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Le problème de Jésus

Raoul Francé
Traduction de Alba Chouillou
p. 321-325

Résumé

Dans cet article de 1903 paru dans une revue positiviste, le naturaliste Raoul Francé (1874-1943) se réfère l’école critique d’exégèse biblique (de Strauss à Wrede) pour faire entendre la voix des libres penseurs qui remettent en question l’existence historique de Jésus. Francé considère le texte des Evangiles comme une des expressions du mouvement messianique juif, qu’il faut comprendre symboliquement et non comme un récit historique. La postface de l’éditeur de la revue, le positiviste Heinrich Molenaar, rappelle que Comte interprétait déjà la figure de Jésus comme une extrapolation.

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Notes de la rédaction

Source : Die Religion der Menschheit, mai 1903, n° 5, p. 134-137. Titre original : « Das Christusproblem ».

Notes : Laurent Fedi.

Texte intégral

  • 1 David Friedrich Strauss (1808-1874) : historien et théologien allemand auteur de la Vie de Jésus (1 (...)
  • 2 Bruno Bauer (1809-1882) : philosophe et critique biblique, inspirateur des « jeunes hégéliens », in (...)
  • 3 Franz Delitzsch (1813-1890) : professeur de théologie à l’Université de Leipzig, exégète biblique e (...)
  • 4 Influente école de théologie protestante représentée par Ferdinand Christian Baur (1792-1860) et Da (...)

1Depuis que Renan, Strauss1 et Bruno Bauer2 ont donné l’impulsion à la première grande crise biblique – en comparaison de laquelle le courant initié par Delitzsch3 ne peut qu’être qualifié d’insignifiant – les courants orthodoxes de toutes les confessions se sont servis du relâchement d’intérêt pour la religion afin d’édifier discrètement mais assidûment, à propos de ces œuvres à la portée historique, un monceau d’écrits déroutants, qui éclipse les véritables questions. Le fond du problème a été dissimulé sous des interrogations secondaires, étouffé par des développements sans lien avec le sujet ; en un mot, le talent principal des théologiens, qui consiste à embrouiller artificiellement les faits les plus simples, a permis d’en arriver à l’affirmation complètement infondée selon laquelle la crédibilité des Évangiles, anéantie par l’École de Tübingen4, par Strauss et Bauer, serait à nouveau restaurée.

2Cette tactique a peut-être pu tromper les profanes, mais pas la science. Cette dernière a continué tranquillement son chemin sans se préoccuper de la rumeur de ceux dont les intérêts étaient menacés. C’est avec une violence redoublée et des ressources encore supérieures à celles dont disposaient les pionniers de la critique biblique que la science mène en ce moment une attaque fondamentale contre le dogme principal des Églises : le concept de Jésus. Pour l’instant, le camp de l’orthodoxie se drape dans un profond silence, espérant pouvoir, comme souvent, occulter cet épisode fâcheux. En cas d’échec, on répétera les vieilles manigances. Mais c’est justement pour cette raison qu’il est du devoir de tout sympathisant positiviste de faire en sorte que l’opinion publique la plus large possible prenne connaissance de la lutte menée par une petite troupe déterminée de théologiens libres penseurs au service de la vérité, car cette lutte contribuera à l’épanouissement et à la diffusion de la conception positiviste du monde.

  • 5 William Wrede (1859-1906) : critique biblique participant à la Religionsgeschichtliche Schule, célè (...)
  • 6 Albert Kalthoff (1850-1906) : théologien protestant, pasteur à l’église St Martin de Brême (depuis (...)
  • 7 Friedrich Steudel (1866-1939) : théologien protestant, pasteur à l’église St Rambert de Brême, ami (...)

3Le fondement de cette lutte est le suivant : étant donnée la défaillance que l’on sait en ce qui concerne toutes les sources historiques sur la figure de Jésus, les seuls documents anciens qui nous restent, à savoir les livres canoniques du Nouveau Testament, sont de plus en plus reconnus comme des allégories et des produits de la littérature d’édification juive. C’est le mérite de Wrede5 d’avoir en premier montré que, dans le plus ancien de tous les Évangiles, l’Évangile selon Marc, le Christ n’est appréhendé que symboliquement comme incarnation de l’Église en devenir du IIe siècle. Cette idée a été confirmée par E. Kalthoff6, le Dr. Steudel7 et moi-même, également en ce qui concerne les autres écrits du Nouveau Testament – et notamment les lettres de Saint Paul – de manière si frappante qu’il n’est désormais vraiment plus qu’une question d’honnêteté de savoir si l’on conserve ou non le concept de réalité historique du Christ des Évangiles. Nous disposons aujourd’hui de suffisamment de preuves contre ce concept ; on n’en exposera ici que quelques-unes parmi les plus convaincantes.

  • 8 Logion : citation, parole rapportée de Jésus.

4Dans l’ensemble des traductions synoptiques des Évangiles, la prophétie de la destruction de Jérusalem est introduite par la question des disciples sur le « retour » du Christ (par exemple Matthieu 24, 3). Dans le texte hellénistique original est employé le mot « parousie », qui ne signifie pas « retour » mais « arrivée », « apparition », si bien que l’on doit comprendre ce passage comme une question sur l’arrivée du Messie (moyennant quoi la signification messianique de Jésus est déjà rendue caduque). Le Christ répond, conformément au poncif habituel des légendes rabbiniques, qu’elle aura lieu au temps des douleurs de l’enfantement du Messie, et il caractérise cette période par une description de la destruction de Jérusalem, des persécutions des chrétiens « au nom du Christ » (Matthieu 24, 9), des ascètes chrétiens (Matthieu 19, 12), des sectes gnostiques (24, 10), des pseudo-Messies (24, 11) (qui désignent Simon Magus, Dositheos, Theudas, éventuellement Bar-Kochba), c’est-à-dire rien que des faits se rapportant à l’époque allant de Néron à la persécution des chrétiens sous Trajan, et principalement à cette dernière. De nombreuses autres pistes mènent à la même constatation, si bien que l’on est contraint de transposer l’origine des Évangiles au temps de Trajan. À cette époque avait éclaté la crise décisive à propos de la nouvelle doctrine (on sait que la persécution de Néron et de Domitien n’avait qu’un caractère privé) ; il était donc nécessaire de fournir aux pusillanimes partisans de quoi se consoler et se réconforter. Et c’est ainsi qu’a vu le jour une apocalypse qui, tout à fait à la manière de l’apocalyptique juive (cf. comme exemples d’autres apocalypses le Livre de Daniel ou d’Enoch), transposait un récit édifiant en des temps plus lointains et en d’autres lieux. Les différentes variantes de cette apocalypse sont les quelques 30 « Évangiles » parmi lesquels l’Église, alors en pleine consolidation, a choisi les 4 livres canoniques. Les formes extérieures du récit furent inspirées des prophéties des prophètes, particulièrement de la description du « Serviteur souffrant » chez Isaïe (53-54) ; le détail de l’histoire de la Passion provient de l’expérience de la persécution de Trajan (c’est également ainsi que Judas, dont la présence est tout à fait injustifiée dans les Évangiles, trouve une signification parfaite dans le type des délateurs [traîtres], qui étaient alors la terreur des chrétiens) ; le recueil de maximes du Sermon sur la montagne, tout comme les autres « paroles du Seigneur », se retrouvent comme logia8 dans chaque midrash (récit d’édification) rabbinique de cette période. Et comme le supplice de la croix, et en particulier la résurrection victorieuse, y est bien davantage mis en valeur que les préceptes, qui pour leur part restent occasionnels et incohérents, les obligations des disciples et des croyants se résument également à ceci : faire confiance et endosser l’héritage de la souffrance (Matth. 24, 13 ; 10, 22 ; 10, 32-38). Tout cela contribue à donner un symbole au mouvement messianique, si cruellement persécuté et pourtant triomphalement ressuscité.

  • 9 R. H. Francé, Die geschichtliche Persönlichkeit Christi (Munich : A. Gradinger, 1903) [NdA].
  • 10 F. Steudel, « Das Christusproblem », Das Freie Wort, Frankfurter Monatsschrift für Fortschritt auf (...)

5Cela nous mènerait trop loin de présenter ici davantage d’éléments de la somme d’arguments et de preuves que présente la critique évangéliste moderne ; je renvoie donc à mon écrit sur la figure historique de Jésus9. En tout cas, nous sommes enfin bientôt libérés définitivement du poids de concepts orientaux qui nous sont étrangers. Cette libération prendra le temps nécessaire pour être diffusée et pour agir, afin que de larges couches de notre peuple soient elles aussi délivrées du plus grand obstacle que connaisse la connaissance scientifique du monde ; une connaissance qui s’impose déjà tellement aujourd’hui que même les prêtres (c’est le cas du pasteur de l’église Saint-Rambert de Brême dans la revue Das freie Wort [La parole libre], février 190310) n’ont pu refuser leurs suffrages et leur approbation à la conception selon laquelle Jésus n’est pas une figure historique, mais seulement une représentation idéale de la foi.

6Postface de l’éditeur [Heinrich Molenaar]. Bien que je sois toujours d’avis que le Christ des Évangiles repose bel et bien sur une figure historique (en effet très idéalisée par la suite), je suis tout de même surpris de voir combien cette nouvelle critique évangélique se rapproche de celle d’Auguste Comte, qui, comme chacun sait, considère aussi Jésus comme une simple représentation idéale (dans le premier volume de la Politique positive, p. 411, il parle de « l’insuffisante fiction du Christ »), dont l’Église catholique n’aurait pu à vrai dire se passer (cf. Politique positive III, 406 : « Le monothéisme occidental, surgi dans un milieu profondément hostile, dut disposer le gouvernement à respecter le sacerdoce, en plaçant celui-ci sous un chef divin, au lieu de le faire émaner d’un simple prophète »). Cf. aussi l’article dans la deuxième année, p. 130 ; « Jésus de Nazareth, réformateur social » de J. Brand.

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Notes

1 David Friedrich Strauss (1808-1874) : historien et théologien allemand auteur de la Vie de Jésus (1835), ouvrage traduit en français (1839-1840) par le positiviste Émile Littré, d’après la 3e édition.

2 Bruno Bauer (1809-1882) : philosophe et critique biblique, inspirateur des « jeunes hégéliens », interdit d’enseignement après 1840 à cause de ses écrits sur les Évangiles.

3 Franz Delitzsch (1813-1890) : professeur de théologie à l’Université de Leipzig, exégète biblique et bon connaisseur des textes rabbiniques.

4 Influente école de théologie protestante représentée par Ferdinand Christian Baur (1792-1860) et David Friedrich Strauss (1808-1874).

5 William Wrede (1859-1906) : critique biblique participant à la Religionsgeschichtliche Schule, célèbre pour son enquête sur le « secret messianique » qui entraîna la remise en question de l’existence historique de Jésus.

6 Albert Kalthoff (1850-1906) : théologien protestant, pasteur à l’église St Martin de Brême (depuis 1888), co-fondateur, avec Friedrich Steudel (1866-1939) et Oscar Mauritz (1867-1958), du « radicalisme brêmois », influencé par la « théologie sociale » et la théorie marxiste de l’histoire, proche du social-démocrate Friedrich Ebert (1871-1925) ; promoteur d’une « religion des modernes » issue de la synthèse de la pensée nietzschéenne et de la théorie de l’évolution ; premier président du « Deutscher Monistenbund » (Ligue moniste allemande).

7 Friedrich Steudel (1866-1939) : théologien protestant, pasteur à l’église St Rambert de Brême, ami de Kalthoff, propagateur de la thèse de la non-existence historique de Jésus.

8 Logion : citation, parole rapportée de Jésus.

9 R. H. Francé, Die geschichtliche Persönlichkeit Christi (Munich : A. Gradinger, 1903) [NdA].

10 F. Steudel, « Das Christusproblem », Das Freie Wort, Frankfurter Monatsschrift für Fortschritt auf allen Gebieten des geistigen Lebens, n° 19, 5. Januar 1903, p. 596-603 ; n° 20, 20. Januar 1903, p. 620-627.

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Pour citer cet article

Référence papier

Raoul Francé, « Le problème de Jésus »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 35 | 2014, 321-325.

Référence électronique

Raoul Francé, « Le problème de Jésus »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/1119 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.1119

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Auteur

Raoul Francé

Ingénieur retraité, membre de l’association la Maison d’Auguste Comte – Paris

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