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AccueilNuméros33Mélancolies kafkaïennes

Résumé

La lecture de Kafka a grandement contribué à l’élaboration de la pensée de Lyotard. Dans son commentaire de Devant la loi, Derrida oppose à l’éthique lyotardienne de l’exercice libre et réfléchissant de la faculté de juger, la scène dramatisée et mélancolique de la Loi qui est différance, atermoiement indéfini, Loi du récit. Dans son propre commentaire de La Colonie pénitentiaire, Lyotard met l’accent sur la prescription comme préjudice fait à l’affect et au sensible et sur les opérations de détournement par le politique de la Loi qui la transmuent en instance de commandement. La représentation kafkaïenne de la loi, terrifiante et sacrificielle, ne correspond guère, selon lui, à la loi juive qui est loi de vie. Dans son débat avec Hannah Arendt et en lisant Adorno, Lyotard se tourne ainsi vers un autre Kafka, au plus près de l’exister, exposé d’un seul tenant à la naissance et à la mort de l’improbable. Ici s’esquisse une autre figure de mélancolie plus proche de ce que représente le judaïsme : celle du Survivant, ressource intime, dans la solitude, du jugement comme de l’écriture.

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Texte intégral

« Il y a un but, mais pas de chemin ;
ce que nous nommons chemin est hésitation ».

1Qu’est-ce qui, au cœur de la pensée de Lyotard et de ses élaborations successives, s’est joué autour de Kafka et en son nom, dans les joutes philosophiques, l’éristique que Lyotard engagea avec ses contemporains ? Comment Kafka a-t-il servi à Lyotard de pierre de touche capable de mettre à l’épreuve des énoncés, de les renoncer ou d’en accompagner la métamorphose ? On évoquera ici plusieurs scènes autour de Kafka sans viser l’exhaustivité ni prétendre à la synthèse.

La comparution du jugement devant la Loi : Les Gardiens

La reprise derridienne

  • 1 Jacques Derrida, « Préjugés » in La Faculté de juger, Paris : Minuit, 1985, p. 96.
  • 2 Ibid., p. 97.

2Le commentaire que Jacques Derrida fait du récit saisissant de Kafka « Devant la loi » – tel qu’il apparaît comme formant à soi seul l’unité d’un récit, à l’état séparé de la trame du Procès où il figure pour la première fois – a représenté dans les années 1980 l’attaque (et la riposte) de Derrida à l’égard de ce qu’il nomme lui-même la signature de Lyotard1 ou la signature postmoderne2 : le retour à la question du jugement. Lyotard, fait remarquer Derrida, effectue un retour au thème du jugement à une époque où un des traits de celle-ci fut celle, générale, de son époché. Le jugement ne prenait plus valeur de fondement en lui-même, qu’on l’envisage, dans une perspective phénoménologique, pour fondé sur autre chose que lui-même et plongeant ses racines dans une expérience antéprédicative de la vérité, ou, selon une perspective de soupçon, comme mal fondé ou non fondé, en le rapportant à un acte idéologique dont la prétention d’autonomie est illégitime. Selon Derrida, le paradoxe de la pensée de Lyotard est de revenir au jugement, tout en souscrivant à l’idée qu’il ne peut servir ici de fondement, comme à ce qui est le plus décisif à l’agir.

3Ainsi, déclare Derrida :

  • 3 Ibid., p. 96.

« La singularité aujourd’hui la plus manifeste de Jean-François Lyotard, le paradoxe de sa signature, c’est d’avoir habité cette époque en tous ses lieux et pourtant de l’avoir désertée ; et, depuis un site qui fut seulement le sien, d’avoir lancé contre l’époque, je ne dirai pas seulement une accusation formidable, mais un défi catégorique que j’entends aussi comme son rire même. Il nous dit : vous n’en avez pas fini, nous n’en aurons jamais fini avec le jugement »3.

Derrida pointe là le rire de Lyotard. Ce rire, qui conjugue gaieté et dérision, s’appuie sur un sens du politique qui se moque aussi bien de toute « philosophie première » et de toute « volonté de savoir » que de la mélancolie des enquêtes abyssales sur le fondement et le sans-fond. Comment juger ? est notre affaire la plus sérieuse, au plus près de l’urgence politique, dans la plus joyeuse indifférence à toute quête d’un fondement comme à tout soupçon anxieux des origines. Cette question tient son libre jeu, son bonheur, de sa nescience : de son absence de critères et de garanties.

4Or, tandis que la parole lyotardienne dénonce dans l’esprit de l’époque tout un éventail de formes de dénégation et d’évitement de cette question, Derrida rétorque en revendiquant le rejet, selon lui pleinement délibéré par l’époque et par lui-même du thème du jugement comme n’étant plus de mise.

  • 4 Ibid., p. 96.

« Au fond, tous le discours sur la différance, sur l’indécidabilité, etc., on peut aussi le considérer comme un dispositif de réserve à l’égard du jugement sous toutes ses formes (prédicatives, prescriptives, toujours décisives) »4.

Qu’il y ait un préjugement logé là, Derrida n’en disconvient pas, sans que cela vienne représenter pour lui une objection pertinente mais seulement notre universelle condition. Derrida voit dans la valeur absolue accordée au jugement sans critères la mise en évidence de la valeur d’absence de la loi :

  • 5 Ibid., p. 94.

« Si la loi était présente là, devant nous, il n’y aurait pas de jugement, il y aurait tout au plus savoir, technique, application d’un code, apparence de décision, faux-procès, ou encore récit, simulacre narratif au sujet du jugement »5.

Or, selon lui, le paradoxe est que, si la loi se passe de loi, dans ce hors-la-loi de la loi qu’est le jugement, nous avons d’autant plus à répondre devant la loi en son caractère formidable.

5Le désaccord apparaît immédiatement dans la façon dont Derrida traduit ainsi le caractère du jugement sans critères en une scène dramatique, d’emblée marquée de l’empreinte et de la poigne de la mélancolie sous sa condition d’alternance de l’enthousiasme et de la terreur.

  • 6 Ibid., p. 94.

« Mais l’absence de critères, ici, déclare-t-il, je l’interprète moins comme l’absence de règles déterminées ou déterminantes, voire réfléchissantes, que comme l’effet, terrifiant ou exaltant de cette scène du jugement que nous venons d’entrevoir »6.

Le commentaire de « Devant la loi » s’inscrit là comme la mise en forme de cette intrigue.

  • 7 Ibid., p. 104.

6Soutenir, comme Lyotard le fait, que la justesse de l’obligation est de penser qu’il y a une loi mais que nous ne savons pas ce qu’elle est, c’est entrer dans l’intrigue de l’homme de la campagne de « Devant la loi ». « Devant la loi » nommerait le « conflit sans rencontre de la loi et de la singularité »7, un conflit qu’aucun recours à la ressource réfléchissante, en un sens kantien, du jugement ou à la prudence aristotélicienne ne viendrait apaiser. Si Lyotard va bien au-delà de ces repères philosophiques et s’engage du côté d’une absolue solitude du jugement, c’est bien qu’il nous parle de tout autre chose : d’un dénuement plus ancré et qu’aucun enjouement inventif, aucun jeu de joueur ne peuvent conjurer. Il nous parle d’une loi dont le chiffre de l’énigme est le mutisme essentiel qui se donne dans l’indéfini de l’intrigue, le report incessant de sa réponse, l’ajournement toujours prorogé de sa manifestation. Atermoiement qui se dit aussi bien des deux côtés de l’être devant la loi : du côté de l’homme de la campagne qui décide de différer son entrée comme de celui du gardien et de toute la série des gardiens de la Loi qui en ajournent l’accès.

  • 8 Ibid., p. 122.
  • 9 Ibid., p. 120.
  • 10 Ibid., p. 121.

7Ce récit n’est-il pas alors la révélation de l’inaccessibilité de la loi et, à travers son retrait, de son report définitif, de la différance interminable qui consonne, par là même, avec une interruption primitive8 et jette le sujet dans l’être en souffrance ? Aussi bien, le drame de la rencontre impossible entre la singularité et la loi est l’expérience de l’absence de la loi qui est une interdiction non pas sur le mode d’une contrainte impérative mais sous la condition de la différance9, du supplice du report. La solitude du jugement est l’effet d’effroi (ou d’exaltation maniaque) devant cette interdiction. La Loi n’est donc rien d’autre que la loi de ce retard, si bien que le jugement n’arrive jamais. Le verdict de la loi est ce non-lieu qui voue la singularité à l’usure d’une attente, où le sujet n’a jamais accès qu’aux gardiens de la Loi, qui en sont autant les messagers que les interrupteurs10. La loi est ce rien qui s’interdit et ne joue dans tout agir que sous ce mode du retrait, de l’absence, de l’interdiction, tressant ensemble le différé définitif et l’interruption d’avance. Ce qui est adressé nommément à chacun est la contrainte de destination (autant que de destinée) de l’inaccessibilité de la Loi qui est pour chacun particulière.

  • 11 « Et si la loi, sans être elle-même transie de littérature, partageait ses conditions de possibilit (...)

8La lecture derridienne de « Devant la loi » est, dès lors, une contestation abyssale de la prétention de Lyotard à revenir à un jugement libéré de toutes chaînes. Derrida fait résonner ce que Kafka présente du caractère oppressant de la loi en un dire qui est celui du différé de l’écriture : « La justice ne veut rien de toi, elle te prend quand tu viens et te laisse quand tu t’en vas », en une même phrase ontologique qui répond de l’éthique immanente et de l’itération de l’écriture. Il récuse la force du jugement en le faisant comparaître devant une loi qui le jette dans l’enfermement de son inanité, une loi qui, elle seule, est active par sa mise en absence, son rien, son interdit, son différé, sa terreur. Il reconduit l’écriture de la loi à la loi de l’écriture et à la fiction littéraire. Si la loi est cette intrigue sans fin, l’esprit de la loi, pourrait-on dire, relève de la chose littéraire11.

  • 12 Ibid., p. 112.

9Derrida resitue ainsi le jugement comme la péripétie d’une histoire et de sa mise en récit. La mise en valeur du jugement, coupé de tout problème de fond, est une des façons qu’a la loi de se présenter comme sans origine. Mais, en un sens, ce n’est là qu’une feinte, à ne pas prendre littéralement. Aussi bien, faut-il exhiber la façon dont la béance du jugement s’inscrit de façon très complexe dans une trame, et, à la manière de Freud, explorer comme la généalogie heurtée de cette absence. Il faut aller « rendre compte de l’origine de la loi, autrement dit de l’origine de ce qui, se coupant de toute origine, interrompt le récit généalogique »12- Enquête narrative nécessaire s’aventurant dans les recoins de cette amnésie de l’histoire de la culpabilité et enfoncement tortueux dans la mémoire très accidentée de son oubli.

Le suspense ou le suspens ?

10La formule derridienne est-elle convaincante ? Le suspense définitif caractérise-t-il la puissance dominante de la Loi ? Là où Derrida soutient le report, Lyotard plaide l’interruption. Le suspens, pas le suspense, aimait-il à dire, le sourire espiègle.

11L’absolutisation du suspense ne rend pas compte de la fin de toute espèce de narration dialectique. Elle reconduit, malgré elle, à l’intrigue du Même. Elle ne va pas jusqu’au bout du dénuement de l’obligation comme de celui du jugement, et de la liberté qui s’y découvre. Elle ne déclare : il n’y aura jamais de fin que pour assurer aussitôt mais il y aura toujours une suite, une intrigue sans fin. La perspective derridienne ne dissout pas toute garantie dialectique, dans le même temps où elle interdit l’événement. Sa mélancolie est de ne pas rompre avec la dialectique et avec le paradigme de salut du Même. Penser en termes de narrativité de la différance, dans la seule décapitation d’un telos et en gardant l’intrication de l’autre avec le même, n’est-ce pas, selon Lyotard, reconduire subtilement la suffisance de la narrativité attachée aux grands récits ? N’est-ce pas poursuivre subrepticement la narration de la dialectique hégélienne en préservant la forme d’un processus ? Pour Lyotard, la dialectique ici seulement décapitée, et le procès sans fin, qu’est-ce que ça change ? L’abandon du dépassement garde intact le passage du même à l’autre ou le renversement d’un élément dans son contraire. Ce faisant, la différance est à la fois rassurante et décevante. À s’entreprendre à civiliser le rien et colmater la béance, elle interdit de penser la disparition qui prive comme l’apparition qui donne.

  • 13 « Les Lumières, le sublime. Un échange de paroles entre Jean-François Lyotard et Dick Veerman », in (...)
  • 14 Ibid., p. 74-75.

12Contre Derrida13, Lyotard défend l’idée d’une suspension des synthèses temporelles au point qu’on n’y ait pas affaire à un soi qui se diffère ou est différé de lui-même. Il faut penser le prétendu “cours” des choses sous la condition de l’interruption et non l’interruption sous la condition dominante de la différance : « On y a affaire à un état du temps qui paraîtrait par rapport à celui du différer comme sa suspension ou comme “interdiction”, qui serait en somme une sorte d’ “interruption” du différer lui-même »14.

13Aussi, une première réponse – la réponse qui s’appuie sur une ontologie des phrases – à l’interprétation derridienne de Kafka se trouve dans Le Différend. Lyotard reprend la phrase du Procès : « La justice ne veut rien de toi, elle te prend quand tu viens et te laisse quand tu t’en vas ». Loin d’appliquer l’expérience de la loi à l’écriture de l’Etre qui serait de se-différer et de s’adresser dans l’envoi de cette différance, Lyotard l’applique à la phrase, à chaque phrase et à son trait distinctif qui est d’être un suspens et la levée d’un suspens : l’occurrence, l’interruption, le non-enchaînement qui consonne, cette fois, avec l’irruption du sujet qui arrive à la phrase.

  • 15 Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris : Minuit, 1983, § 172.

« Que l’être ou le langage ait besoin de l’homme. Mais tu n’es rien que sa venue, destinataire ou destinateur ou référent ou plusieurs de ces instances ensemble, dans l’univers présenté par la phrase qui arrive. Elle ne t’attendait pas. Tu viens quand elle arrive. L’occurrence n’est pas le Seigneur »15.

Cette réécriture dérivée de Kafka vise à écarter l’interprétation qui reconduirait à l’intrigue du Même, comme le ferait Derrida. Elle affirme le caractère diffracté de l’ontologie, l’absence d’un quelconque cours, fut-il celui d’un report, d’une trame une comme unique. Telle est l’innocence de la justice ontologique des phrases. Ce n’est pas celle de la loi de l’écriture.

Cruauté de la prescription normative : Les commandants

La politisation de la Loi ou son éthique elle-même ?

14Cet abord se trouve relayé par sa réflexion sur l’éthique. Lyotard fait du « sois juste » le premier et le seul mot qui dise l’obligation de justice : il ouvre la voie à une loi sans matière et dont la forme même, dépourvue même de toute procédure d’universalisation en un sens kantien, est indéterminée. Le « Sois juste » est l’ordre qui, en un sens lévinassien, sans montrer de chemin, me saisit à l’accusatif et me donne à lui seul le dénuement de l’obligation, à partir duquel je suis mis en demeure et placé en disposition de bien juger. Il s’entend, et s’il s’écrit, c’est – comme c’est le cas de la tradition juive – sous le mode d’une littéralité où l’autorité n’est pas matière à argumentation mais à interprétation.

15À quoi tient le drame de la Loi ? La loi est-elle ce qui, au for intérieur du jugement, agit et fait terreur sous le mode d’un suspense d’origine et définitif ? Penser la loi, n’est-ce pas, au contraire, l’envisager sur le mode de l’effraction qui interrompt ? Dans le commentaire que Lyotard donne de La Colonie pénitentiaire, Lyotard réfléchit la forme de violence de cette effraction. La Loi ne prescrit qu’en s’inscrivant sur le corps du condamné qu’elle lacère au fur et à mesure que ce dernier déchiffre sur son corps les arabesques du Sois juste. Le différé comme supplice est la violence d’une effraction. Lyotard retravaille ainsi le donné derridien. En un sens, il renchérit sur le dire de la violence de la Loi, son opération de faire souffrir. Il déplace la violence de la loi : elle ne met pas seulement le sujet en souffrance, elle le torture dans son corps.

16Au préjugé du jugement vient répondre – et cette réponse est aussi bien un répons qu’une objection – la préinscription de la prescription. La loi qui terrifie est celle-là même qui caractérise la cruauté de la prescription normative et l’écriture de la norme. Le commentaire lyotardien de La Colonie pénitentiaire est la mise en évidence d’une cruauté inhérente à l’effraction du sujet par la Loi, indissociable de l’institution de la prescription. Une Loi pure et inconditionnelle, réduite à sa plus simple expression, mais dont la prescription, dans ses formes d’ordre et ses conditions d’écriture, sont à soupçonner. L’écriture réflexive de Kafka nous apprend le tort qu’il y aurait à instituer la prescription comme loi (et la morale procédurale représente une forme d’institution), à faire norme de la prescription, à l’écrire comme telle et lui donner force de loi. La cruauté fait corps avec la loi inconditionnelle dès lors que la loi est posée comme loi, autorisée par une autorité supérieure. Comme telle, elle est inhérente à l’acte de Loi.

17Cette loi est celle d’un commandant, elle s’inscrit dans un système punitif et renvoie à une organisation politique. Le texte de Kafka nous instruit du dévoiement de l’éthique par le politique mais en un sens dont l’usurpation ne tient pas à des motifs cachés mais à la forme de son énonciation. Ce système politique n’est pas violation du fait de falsifier la loi, mais, bien au contraire, du fait de l’incarner, de l’instituer, de la formaliser. Le commandant qui fait écrire le « sois juste » sur la chair du condamné à son corps défendant puis consentant, ne se sert nullement de la Loi au titre de masque dissimulateur de son exercice de pouvoir tyrannique. Ce théâtre de la cruauté qui fait couler le sang n’instrumentalise pas la loi à des fins de dressage (en ce sens, elle est au-delà d’une perspective interprétative, d’un nietzschéisme de première position qui verrait dans tout acte de loi ce dont s’empare une force pour l’interpréter et lui imposer son sens). Il est le discours de la loi ou la loi mise en discours et pratique par l’énonciation politique. La Loi, dès lors qu’elle se tient comme norme, s’écrit comme torture et meurtre, violence absolue et anéantissement. Elle est l’exécution du sujet puni d’avance, le condamné qui lit sur son corps torturé la prescription, tant le corps dans toutes ses plaies devient la surface d’enregistrement des arabesques de l’écriture du commandement moral. Elle se poursuit dans l’exécution par lui-même de l’officier qui, à son tour, s’inflige la même peine et se met à la place du condamné. L’universalité de la loi fait partie du système de cruauté de son procès (politique) de subjectivation.

  • 16 Cf. ce qu’écrit Georges-Arthur Goldsmith sur les paraboles de Kafka : « Lecture de Kafka », in Celu (...)

18Kafka nous fait entendre, très laconiquement, sans commentaire16, que la Loi qui s’inscrit ici est, en tant que loi, cruelle. La machine inscrit la loi comme sentence sur le corps du condamné, verso et recto, jusqu’à ce que le corps torturé soit jeté dans la fosse. Le prescriptum est exécution, il périme le sujet, le fait périr. Il y a différentes formes de perversion possibles du commandement, mais elles obéissent toutes au principe même de la loi qui ne s’inscrit qu’en faisant tort au corps. De sorte que l’instance qui condamne et celle qui est condamnée pâtissent, au final, du même rapport dans la nature des choses : celui qui veut que le processus de subjectivation soit la mise à mort de la singularité, de la chair d’être soi.

19La perversion tient à l’autorisation, au Commandant, à une politique du châtiment, à l’acte de inscrire (comme réinscription de ce qui aurait dû être su). Lorsque l’officier se l’applique et valide la loi en se mettant à la place du condamné, il convertit, par cet acte même, la prescription en norme absolue, et s’applique de façon retorse la règle de superposition, jugée légitime dans une politique d’autonomie de la collectivité démocratique, entre l’instance qui fait la loi et celle qui y obéit. On mesure combien la prescription est rétroactive, elle est pré-inscription autant que réinscription. Le plus essentiel est dans le fait que tout « Sois juste ! » peut être de cet ordre : une violation, un prétexte de réécriture, un ordre de commandant, une forme de norme et de loi de violence (valable pour tous), tout « Sois juste ! » est gros d’un crime fait à l’enfance, au corps, à la touche de la sensibilité, tout « Sois juste ! » est insupportable.

  • 17 J.-F. Lyotard, Jean-Loup Thébaud, Au Juste, (1979), Paris : Christian Bourgois, 2006, p. 118.

20Du point de vue de son dit, il pourrait bien s’agir littéralement de la Loi des lois, du « Sois juste » juif, s’il est vrai qu’il n’y a que cela dans l’éthique juive, Sois juste !17 : « Sois juste et c’est à toi de juger » ; de même, il pourrait s’agir tout aussi du dit des païens. Or, c’en est l’homonyme. Il inscrit l’appropriation de la Loi et la tentative d’éradication du corps propre.

21Le premier « Sois juste » s’ordonne à une énonciation transcendante qui n’est jamais pétrifiée et le second à une transmission du récit qui passe le témoin. Au contraire, le commandement supérieur qui ne donne lieu à aucun métalangage, brise tout commentaire, il fige toujours davantage. Ce commandement exerce une surenchère de souveraineté, il est, en ce sens, porteur du crime absolu :

  • 18 J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance, Paris : Galilée, 1991, p. 54.

« Auparavant, il aura réglé la dessinatrice pour que la herse inscrive sur son corps, avec tous jambages requis, la prescription de toutes les prescriptions, la loi même : “Sois juste” »18.

  • 19 Ibid.
  • 20 Ibid.

22La prescription est altérée par la norme jusqu’à emprunter la figure de l’autonomie : « C’est en effet de cette manière seulement que la loi, en étant agie, s’avère enfin, par une tautologie parfaite »19. Certes, « “Sois juste” est une prescription universellement valable. Elle ne convient pas pour châtier une faute singulière »20. La formulation du « Sois juste » par l’appareil judiciaire est une malfaçon car elle accommode l’inconditionnalité de l’éthique au domaine du droit, elle fait de l’éthique essentiellement une cour de justice et par là, la falsifie.

23La dimension éthique fait voir la nécessité pour la prescription de ne pas être convertie en autonomie de la raison, celle d’un sujet capable de poser la loi et d’y obéir. Elle vise à dissocier la prescription de toute écriture normative.

24En premier lieu, le dessaisissement de la fonction universelle de la loi morale – le dénuement – requiert de quiconque l’exercice d’un jugement réfléchissant, sans critère (ou trop plein de critères pour qu’il y ait possibilité de déterminer la décision à partir de leur rhapsodie), et vide la prescription de toute préinscription incarnée. Éthiquement parlant, le sujet doit juger « au juste », toujours selon le cas et en l’occurrence. Aucune écriture de la maxime, aucune discursivité ne fait décision. À la différence du modèle de La Colonie pénitentiaire de Kafka, la prescription, éthiquement, ne s’écrit pas.

  • 21 « La normative, qui est exclue de l’éthique, introduit à la politique », J.-F. Lyotard, Le Différen (...)

25En second lieu, cette norme introduit au politique21 et c’est précisément sa dissolution qui ouvre la voie à l’éthique comme à une métapolitique, une politique prudentielle du jugement, celle du choix du bon enchaînement entre les phrases, de ce qui arrive, la phrase, et ce choix relève d’un « Il faut » juger et non un « Tu dois » (un müssen et non un sollen) qui rompt avec toute trame d’écriture.

26Une question surgit néanmoins qui inquiète immédiatement la distinction. Est-ce l’écriture de la loi qui fait violence au corps ou est-ce que toute « touche » de la loi, toute marque, toute interpellation fait couler le sang du corps ? La scène kafkaïenne fait ressortir des traits qui seraient inhérents au commandement lui-même : on ne peut savoir quel est le destinateur du commandement catégorique, Dieu ou Satan, tant le bien et le mal relèvent de l’indécidable. Il n’y a pas d’indices suffisants dans le contenu. C’est la raison pour laquelle tout tient à la forme du commandement, mais cette forme est éminemment fragile, tant elle peut être pervertie, du côté du destinateur, par les pièges de la langue qui falsifient la voix, et, du côté du destinataire, du fait de la difficulté à identifier cette voix. Tel est le cas général de tout commandement reçu. Est-ce que le « Sois juste » qui présente un paroxysme d’indétermination et me laisse entièrement libre de déterminer le commandement, échappe à cette indécidabilité ? Il y échappe seulement partiellement, car l’ambivalence de la touche de la loi se joue à nouveau d’une autre manière. On ne peut jamais savoir si un commandement est légitime, et même le « Sois juste » qui viendrait de la transcendance inappropriable de la Loi, s’il est vrai qu’il y a, inhérent à la prescription elle-même considérée dans son inconditionnalité, un crime fait contre l’innocence sensible :

« Elle convient à toutes les fautes en ce qu’elle s’applique à leur essence de faute, à “la faute certaine”, qui est d’être né avant la loi, hors la loi ».

Lyotard continue :

  • 22 J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance, op. cit, p. 55.

« Car le commandement et la sanction s’appliquent précisément à l’innocence »22.

La Loi inscrite, comme éthique faite justice, est cruelle et anéantissante de par son inconditionnalité. Elle meurtrit le corps, elle tue l’enfance en nous. Le texte de Kafka incline à une critique radicale de la Loi, au moins sous l’angle de cette relation à l’enfance et à son différend fondamental avec toute responsabilité.

27Telle est donc l’aporie de l’éthique que, faisant écrit de justice, l’éthique représente, dans la promiscuité nécessaire avec le droit, ce qui me responsabilise et me tue en produisant en moi le sujet responsable. L’éthique faite justice et tue le hors-sujet de l’éthique. L’éthique a affaire à l’enfance exposée à la grâce et à la mainmise, à la passibilité et à l’aliénation tout à la fois, elle porte atteinte à cette condition paradoxale, elle y porte atteinte en nous libérant de cette sensibilité qui est aussi une vulnérabilité. Ce faisant, elle est une retouche, une mainmise qui peut prendre le tour de l’émancipation ou bien, tout au contraire, se faire entendre comme l’autre donne de l’hétéronomie, celle de l’aliénation irréversible.

  • 23 Ibid., p. 36.
  • 24 Ibid.
  • 25 Ibid., p. 48.
  • 26 Ibid.

28Elle rencontre par là sa limite, sa résistance. Kafka nous fait entendre l’aporie constitutive de la Loi : « J’y entends, écrit Lyotard, que l’intraitable, ce qui résiste à toute loi, est aussi une condition absolue de la morale »23. L’inconditionné de l’obligation s’adosse à une cruauté qui ne lui est pas accidentelle (la condition absolue de la morale est la cruauté24). Mais, en même temps, si la retouche de la Loi est péremptoire, intraitable, et ne lâche plus le corps malgré toute la confuse protestation inarticulée ou non argumentée que ce dernier lui oppose, la loi a pour condition absolue ce corps même dont elle a besoin, elle n’est donc pas tout25. Elle rend ainsi hommage au corps, comme le vice de la loi à la vertu de l’être sensible, et reconnaît, pour ainsi dire, une autre préinscription (un prescriptif d’avant la loi), une autre justice qui est celle de l’aisthesis, et sa rivalité même trahit « une manière de justice jalouse, qui est juste parce que jalouse »26. La loi se montre jalouse de l’existence d’une autre justice, partant de l’existence même d’une pluralité de justices. L’intraitable résiste à toute loi et fait de l’administration de la Loi une relation elle-même d’une intransigeance intraitable.

  • 27 Ibid., p. 49.

29Kafka ne cesserait d’exposer ainsi sans commentaire la condition aporétique de la morale27. L’écriture de la loi commet un tort qu’elle ne peut réparer, car la réparation même est du ressort de la justice de la Loi, et ce tort est la condition absolue et inhumaine de toute humanité morale. Le tort subi par le corps n’entend rien ni de l’enchaînement de raisons cognitives ni du désenchaînement de la liberté et de sa capacité de commencer absolument un état qui est la responsabilité. Pour gagner légitimité, il n’est dès lors d’autre solution pour l’expérience de l’autorité que de s’expier. On est très proche d’un certain Bataille. Ce tort commis – la justice rendue – la personne de l’officier ne peut en expier l’autorité qu’en réitérant cette violence sur lui-même et en répétant l’inscription du « Sois juste ! » sur son propre corps, à la place du condamné ; ce qui indique assez que la justice se sait fautive et sans autre solution que celle d’appliquer la faute envers elle-même. Son universalité est la réciprocité ou l’équilibrage des torts. Le repentir de l’exécution de la loi (ai-je été juste ?) réitère la cruauté de la loi sous la forme de l’autopunition. En ce sens, si la prescription revisitée par la norme représente une politisation de l’éthique qui la fait virer à la torture et au meurtre, l’inscription dit quelque chose de la vérité de la prescription comme telle : la prescription est outrage envers l’enfance, et elle l’est absolument parlant. De la loi, elle révèle le scandale.

  • 28 J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit, § 197.
  • 29 Ibid., § 214.

30La scène connaît donc un reste absolument intraitable. C’est le sens de la succession que prend, dès lors, dans La Colonie pénitentiaire, le deuxième commandant. Le nouveau commandant qui abhorre la machine et la cruauté, tient conseil publiquement, il institue une politique délibérative, démocratique, fidèle au respect des droits de l’homme jusque dans la condamnation et l’application de la peine, il associe la communauté, posant même une épitaphe sur la tombe de l’ancien commandant qui indique que ses fidèles « n’ont plus le droit de porter un nom », et les traque. Cette nouvelle voie  la politique  se déclare humaine, abolit la transcendance de la loi et s’indexe bien sur le principe de la politique pour Lyotard qu’est le principe de moindre mal28, celle de la politique délibérative, démocratique, républicaine qui donne la moins mauvaise réponse à la question des moyens et des fins29. Lyotard écrit ici :

  • 30 J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance, op. cit, p. 56.

« La justice ne consiste-t-elle pas tout entière dans ce méta-principe selon lequel le partage porte sur tout et doit être le moins mauvais pour chacun et pour tous ? Suivant lequel aussi, chacun et tous en sont les seuls juges ? »30.

31Ce fil directeur s’accompagne de la clause de l’autonomie mais cette fois sous la condition du respect de la pluralité intersubjective, de l’institution de la représentation, de l’entrée en ligne de compte des intérêts et des volontés (sous le registre du particulier et de la généralité, seule forme accessible de l’universalisation). Cette nouvelle Loi qui n’est plus celle de l’hypostase de la norme est désormais, du fait même de la délibération, une loi qui se joue sur le registre de l’oralité, et les prescriptions qui en découlent relèvent d’une littéralité toujours soumise à débat.

32Or, paradoxalement, plus Lyotard épure la prescription éthique de toute normativité rigide et la dissocie par là même de l’autorité du politique, plus il découvre que cette violence est inhérente à la prescription éthique en tant que telle – et non à sa falsification en norme, à l’obligation considérée même dans son dénuement. Car, même sans la réappropriation en surplomb de la loi morale par le politique, même sans la reprise de l’obligation en norme mais aussi en loi commandée d’un homme à un autre, même sans la valeur de l’autonomie du sujet sommé d’écrire sa propre loi, le rapport de l’obligation en tant que tel est indissociable d’une violence qui arrête, interrompt et menace d’anéantir le singulier en sa chair. La prescription, par elle-même, est violente, et cette violence passe par de l’écrit, du marquage. Il n’y a pas là de phénomène accidentel. Dans un de ses derniers écrits, de ceux qui font décision sur les rapports entre la prescription de l’obligation et la prescription de l’écriture, Lyotard reprend entièrement à son compte cette marque d’écriture-incise, et la pose comme ce qui serait inhérent à l’être de la loi et accompagne toujours la prescription comme telle. Ainsi écrit-il :

  • 31 J.-F. Lyotard, « Anamnèse du visible » in Misère de la philosophie, Paris : Galilée, 2000, p. 108.

« Dans La Colonie pénitentiaire, Kafka montre l’Ancienne Loi se graver, s’inciser à même le corps du pécheur et le faire saigner pendant des heures, jusqu’à sa mort. Ce sang s’appelle en latin cruor. La loi n’exige pas un entendement droit pour se faire écouter, elle a besoin que tu sois exilé de la possession de toi-même »31.

La position n’a pas varié. Le dégagement de la prescription d’avec la norme de justice politique et sa figure d’autonomie furtive ou déclarée, réelle ou pervertie, n’y a donc rien changé. Il l’a seulement tempéré.

33Il convient de mettre en relation cette description de l’écriture de la Loi avec l’oralité de la Loi juive. L’écriture ne fait-elle pas que traduire cruellement sur la chair ce que la voix de la Loi transcendante a tonné, semant terreur ? Le commandement premier, la demande de Yahvé, est alors un choc. Chaque fois qu’il se réitère, il fait césure, il interrompt et ouvre une béance, une plaie entre l’affect et la demande. La Voix de la loi divine interrompt, effracte le singulier et le subjectivise par là. La prescription orale s’accorde avec une écriture-incise – qui n’est pas ici celle d’un Commandant – en ce qu’elle dessaisit le sujet, à chaque fois qu’elle tonne. Une conjonction s’opère entre la cruauté de la discipline de la loi et la terreur du commandement qui interrompt. La voix de la loi fait effraction dans l’idiome du sujet, et, si elle est bien idiomatique au sens où, comme l’entend Kafka, la porte de la loi n’est faite que pour chaque toi, c’est en désemparant le toi, en le dessaisissant de sa manière d’être, de sa singularisation, de son idiome qui a tôt fait de s’approprier ce qui l’avait désapproprié. La voix de la loi foudroie l’idiome et incise la chair, elle s’en prend toujours, et tout singulièrement, à la singularité. En ce sens, Voix et écriture de la Loi sont, et constamment, pour Lyotard, la fission de tout idem et de tout ipse, et la singularité irremplaçable devient celle de l’effraction ajustée. La Voix de la loi interrompt l’appropriation, l’écriture-incise meurtrit la chair, en une étroite corrélation de l’oral et de l’écrit, qui fait de la prescription une intervention qui dérange tout monde intérieur, toute mise en série de ses variations et toute suite dont on pourrait dérouler la trame.

34Le commentaire lyotardien de La Colonie pénitentiaire avance donc deux pensées qui sont fort distinctes et ne vont pas dans la même direction. La première est celle de la violence et du détriment que la Loi peut faire subir à la sensibilité, du coup porté à la fragilité de l’exister, et à ce que, Lyotard nomme la dette d’affect. Elle retouche la touche de l’aisthesis et n’en veut rien savoir. La Bildung du sujet responsable se paie d’une incision du sentir, de son interruption dont les écritures de l’art seules nous remettent, redonnent ce qui est perdu comme perdu. De ce côté, toute Loi, même la plus juste, est injuste. La seconde est d’entendre ce que peut être la confiscation de la transcendance de la Loi par le politique mais ne permet pas de comprendre l’essentiel de la loi juive et de ce pour quoi nous sommes en dette envers elle.

La loi kafkaïenne et la loi juive

35De cette dernière vérité, la pensée de Lyotard ne cessera de s’approcher progressivement pour aller jusqu’à dire : bien entendu, Kafka est dans l’espace des juifs, il est un des plus forts témoins de l’adresse juive, mais on s’égarerait à lire dans La Colonie pénitentiaire une représentation juste de la loi juive : c’en est l’exact inverse. Aussi, à force d’écrire sur la violence de la loi, au fur et à mesure où il fréquente la tradition de la religion juive, Lyotard en vient à une nouvelle clarté, qui, en un sens, est un revirement. L’écriture de Kafka égare plus qu’elle n’éclaire.

  • 32 J.-F. Lyotard, « Devant la loi, après la loi », in Questions au judaïsme, Entretiens avec Elisabeth (...)
  • 33 Ibid., p. 186.
  • 34 Ibid., p. 187.
  • 35 Ibid., p. 186.
  • 36 Ibid., p. 192.

36Ainsi, dans un entretien avec Elisabeth Weber, Lyotard se défait du Kafka de La Colonie pénitentiaire et du commentaire qu’il en fit lui-même32. La touche de la loi, s’objecte-t-il à lui-même, est un appel et n’a rien de la cruelle incision que décrit Kafka. L’appel de la loi ne réprime pas le corps mais le transfigure avec la transformation du nom d’Abram en Abraham, il donne vie en amplitude et longévité33. La loi juive est l’appel à la joie du corps en même temps qu’à la célébration du nom. De sorte, ajoute Lyotard, que ce commentaire écrit sous la loi de l’écriture de Kafka n’est pas un bon témoignage de l’écriture juive de la loi34. Lyotard reconnaît alors avoir commis une confusion entre la loi qui arrive avec le corps fautif, la sensibilité forcée, – et les deux arrivent ensemble, contrairement à ce que peut faire accroire le récit et la structure narrative35 –, et la question, tout autre, du sacrifice. Or, La Colonie pénitentiaire et l’approche kafkaïenne sont hantées par la figure d’une loi oppressante et sacrificielle qui représente précisément ce que la loi juive a le plus rejeté. Lyotard ajoute : l’inaudible de la première touche de l’aleph n’est pas de cet ordre sacrificiel, c’est l’inverse, et Kafka « est au fond…j’allais dire païen, païen-chrétien, païen, au sens où le christianisme a gardé quelque chose du paganisme »36.

  • 37 Ibid., p. 184.

« Le rapport de Kafka à la loi ne peut pas être considéré comme paradigmatique. C’est un rapport lui-même extrêmement gauchi, j’allais dire dévoyé. […] La force et l’intensité avec lesquelles la question du corps y est posée, ainsi que la nécessité pour la loi de venir, si l’on peut dire, recouvrir le corps, se réinscrire, par les aiguilles dans le sang même du condamné, qui est condamné a priori – sa faute est d’origine, elle ne fait aucun doute, écrit Kafka –, font de ce texte une “ lecture ” de la loi peu orthodoxe »37.

  • 38 Ibid., p. 185.

Aussi, ajoute-t-il encore, on ne peut pas suivre sans plus le Kafka de La Colonie pénitentiaire, car les rapports du corps à la loi ne sont pas dans le judaïsme de l’ordre du péché ni de la mort, Kafka est marqué par Paul, à son insu, alors que la mort du corps n’a pas cette importance dans la tradition hébraïque38. La loi qui torture la vie du corps et tue l’enfance n’est pas juive.

  • 39 Ibid., p. 186.
  • 40 Ibid., p. 186.

37Si, dans le judaïsme, il y a de la faute, c’est celle de ne pas avoir entendu le timbre de la loi, le souffle de Yahvé dont la parole est comme un murmure sans effort et une parole à l’autre qui est, en même temps, un se-parler, ce n’est pas même d’avoir révoqué (car il faut la voix pour révoquer et la voix est née de l’écoute du murmure, du timbre à peine audible). C’est une faute d’avant la voix, mais ce n’est pas la faute du corps, le péché : « Le corps est immédiatement fautif (c’est plutôt la tradition chrétienne, mais vous savez que Kafka est pénétré par elle) »39, et la loi comme ce qui vient effacer une faute du corps d’avant la loi, et lui arracher ses aveux40.

38La pensée à l’œuvre dans le Kafka de La Colonie pénitentiaire n’est pas significative de la loi juive : elle en est l’altération, la loi juive telle qu’elle peut hanter un juif possédé par le christianisme et le paganisme proche-oriental, un juif tourmenté par l’assimilation. La pensée oppressée de la Loi est la haine de la loi défigurée, au sens où, comme le dit Arendt, les Juifs, en s’assimilant, ont assimilé l’antisémitisme. C’est la loi caricaturée par Paul qui tourmente Kafka. Ainsi, dans le moment même où l’approfondissement lyotardien de la question lui aura permis de mesurer la violence de la Loi à l’encontre de l’enfance et de la dette d’affect, il lui aura fallu l’étude de la lettre de la loi juive, à travers la critique du trait d’union judéo-chrétien pour effectuer un revirement complet et prendre l’entière mesure de ce que peut représenter la haine de la loi et de la dette à l’Autre.

  • 41 « Revendication du Même par l’autre au cœur de moi-même, tension extrême du commandement exercé par (...)

39Il n’en demeure pas moins que Lyotard, lors même qu’il se départit de l’idée de cette cruauté-là, pense la loi comme ce qui suspend, comme trauma, et que sa lecture de La Colonie pénitentiaire, hante « Heidegger et les Juifs ». Même si les choses s’inversent, si la haine envers les Juifs est haine de l’obligation à l’Autre et, par là même, de la Loi, Lyotard maintient une lecture de l’événement de la Loi comme ce qui arrive et ce qui atteint l’individu avant d’être sujet et le fend de son trauma. Il marie ici Kafka et Levinas pour penser la persécution du bien comme cette emprise traumatique, déjà psychose, dont nous parle Levinas41, et, dans ce mariage, il accuse les traits de la folie de la Loi. Si le nom de ce suspens n’est certes plus l’exercice de la cruauté, il n’en demeure pas moins l’impact d’un ailleurs qui terrifie. Lyotard aura pensé, contre la lecture derridienne, la loi non comme ce qui diffère et tourmente par le différé de son événement, mais comme ce qui arrive, l’événement par excellence, qui n’est pas sans accidenter le sujet de sa subjectivité même, la loi comme verdict et non comme procès, violence d’un suspens et non terreur d’une menace.

L’esseulement du jugement : les Survivants

40La controverse de Lyotard avec Arendt poursuit le dialogue entamé avec Derrida et le rejoue autrement. La question qui se présente n’est plus celle de l’obligation et de la Loi, mais de la vie secrète et de l’exister, du rapport esseulé du sujet à la naissance et à la mort de l’improbable. Rapport toujours tenu secret, plus singulier que toute singularité même, le je comme ce qui, de lui, est irremplaçable, irréversible, et que chacun éprouve dans sa loneliness. Kafka nous alerte de la dette d’affect, récalcitrante à l’éthique comme au politique, infiniment résistante et déliée, cette fois, de tout rapport à la loi.

  • 42 J.-F. Lyotard, « Survivant » in Lectures d’enfance, op. cit., p. 59.
  • 43 Ibid., p. 62.
  • 44 Ibid., p. 63.

41Dans Survivant, Lyotard avance une thèse qui deviendra centrale dans sa pensée. Le fond du problème politique du Survivant, à l’ère de l’anéantissement dont les « politiques » d’extermination (et, par excellence du nazisme mais aussi du stalinisme et des totalitarismes du xxe siècle), n’est pas socio-politique. Ces politiques d’extermination sont le recouvrement du rapport nu de chacun à la misère d’être, du rapport de chacun au nihil et à la désolation. Si « Le mot “survivant” implique qu’une entité qui est morte ou devrait l’être est encore en vie »42, cette survie ne désigne pas seulement le cas extrême du survivant à une extermination, mais le cas universel de ce qui, en quelque façon, n’apparaît que pour avoir échappé un certain temps à une disparition qui le précède, qui s’arrache au nihil et se détache sur fond d’un nihil passé et de celui à venir. Survivant est le cas de l’entité (que Lyotard se refuse à nommer et conceptualiser comme sujet), en tant que d’entrée de jeu et a priori, elle échappe à la disparition, le cas de l’entité dont le relief de l’apparition se dégage d’une espèce de mort antérieure et se détache sur son fond. Cette « entité » entretient un rapport incessant avec l’énigme de la corrélation entre apparaître et disparaître, toujours en rapport et par deux fois, avec « son » non-être. Le rapport que le je entretient avec le présent est toujours relation à un présent disparaissant, dont « je » ne peux être que le témoin, et le mauvais témoin, puisque la saveur singulière d’être là, saveur ontologique, est disparaissante au point que, si loin que la mémoire s’en souvienne, elle en perd le ton du vif. Sa transmission est trahison : « La trahison du vivant est contenue dans sa tradition par le survivant »43. L’entité du Survivant ne peut témoigner du vif mais seulement du survif, de ce qui a perdu le ton du vif, en lequel se glisse nécessairement l’ombre d’un doute : quant à l’existence du fait que cela ait eu lieu, comme de ce qui a eu lieu. Le témoin atteste de traces, et les traces sont toujours, en quelque façon, altérées. Mélancolie de l’étant qui sait l’évanescence de la présence, et l’éprouve par avance dans le moment même de l’expérience dans une espèce de mort à vif, comme anticipation de l’imminente disparition, au point que, selon Lyotard : « tout étant est un survivant »44.

  • 45 Ibid.

42Dans ce qui jette un soupçon sur la donnée présente, la mélancolie ne l’emporte pas, pour autant : « Le témoin est toujours un mauvais témoin, un traître. Mais enfin, il témoigne », note Lyotard45 Ou encore, beaucoup plus loin :

  • 46 Ibid., p. 63.

« La mélancolie omet l’autre énigme dans le rapport de l’âme avec le non-être ou l’être, l’énigme de l’apparition. L’être donne des étants, instants, objets, plutôt que rien. L’être s’offre ainsi, en “objets” où il se fait certes oublier, mais enfin il les donne. Il arrive quand même quelque chose »46.

  • 47 Ibid., p. 64.

43Tous ces « mais enfin », ces « certes », ces « quand même » représentent l’autre mouvement, de ce qui l’emporte, dans un « malgré tout » : celui de la récusation de la mélancolie. Mouvement qui inverse les rôles, car le mouvement est offensif et non défensif, l’être arrive en se plaidant, il s’affirme, quoi qu’on en dise, il récuse par avance « ce que la mélancolie récuse », il déboute la récusation. « Ce que la mélancolie récuse, c’est qu’il y a “tout de même” quelque chose plutôt que rien »47, et que, pour parler droitement, ce « tout de même » est premier, il n’est pas ce qui réagit en second. Il est l’affirmation qui persiste après toutes les mises en soupçons, mais qui était toujours déjà là : l’étant irréfutable et résistant affirmativement, activement. Aussi faut-il entendre l’argument décisif de récusation de la mélancolie comme ce qui est par avance réfuté par l’affirmation de l’apparition :

  • 48 Ibid.

« La récusation de la mélancolie, ou la réfutation du nihilisme, consiste seulement dans cette timide question : si la vérité est qu’il n’y a rien vraiment, d’où vient qu’il paraît y avoir quelque chose ? »48,

note Lyotard.

  • 49 J.-F. Lyotard, « Devant la loi, après la loi », in Questions au judaïsme, op. cit., p. 206.

44Une remarque, au passage, d’importance. Cette vérité ontologique est celle-là même qui réfute la mise en cause du négationnisme. Contre le négationniste, il convient de porter foi aux témoignages du témoin, qui, bien sûr, n’est jamais le témoin de ce qui est présent, quand il le rapporte et même jamais complètement : mais enfin, il témoigne. En un sens fort, Lyotard ne met jamais en doute la parole des survivants, comme ceux de la Shoah. La question est, à juste titre, l’affaire des historiens, et Lyotard dénonce avec virulence, contrairement à tout ce qui a pu en être dit, le mensonge négationniste. Si les révisionnistes se sont acharnés sur ce qui est arrivé, en prétendant qu’on n’arrivait pas à l’établir, une réponse historienne demeure toujours absolument valable : c’est une contre-vérité en termes de science historique49. Auschwitz est un événement incontestable du point de vue de la factualité de sa vérité de fait. Et, même si tout témoin est un mauvais témoin, il n’en demeure pas moins qu’il y a des témoignages, raisonnablement fiables sur le plan juridique. Mais ce plan qui a toute sa consistance s’inscrit sur le fond d’un arrière-plan qui n’est pas juridique. La question politique engage d’une façon retorse le problème ontologique : établir ici qu’il y a tout de même quelque chose, c’est établir qu’Auschwitz est arrivé, c’est-à-dire non pas l’affirmation d’être mais celle du néant, l’anéantissement. De là, la difficulté, toute ontologique, d’une autre réfutation qu’il faut construire contre les négationnistes qui se logent, tels des sophistes, dans cette région cachée de l’Etre qui est la région de ses pièges ; attester de la disparition des traces (c’est là un des enjeux du Différend).

45L’apparition s’éprouve toujours comme survivante. Ce que la mélancolie récuse, c’est qu’il y a « tout de même » quelque chose plutôt que rien, et, Lyotard poursuit :

  • 50 J.-F. Lyotard, « Survivant », in Lectures d’enfance, op. cit., p. 64.

« c’est pour cela qu’il y a naissance et mort, même si l’on inverse les termes, même si l’on pense toute naissance comme mort et la mort comme naissance à la vérité »50.

  • 51 Ibid.
  • 52 Ibid., p. 77.
  • 53 « Une chance unique décida de la possibilité de ce moi que je suis : en dernier ressort l’improbabi (...)

46Il y a l’événement. « Pourquoi la vérité ment-elle, pourquoi la mort se diffère-t-elle en naissance et vie ? »51. L’irruption de l’événement fait échec à son édulcoration dans une théorie du report. Ce qui caractérise l’entité de l’étant au plus intime de soi, c’est cette relation éprouvée de Survivant dans une solitude non élaborée, – celle de la désolante contingence dont parle Arendt à l’instar de Kant, pour l’éloigner de la solitude éclairante –, celle de l’esseulement, du loneliness. L’homme éprouve intimement ce rapport à l’absolu de l’improbable de la naissance et de la mort, de son être de survivant, et il se pose, dans son esseulement irrémédiable, cette question vertigineuse de son être survivant sous ce mode du « Pourquoi moi ? »52 que Lyotard reprend de Bataille53. Pourquoi moi, en naissant, ai-je échappé d’un cheveu au nihil, pourquoi moi plutôt qu’un autre, pourquoi celui-là qui dit « c’est moi » et s’éprouve comme tel, c’est moi ? Rapport à la naissance et à la mort de l’improbable.

47Les « politiques » d’extermination seraient les tentatives d’étouffer et d’interdire à l’entité ici humaine d’entretenir ce rapport seul à seul à la désolante contingence de la naissance et de la mort, du « Pourquoi moi ? », à ce qui, pour le sujet, lui sera toujours inappropriable et imprévisible, à son énigme d’être. Le nazisme botté représente la plus forte surenchère pour interdire au sujet le rapport à soi, c’est-à-dire au vertige de naître et de mourir et de se sentir presque injustement rescapé du nihil. Le paradoxe de la politique de terreur serait d’obtenir le consentement en détournant le plus violemment du rapport à soi, de la relation à ce qui, de soi, est inappropriable.

  • 54 J.-F. Lyotard, « Survivant » in Lectures d’enfance, op.cit., p. 76.

48Or, c’est par là que se découvre un nouveau retournement et la découverte d’une autre vérité : cette désolation de l’exister, cette loneliness n’est pas seulement ce qui fait le vif de l’exister dans sa singularité. Elle représente précisément le lieu d’où, dans la solitude et hors de tout sensus communis, je peux bien juger et me porter responsable de mes actes depuis cette relation vive à ce qui échappe définitivement à ma maîtrise. Et c’est aussi depuis cette désolation que s’institue le rapport intersubjectif : « le droit de partager le récit, la naissance et la mort de l’improbable, de partager le jugement »54. En ce sens, les politiques de domination totale et d’extermination sont la tentative d’assassinat de la survivance ontologique, de ce mal d’être et d’avant l’être, qui n’est pas même un tort, et qui donne à quiconque la faculté de juger dans l’esseulement et, dans l’être avec autrui, la possibilité de partager le jugement, sans effacer en rien l’esseulement.

49Aussi, le traitement de la question de cet enjeu, celui du vif de la singularité et de son étouffement, rejoint ici la question du jugement qui n’est ni dans la loi ni hors-la-loi, mais ailleurs. Le mal que l’homme fait à l’homme étouffe la détresse ontologique du sujet et sa relation par là même à l’événement qui peut être de désastre comme de merveille, étouffe le pur malheur et le pur bonheur, pour ainsi dire, comme il interdit le sens du jugement. Toute la réappropriation politique de la Survie (comme plus de vie ou moins de vie) est là pour interdire la communication de l’être avec ce mal d’être et d’avant l’être, de sorte que le nihilisme de masse de la politique exterminatrice est là pour empêcher l’élaboration personnelle du nihilisme par l’être-seul, essentielle à l’exercice du devoir de juger comme à sa faculté.

50Lyotard incline à penser qu’Arendt, en chrétienne et civique et communautariste, n’a pas vu que le bon côté (la natalité, l’innovation, le jugement avec les autres) était indissociable du rapport à la misère (la relation à la mortalité, à la disparition au plus prés de l’apparition) et que c’est cette conjonction que les sociétés totalitaires cherchent, en vain peut-être, à éradiquer. La finalisation de l’être pour la naissance christique (Arendt) ou pour la mort (Heidegger) n’est pas pertinente. Elle occulte la communication de l’apparaître et du disparaître dans l’improbable événement. Et, tant que cette source est occultée, la source du totalitarisme ou de toute autre entreprise d’anéantissement est toujours présente. Le développement parvient, en un sens, et à moindre violence et moindre bruit, à avoir raison du rapport à l’étrangeté de vivre et de soi. Il le fait d’autant mieux qu’il exalte une singularité publicitaire et enjoint au sujet de se singulariser, produisant la fatigue de devoir être soi.

51Le nom de Kafka apparaît là et c’est par là que Kafka est juif : en tant que son œuvre est l’émotion méditée de ce rapport de Survivant à l’écoute de l’affect, issu de la fréquentation, dans l’entière solitude, de la désappropriation du sujet et de ce triangle vertigineux qui se forme entre naissance, vie, et mort. Si Kafka nous parle en juif, ce ne serait donc pas du côté de la loi et de l’obligation, mais de celui de l’inaliénable appartenance à l’intimité du survivre. Ainsi, de

  • 55 J.-F. Lyotard, Heidegger et “les Juifs”, Paris : Galilée, 1988, p. 152.

« ce non-peuple de survivants, juifs et non-juifs, nommé ici “les juifs” – écrira plus tard Lyotard – dont l’être-ensemble ne tient à l’authenticité d’aucune racine première, mais à cette seule dette d’une anamnèse interminable »55,

  • 56 Ibid., p. 71.

le nom et l’œuvre de Kafka en sont un des symboles56. Survivants exposés au plus haut point à la domination totale et à l’extermination, exposés au péril d’être changés en survivants politiquement, afin de forclore leur très étroit rapport au survivre comme vérité du vivre, et à l’apparition / disparition comme vérité de l’être toujours en rapport avec l’avant-l’être. Kafka nous instruit au plus haut point de la dette d’affect, laquelle est rapport à autre chose qu’à la loi, mais dont la préservation entretient un rapport des plus étroits avec le jugement, lors même qu’il manque l’obligation juive à la Loi. S’il est chrétien-païen dans son rapport à la loi, il est juif par sa relation au dessaisissement de l’exister qui comporte l’expérience de la non-identité, propre à toute entité et à l’être juif qui en a la plus vive conscience.

  • 57 J.-F. Lyotard, « Survivant » in Lectures d’enfance, op.cit., p. 66.
  • 58 Ibid., p. 64.

52Kafka témoigne de l’intransmissible. Il atteste de cette misère inconditionnelle ou préontologique et qui ne se laisse pas identifier au seul dessaisissement éthique qu’enveloppe l’obligation à l’Autre, à l’autrement qu’être. Un autrement que d’être, plutôt, une incondition d’événement, de misère et de merveille, dont toute politique est, en un sens, le divertissement et dont toute entreprise de domination totale tente de s’emparer pour la juguler. L’enfance comme obédience à une dette est l’expérience de Kafka, l’expérience de ce qui échappe à toute politique invasive par définition, de ce qui suspend le mouvement accéléré et sans frein de l’adulte de n’être qu’un survivant en un sens gauche, « un vivant en sursis d’anéantissement »57. Il y a là une bonne manière de se rapporter à la survie, non plus comme simple survivance de celui qui se vit d’entrée à l’agonie mais de celui qui a soin de sa sauvagerie58, soin de la vivre sans l’éluder.

  • 59 Ibid., p. 84.
  • 60 Ibid., p. 84.
  • 61 Cf. Hannah Arendt, La Tradition cachée, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris : Bourgois, 1987, p. 21 (...)
  • 62 J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., § 214.

53Pour parvenir à dire ce suspens de l’anéantissement, Lyotard interprète un aphorisme de Kafka qui se trouve dans la préface de la Crise de la culture d’Arendt, mais pour l’expliquer fort différemment : « Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine, le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux »59. Lyotard y lit, au delà du poids du passé et du futur, de la pesanteur du toujours déjà là et du jamais encore là qui entame le présent, le suspens qui ouvre au moment du jugement, faculté qui n’est tributaire de nulle part, ni du passé ni du futur, du tiraillement entre la tradition ni de l’horizon, mais qui atteste plutôt qu’au sein de l’immanence du nécessaire « l’obédience à ce qui est délié peut se faire droit »60. Cette survie n’est pas le jeu des prolongations d’une vie déjà morte, elle se soustrait à toute synthèse du temps et, dans son hétérogénéité, se rend fidèle à l’obédience de la dette d’événement et d’affect, dans le moment même où l’événement doit son éclat au côtoiement de ces homonymes que sont l’apparition et la disparition. L’attache immémoriale à cette dette est si constante dans l’œuvre kafkaïenne qu’elle ne trouve ni « résolution » ni « traitement » par le politique. Lyotard reproche à la critique arendtienne du Château d’avoir politisé et civilisé la question, et, par là, méconnu la ressource la plus intime du jugement. La dette inacquittée du Château envers le petit peuple serait, à croire Arendt, un droit de vivre « en tant qu’être humain : une patrie, un travail, une famille et la citoyenneté »61. Comme si le problème était politique ! Comme si la communauté démocratique échappait jamais à l’incondition de l’exister et à la dette inacquittable de la naissance et de l’exister ! Comme si ce n’était pas précisément ce dont La Colonie pénitentiaire nous instruisait, à travers la séquence du deuxième commandant, qui n’affronte pas la vérité de la question, mais en tempère l’effervescence ! La politique démocratique demeure celle d’un moindre mal62, car ce que le Château doit au village n’est nullement comptable d’une politique. Son « traitement » est introuvable dans une politique, fût-elle la plus démocratique, elle atteste de ce que le tort primaire (comme on parle de refoulement primaire) n’est pas politique mais ontologique ou préontologique, c’est un mal (et un bien) bien au-dessus de la pratique politique, qui renvoie à l’incurable, l’ingouvernable, l’inéducable. Tout ce que le politique peut faire d’essentiel, et qui n’est pas rien, est de ne pas tenter de le faire taire (politique d’anéantissement) ou de le gérer (c’est là l’ambition de domination propre au Développement).

54Ce réquisit d’un suspens du présent propre à la probité du Survivant répond simultanément à Arendt et à Derrida. La question n’est pas celle de l’impasse du jugement dans sa comparution devant le tribunal de la Loi. C’est celle du dénuement du juger pour un moi tout à fait seul à qui, au contraire, aucune instance de transcendance de la Loi ne peut répondre, et qui n’a pas à répondre devant elle. Misère du jugement – qui est sa ressource – en lequel viennent communiquer dans l’impartageable l’événement de l’apparition et celui de la disparition, et qui fait le rythme et le contre-rythme de l’affect mélancolique. Acte de juger qui échappe à toute civilité et dont la politique est, de soi, négatrice, pour en être, par principe, comme le divertissement tout pascalien, le détournement autant que le redoublement de la misère ontologique. Quand ce n’est pas le fait de la tyrannie, qui excède le politique en l’outrepassant et tente de faire un absolu silence sur cette misère, et commet, par sa volonté forcenée d’éradication de celle-ci, le crime absolu, nommé crime contre l’humain, c’est-à-dire contre la force de ce dénuement.

55Relation ici à un mystère plus insondable que celui de la Loi, bien qu’il fraie avec lui, et que Lyotard, pour en nommer l’impossible, appelle « La Chose », elle qui donne à écrire en même temps qu’à juger. Loi de l’écriture, peut-être, mais à mille lieux de l’écriture de la Loi. Divergence des ordres et cela, bien que les contours en demeurent flous et les frontières poreuses. On n’est jamais tout à fait sûr que le registre de la Loi soit absolument distinct de ce qui règle le registre de « La Chose », ni que le régime véritable de Loi soit totalement à distance de son régime d’oppression, ni encore que le jugement ne soit pas à cheval entre les deux registres, dans une affinité troublante.

56Tout tient toutefois à cette arrière-scène. Celle-ci se rapporte à bien autre chose qu’à la scène de la culpabilité et à tout autre chose que la restitution d’une trame, la plus contrariée soit elle, elle ne renvoie à aucune forme de grande narration qui comble le vide et reprise les déchirures, et le récit psychanalytique en est un. Derrida rapportait la conscience du jugement à la genèse freudienne de la culpabilité et à la question du refoulement secondaire. La réponse de Lyotard se trouve ainsi dans le déplacement de cette approche pour atteindre à une couche plus profonde du freudisme, à la limite de la psychanalyse, son bord de la falaise. Car, la question de l’affect envers lequel nous serions en dette est la réélaboration d’une relation à un passé qui ne s’est jamais passé, une anamnèse de cet inhumain en l’homme qui n’est pas de faute, il est un savoir de ce qu’on ne finit jamais d’élaborer et qui touche à la question du refoulement primaire et non secondaire.

Un regard micrologique sur l’arrière-scène

  • 63 J.-F. Lyotard, Heidegger et “les Juifs”, Paris : Galilée, 1988, p. 77.
  • 64 Ibid.
  • 65 J.-F. Lyotard, « Réécrire la modernité », in L’Inhumain, Paris Galilée, 1988, p. 38.

57Pour le comprendre, il faut décidemment se tourner vers Adorno, et son art des micrologies dont son Kafka est exemplaire par la pragmatique d’une forme de vie dans la dialectique négative qu’il met en scène. C’est sans doute pourquoi, écrit Lyotard, « ce n’est pas le lieu de déconstruire Adorno, et ce ne sera jamais le cas de lui donner des leçons »63. Lyotard émet toutefois une réserve à l’égard d’Adorno mais c’est pour atteindre bien davantage les cibles de Derrida et d’Arendt : Adorno aurait manqué « la problématique du refoulement originaire et de l’affect inconscient, essentielle pourtant à son approche de l’irreprésentable »64. Le manqué du refoulement originaire est le manqué d’un quasi-tort qui échappe à toute intrigue d’une histoire et ainsi à tout le grand appareil de Moïse et le monothéisme, comme à toute genèse freudo-derridienne de la culpabilité. Car il s’agit d’une trace dont on doit apprendre qu’on ne peut la traiter. Intraitable à tout système au point qu’il faille renoncer à toutes les ambitions de libération, y compris à celle de l’analyse freudienne de la culpabilité et, ce qui va avec elle, à son projet d’émancipation. Comme si révéler le secret nous en libérait, alors que, chaque fois que l’on a cru que révéler le secret désaliénait, on a surenchéri sur l’aliénation, oubliant que le désir d’identifier l’origine du mal et de s’en souvenir, en poursuit la relance et l’oubli65, et s’y enfonce. Comme s’il n’y avait pas de l’imprésentable et du sublime définitif, sans beauté réconciliatrice.

58La mélancolie kafkaïenne a changé de terrain, et de bord. Elle est passée, désormais, du côté de Lyotard. Et, au bout du compte, où se trouve le dire de Kafka ?

« Le sublime est seulement le sentiment que l’absolu fait signe dans l’œuvre, quelle que soit sa forme. Cette présence se signe aussi bien dans les fresques de Piero à Arezzo que […] dans une modeste narration de Kafka »,

  • 66 J.-F. Lyotard, « Karel Appel. Un geste de couleur », in Ecrits sur l’art contemporain et les artist (...)

écrit Lyotard dans son « Karel Appel »66. Chance du petit récit : il ne prétend pas coller à l’événement dans la fausse confidence d’une coïncidence. Il ne donne jamais l’événement sans en donner la perte et ne ménage pas l’illusion d’avoir assisté à la chose même.

  • 67 J.-F. Lyotard, « Voix perdue », in Chambre sourde, Paris : Galilée, 1998, p. 35.

« En racontant l’oubli de la voix, on ne la fait pas entendre telle quelle – espoir vain, illusion – on sauvegarde l’alliance. Narrer qu’elle est perdue, c’est encore honorer sa présence imprésentée »67.

Ce qu’accomplit le récit hassidique, et la narration kafkaïenne :

  • 68 Ibid.

« Il suffit – poursuit Lyotard – à la « Joséphine » de Kafka de siffler faiblement, au point d’être inaudible, des airs que le peuple des souris a su chanter et dont il ne se souvient pas, pour qu’elle obtienne auprès de lui une précaire renommée »68.

59Kafka allègue, en poète, l’imprésentable dans la présentation elle-même. Il désarme de toute protection meurtrière et alerte, dans les temps nouveaux, de l’élaboration personnelle du nihil :

  • 69 J.-F. Lyotard, « Survivant », in Lectures d’enfance, op. cit., p. 87.

« Dans une réalité qui est tournée principalement vers la survie des complexités dans le monde physique, l’autre survie, la passibilité au non-être, quelque nom qu’on lui donne, est une dette qui persiste, où la joie pascalienne et la mélancolie kafkaïenne trouvent refuge, mais solitaires, dans le désert comblé de la désolation. Et c’est à partir de cet état des lieux de l’âme que la question de la communauté, de l’être-ensemble, peut et doit être posée maintenant »69.

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Bibliographie

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Notes

1 Jacques Derrida, « Préjugés » in La Faculté de juger, Paris : Minuit, 1985, p. 96.

2 Ibid., p. 97.

3 Ibid., p. 96.

4 Ibid., p. 96.

5 Ibid., p. 94.

6 Ibid., p. 94.

7 Ibid., p. 104.

8 Ibid., p. 122.

9 Ibid., p. 120.

10 Ibid., p. 121.

11 « Et si la loi, sans être elle-même transie de littérature, partageait ses conditions de possibilité avec la chose littéraire ? » Ibid., p. 109.

12 Ibid., p. 112.

13 « Les Lumières, le sublime. Un échange de paroles entre Jean-François Lyotard et Dick Veerman », in Les Cahiers de Philosophie, n°5 : Jean-François Lyotard. Réécrire la modernité, Lille : Presses de l’Université de Lille III, 1988, p. 75.

14 Ibid., p. 74-75.

15 Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris : Minuit, 1983, § 172.

16 Cf. ce qu’écrit Georges-Arthur Goldsmith sur les paraboles de Kafka : « Lecture de Kafka », in Celui qu’on cherche habite juste à côté, Paris : Verdier, 2007.

17 J.-F. Lyotard, Jean-Loup Thébaud, Au Juste, (1979), Paris : Christian Bourgois, 2006, p. 118.

18 J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance, Paris : Galilée, 1991, p. 54.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 « La normative, qui est exclue de l’éthique, introduit à la politique », J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., § 206.

22 J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance, op. cit, p. 55.

23 Ibid., p. 36.

24 Ibid.

25 Ibid., p. 48.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 49.

28 J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit, § 197.

29 Ibid., § 214.

30 J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance, op. cit, p. 56.

31 J.-F. Lyotard, « Anamnèse du visible » in Misère de la philosophie, Paris : Galilée, 2000, p. 108.

32 J.-F. Lyotard, « Devant la loi, après la loi », in Questions au judaïsme, Entretiens avec Elisabeth Weber, Paris : Desclée de Brouwer, 1996, p. 184‑192.

33 Ibid., p. 186.

34 Ibid., p. 187.

35 Ibid., p. 186.

36 Ibid., p. 192.

37 Ibid., p. 184.

38 Ibid., p. 185.

39 Ibid., p. 186.

40 Ibid., p. 186.

41 « Revendication du Même par l’autre au cœur de moi-même, tension extrême du commandement exercé par autrui en moi sur moi, emprise traumatique de l’Autre sur le Même, tendue au point de ne pas laisser au Même le temps d’attendre l’Autre…[…]. Le sujet dans la responsabilité s’aliène dans le tréfonds de son identité d’une aliénation qui ne vide pas le Même de son identité, mais l’y astreint, d’une assignation irrécusable, s’y astreint comme personne où personne ne saurait le remplacer. L’unicité, hors concept, psychisme comme grain de folie, le psychisme déjà psychose, non pas un Moi, mais moi sous assignation », Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, la Haye : Martinus Nijhoff, 1978, p. 180. « Le psychisme, c’est l’autre dans le même sans aliéner le même », ibid., p. 143.

42 J.-F. Lyotard, « Survivant » in Lectures d’enfance, op. cit., p. 59.

43 Ibid., p. 62.

44 Ibid., p. 63.

45 Ibid.

46 Ibid., p. 63.

47 Ibid., p. 64.

48 Ibid.

49 J.-F. Lyotard, « Devant la loi, après la loi », in Questions au judaïsme, op. cit., p. 206.

50 J.-F. Lyotard, « Survivant », in Lectures d’enfance, op. cit., p. 64.

51 Ibid.

52 Ibid., p. 77.

53 « Une chance unique décida de la possibilité de ce moi que je suis : en dernier ressort l’improbabilité folle du seul être sans lequel, pour moi, rien ne serait […] Cette improbabilité infinie d’où je viens est au-dessous de moi comme un vide : ma présence, au-dessus de ce vide, est comme l’exercice d’un fragile pouvoir, comme si ce vide exigeait le défi que je lui porte, moi, c’est-à-dire l’improbabilité infinie, douloureuse, d’un être irremplaçable que je suis », Georges Bataille, « L’expérience intérieure », in Œuvres complètes, tome I, Paris : Gallimard, 1974, p. 83-84.

54 J.-F. Lyotard, « Survivant » in Lectures d’enfance, op.cit., p. 76.

55 J.-F. Lyotard, Heidegger et “les Juifs”, Paris : Galilée, 1988, p. 152.

56 Ibid., p. 71.

57 J.-F. Lyotard, « Survivant » in Lectures d’enfance, op.cit., p. 66.

58 Ibid., p. 64.

59 Ibid., p. 84.

60 Ibid., p. 84.

61 Cf. Hannah Arendt, La Tradition cachée, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris : Bourgois, 1987, p. 211 et p. 72.

62 J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., § 214.

63 J.-F. Lyotard, Heidegger et “les Juifs”, Paris : Galilée, 1988, p. 77.

64 Ibid.

65 J.-F. Lyotard, « Réécrire la modernité », in L’Inhumain, Paris Galilée, 1988, p. 38.

66 J.-F. Lyotard, « Karel Appel. Un geste de couleur », in Ecrits sur l’art contemporain et les artistes, Leuven University Press, 2009, p. 88.

67 J.-F. Lyotard, « Voix perdue », in Chambre sourde, Paris : Galilée, 1998, p. 35.

68 Ibid.

69 J.-F. Lyotard, « Survivant », in Lectures d’enfance, op. cit., p. 87.

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Pour citer cet article

Référence papier

Gérald Sfez, « Mélancolies kafkaïennes »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 33 | 2013, 149-178.

Référence électronique

Gérald Sfez, « Mélancolies kafkaïennes »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 33 | 2013, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/1902 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.1902

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Auteur

Gérald Sfez

Professeur de première supérieure au lycée la Bruyère de Versailles

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