdruckte] »34.
Ou, un peu plus loin :
« La mélodie proprement dite me contraignit à ployer les genoux [mich in die Knie gezwungen hätte] »35.
Nous retrouvons le geste du corps en torture, en tout cas le geste de la victime, qui semble faire une révérence à son bourreau : dans les deux cas, il s’agit de se baisser, de descendre, de se soumettre. Le regard du narrateur est de ceux-là, c’est le regard de Kafka l’Arpenteur, comme l’appelle Adorno, qui a photographié le monde à partir de la perspective de la victime torturée, la tête en bas. Même si la perte de la parole donne naissance à la musique, qui se loge dans les interstices du récit ; même si la perdition du narrateur donne naissance au récit, ces « Recherches du chien » restent un parcours de l’impossibilité, de la privation (les trois quarts du récit constituent une réflexion sur le jeûne) et de la perte. Car la parole est perdue, autant que le narrateur lui-même, qui tente de la porter. Ce narrateur chien se confondrait-il avec l’écrivain Kafka, tel qu’Adorno nous a aidés à définir son entreprise ? Cette hypothèse est confortée, il me semble, par une phrase cardinale du récit, sur laquelle je souhaite finir : « Le monde était-il à l’envers ? verkehrt Où étais-je ? Qu’était-il donc arrivé ? »36.
23Le narrateur, ici, correspond bien au Kafka d’Adorno, qui photographie la face du monde comme s’il était à l’envers, comme si son corps était renversé, son regard inversé, ancré dans une négativité essentielle. Cette « Verkehrung » (inversion) kafkaïenne est au cœur de la lecture d’Adorno, qui perçoit un trait substantiel de l’écriture kafkaïenne – entre modernité, musicalité, et corporéité.