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AccueilNuméros35L’émergence du christianisme

Résumé

Dans cette conférence faite à l’Association munichoise des libres-penseurs, en 1903, Raoul Francé s’emploie à démystifier le modèle des premières communautés chrétiennes. L’auteur dénonce des comportements provocants peu conformes à leur réputation de douceur et de pacifisme. Il évoque les divisions internes de ces communautés et la filiation probable entre les Esséniens et les premiers chrétiens. En s’appuyant sur des historiens, il cherche à prouver qu’on a exagéré l’importance de la persécution dont les chrétiens furent victimes sous l’empire romain. La conclusion de cette conférence documentée mais polémique, est que l’histoire du christianisme est celle d’une secte ambitieuse qui a usé de stratégie non seulement pour se répandre mais aussi pour écrire sa propre légende.

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Texte intégral

1Depuis le temps des découvertes marquantes dans les sciences de la nature, notre appréciation des bouleversements qu’elles ont engendrés a nécessairement changé. La renaissance de l’idée d’évolution, tombée dans l’oubli depuis l’époque des philosophes gréco-romains, la preuve d’une parenté intime entre l’être humain et le reste du monde organique dans l’histoire de l’évolution : ces nouveautés nous promettaient une nouvelle ère de l’intelligence humaine, où les modes de pensée dépassés, avec leur croyance en un absolu immuable et leurs naïves chimères souvent grimaçantes, allaient disparaître rapidement, une fois pour toutes. Cette espérance n’a été comblée que très partiellement durant la centaine d’années écoulée depuis que le grand-père du célèbre Charles Darwin a ouvert la voie à l’idée d’évolution.

2La force la plus importante à lui barrer la route, la « vision chrétienne du monde », qui se fait toujours un plaisir de donner à un million de prêtres les moyens de mener une existence insouciante et oisive – moyens dont elle doit priver la culture et les professeurs – cette énorme force peut, aujourd’hui encore, s’opposer obstinément à la philosophie et à la science de la nature. C’est en vain que Kant a anéanti les soi-disant preuves de l’existence de Dieu, en vain que la biologie nous a montré comment l’être humain s’est développé au fil du temps, suivant un merveilleux processus d’achèvement, à partir de la première gouttelette de substance vitale. Une théologie avancée, qui compose habilement avec les représentations de l’époque, trouve malgré tout crédit et partisans, même parmi les personnes instruites, lorsqu’elle fait remarquer que le noyau moral de son dogme, revêtu des habits du mythe, est si puissant et irréfutable qu’il a non seulement été capable d’engendrer l’Église, une organisation dont l’aboutissement est sans pareil, mais qu’il a aussi, deux siècles durant, su préserver cette dernière des attaques et des cas litigieux, et qu’il a par conséquent le droit de continuer à exister.

  • 1 Adolf von Harnack (1851-1930) : professeur d’histoire ecclésiastique, dont le cours sur « l’essence (...)
  • 2 On notera que la critique va assez loin : même Kalthoff, à qui il fait ici allusion, n’est pas épar (...)

3Dans ce contexte, il est tout à fait égal que le Christ n’ait été qu’un être humain ; il est même tout à fait superflu de se demander s’il s’agit d’une figure historique ou non ; seuls importent le dogme et les qualités morales des premiers chrétiens. C’est pourquoi Harnack1 et son école ont le courage de laisser de côté, sans vergogne, la déité de Jésus, c’est pourquoi les pasteurs de Brême défendent ces derniers temps ouvertement l’idée que Jésus est une figure inventée pour les croyants. Ils n’ont pas l’intention d’attendre que la science non théologique se débarrasse des prêtres en même temps que des dogmes, et ils professent ces temps-ci un christianisme sans Dieu et sans Christ, afin que, lors du grand règlement de comptes, soit au moins préservé le statut si lucratif du clergé2.

4Ainsi, ce n’est pas la science de la nature, mais la recherche historique et l’histoire des civilisations qui raviront au christianisme son dernier soutien, car le dernier recours des théologiens n’est pas valable : le christianisme n’a jamais été une camaraderie noble et porteuse de hautes vertus, les doctrines chrétiennes n’ont pas élevé le niveau de la morale, ce n’est pas grâce à leur propre force morale qu’elles sont parvenues à la victoire, mais par des procédés très bas et condamnables, et la domination du christianisme n’a apporté profit et bienfaits à personne sur Terre, si ce n’est à l’Église.

5C’est l’Église elle-même qui nous en fournit les preuves dans les documents sur sa fondation et dans les actes de la préhistoire chrétienne.

I.

6Les évangiles, les lettres de Saint Paul, la littérature des épîtres et les écrits des « pères apostoliques » sont d’une très grande importance pour comprendre les premiers chrétiens, aussi insignifiants soient-ils pour juger la figure de Jésus. Mais ce sont les meilleurs témoignages de la formation des premières communautés, des représentations et parfois aussi des destinées des chrétiens primitifs. Il en ressort sans conteste que le courant chrétien était dès le début une affaire purement juive, qui a seulement eu accès à des milieux plus larges, païens ou plus exactement hellénistiques, à partir du moment où un groupe d’hommes, réunis autour de la personne de Paul, l’y a conduite. Et c’est pour cette raison que la première mention historiquement attestée qui se réfère à des chrétiens ne parle que de juifs. Il s’agit du célèbre passage de la Vita Claudii de Suétone (chapitre 25) à propos des troubles ayant éclaté sous l’impulsion de Chrestos parmi les juifs romains et qui auraient mené à leur persécution. Cette persécution des juifs sous Claude a pu avoir lieu dans les années 41 à 54 de notre ère – pour différentes raisons, on a supposé qu’elle avait été ordonnée en 50 ; dans tous les cas, il apparaît de ce fait probable qu’un courant messianique juif était présent à Rome très tôt avant l’apparition du mythe de Jésus. Mais rapidement les « juifs réformés » se firent davantage remarquer parmi leurs camarades, et Tacite les distingue déjà très clairement des juifs lors de sa description du régime de Néron. Il dit à ce propos dans les Annales (15, 44) :

« Lorsque le grand incendie sous Néron eut détruit la plus grande partie de la ville de Rome et que la rumeur populaire en désigna de manière persistante Néron lui-même comme instigateur, il chercha à y couper court en rejetant la faute sur d’autres et infligea des châtiments raffinés à ceux que le peuple nommait chrétiens et détestait à cause de leurs infamies. Le transfert fut accepté en raison de leur haine contre le genre humain ».

7L’introduction des chrétiens dans l’histoire universelle ne s’est donc nullement faite de manière flatteuse. Le fait est que les chrétiens, dès le début, ne se rendirent pas sympathiques auprès des personnes qui ne partageaient pas leur point de vue. Cela semble cependant bien compréhensible lorsqu’on les aborde à partir de leurs propres écrits. C’est dans l’histoire des apôtres, dans les lettres de Saint Paul, ainsi que dans la soi-disant Apocalypse de Saint Jean, qui renferme les espérances et les attentes des chrétiens primitifs, qu’ils se décrivent le mieux.

8Dans les Actes des Apôtres (4, 34-35), la première paroisse de Jérusalem est présentée comme une société communiste. On y raconte que ceux qui avaient des champs ou des maisons les vendaient et en répartissaient la recette entre tous. Un exemple subtil, qui parle vraiment en faveur d’une représentation fidèle à la réalité, est à ce sujet l’épisode d’Ananias et Saphira, qui, lors de cette répartition entre tous, voulurent tricher.

  • 3 On en trouve la preuve dans la 2e lettre aux Corinthiens (12, 7), où Paul évoque ses crises de conv (...)
  • 4 Contenus dans l’ouvrage Contre Celse du Père de l’Église Origène, livre 6, 38, 39 [R. F.].
  • 5 Aujourd’hui, la signification communément admise des termes « maran atha », dont l’origine serait a (...)

9Ce mode de vie communiste était en tout cas une particularité qui devait distinguer très clairement les premiers membres de la communauté chrétienne de leurs compatriotes. Il faut ajouter que les chrétiens évitaient rigoureusement tout contact avec les « non croyants » – il est ainsi reproché de manière véhémente à Pierre dans les Actes des Apôtres (11, 3) d’avoir partagé la table avec des personnes non circoncises ! Mais c’est dans les Évangiles (Matth. 15, 26) que l’on trouve une extrême aversion pour tous les non chrétiens, les païens y étant désignés comme des chiens et des porcs – des expressions que l’on n’hésitait pas à attribuer au Christ ! Paul conseille aux croyants (2 Corinth. 9, 17) de se dissocier complètement des Romains ; dans sa 1re lettre aux Corinthiens, il donne même libre cours à la haine fanatique qu’il éprouve envers eux (16, 22) : « Si quelqu’un n’aime pas le Seigneur Jésus Christ, qu’il soit anathème maran atha ». L’anathème est la malédiction de l’Église entrée dans l’usage, les deux autres mots restent jusque-là inexpliqués. Paul, on le sait, était épileptique3, et l’exégèse biblique a donc compris ces mots étranges comme des propos extatiques, comme le signe d’un « accès de fureur » accompagné de balbutiements incompréhensibles ; on a cependant aussi pu considérer ces mots comme une formule magique, ce qui nous fait immédiatement penser aux curieuses paroles du philosophe grec Celse à propos d’« une certaine magie et sorcellerie » des chrétiens et des « noms barbares de quelques démons qu’ils utilisent comme imprécations »4 et dont il avoue avoir peur5.

10Il est du reste une grande erreur de considérer les premiers chrétiens comme des êtres particulièrement doux et pacifiques. Les preuves déjà avancées attestent assez de leur intolérance fanatique, et le meilleur témoignage de leurs intentions est le célèbre passage de l’Évangile selon Matthieu (10, 34) qui fait dire à Jésus :

« Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur Terre. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère. Et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison ».

En effet, Celse, cité plus haut, nous raconte, d’après sa propre expérience (chez Origène, 3, 44-71), que les « plus effrontés parmi les chrétiens encouragent les enfants à se débarrasser de leurs rênes », « exigent d’eux qu’ils renoncent à leur père et à leurs professeurs » et qu’ils aillent avec eux « au gynécée ou au foulon ou à la cordonnerie » pour pouvoir leur apprendre tranquillement comment « devenir bienheureux ».

11Une haine viscérale envers les Romains et leur État se fait jour dans l’Apocalypse de Saint Jean, qui, par sa tendance générale, est désormais considérée unanimement par les théologiens comme une réaction, une réponse à la persécution des chrétiens par Néron. Dans cette Apocalypse sont prophétisées la chute de Néron et sa damnation éternelle, et l’on y explique aux chrétiens, sous la forme d’une vision, que Jésus Christ viendra sous peu procéder lui-même au jugement du monde romain. Des sauterelles à visage humain et à dents de lion viendront et, cinq mois durant, piqueront comme des scorpions tous les païens, la troisième partie de l’humanité sera exterminée dans le feu, la fumée et le soufre, un quart de l’humanité mourra de faim à la demande des chrétiens persécutés, l’eau se changera en sang, les païens souffriront d’une telle chaleur qu’ils en croqueront leur langue et attraperont des maladies des glandes, leurs villes seront détruites par des tremblements de terre, leurs commerçants se plaindront de la mauvaise situation des affaires (!). (18, 11) – A la fin, Jésus vient lui-même sur un cheval blanc ; de l’épée sortant de sa bouche, il étrangle tous les païens, il découpe les hommes avec sa faucille jusqu’à ce que le sang des tués « aille jusqu’à la bride des chevaux » (14, 20) ! Mais les 144 000 juifs qui sont devenus chrétiens (12 000 de chaque branche descendant de Juda !) demeurent épargnés par ces atrocités, ils rejoignent le ciel et y entonnent des chants de liesse avec les anges.

12On ne peut nier qu’en regard de cela les fondements soi-disant « chrétiens » de l’amour des ennemis, voire même seulement de celui du prochain, apparaissent comme de pures paroles en l’air. Où est passée la belle phrase sur le pardon accordé aux ennemis ?

13Il reste que les premiers chrétiens, en dépeignant ces horreurs comme symboles de leurs espoirs, ont vraiment légitimé les affirmations des Romains sur la haine des chrétiens pour le genre humain. Si l’on ajoute que les chrétiens évitaient farouchement les fêtes et les sacrifices des Romains, si l’on pense qu’ils se rassemblaient, la nuit, dans des catacombes ou auprès de tombeaux et qu’ils psalmodiaient des chants inquiétants où il était question d’un crucifié, si l’on se souvient de ce qui nous a été rapporté sur la glossolalie des premiers chrétiens, sur leurs balbutiements et leurs cris confus et extasiés, on comprendra aisément que les Romains, d’un naturel joyeux et amoureux de la lumière, firent de moins en moins confiance à ces originaux emplis de haine, à ces hommes obscurs et sauvages, et les crurent capables de perpétrer des crimes farfelus. Le soupçon le plus populaire, qui poursuivit les chrétiens presque trois siècles durant, était le meurtre rituel. Une rumeur tenace voulait qu’ils tuent des enfants, les fassent cuire, les saupoudrent de farine et les accompagnent de pain trempé dans le sang des enfants assassinés. On avait aussi l’habitude de leur prêter des vices contre-nature. Le Père de l’Église Eusèbe rapporte dans son Histoire ecclésiastique (V, 2) que, par exemple à Lugdunum, sous Verus (environ de 160 à 170 après J.-C.), certains esclaves de chrétiens prononçaient contre ces derniers, de leur propre initiative, les redoutables accusations mentionnées plus haut. Il n’est donc pas étonnant que le peuple ait exigé avec une force et une énergie de plus en plus grandes une sévère procédure contre les chrétiens et, comme la population chrétienne des villes médiévales le fit contre les juifs accusés de faits semblables, qu’il en vint lui-même par endroits à des actes de violence. Cela ne fit naturellement que consolider la haine des chrétiens contre les Romains, et c’est ainsi que la première apparition des chrétiens mena nécessairement à des persécutions qui s’intensifièrent à mesure que les chrétiens gagnaient en importance et en fidèles.

14Les Actes des Apôtres dépeignent déjà cette persécution (6e et 7e chapitres) qui se serait déclenchée « en l’église de Jérusalem » et où un certain Étienne fut victime de la fureur du peuple. L’Histoire ne recense pas cet événement, au demeurant tout à fait anodin pour l’époque, et il n’est en rien vraisemblable, puisque les juifs, décrits comme les agresseurs, n’avaient alors aucune raison de persécuter des gens qui étaient considérés comme faisant partie de l’une des nombreuses sectes religieuses tolérées. Il est bien plus probable que ce récit fasse référence à un différend qui éclata entre les membres eux-mêmes de ce nouveau cercle.

15En effet, les Actes des Apôtres, qui se désignent eux-mêmes comme le prolongement de l’Évangile selon Luc, ne constituent pas une représentation historique, mais un écrit partisan. Leur parti pris est de combler l’importante fissure qui, dès le début, a divisé les chrétiens en deux camps acharnés et ennemis. C’est le combat entre l’Église de Jérusalem et les Gentils, ou, comme on appelait à l’époque les deux parties, entre les « Pétriniens » et les « Paulinistes ». Les plus originels d’entre eux sont assurément les Pétriniens ou Ébionites (qui signifie « les pauvres »), qui considéraient toute la fondation exclusivement comme une secte juive. En revanche, les Paulinistes, en tant que modernes, acceptaient aussi avec empressement des Grecs et des Romains dans le nouveau cercle. Quelle que soit la communauté chrétienne vers laquelle on se tourne à cette époque, partout fait rage la polémique entre Pétriniens et Paulinistes. Les épîtres de Paul ne cessent de mettre en garde contre les Pétriniens, qui seraient de faux frères pressants et hypocrites. Par endroits (Rom 16, 20), Pierre est même appelé Satan.

  • 6 F. C. Baur, Das Christentum und die christliche Kirche der ersten drei Jahrhunderte (Le christianis (...)

16De leur côté, les écrits ébionites, détruits en grande partie par le camp des Paulinistes, nomment Paul « l’hérétique » ; le Père de l’Église Irénée, qui a eu accès à ces textes, dit qu’« ils médisent à l’infini de Paul » (Contre les hérésies, I, 26). Or, dans les Actes des Apôtres, Pétriniens et Paulinistes sont représentés comme des anges s’aimant d’un amour purement fraternel, même les prodiges qu’ils accomplissent sont répartis entre les deux, si bien qu’il n’y a pas un miracle de Pierre qui n’ait son pendant chez Paul. Ce parallèle est poursuivi dans les détails les plus ridiculement insignifiants. Ainsi, le Christ apparaît à Paul au 9e chapitre et le nomme son apôtre auprès des païens – mais aussitôt, il apparaît aussi à Pierre en lui confiant la même mission. C’est pourquoi Ferd. Baur, Professeur de théologie, désigne les Actes des Apôtres, en une jolie périphrase6, comme « une modification intentionnelle et tendancieuse des faits », et c’est aussi la raison pour laquelle la persécution d’Étienne qui y est décrite est considérée par la théologie moderne comme un différend masqué entre les deux parties. On a toutes les raisons de penser qu’Étienne et ses camarades étaient des Paulinistes, tués par leurs « propres frères en Christ », sympathisants ébionites.

17Mais d’où viennent ces Ébionites parmi lesquels les premières « idées chrétiennes » virent le jour ? L’Histoire ne se prononce pas à ce sujet. Mais pour les amateurs d’Histoire, il n’y a là rien d’étonnant, car il y avait alors, au début du règne de César, un si grand nombre de petites sociétés religieuses, qu’une association cultuelle comme celle des chrétiens, aussi visible soit-elle, devait avoir rassemblé de très nombreux membres avant de pouvoir attirer l’attention sur la place publique. C’est que l’époque était très favorable à la fondation de sectes mystiques. La croyance hellénistique dans les divinités était devenue ce qu’est le christianisme aujourd’hui : la religion d’État, pratiquée par pur intérêt et avec le plus grand zèle par tous les fonctionnaires, dignitaires et les personnes qui en dépendent, mais qui laisse parfaitement insensibles tous ceux qui n’ont pas d’intérêts matériels. Le judaïsme était lui aussi désorganisé de la même manière et se divisait en différentes sectes qui se combattaient et se haïssaient mutuellement. Ces sectes se nommaient les Pharisiens, le Sadducéens et les Esséniens. Ces derniers sont sans aucun doute liés au christianisme.

  • 7 Eusèbe Pamphile, Histoire ecclésiastique, 2e livre, 17 [R. F.].

18Dans son ouvrage De vita contemplativa, Philon d’Alexandrie fait une description détaillée des Esséniens, qu’il nomme ascètes ou thérapeutes. Nous y apprenons ainsi par Flavius Josèphe, qui les mentionne également dans la Guerre des Juifs contre les Romains, qu’environ 4 000 de ces thérapeutes vivaient disséminés en Palestine, au bord de la mer Rouge, mais aussi dans des villes, même à Rome et, comme le dit Philon, « dans de nombreuses autres contrées du globe ». C’étaient des juifs qui respectaient à la lettre de nombreuses coutumes ancestrales, cohabitaient de manière tout à fait communiste, condamnaient, tout comme les chrétiens, les sacrifices de sang, et – comme le dit Eusèbe7, qui les considère aussi comme chrétiens – « qui observaient déjà les mêmes prescriptions ecclésiastiques que nous ». Avec eux vivent des femmes, appelées thérapeutrides, dont Eusèbe nous dit : « La plupart d’entre elles étaient des vierges âgées, qui vivaient avec les thérapeutes mais n’étaient pas désireuses d’avoir une progéniture mortelle ».

  • 8 On notera que la thèse imputant au christianisme une base essénienne avait été diffusée en France p (...)

19La ressemblance est donc frappante entre les Esséniens et les chrétiens primitifs. Communisme, tendances ascétiques, baptême, rejet des sacrifices de sang, à quoi s’ajoutent des rituels juifs et une mythologie hébraïque : toutes ces caractéristiques se retrouvent dans les deux cas, et leur adéquation devient complète lorsqu’on apprend que Philon les appelle aussi hosioi, les pieux ou les saints, et que nous nous souvenons que les chrétiens avaient l’habitude de se nommer « les pieux » et « les saints ». Les anciens écrivains ecclésiastiques, qui devaient savoir reconnaître mieux que nous, 2 000 ans plus tard, les liens et les ressemblances, désignaient franchement les Esséniens comme des précurseurs chrétiens, comme le fait par exemple Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique, ou, avant lui, Épiphane, qui écrit : « Les Ébonites sont apparentés avec les Esséniens »8.

20Flavius Josèphe, dans son ouvrage sur la Guerre des Juifs (De bello judaic., XIII, 9), ayant mentionné un certain Judas de l’an 110 avant notre ère comme étant un Essénien, le iie siècle avant J.-C. est donc la période la plus lointaine à laquelle remontent les traces des cercles chrétiens !

  • 9 Cf. à ce propos plus en détail R. Seydel, Das Evangelium Jesu in seinen Verhältnissen zur Buddhasag (...)

21On trouve les preuves les plus convaincantes de ce que les Esséniens partageaient avec les chrétiens les mêmes enseignements et visions du monde dans le fait qu’ils adoptent rapidement et massivement au iie siècle le nom de chrétiens et que le terme d’Esséniens disparaît alors comme par enchantement. D’un autre côté, les Esséniens présentent de nombreux traits qui les rapprochent des bouddhistes indiens ; notamment le fait qu’ils aient horreur de tuer des animaux, leur nourriture végétale, beaucoup de leurs idées douces et pessimistes, leur explication du monde comme émanation d’un esprit originel inconcevable, les aspects théosophiques de leur morale, en particulier la doctrine selon laquelle la vertu réside en la lutte de l’esprit pour la libération de la matière, leur organisation de la communauté en différents ordres, calquée sur les sangha bouddhistes – tout cela rend plus que probable une influence bouddhiste sur ces véritables chrétiens primitifs. Une telle possibilité allait de soi si l’on songe aux relations nourries entre l’Inde et l’Orient romain, particulièrement en ce qui concerne les juifs qui pratiquaient le commerce. Selon une indication de Pline, l’Empire romain dépensait à cette époque non loin de 50 millions de sesterces par an (8 millions de marks) pour des denrées indiennes, qui transitaient principalement par les navires de commerce de Syrie, d’Asie mineure et d’Égypte. Il est tout naturel que, ce faisant, des idées venues d’Inde se répandaient également, et l’on ne peut s’étonner que, même plus tard, les Évangiles soient pleins d’influences indiennes. Une grande partie des versets du dogme est indéniablement bouddhiste, ainsi qu’une partie des légendes, par exemple l’épisode avec Marie de Magdala, la Samaritaine au puits, l’enseignement de l’enfant de douze ans, la tentation par Satan, etc., et c’est pourquoi de nombreux chercheurs renommés se sont déjà faits à l’idée que le christianisme n’est rien qu’un bouddhisme déformé et judaïsé9.

II.

22Nous disposons désormais d’une vision claire de la situation des chrétiens primitifs autour du premier siècle. Dans tous les pays méditerranéens de l’Empire romain se trouvaient de petits rassemblements qui se nommaient chrétiens et dont les membres se croyaient plus proches du « Dieu des juifs » que les autres hommes, et qui pensaient que ce Dieu ne tarderait plus à anéantir les Romains qu’ils haïssaient tant et à créer une nouvelle Terre, sur laquelle ils régneraient en maîtres, eux qui étaient jusque-là pauvres et méprisés. Cette croyance en une fin du monde proche (le millénarisme) était pour les chrétiens le point le plus important de leur doctrine, de nombreux fanatiques parmi eux en étaient si intimement convaincus que c’est avec plaisir et de leur plein gré qu’ils renonçaient à une vie leur paraissant sans valeur en regard des splendeurs promises dans les années à venir. Ces pauvres rêveurs cherchaient donc d’eux-mêmes des occasions de mourir et forçaient leur mort s’ils n’en trouvaient pas. On en trouve les preuves dans les écrits des Pères de l’Église Justin et Tertullien, où il s’agit de juges romains ne pouvant faire face aux masses se pressant vers la mort. Dans les lettres dites de l’évêque Ignace (les épîtres d’Ignace), il est rapporté qu’en certains endroits s’éveilla parmi les chrétiens une véritable soif de martyre, qui mena à des manifestations contre les Romains et provoqua même la répréhension de la part de « chrétiens lucides ».

  • 10 Ce Titus Flavius Clemens est selon toute probabilité identique au pape Clément Ier (Clemens Romanus (...)

23Les occasions de martyre ne nécessitaient cependant pas d’être provoquées, les meneurs du mouvement chrétien veillèrent bientôt à en pourvoir abondamment. Ils travaillèrent sans détour à faire de la famille impériale des fidèles du christianisme. Si cela réussissait, la cause des chrétiens était immédiatement gagnée. Les récits d’Eusèbe et de l’historien romain Dion Cassius convergent sur le fait que les chrétiens réussirent à décider une nièce de l’empereur Vespasien, nommée Flavia Domitilla, ainsi que son époux, le consul Titus Flavius Clemens10, à intégrer la communauté chrétienne. Lorsque l’empereur Domitien l’apprit, il fit exiler Flavia sur l’île de Pandataria et exécuter son mari ainsi que ses partisans pour cause de « sympathie pour le judaïsme et mépris des Dieux ». Flavia Domitilla fit tout de même de la propagande pour la cause chrétienne et convainquit le précédent consul, Manius Acilius Glabrio, dont la pierre tombale fut retrouvée, recouverte d’inscriptions chrétiennes, dans les catacombes romaines en 1888, ainsi que la femme de ce dernier, puis le préfet de la garde prétorienne, Titus Petronius Secundus, le majordome qui travaillait pour elle, Stéphane, et d’autres encore. Au sein de ce cercle chrétien, on décida d’assassiner l’empereur et l’on mit ce projet à exécution. Stéphane poignarda l’empereur le 16 septembre 96 à l’occasion d’une audience qu’ils avaient hypocritement sollicitée. Domitien se défendit, mais les autres conjurés surgirent et l’étranglèrent avec l’aide d’un gladiateur, comme le relate Suétone.

24Les circonstances auraient alors été très favorables au christianisme, mais les assassins de Domitien ne furent pas assez malins pour exploiter habilement leur crime. Comme l’armée portait le deuil de Domitien, ils n’osèrent pas faire nommer empereur un meurtrier, mais poussèrent provisoirement sur le trône le vieillard Nerva, non impliqué dans le meurtre, afin de préparer, sous la protection de cet homme de paille inoffensif, le grand chamboulement. Mais les prétoriens déjouèrent la mise en œuvre de ce plan ; dès 97, ils laissèrent libre cours à leur indignation, et tous les participants à l’assassinat de Domitien furent mis en pièces sous les yeux de l’empereur. Un hasard avait entravé la marche victorieuse du christianisme.

25Cette description peut-être un peu trop détaillée des premières tentatives pour introduire le christianisme « dans la pratique » nous montre que ces premiers chrétiens n’étaient aucunement de doux rêveurs pacifiques tels qu’ils nous sont présentés habituellement, y compris par des auteurs non religieux, par exemple Tolstoï. Il y avait parmi eux de nombreux éléments qui contraignaient l’État romain, pourtant extrêmement tolérant sur les sujets religieux, à exercer une attention particulièrement intensive. Dans les manuels religieux, les deuxième et troisième siècles de l’histoire chrétienne sont emplis de la description d’innombrables scènes d’horreur et de martyre, de l’affirmation de forfaits atroces et bestiaux à l’encontre des chrétiens, mais aussi de la description d’une ardeur incomparable et d’un courage inébranlable de la part des chrétiens persécutés, qui acceptaient toutes les persécutions avec facilité et opiniâtreté, ne faisant que redoubler en nombre et en courage, si bien que cette époque des persécutions est sans équivalent dans l’histoire et que, selon les « historiens pieux », il s’agit du signe le plus visible d’un pouvoir divin se manifestant au-dessus des chrétiens…

26Si l’exagération vraiment outrée des scènes de martyre et la caricature fanatique des caractères lorsqu’il est question d’empereurs païens ou de juges rendent déjà fort suspecte l’histoire des martyres, elle se révèle franchement comme une altération tendancieuse de certains faits très anodins et aucunement héroïques lorsqu’on connaît les événements historiques réels de cette époque.

27Voici ce que furent les persécutions des chrétiens après Domitien :

  • 11 Cf. Dr. K. Wessely, Ein Libellus eines Libellaticus aus dem Faijum. Sitzungsberichte des Kaisers. ( (...)

28En l’an 105, le gouverneur de Bithynie, Pline le Jeune, fait un rapport à l’empereur Trajan sur une nouvelle superstition étrange qui se propage très rapidement dans sa province. Il dit que ces chrétiens commettent de nombreux méfaits, mais que beaucoup d’entre eux, une fois devant les tribunaux, nient être chrétiens. Trajan lui répond, dans une lettre que l’on a conservée : « Il ne faut pas les rechercher. Mais s’ils sont dénoncés et confondus, il faut bien sûr les punir ». On ne peut prendre en compte les plaintes anonymes, « car cela ne serait pas digne de notre époque ». On ne pouvait juger de manière plus humaine et plus juste dans cette affaire, et l’affreux martyre du soi-disant évêque Ignace d’Antioche, qu’Eusèbe (Histoire ecclésiastique, III, 37) nous rapporte comme faisant suite à ce décret, n’a pas le moindre fondement historique, comme l’admettent même des théologiens protestants. Pourtant, le rescrit de Trajan, les analyses de Pline et l’excitation grandissante de la population éveillèrent une immense crainte parmi les chrétiens. En ce temps-là, les « lapsi », ceux parmi eux qui étaient tombés, se multiplièrent. Selon les écrits de Pères de l’Église datant des iie et iiie siècles, de très nombreux chrétiens reniaient leur foi, au cours des persécutions – ou même sans persécution. À chaque persécution nouvelle augmentait le nombre de ceux qui parmi eux reniaient le Christ. Une œuvre, le Pastor Hermae (Le Pasteur d’Hermas), nous donne de nombreuses informations sur ce point. Dans ses œuvres De fuga persecutionis (11-13) et De corona, le Père de l’Église Tertullien déplore l’« appréhension des cléricaux aux pieds de cerfs devant le martyre » et l’« appréhension des chrétiens devant la douleur ». Dans la même épître, il raconte que des communautés entières ont éloigné d’elles les persécutions en corrompant les autorités, chose que l’« ordre régnant de l’Église » a approuvée. Dans ses épîtres, l’évêque Cyprien évoque à de nombreuses reprises le fait que les évêques et hautes personnalités ecclésiastiques s’accusaient mutuellement d’avoir renié leur chrétienté à l’occasion d’une persécution. Il mentionne également (ép. 55, ép. 30) le fait que de très nombreux chrétiens se faisaient établir en sous-main, contre de l’argent, publiquement ou secrètement, une attestation (libellus) de la part des autorités, certifiant qu’ils étaient païens, et sacrifiaient selon le rite païen. On en a trouvé une confirmation parfaite, il y a quelques années, en Égypte, dans ce que l’on appelle le papyrus Rainer11, qui contient un registre administratif de ceux qui reniaient leur chrétienté et que l’on appelait libellatici. L’œuvre du Père de l’Église Pierre d’Alexandrie, Liber de poenitentia, nous informe sur les moyens employés par les chrétiens pour échapper aux persécutions. Il y parle de chrétiens qui forçaient leurs esclaves chrétiens (!) à pratiquer pour eux des sacrifices selon le mode païen ou à mourir pour eux en martyrs s’ils refusaient !

29En raison de ces informations et de beaucoup d’autres, les théologiens durent eux-mêmes reconnaître « que le nombre des ceux qui reniaient leur foi dépassait largement celui des martyrs et de ceux qui, ouvertement ou secrètement, se considéraient de confession chrétienne » (Harnack).

  • 12 Œuvre chrétienne du IIe siècle. Tertullien et Irénée de Lyon le citent comme « Écriture ».

30À la fin des persécutions, ces « chrétiens de nom » affluèrent à nouveau dans l’Église, qui les accueillit avec empressement, car, comme le dit déjà le Pasteur d’Hermas12, « seuls ceux qui sont butés sont rejetés pour toujours », et l’Église fait principalement dépendre le salut à venir de l’appartenance à son association. Et le Père de l’Église Tertullien, précurseur des jésuites, dit tendrement : « si le reniement a été extorqué, la foi peut être conservée intacte dans le cœur »… Voici la vérité sur le « courage dans la foi des chrétiens primitifs ».

31Dans son Histoire ecclésiastique, Eusèbe rapporte des informations positives sur les martyrs, par exemple qu’à Alexandrie, à l’époque des persécutions de Dèce (250 de notre ère), les chrétiens furent saisis d’une immense force de foi. Mais lorsqu’il s’agit de nommer des cas concrets, il ne peut avancer, dans cette métropole qui comptait alors plus d’un million d’habitants, que 17 martyrs, dont des enfants (!) ; à propos des autres chrétiens qui étaient quelques milliers à vivre dans la deuxième plus grande ville de l’Empire romain, il dit laconiquement « qu’ils renièrent leur foi » (Histoire ecclésiastique, VI, 41).

  • 13 Il lui fut cependant reproché, à lui aussi, lors de l’assemblée de l’Église, d’avoir alors ignomini (...)

32La seule persécution systématique de longue durée eut lieu sous le règne de l’empereur Dioclétien. Eusèbe écrit à propos de cette époque (Histoire ecclésiastique, VIII, 1) : « Dioclétien confiait même aux chrétiens des postes de gouverneurs, il permettait même aux gens de sa cour d’être chrétiens, il nous accordait davantage de bienveillance qu’aux autres serviteurs ». Mais « les communautés se combattaient l’une l’autre, les chefs se divisèrent, l’hypocrisie et la simulation les plus basses atteignirent le comble de la méchanceté parmi nous ». Eusèbe, chrétien et contemporain des faits, parle ainsi de ce qu’il a vu, et nous apprend que « la colère de Dieu à propos de la méchanceté des chrétiens » fit soudainement changer d’avis Dioclétien et l’incita à persécuter les chrétiens. Chagriné, il dit encore (VIII, 2) : « nous vîmes les pasteurs de la communauté se cacher de manière infamante »13, et il clôt ce sujet embarrassant par ces mots : « Toutefois, il ne me semble pas convenable de transmettre ces fautes à la postérité. J’ai décidé de ne plus en parler ».

  • 14 Barthold Georg Niebuhr (1776-1831) : historien allemand de la Rome antique.
  • 15 Henry Dodwell (1641-1711) : philologue irlandais, très contesté de son temps.
  • 16 Référence à Matthieu, 5, 13 : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec q (...)

33En vérité, ce n’est pas « la colère de Dieu » qui a poussé Dioclétien à commettre cette persécution vraiment cruelle envers les chrétiens, mais le fait qu’il eut vent d’un projet ourdi par quelques commandants de guerre chrétiens qui, dans les provinces, voulaient s’associer à des gens de cour chrétiens afin de renverser le régime par un coup de force et d’en prendre la tête. Mais, là aussi, comme l’explique l’éminent historien Niebuhr14, les persécutions étaient loin d’être aussi abominables que ce que nous nous représentons habituellement. L’historiographe anglais Dodwell, qui les a étudiées précisément, dit « qu’elles sont sans commune mesure avec ce que le duc d’Albe a fait en Hollande au nom du christianisme »15. Cependant, elles produisirent un effet abominable sur les chrétiens. Dans ses écrits (ép. de Poenitentia), Pierre d’Alexandrie constate une apostasie très importante. Si les persécutions avaient duré encore plus longtemps, le christianisme aurait probablement connu ses dernières heures. Or, aussitôt furent-elles finies que le « sel ayant perdu sa saveur »16, comme les Pères de l’Église nomment d’un ton moqueur ceux qui reniaient leur foi, afflua à nouveau en nombre au sein de l’Église, et Eusèbe put se vanter à nouveau de la « foi véritablement divine et solide » de ses fidèles.

34Enfin, les chrétiens arrivèrent, à force d’efforts, à pénétrer les milieux de la cour et à acquérir à leur cause en particulier les vieilles femmes. La mère du futur empereur Constantin devint chrétienne. Il s’agit de la célèbre Hélène, dont on dit qu’elle a trouvé la croix du Christ à Jérusalem. Alors qu’elle était encore servante d’auberge, elle vivait – comme nous le conte le Père de l’Église Ambroise – en concubinage avec le père de Constantin. Son fils, proclamé empereur par l’armée, se convertit au christianisme le jour de sa propre mort, le 22 mai 337, après avoir fait pendre son beau-père, exécuté son beau-frère Licinius contre sa parole et fait assassiner le fils de ce dernier, encore enfant, par méfiance. Sa « mentalité chrétienne », si louée par ses apologistes, ne l’empêcha pas de faire étouffer son épouse Fausta dans son bain.

35Comme le rapportent les apologistes chrétiens contemporains de Constantin (par exemple Eusèbe), cet assassin récidiviste alla « calmement et joyeusement au ciel » – l’Histoire le désigne comme Constantin le Grand, mais l’Église russe et arménienne le vénère comme Saint.

  • 17 Prof. Hertzberg, Geschichte des römischen Kaiserreiches (Histoire de l’Empire romain), 1896 [R. F.]

36Son fils Constance avait déjà été transformé dès son jeune âge par le christianisme, ce qui était si peu visible que, comme le dit de lui un historiographe de renom17, il exerça un « règne véritablement abominable ». Au début de ce règne, il fit mettre en pièces toute sa famille, tous ses frères encore en vie, ainsi que les princes Dalmatius et Hannibalien qu’il attira par la ruse, six petits-enfants de son grand-oncle, les époux de ses sœurs et de ses cousines, remarquables dignitaires de la cour, en tout 14 membres de sa famille – avant de se consacrer avec un zèle imperturbable à la diffusion du christianisme, qui amorça avec lui son hégémonie mondiale.

III.

37L’histoire de l’émergence et de l’évolution du christianisme est donc semblable à celle de toute association à l’origine insignifiante et misérable, passant par de fréquentes phases où le contexte défavorable fait qu’elle est proche de l’effondrement, et qui arrive finalement au pouvoir grâce à d’habiles dirigeants et d’heureux hasards. Les théologiens, ainsi que certains historiens asservis au pouvoir, peuvent toujours parler de miracles, de la nécessité morale du christianisme, due à la ruine morale des païens et la grandeur morale des chrétiens, qui mena à l’élévation spirituelle de l’humanité. Mais ce n’est malheureusement pas vrai.

38La doctrine chrétienne essénienne et pauliniste ne contient rien de bien qui ne soit déjà présent dans les théories, populaires à l’époque, des philosophes éclectiques comme Cicéron, Sénèque ou Epictète. Le Manuel de la morale d’Epictète rend tout le christianisme superflu. Toutes ces belles paroles à propos de l’amour du prochain, du fait de faire le bien, du soin à apporter aux pauvres, de l’égalité entre les hommes, complaisamment considérées par certains comme « seulement chrétiennes », tous ces dogmes étaient déjà observés avant le christianisme et sont suivis de la même manière indépendamment de lui – ou ne sont pas observés, comme chez les chrétiens. Ce même Trajan, décrit par l’écrivain ecclésiastique Lactance dans son œuvre De mortibus persecutorum (De la mort des persécuteurs) comme un monstre inhumain, persécuteur des chrétiens, était un homme extrêmement bienveillant et doux, qui fit bâtir dans toute l’Italie, à ses frais et très charitablement, des instituts pour nourrir les enfants de parents sans ressources. Nous savons à propos de Pline, celui-là même qui commença à persécuter les chrétiens, qu’il sacrifia facilement une grande part de sa fortune à des fins semblables. On pourrait multiplier à l’envi le nombre d’exemples de noblesse d’âme de la part de ces païens si décriés. Les persécutions, dépeintes de manière si exagérée, furent immédiatement mises en scène par ces mêmes chrétiens qui passent pour des victimes innocentes, et ce, dès que le pouvoir étatique commença à les soutenir. Sous le règne de Constantin, il était déjà monnaie courante qu’ils incendient les temples païens. Mal leur en prit, notamment à Apamée, en Asie mineure, car la population, irritée par cet événement, jeta l’évêque, meneur des chrétiens, dans les flammes qu’il venait lui-même d’allumer. Cela fit alors un martyr de plus, et l’on cria à la persécution des chrétiens.

39À la suite de l’édit religieux de Constantin, des frères mendiants (circoncellions) se mirent à parcourir en très grand nombre les territoires situés particulièrement au Sud de l’Empire romain, « pour imiter la vie de Jésus faite de renoncement » – et pour « inciter les chrétiens à se battre contre les forces non-chrétiennes ». Avec le parti ecclésiastique des donatistes, ils propagèrent panique et effroi en tuant et pillant, jusqu’à ce que leur pouvoir soit brisé à la suite de plusieurs batailles contre l’armée. L’empereur Gratien proclame en l’an 380 l’édit suivant :

« Nous ordonnons que tous les peuples que régit la modération de Notre Clémence vivent dans cette religion que le Saint apôtre Pierre a donnée aux Romains […]. Nous ordonnons (!) que ceux qui suivent cette loi prennent le nom de chrétiens catholiques et déclarons que tous les autres, que nous jugeons déments et insensés, s’attirent l’infamie. Ils s’exposeront, d’abord à la vengeance divine, ensuite au châtiment donné à notre propre initiative, suivant la volonté céleste ».

  • 18 F. Nau, « L’histoire ecclésiastique de Jean d’Asie », Revue de l’Orient chrétien, 1897 [R. F.].
  • 19 F. Nau, op.cit., p. 652.

40Le Codex de l’empereur Justinien, dans les chapitres 1 à 9, donne comme instruction à toutes les administrations d’« avoir recours à tous les moyens pour chercher les traces des impiétés de la religion hellénique ». Il met en place la peine de mort pour les personnes baptisées qui persistent dans « l’erreur hellénique », et il ordonne l’autodénonciation aux personnes non baptisées. À la suite de ces décrets, de lourdes persécutions touchèrent les érudits. L’évêque Jean d’Éphèse18 fait le récit de l’une de ces persécutions en l’an 529 à Byzance ; il évoque des grammairiens, des sophistes, des scolastiques et des médecins torturés et enfermés pour être donnés ensuite à l’Église en vue d’une instruction. Avec une joie naïve, il signale dans son Histoire ecclésiastique (2, 4) avoir converti 70 000 païens, qui durent construire eux-mêmes 41 églises. Dans le même temps, toutes les écoles supérieures furent fermées, leurs biens transmis à l’Église, et les cours furent confiés à des moines ignorants. Il fut procédé avec une cruauté terrible envers les non catholiques. Le même Jean d’Éphèse19 raconte qu’à Constantinople, de nombreux manichéens, hommes et femmes, parmi lesquels des nobles et des sénateurs, furent brûlés ou noyés après un interrogatoire sévère par Justinien. Il dit : « Avec une ténacité diabolique, ils parlaient sans crainte devant l’empereur et se déclaraient prêts à monter sur le bûcher pour la doctrine de Mani et à endurer toutes les souffrances et tous les châtiments ».

41En mars de l’année 415, la philosophe hellénique Hypatie d’Alexandrie fut arrachée à sa voiture par des moines et la populace chrétienne qui la maltraitèrent affreusement, la traînèrent dans l’église principale, la mirent cruellement en pièces devant l’autel et la brûlèrent dans l’église. L’empereur Théodose ne s’y opposa pas, et l’évêque d’Alexandrie, Cyrille, qui avait participé à ce forfait atroce, exprima même sa joie à propos de la « destruction de cette diablesse ».

42C’est ainsi que fut érigée la domination de l’Église sur les esprits. « On ignore combien de sang fut versé pendant ces années et celles qui suivirent, car nos sources sont muettes » – ainsi A. Harnack, lui-même théologien, commente-t-il l’émergence de l’Église.

43C’est ainsi qu’est né et que s’est développé le christianisme. Parti d’un mouvement des couches les plus basses de la population, il trouva dès l’origine des points de ralliement dans le fanatisme du communisme et la haine contre les riches et les puissants. Mais ce mouvement se serait vite écroulé si d’habiles organisateurs ne s’étaient hissés à sa tête. Ces derniers excitèrent de pauvres fanatiques au martyre et exploitèrent cette situation, en instigateurs rusés, faisant de ces martyres un moyen d’agitation, sachant pertinemment que chaque martyr produit 100 nouveaux fidèles. La grande masse des chrétiens et leurs chefs de file se tenaient prudemment dans l’ombre, niaient en bloc de leur mieux lorsque se rapprochait le danger, et se gardaient de devenir martyrs.

44Mais les dirigeants aspirèrent dès le début au pouvoir, car il ne s’agissait que de cela pour eux. Ils utilisèrent les foules fanatisées des chrétiens, auxquelles on faisait miroiter le royaume des cieux dans les plus brefs délais, comme des pions avec lesquels ils osaient un jeu risqué, car ils voulaient gagner l’empereur. De Néron à Constantin, ils font les yeux doux à tous les empereurs, qui sont influencés par des femmes, assaillis de suppliques, importunés par des intrigues, parfois même menacés de complots. Et lorsqu’enfin ils arrivent à leurs fins, que Constantin croit à leurs déclarations perpétuelles selon lesquelles ils sont les meilleurs soutiens du trône et qu’il les protège par attachement pour son pouvoir vacillant, alors apparaissent au grand jour dans toute leur horreur la cruauté, la soif illimitée de pouvoir, l’arbitraire et la rapacité jusqu’alors refoulés.

45Ceci est la véritable histoire de l’émergence du christianisme : il ne fut pas créé à l’avantage de l’humanité, mais pour son propre profit ; il n’a pu se maintenir durant un millénaire et demi que par une intolérance et une cruauté atroces ; il va donc disparaître, et il le faut, lorsqu’enfin les hommes seront parvenus à percer les véritables motivations de la fondation et du maintien de l’association du Christ.

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Notes

1 Adolf von Harnack (1851-1930) : professeur d’histoire ecclésiastique, dont le cours sur « l’essence du christianisme » (1899-1900) attira de nombreux auditeurs.

2 On notera que la critique va assez loin : même Kalthoff, à qui il fait ici allusion, n’est pas épargné.

3 On en trouve la preuve dans la 2e lettre aux Corinthiens (12, 7), où Paul évoque ses crises de convulsions épileptiques, qu’il décrit comme des « anges de Satan » le rouant de coups [R. F.].

4 Contenus dans l’ouvrage Contre Celse du Père de l’Église Origène, livre 6, 38, 39 [R. F.].

5 Aujourd’hui, la signification communément admise des termes « maran atha », dont l’origine serait araméenne, est « Notre Seigneur, viens ! ».

6 F. C. Baur, Das Christentum und die christliche Kirche der ersten drei Jahrhunderte (Le christianisme et l’Église chrétienne des trois premiers siècles), Tübingen, 1853, p. 112 [R. F.].

7 Eusèbe Pamphile, Histoire ecclésiastique, 2e livre, 17 [R. F.].

8 On notera que la thèse imputant au christianisme une base essénienne avait été diffusée en France par le philosophe Pierre Leroux (1797-1871). Selon ce dernier, ceux des Esséniens qui adoptèrent Jésus comme le Messie, considérèrent sa prédication comme un prolongement de leur tradition et non comme une doctrine radicalement nouvelle. Ernest Renan poursuit dans cette voie en présentant le christianisme comme un essénisme qui a réussi. Notre connaissance de ce courant a été renouvelée, depuis lors, par la découverte des manuscrits de Qumran.

9 Cf. à ce propos plus en détail R. Seydel, Das Evangelium Jesu in seinen Verhältnissen zur Buddhasage und Buddhalehre (L’Évangile de Jésus et ses rapports avec la tradition et la doctrine bouddhiste), Leipzig, 1882 [R. F.]. Raoul Francé, lecteur de Nietzsche, se souvient peut-être également du sens que Nietzsche attribuait à ce rapprochement en présentant le christianisme et le bouddhisme comme des religions nihilistes ou « religions de décadence », tout en les distinguant pour valoriser dans le bouddhisme la capacité de poser les problèmes froidement, l’absence de mortification et de péché, l’ignorance du ressentiment et la recherche de ce qui est sain.

10 Ce Titus Flavius Clemens est selon toute probabilité identique au pape Clément Ier (Clemens Romanus), qui, d’après la tradition papale, était de lignage impérial et fut converti au christianisme par Pierre [R. F.].

11 Cf. Dr. K. Wessely, Ein Libellus eines Libellaticus aus dem Faijum. Sitzungsberichte des Kaisers. (Le libellus d’un libellaticus de Fayoum. Comptes rendus de l’empereur) Akademie der Wissenschaften zu Wien. 13 janvier 1894 [R. F.].

12 Œuvre chrétienne du IIe siècle. Tertullien et Irénée de Lyon le citent comme « Écriture ».

13 Il lui fut cependant reproché, à lui aussi, lors de l’assemblée de l’Église, d’avoir alors ignominieusement renié le Christ [R. F.].

14 Barthold Georg Niebuhr (1776-1831) : historien allemand de la Rome antique.

15 Henry Dodwell (1641-1711) : philologue irlandais, très contesté de son temps.

16 Référence à Matthieu, 5, 13 : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes ».

17 Prof. Hertzberg, Geschichte des römischen Kaiserreiches (Histoire de l’Empire romain), 1896 [R. F.].

18 F. Nau, « L’histoire ecclésiastique de Jean d’Asie », Revue de l’Orient chrétien, 1897 [R. F.].

19 F. Nau, op.cit., p. 652.

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Pour citer cet article

Référence papier

Raoul Francé, « L’émergence du christianisme »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 35 | 2014, 327-345.

Référence électronique

Raoul Francé, « L’émergence du christianisme »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/1134 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.1134

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Auteur

Raoul Francé

Ingénieur retraité, membre de l’association la Maison d’Auguste Comte – Paris

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