1Né et vivant à Prague, fils de commerçant en ascension sociale, Franz Kafka bénéficiera durant son enfance d’une éducation bourgeoise. Pour ses parents, en effet, tout ne se résume pas, en matière de réussite sociale, à la bonne marche du magasin. Celle-ci ne peut être complète que si elle est familiale. Sujet d’un royaume de Bohême dominé par le grand empire austro-hongrois, Franz apprend donc l’allemand, langue culturelle, scolaire, politique et administrative dominante au moment où il vient au monde, en 1883. Il fréquente l’école communale allemande (1889-1893), puis le lycée allemand (1893-1901). Ses parents avaient objectivement le choix du Gymnasium, temple des humanités classiques, de la culture générale et prestigieuse, ou d’une Realschule, qui dispense une formation plus pragmatique. C’est donc l’option clairement la plus noble qu’ils choisissent, contribuant certainement, sans le savoir ni le vouloir, à l’éloignement progressif du fils vis-à-vis du monde des affaires. Ses parents n’hésitent pas davantage à lui financer de longues études universitaires qui le mèneront jusqu’au doctorat de droit.
- 1 « En étudiant le droit, Kafka semble vouloir payer sa « dette » envers la famille », écrit Klaus Wa (...)
2Le choix du droit est, pour Kafka, une sorte de compromis entre ses désirs propres, qui l’attiraient plus volontiers vers la littérature, et la volonté de son père de le voir reprendre le magasin familial ou de se lancer à son tour dans les affaires1. Faire du droit, c’est la possibilité pour lui d’avoir un métier accessible aux Juifs et qui ne le déclasse pas trop socialement, tout en lui permettant de se consacrer à l’écriture littéraire :
- 2 Les extraits de la « Lettre à son père » sont tirés de Franz Kafka, Œuvres complètes, IV, traductio (...)
« Je me disais, dit Kafka dans la Lettre à son père : en face de l’essentiel, tout me sera aussi indifférent que les matières étudiées au lycée, il s’agit donc de trouver la profession qui, sans blesser par trop mon amour-propre, autorisera le mieux mon indifférence. Ainsi, les études de droit allaient de soi »2.
L’indifférence évoquée était, bien sûr, ce que recherchait Kafka afin de pouvoir garder l’esprit (et le temps) libre pour son travail littéraire.
- 3 Il parle d’un « travail triste » mais ajoute : « Les assurances en elles-mêmes m’intéressent beauco (...)
3Après un stage d’avril à octobre 1906, comme rédacteur chez son oncle maternel, l’avocat Richard Löwy, puis un stage obligatoire d’un an d’octobre 1906 à septembre 1907, au tribunal civil et au tribunal correctionnel de Prague, Kafka entre le 1er octobre 1907 à la compagnie d’assurances « Assicurazioni Generali » grâce aux relations de son oncle maternel Alfred Löwy. Mal payé, son travail s’organise quotidiennement de 8 h à 18 h, avec de fréquents dépassements d’horaires selon les besoins de l’établissement. Il travaille parfois aussi le dimanche et ne dispose que de quatorze jours de congé tous les deux ans, choisis par la direction. Inutile de préciser que dans ce régime de travail, et même si le secteur des assurances est loin d’être totalement rebutant à ses yeux3, Kafka est alors dans l’impossibilité quasi complète d’écrire. Après constat d’une impasse pour lui, il démissionne donc le 15 juillet 1908 de son poste et entre le 30 juillet à l’Office d’assurances contre les accidents du travail pour le royaume de Bohême, introduit par le très influent Otto Pribram, père de son ancien camarade de lycée Ewald Felix Pribram. Il s’agit d’une grande compagnie qui compte plus de 250 employés, 70 dans le département où Kafka travaille ; un chef de département et ses trois adjoints, dont lui-même qui s’occupe des « affaires les plus importantes », au sens des plus « désagréables » (Lettre à Felice Bauer, 5-6 décembre 1912). Exceptés les jours où on l’envoie en province pour des inspections ou des expertises afin d’estimer les classes de risque et, du même coup, de ce qu’elles doivent verser à la compagnie d’assurances annuellement, il n’y travaille alors que six heures par jour environ, jusqu’à 14 h, et cela lui permet d’organiser ses journées afin de pouvoir écrire chaque fin de soirée, et surtout durant la nuit (jusqu’à deux ou trois heures du matin, et parfois même au-delà), après avoir réussi à retrouver une disponibilité mentale favorable à l’écriture. C’est dans cette institution semi-gouvernementale qu’il restera employé toute sa vie (il fut l’un des rares Juifs embauchés). Il y est titularisé le 20 avril 1910 en tant que rédacteur, est nommé vice-secrétaire le 1er mars 1913, secrétaire en 1920, secrétaire en chef en 1922, puis obtient sa retraite anticipée le 1er juillet de la même année à cause de sa tuberculose.
4S’il traite les études juridiques tout d’abord, puis son métier de juriste par la suite, comme des obligations embarrassantes qui le détournent de sa vocation d’écrivain, l’univers du droit va néanmoins constituer un élément central dans l’univers de sa création littéraire. Ainsi, son style très dépouillé et qui rompt avec les descriptions du réalisme littéraire de son temps, doit beaucoup à l’écriture juridique de « cas ». Il pratique une sorte de narration théorisante (ou de théorie narrée) et de modélisation de ses intrigues qui l’amène à construire ses récits à la manière de cas juridiques dont on doit ne retenir que les traits pertinents pour pouvoir les traiter (Kafka va même, dans certains de ses textes, jusqu’à réduire ses personnages à des lettres – A., B., C. –, comme dans un jeu de raisonnement juridique). Kafka ne dit de ses personnages que ce que la situation-problème qu’il veut exposer rend nécessaire à la compréhension. Les personnages sont sans grandes caractéristiques physiques, les lieux rarement situés, les époques presque jamais précisées. C’est dans la logique ou le mécanisme d’une situation étrange vécue par un personnage que Kafka veut faire pénétrer le lecteur et, pour cela, nul besoin de charger le récit de tous les effets de réel auxquels les romanciers ont habitué les lecteurs. Les personnages sont aussi pris dans des raisonnements sous la forme d’argumentations et de contre-argumentations et ratiocinent en permanence, comme des juristes face à un certain nombre de cas à traiter et de situations à interpréter.
- 4 Dans la Lettre à son père, Kafka parlera du « terrible procès qui est en suspens » entre le père et (...)
5Mais Kafka se sert aussi et surtout du lexique judiciaire – procès, tribunal, avocat, juge, jugement, verdict, loi, culpabilité, faute, condamnation, sanction, châtiment, requête, etc. – pour formuler littérairement une partie des problèmes existentiels qu’il vit. Pour faire ressentir au lecteur le rapport qu’il entretient à l’égard des pouvoirs (ou des autorités), et tout particulièrement à l’égard de celui de son père, qui a fortement et durablement dominé la configuration familiale et contribué à la formation de son économie psychique, Kafka parle le langage de la loi et de la faute, du procès et de la culpabilité. En procédant de cette manière, Kafka n’entend pas nous parler du fonctionnement réel de la justice, des tribunaux et des accusations arbitraires : il littéralise la métaphore judiciaire pour faire sentir au lecteur que le monde est, pour lui, semblable à un procès permanent4 et qu’il vit sa vie comme s’il était coupable de quelque chose sans savoir très exactement la nature de l’accusation qu’on porte sur lui.
6Si l’on voulait chercher quelque chose comme une vision du monde chez Kafka, c’est par son rapport au pouvoir qu’on pourrait l’approcher. En effet, les rapports de pouvoir, de force ou de domination forment de manière quasi obsédante la trame de ses récits. Kafka n’a cessé tout au long de sa vie de poursuivre l’analyse des caractéristiques du pouvoir arbitraire, absolu, tyrannique d’un père qui ne justifie pas ses accusations, ses reproches ou ses sanctions, d’un père aussi très peu gratifiant et qui ne cache pas sa déception par rapport aux comportements d’un fils ayant refusé d’hériter. Il a aussi et surtout continué à mener l’auto-analyse de la structure psychique (sentiment de culpabilité, de nullité, d’incapacité à prendre des décisions, propension à l’auto-punition ou à l’auto-châtiment) qu’il avait construite à travers la relation tout à la fois admirative et conflictuelle au père.
7Tout se passe donc comme si, armé de ses analyses, Kafka n’avait jamais cessé à travers ses textes littéraires de mener l’analyse du pouvoir, de ses abus et de sa violence, physique ou symbolique, et des effets durables sur les dominés d’une constitution de leurs dispositions à voir, à sentir et à agir dans le cadre même de leurs relations aux pouvoirs. Partant de la volonté d’objectiver, d’élucider ou d’éclairer cette expérience intime de la domination, de la culpabilisation et de la dévalorisation de soi, il n’a eu de cesse de déceler et de déchiffrer les formes d’exercice du pouvoir et les modalités d’action et de réaction des dominés partout où il pouvait les observer : dans sa propre famille, dans le magasin paternel, dans l’usine familiale, sur son lieu de travail, dans les entreprises visitées pour le compte de la compagnie d’assurances contre les accidents du travail, dans les rapports hommes-femmes, dans les événements politiques et sociaux de son époque ou dans les interactions les plus ordinaires de la vie urbaine.
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8Il est donc proprement impossible de démêler ce qui relève de l’explicitation de sa problématique existentielle de ce qui serait clairement et résolument tourné vers l’analyse des rapports sociaux propres à son époque5. Ces deux aspects – personnel et collectif, intime et social, subjectif et objectif – du travail de création sont comme les deux faces d’une même pièce. Kafka ne s’est intéressé biographiquement aux questions de pouvoir et de domination – via l’anarchisme et le socialisme, l’histoire des Boers, du capitalisme ou des littératures mineures, pour ne prendre que quelques exemples – que parce qu’il avait souffert et continuait à souffrir dans sa chair d’une domination paternelle et lorsqu’il s’intéresse au sort des ouvriers, aux réactions des tchèques ou des paysans, aux résistances des Boers6, de Lily Braun7 ou d’Alexandre Herzen8, c’est encore pour lui une manière de poursuivre l’élucidation de sa propre situation. Mais quand il écrit un récit sur la construction de la muraille de Chine ou met en scène une multitude de rapports de force et de pouvoir dans L’Amérique ou dans Le Château, il se sert de l’auto-analyse de son expérience pour contribuer à l’analyse de réalités qui sont extérieures à lui. L’instrument de connaissance et de libération relative de soi devient instrument de connaissance du monde et, potentiellement, une arme possible de libération pour ceux qui se l’approprient.
9Il est aussi bien difficile de trancher, comme cherchent à le faire de nombreux commentateurs de l’œuvre, pour savoir si Kafka se met en scène ou parle de son père, et dans quelle partie de son œuvre il le fait le plus. Ce n’est pas parce que certains personnages ont des traits qui lui ressemblent et qu’il raconte parfois explicitement ou directement des histoires de père et de fils, que les autres récits ne parlent pas de lui et de ses rapports avec son père. Kafka est autant l’animal du Terrier ou l’espèce de martre dans une synagogue, l’hybride entre chat et agneau, le drôle d’objet nommé Odradek, le singe qui fait une communication devant une académie, le chien qui fait des recherches ou la souris Joséphine qu’Edouard Raban, Georg Bendemann, Gregor Samsa, Karl Rossmann, Joseph K. ou K. Les rapports père-fils sont autant présents dans Le Procès, La Colonie pénitentiaire ou Le Château qui ne mettent pas formellement en scène des rapports père-fils que dans Le Verdict, La Métamorphose ou Le Couple où ces rôles apparaissent explicitement.
- 9 Il est intéressant de constater qu’une telle lecture historique des textes de Kafka circulait à l’é (...)
10D’aucuns ont cru voir aussi un effacement de la thématique explicite père-fils dans l’œuvre au cours des années. Mais cela n’a rien d’évident si l’on considère la totalité de la production et pas seulement les « grands textes » (ceux qui ont été les plus commentés). Ainsi, un récit comme Le Couple (ou Une scène de famille), écrit en 1922, met en scène un père commerçant, proche du père de Georg Bendemann dans Le Verdict (1912) ou de celui de Gregor Samsa dans La Métamorphose (1912), une mère et un fils. Il est vrai toutefois que la figure du père n’a plus besoin d’être mise en scène pour continuer à travailler le récit de l’intérieur. Elle réapparaît sans cesse sous des formes transfigurées et souvent plus générales et impersonnelles : substituts du père qu’on reconnaît toujours assez facilement à la description physique qui en est faite, ou instances officielles du pouvoir politique, bureaucratique ou judiciaire9. Il y a là une étape de transposition et de sublimation supplémentaire, qui conduit parfois à une généralisation du problème traité et permet à Kafka de proposer une lecture de certains aspects fondamentaux du pouvoir dans le monde social.
- 10 Si dans L’Amérique Kafka fait intentionnellement varier les situations de domination et de rapports (...)
11Ce que l’on constate, c’est une augmentation de la complexité et de la subtilité de l’analyse des rapports de pouvoir et au pouvoir. De L’Amérique au Château, en passant par La Colonie pénitentiaire, Le Procès, Lors de la Construction de la muraille de Chine, Le Coup frappé à la porte du domaine, La Requête ou Au sujet des lois, Kafka gagne sans doute en prise de distance et en finesse d’analyse des logiques, mentales et comportementales, des dominés. On voit aussi s’ouvrir l’espace des réactions possibles des dominés : si Georg Bendemann va se jeter à l’eau immédiatement après avoir entendu le verdict de son père (Le Verdict, 1912) et si Gregor Samsa meurt d’une blessure infligée par son père (La Métamorphose, 1912), la machine à tortures de La Colonie pénitentiaire tue celui qui en était le maître (La Colonie pénitentiaire, 1914) ; Joseph K., même s’il meurt tué par un couteau de boucher, cherche à comprendre les tenants et aboutissants de son procès en cours en écrivant son autobiographie et conteste la justice et le tribunal (Le Procès, 191410) ; le narrateur de Lors de la construction de la muraille de Chine (1917) fait la liste de toutes les techniques de pouvoir mises en œuvre par les autorités pour maintenir la domination ; et K., l’étranger qui ne partage pas les illusions des gens du village, entend bien en découdre avec le Château (Le Château, 1922).
12Une autre caractéristique de la manière de construire les intrigues propre à Kafka réside dans le fait qu’il pense relationnellement le dominant et le dominé, le puissant et le faible, l’oppresseur et l’opprimé : le dominant n’existe comme tel que parce que le dominé est prêt (préparé, habitué, socialisé) à le percevoir comme tel et à se comporter à son égard en fonction de cette perception, à le voir souvent plus grand et plus puissant qu’il n’est en réalité (comme dit le proverbe qu’aurait approuvé Kafka : « on ne prête qu’aux riches »), à se soumettre à lui, à anticiper ses désirs ou ses reproches. Le dominant est donc autant dépendant du dominé que le dominé est dépendant de lui. Dans sa Lettre à son père, il s’efforcera d’ailleurs de montrer que la relation d’interdépendance père-fils n’est compréhensible ou explicable qu’en sortant de la logique de l’attribution des « responsabilités » ou des « fautes ». Le père reproche à son fils « de la froideur, de l’indifférence, de l’ingratitude ». Mais Kafka veut comprendre son comportement façonné au sein de la cellule familiale de manière relationnelle :
« Et cela, tu me le reproches comme si j’en portais la responsabilité, comme s’il m’avait été possible d’arranger les choses autrement – disons en donnant un coup de barre –, alors que tu n’as pas le moindre tort, si ce n’est celui d’avoir été trop bon pour moi ».
Kafka refuse de porter la responsabilité d’une situation, d’un état de fait qui est le produit d’une relation et d’une situation. Il ne renvoie par conséquent pas plus les torts sur son père (« je te crois, moi aussi, absolument innocent de l’éloignement survenu entre nous »), mais essaie de lui faire comprendre les vertus de l’analyse un tant soit peu distanciée du système que forme leur relation d’interdépendance :
- 11 « Lettre à son père », in Œuvres complètes, op.cit.
« Mais absolument innocent, je le suis aussi. Si je pouvais t’amener à le reconnaître, il nous serait possible d’avoir, je ne dis pas une nouvelle vie, nous sommes tous deux beaucoup trop vieux pour cela, mais une espèce de paix, d’arriver non pas à une suspension, mais à un adoucissement de tes éternels reproches »11.
13Kafka met en relief dans ses textes le rôle central de la croyance en la force et en la puissance du pouvoir dans l’existence et le maintien de ce dernier. Dès lors que les signes du pouvoir ou de l’importance sociale apparaissent et sont perçus comme tels, les comportements de déférence ou de soumission suivent spontanément. Les personnes qui sont en position de pouvoir, dans le monde social en général ou dans une organisation donnée (hôtel, château, entreprise), inspirent non seulement le respect ou la soumission, mais parfois aussi l’envie irrésistible de s’en rapprocher, qui peut aller jusqu’au désir amoureux ou sexuel. Toute autorité exerce un pouvoir d’attraction sur ceux qui en dépendent, l’admirent et aiment précisément ce qui pourrait les détruire. L’effet de protection est grand pour toutes celles et ceux qui peuvent s’enorgueillir d’un lien – même faible – avec le pouvoir : un miraculeux lien de parenté avec le richissime oncle sénateur qui transforme le jeune immigré à la dérive Karl Rossmann en personne digne de respect (L’Amérique), un lien prétendument amoureux de Frieda, la serveuse de l’hôtel des Seigneurs, avec Klamm, chef du Xe bureau (Le Château), etc. Mais tout pas de côté effectué par rapport au pouvoir ou, pire, l’attitude de résistance ou de défiance à son égard entraînent immédiatement la chute, le déclin, la disgrâce et la marginalité : exclu par son oncle, Karl Rossmann retombe au plus bas de l’échelle et va même jusqu’à être traité en esclave, et comme un chien, et le refus de s’offrir à un fonctionnaire du Château condamne Amalia et toute sa famille à vivre une vie de parias.
- 12 Ainsi, les portraits de juges majestueux assis sur des trônes dans Le Procès ne sont en réalité que (...)
14Mais le pouvoir ne serait pas si puissant si ceux qui le subissent ne croyaient pas en sa toute puissance. L’oncle de Karl comme le Château n’ont rien d’autre à faire que de rompre un lien ou de montrer leur mécontentement pour entraîner immédiatement le déclin ou la marginalisation de Karl ou de la famille d’Amalia. L’essentiel est le fait de tous ceux qui, par peur du pouvoir, par crainte d’être associés à des êtres désavoués, se détournent d’eux. Ce qui fait le pouvoir, c’est en grande partie la croyance en la force de ce pouvoir. Or, Kafka montre en permanence les écarts entre ce que font ou sont réellement les personnes de pouvoir – qui font l’objet de commentaires permanents et autour de qui planent parfois un parfum de mystère – et ce qu’on se représente d’elles : on les voit plus grandes, plus majestueuses et plus belles qu’elles ne sont en réalité12, on leur prête des qualités et des capacités qu’elles n’ont pas forcément, bref, on les surestime et on se comporte d’une façon telle qu’on les rend, du même coup, très puissantes. Kafka souligne toujours le rôle des illusions et de toutes les techniques de maintien de ses illusions ou d’endormissement, dans l’exercice du pouvoir. Sa conception de l’écriture comme une manière de réveiller les consciences, de « briser la mer gelée qui est en nous » ou de donner un « coup de poing sur le crâne » est directement liée à ce qu’il montre du pouvoir : l’enchantement, l’envoûtement, le charme participent au maintien de la puissance oppressante.
15Les choses se compliquent lorsque celui qui est dominé ou soumis a intériorisé son illégitimité, sa nullité et son état de soumission à un point tel qu’il est lui-même persuadé de mériter son sort, heureux parfois du moindre geste de condescendance ou même de mépris que le pouvoir daigne avoir à son égard. L’acte le plus méprisant est encore perçu comme un signe d’intérêt et de reconnaissance par celui qui, dépendant totalement du regard du dominant, voit en quelque sorte la confirmation de son existence dans l’ordre le plus absurde ou l’humiliation la plus avilissante. L’intériorisation d’un rapport dominé au monde fait que le dominé peut anticiper tous les désirs du dominant et se punit lui-même avant toute sanction extérieure. Le sentiment de culpabilité, et tous les comportements d’auto-punition qui l’accompagnent, le manque de confiance en soi, la dépréciation permanente de soi ne sont que des manifestations de l’intériorisation d’un rapport de domination. Joseph K., dans Le Procès, est littéralement arrêté (de vivre) par son sentiment de culpabilité et tous les fonctionnaires de justice qui apparaissent pour l’arrêter, le juger, le conseiller, ne sont que les éléments fictionnels d’un procès qui se joue en grande partie en Kafka même. Le tribunal est essentiellement un tribunal intérieur et le couteau de boucher par lequel l’un des deux bourreaux le tue n’est autre que le couteau qu’il entre en lui-même, intimement convaincu qu’il est coupable de quelque chose, arrêté de vivre par la peur, l’angoisse et le sentiment de faute qu’il a intériorisés à travers ses relations avec son père. Et en acceptant d’entrer dans le jeu du procès, de s’y engager ou de s’y investir avec ardeur, il contribue à son propre malheur. Kafka l’a bien compris pour lui-même et le met magnifiquement en scène à de nombreuses reprises dans ses textes : il « suffirait » de refuser d’entrer dans la logique du procès, de ne pas se présenter devant le tribunal (qui, en tant que tribunal intérieur, n’a d’ailleurs logiquement pas fixé de rendez-vous précis à ce drôle d’accusé, arrêté mais qui est toutefois libre de poursuivre ses activités quotidiennes), de perdre ses illusions sur le pouvoir, de se désenvoûter ou de rompre le charme pour que les choses soient autres. Mais le conditionnel est indispensable au raisonnement car le dominé est le plus souvent empêché de commettre un acte aussi « léger » (qui pourrait rester totalement indifférent à la menace d’un puissant sinon un autre puissant, c’est-à-dire quelqu’un qui n’a pas été habitué à se laisser impressionner et à se soumettre ?) par tout son passé incorporé, par les dispositions à reconnaître la légitimité du dominant et à se sentir d’emblée coupable de ce qui lui arrive et qu’on lui a fait subir.
16À la différence du héros du Verdict qui se noie pour suivre à la lettre le verdict de son père, ou de Gregor Samsa qui est blessé par son père sans jamais l’avoir combattu, Joseph K., lui, résiste, se révolte contre ses juges, réclame justice et entend prouver son innocence et démêler toute cette histoire, en écrivant un rapport autobiographique pour sa défense :
« il y aurait exposé brièvement son existence en expliquant, à propos de tous les événements un peu importants qui lui étaient arrivés, les motifs qu’il avait eus d’agir comme il l’avait fait »,
ce que Kafka est précisément en train de faire en écrivant l’histoire du Procès. De même, K. est venu pour affronter le Château et pour engager un « combat » avec le pouvoir. Le mot « combat » est lâché sans que le narrateur ne donne d’explication sur la nature de celui-ci. Mais comme à son habitude, Kafka provoque des situations incongrues, cocasses, étranges et, dans tous les cas, inattendues ou incompréhensibles en première lecture pour attirer l’attention du lecteur et lui signaler le fait qu’il ne s’agit pas d’une vraie arrestation, d’un vrai tribunal, d’un vrai arpenteur et d’un vrai Château.
17Ce serait donc commettre un très grave contresens que de penser que Kafka en appelle, dans sa littérature, à une sorte de conformisme docile et à la soumission de tous à la loi du plus fort. Conformiste, docile, soumis, dépendant il l’a été, en quelque sorte, et à des degrés divers, dans sa vie de famille, sa vie scolaire et sa vie professionnelle. Mais c’est de cela dont il parle dans ses textes pour se libérer de ces dispositions :
« Moi qui le plus souvent ai manqué d’indépendance, j’ai une soif infinie d’autonomie, d’indépendance, de liberté dans toutes les directions ; plutôt mettre des œillères et suivre mon chemin jusqu’à la limite extrême que de voir la meute familière tourner autour de moi et me distraire le regard » (Lettre à Felice Bauer, 19 octobre 1916, spm).
- 13 Günther Anders, Kafka. Pour et contre, traduit de l’allemand par Henri Plard, Strasbourg : Circé, 1 (...)
18Défenseur d’une interprétation de l’œuvre de Kafka en tant qu’appel au conformisme, Günther Anders saisit bien le travail de description du « fait aliénant que le monde délirant passe pour normal »13 ou que le héros kafkaïen
« tend à se conformer à toutes les prescriptions, à se les “intérioriser”, et même à justifier les exigences “immorales” des détenteurs du pouvoir »14,
mais soutient que la description est au fond prescription :
« Tous les aphorismes philosophiques de Kafka prouvent qu’il ne se borne pas à décrire cette tentative de justification, mais qu’il approuve et pratique lui-même cette entreprise équivoque. Kafka, lui aussi, est en un certain sens un moraliste du conformisme. De ce point de vue, la mode de Kafka n’est pas précisément réjouissante. Son message, en morale, c’est le sacrificium intellectus, et en politique : s’écraser »15.
Si Kafka avait pu lire une telle analyse, il aurait sans doute pu répondre ce que son contemporain Robert Musil répondait à ceux qui reprochaient à l’art son amoralité, à savoir que montrer l’amoralité c’est augmenter sa connaissance et sa prise de conscience de celle-ci et non en faire l’apologie :
- 16 Jacques Bouveresse, « La Littérature, la connaissance et la philosophie morale », in Sandra Laugier(...)
« En ce qui concerne les relations de l’art avec l’indécent et le morbide, Musil soutient que ce que cherche le premier, là aussi, n’est pas, comme le lui reprochent les tenants de la morale, la jouissance, mais le savoir : “Il représente l’indécent et le morbide par ses relations au décent et au sain, cela ne veut rien dire d’autre que : il étend son savoir de l’indécent et du morbide” »16.
- 17 Sur ce point, Anders a parfaitement compris l’intention de Kafka qui est de montrer que les comment (...)
S’efforçant de décrire de l’intérieur les mécanismes psychiques et symboliques sur lesquels repose le pouvoir et décrivant ce qu’il y a de docilité et de soumission servile en lui, Kafka tente de s’en libérer et, du même coup, d’en libérer le lecteur qui voudrait accomplir le même travail que lui. En montrant que le pouvoir tyrannique ne fonde souvent ses décisions sur aucun principe rationnel autre que celui de la défense de son intérêt de dominant, et qu’il ne sert à rien de tenter de comprendre les raisons de son action car il n’y a, au fond, rien à comprendre, il n’enjoint pas le lecteur à se soumettre sans chercher à comprendre, mais s’efforce plutôt de montrer que chercher des raisons, c’est déjà accorder trop de crédit à un pouvoir arbitraire et contribuer ainsi à maintenir sa légitimité17. Le pouvoir inaccessible que les héros de Kafka cherchent vainement à déchiffrer est en définitive indéchiffrable car le fondement ultime de son existence est parfaitement arbitraire. Dans une formule condensée dont il était coutumier, Kafka écrivait même dans son Journal pour souligner la perversité de la situation :
« Les soucis dont le privilégié allègue le fardeau pour s’excuser aux yeux de l’opprimé sont précisément les soucis liés au maintien de son privilège » (Journal, 23 décembre 1917).
Günther Anders fait là encore une lecture à contresens en interprétant Lors de la construction de la muraille de Chine comme « un document littéraire du pré-fascisme, voire comme un plaidoyer en faveur de la soumission perinde ac cadaver et du sacrificium intellectus »18. Décrire n’est pas prescrire. Dévoiler ou mettre au jour les mécanismes du pouvoir, et notamment les contributions involontaires des victimes, des opprimés ou des plus faibles au maintien de la domination, n’est en rien un plaidoyer pour la soumission universelle.
- 19 F. Kafka, « Au Sujet des lois », in Œuvres complètes, II, op.cit., p. 576-578.
19Dans un texte intitulé Au sujet des lois (automne 1920), Kafka fait travailler la question de l’arbitraire du pouvoir19. Un an auparavant, il écrivait sa Lettre au père dans laquelle il décrivait le pouvoir tyrannique d’un père qui s’était lui-même autorisé à ne pas suivre les règles (jamais explicitées) qu’il imposait aux autres et qui ne justifiait jamais ni ses décisions ni ses ordres. Les lois, nous dit en substance le narrateur dans ce texte, sont acceptées sans discussion par la majorité des gens parce qu’ils ne les connaissent pas :
« Nos lois sont en général ignorées, elles sont le secret de la petite faction aristocratique qui nous gouverne. Nous sommes convaincus que ces vieilles lois sont exactement respectées, mais c’est malgré tout une situation extrêmement pénible que d’être gouverné en vertu de lois que l’on ignore ».
La noblesse dont parle le narrateur est exactement à l’image du père de Kafka : c’est elle qui détient les lois, c’est « entre ses mains » que les lois sont censées avoir été remises, mais elle-même « reste en dehors de la loi » et gouverne le peuple sans lui donner la possibilité de connaître ces lois. Et s’il existe une possibilité d’interpréter ces lois, celle-ci n’est pas offerte au peuple : « Quelques-uns seulement, et non le peuple entier, ont le droit de participer à cette interprétation ».
20Mais le narrateur se montre encore plus sceptique en doutant de l’existence même des lois. Si le peuple n’a pas connaissance de ces lois qu’est-ce qui peut prouver leur existence, sinon la croyance en la légende selon laquelle la noblesse en est le dépositaire ?
« D’ailleurs, l’existence même de ces lois apparentes n’est, à proprement parler, qu’une supposition. C’est une tradition ancienne qu’elles existent et qu’elles ont été confiées à la noblesse comme un secret ».
Les dominés croient parfois deviner derrière une série de faits « quelques lignes directrices, d’où se laisse déduire telle ou telle destination historique », mais « tout cela reste incertain et n’est peut-être qu’un jeu de l’entendement » car l’existence de ces lois est loin d’être sûre. Il évoque l’opinion d’un « petit parti » qui est convaincu de l’inexistence des lois, « ne voit que des actes arbitraires de la noblesse » et pense que : « Est Loi ce que fait la noblesse ». Or, c’est précisément de cette manière que Kafka définissait le pouvoir tyrannique de son père. Les décisions d’un tel pouvoir n’ont pour seule justification que le fait d’être imposées par un puissant : « Tu pris à mes yeux, écrivait-il, ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans, dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne ». Le pouvoir repose alors sur la décision arbitraire, non justifiée, d’un dominant ou d’un groupe dominant (« ta personne faisait autorité en tout », écrivait-il encore dans sa Lettre au père).
21La « très grande majorité du peuple » pense plus communément qu’il faut « explorer » la tradition et que cela demandera beaucoup de temps (« des siècles ») pour la compléter et en être satisfait. Le peuple supporte le sort qui est le sien dans le présent parce qu’il a l’espoir qu’« un jour » les choses seront différentes et que « la Loi n’appartiendra qu’au peuple » et « la noblesse disparaîtra ». Mais tout le monde « reconnaît parfaitement la noblesse et la justification de son existence », y compris le parti qui pense que les Lois n’existent pas.
22Kafka conclut son récit de la manière suivante :
« Un parti qui rejetterait la noblesse en même temps que la croyance aux Lois aurait immédiatement le peuple entier derrière lui ; mais un tel parti ne peut pas voir le jour, car il n’est personne qui ose rejeter la noblesse. C’est sur ce tranchant de lame que nous vivons. Un écrivain a un jour résumé cette situation en disant : La seule Loi visible et indubitable qui nous est imposée est la noblesse, et nous voudrions encore nous priver de cette unique Loi ? ».
23Lorsque la Loi se confond avec les dominants (ou les puissants) qui la portent (ou qui la font au gré de leurs intérêts), alors ne plus croire en la Loi (et en son existence même), c’est remettre radicalement en question la noblesse.
24Et lorsqu’il lit le passage suivant de La Lettre à son père :
« De ton fauteuil, tu gouvernais le monde. Ton opinion était juste, toute autre était folle, extravagante, meschugge, anormale. Et avec cela, ta confiance en toi-même était si grande que tu n’avais pas besoin de rester conséquent pour continuer à avoir raison »,
Günther Anders dit que le lecteur « devrait avoir le courage de trouver atroce cette phrase de la Lettre »20 et en déduit que Kafka pensait que son père avait effectivement toujours raison. Or, Kafka ne faisait que décrire la logique imperturbable d’un père qui veut tout le temps avoir raison, y compris contre lui-même lorsqu’il affirme le contraire de ce qu’il a précédemment soutenu. Tout cela, Günther Anders l’aurait perçu et compris s’il avait pris en compte la conception libératrice qu’assignait Kafka à son entreprise littéraire. Faire bénéficier aux autres – aux lecteurs en mesure de le comprendre tout du moins – du travail qu’il avait réussi à accomplir grâce à son pas de côté littéraire, à son bond hors du rang des meurtriers, voilà ce qu’il espérait pouvoir réaliser. Lutter contre les préjugés, défaire les illusions, interroger les croyances : c’est pour cela que Kafka pouvait se voir, avec le sentiment de s’être donné à lui-même une tâche écrasante et impossible à soutenir pour un être aussi faible que lui, en « veilleur » et en éveilleur.
- 21 Thomas Mann, Tonio Kröger, traduit de l’allemand par Félix Bertaux, Charles Sigwalt et Geneviève Ma (...)
25Kafka était cependant convaincu qu’une position de faiblesse, par laquelle il se définissait dans l’existence, était sans doute l’une des conditions pour faire de grandes choses dans le domaine de l’art. L’artiste n’est pas un être puissant, plein d’appétit pour les choses de la vie, embrassant avec énergie le monde. Bien au contraire, il le définit davantage par sa maladresse, sa marginalité et son écart (toujours ce même « bond hors du rang des meurtriers ») par rapport à ceux qui marchent allègrement et sans se poser de questions sur les chemins de la vie. Par là, Kafka actualisait une opposition qui structurait les rapports avec son père mais, plus généralement, les rapports entre les artistes et les bourgeois, comme le fait apparaître une lecture du Tonio Kröger de Thomas Mann21. Le vieux maître d’école du récit intitulé La Taupe géante, qui fait une grande découverte scientifique alors qu’il n’a pas la formation adéquate mais seulement une vocation, le Grand Nageur, qui rapporte dans son village natal un record du monde de natation alors qu’il ne sait pas nager, le chien des Recherches d’un chien, qui se lance dans des recherches sans être un vrai scientifique et en ayant quitté l’école très tôt, l’Artiste de la faim qui ne poursuit son jeûne que parce qu’il n’a jamais su faire autre chose et qu’il n’est jamais parvenu à trouver les aliments lui donnant l’envie de manger ou Joséphine la cantatrice, qui n’a rien de très différent des autres souris dans son sifflement (elle est même en deçà des compétences ordinaires en la matière) et qui pourtant est une grande cantatrice : la plupart des personnages centraux de Kafka que l’on reconnaît assez facilement comme des équivalents de l’écrivain qu’il est, sont souvent les plus faibles, les plus incapables, les plus incompétents et réussissent malgré tout, et peut-être pour ces raisons même, à faire des choses importantes voire exceptionnelles. Ils sont conçus à l’image de leur créateur persuadé que malgré son manque d’atouts – il n’a ni le temps, ni l’argent, ni le soutien paternel, ni la précocité d’un Werfel et vit à Prague alors que les choses littéraires importantes se passent à Berlin, il n’a jamais eu la force et la santé de son père et finit même par tomber gravement malade – il doit chercher à écrire de grands textes.
- 22 Cf. à ce propos l’analyse que Michael L. Burwell consacre à L’Amérique dans « Kafka’s “Amerika” as (...)
- 23 Bernard Lahire, « Kafka, l’institution littéraire et la sociologie », Franz Kafka. Éléments pour un (...)
- 24 Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris : Mar (...)
26On pourrait résumer les situations que met en scène Kafka dans nombre de ses textes en disant qu’elles sont une illustration parfaite du thème de la « servitude volontaire » d’Étienne de La Boétie. Auto-punition, anticipation des désirs du dominant, docilité et fascination admirative pour les dominants, Kafka insiste sur le rôle du rapport subjectif des dominés au pouvoir dans la possibilité même de l’exercice du pouvoir22. Toutefois, Kafka aurait sans doute eu du mal à qualifier cette servitude de « volontaire » tant elle reposait pour lui sur la force d’inertie des habitudes. J’ai essayé ailleurs de montrer comment, dans certaines de ses réflexions quasi sociologiques, il plaçait les habitudes et le poids du passé incorporé au cœur des difficultés à se libérer23. Constaté pour lui-même dans son entreprise d’auto-analyse, il le voyait plus généralement à l’œuvre dans tous les cas de domination qui lui étaient donnés à observer. Transcrivant un dialogue entre Kafka et un employé de bureau, Janouch témoigne de cette attention au point de vue ou, plus généralement, à la logique de comportement des dominés. L’employé dit à Kafka que « la rue n’est pas un danger » et que « l’État est fort ». Kafka acquiesce, mais ajoute que « sa force s’appuie sur l’inertie des gens et leur besoin de tranquillité »24.
27Mais que dit Étienne de La Boétie précisément ? Il part d’un étonnement, d’une « chose vraiment surprenante » qui est
- 25 Etienne de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Paris : Éditions Payot & Rivages, Pet (...)
« de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel »25 .
- 26 Ibid., p. 194.
- 27 Ibid., p. 199.
- 28 Ibid.
- 29 Ibid., p. 202.
La question du « un » contre « tous », ou du Tyran seul face aux millions d’asservis n’est pas la plus fondamentale, car évidemment un Tyran, comme l’analyse La Boétie par ailleurs, n’est jamais vraiment seul : il dispose d’armées, de subalternes puissants en-dessous de lui, qui ont eux-mêmes des subalternes, etc. La question centrale n’est donc pas celle du nombre, mais celle du fondement du pouvoir de certains sur d’autres. La fascination, l’ensorcellement sont au cœur du mécanisme de pouvoir. Le tyran « n’a de puissance que celle qu’on lui donne26 » et c’est le peuple seul « qui s’assujettit et se coupe la gorge »27. Mais La Boétie présente le comportement des dominés comme une question de choix, d’option volontaire. C’est le peuple qui « pouvant choisir d’être sujet ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug », c’est lui « qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse »28. Ce sont les dominés qui sont « complices du meurtrier qui les tue » et qui sont, en quelque sorte, les « traîtres d’eux-mêmes »29.
28En parlant toutefois de servitude « volontaire », La Boétie entend surtout insister sur le caractère généralement non coercitif du consentement obtenu par les dominants. Personne n’oblige directement les dominés à agir comme ils agissent, aucune force extérieure ne vient le plus souvent les contraindre à se soumettre. Personne ne force personne, mais tout est fait, depuis la naissance et la prime éducation, en sorte que les choses se passent comme elles se passent. Agir de cette manière devient alors l’horizon naturel des dominés :
« Il est vrai de dire, qu’au commencement, c’est bien malgré soi et par force que l’on sert ; mais ensuite on s’y fait et ceux qui viennent après, n’ayant jamais connu la liberté, ne sachant pas même ce que c’est, servent sans regret et font volontairement ce que leurs pères n’avaient fait que par contrainte. Ainsi les hommes qui naissent sous le joug ; nourris et élevés dans le servage sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensant point avoir d’autres droits, ni d’autres biens que ceux qu’ils ont trouvés à leur entrée dans la vie, ils prennent pour leur état de nature, l’état même de leur naissance »30.
29D’abord la force, puis l’habitude : « La première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude »31. Le sociologue contemporain dirait plus volontiers que les deux se mêlent, que l’affaiblissement des habitudes peut conduire au recours à la force, que la menace du recours à la force ou de la sanction pèse de tout son poids dans le maintien d’attitudes dociles (comme le dira très bien Kafka dans sa Lettre au père), mais qu’effectivement l’essentiel de l’état des choses repose sur l’inertie, sur les habitudes mentales et comportementales et sur l’impossibilité dans laquelle sont placés les dominés d’imaginer d’autres manières possibles de faire. La Boétie se révèle meilleur sociologue dans son analyse que la plupart des théoriciens de l’acteur rationnel en plaçant l’habitude au centre du problème :
« Cependant l’habitude qui, en toutes choses, exerce un si grand empire sur toutes nos actions, a surtout le pouvoir de nous apprendre à servir : c’est elle qui à la longue (comme on nous le raconte de Mithridate qui finit par s’habituer au poison) parvient à nous faire avaler, sans répugnance, l’amer venin de la servitude »32.
Comme La Boétie, Kafka parlait d’« ensorcellement » des dominés par les dominants. Ayant demandé à son ami Oskar Baum la recette de la bière qu’il souhaite fabriquer avec sa sœur Ottla sur l’exploitation agricole de Zürau, il le remercie à la mi-septembre 1917 et ajoute dans sa lettre avec humour : « Nous allons bientôt l’essayer et tâcher avec cela d’ensorceler tout le pays. Il faut ensorceler si on veut obtenir quelque chose de substantiel ». Cela n’est pas sans lien avec certaines scènes du Château (1922) où l’alcool coule à flot à l’auberge du village et où la seule à avoir résisté au Château est Amalia qui ne boit pas. Et l’on sait aussi que quand Kafka voulait définir la mauvaise littérature de divertissement, il disait d’elle qu’elle agissait comme un « narcotique » alors que la vraie littérature tout au contraire avait pour vertu de « réveiller » le lecteur. Or, La Boétie évoquait de son côté le rôle de tous les moyens de divertissement dans le détournement des consciences et le soutien aux relations de domination :
« Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie. Ce système, cette pratique, ces allèchements étaient les moyens qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets dans la servitude »33.
Et comme La Boétie encore, Kafka voyait dans les légendes et les contes populaires circulant sur le pouvoir une manière de plus de faire exister ce pouvoir et d’interdire toute résistance : « Le peuple a toujours ainsi sottement fabriqué lui-même des contes mensongers, pour y ajouter ensuite une foi incroyable »34.
- 35 Cf. Michaël Löwy, Franz Kafka. Rêveur insoumis, Paris : Stock, 2004.
30Constatant la proximité entre Kafka et La Boétie, Michael Löwy35 s’est demandé, à juste titre, si Kafka avait pu lire cet auteur du milieu du xvie siècle.
« Le socialiste libertaire Gustav Landauer, écrit-il, avait traduit De la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie en Allemand puis publié dans sa revue Der Sozialist en 1910 et 1911. Rien n’indique que Kafka connaissait ce texte, mais il n’est pas impossible qu’il fût connu des anarchistes praguois qu’il fréquentait ».
- 36 L’Institut Benjamenta, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Paris : Gallimard, L’Imaginaire, 19 (...)
Tout cela est fort probable, mais d’autres voies de transmission du même savoir sur l’exercice du pouvoir sont possibles. Ainsi, dans le roman de Robert Walser qu’appréciait Kafka, L’Institut Benjamenta, et qui traite expressément de la formation à la servitude, l’expression de La Boétie s’y retrouve employée, la sœur du directeur expliquant à Jacob que la « soumission volontaire à la rigueur et à l’affliction […] constitueront en grande partie [sa] vie »36. Qu’il ait lu directement un auteur comme La Boétie, qu’il ait pris connaissance de sa manière d’analyser le pouvoir par des sources politiques (anarchistes) ou littéraires (Walser) ou qu’il l’ait en partie réinventée lui-même sur la base d’une auto-analyse de sa situation personnelle et d’une observation des divers univers qui lui ont été donnés à voir, importe peu au fond lorsqu’on se donne pour objet les problèmes existentiels qu’il fait travailler dans son œuvre littéraire.
- 37 Par ailleurs, il est bien difficile de s’empêcher de penser que certains sociologues professionnels (...)
31Lorsque l’on prend conscience de cette omniprésence des rapports de pouvoir chez Kafka et que l’on connaît, par ailleurs, sa propension à l’observation, son relativisme anthropologique, sa conviction concernant la nécessité d’enseigner aux enfants une attitude scientifique de rupture avec les préjugés, son intérêt pour les rituels, sa réflexion sur le caractère social des individus, les déterminismes sociaux et l’importance de l’éducation et des habitudes culturelles acquises très tôt, la question se pose inévitablement de l’existence d’une sorte de sociologie implicite propre à cet auteur. Bien sûr, l’idée de « sociologie implicite » des écrivains peut prêter à confusion dans la mesure où elle donne l’impression qu’on leur confère le statut de sociologue, alors que leur pratique ne s’inscrit pas dans les mêmes cadres que celle du sociologue. Même quand il s’appuie, ce qui est plus souvent le cas qu’on ne le croit, sur une documentation fournie, des observations répétées ou de véritables enquêtes, le travail littéraire n’a jamais le même souci de systématicité et d’explicitation, et encore moins de conceptualisation, que le travail sociologique. Mais on ne peut pas faire non plus comme si l’écrivain ne faisait que re-transcrire le réel. Il le modélise, le met en forme, le typifie, l’analyse par l’acte même de sélection des traits pertinents des personnages, de l’action, des enchaînements de séquences, etc. Il y a donc bien un savoir spécifique sur le monde social qui se manifeste dans le travail littéraire, qui contribue à sa façon, qui n’est pas à proprement parler scientifique, à l’objectivation de certains aspects ou de certaines dimensions du monde social37.