La méthodologie des sciences sociales selon Comte
Résumé
Dans ce chapitre publié en 1894, Heinrich Waentig (1870-1943) ne présente pas Comte comme une victime qu’il s’agirait de défendre. Il essaie plutôt de marginaliser les critiques de Comte qui dominent l’espace académique germanophone à cette époque. Il insiste sur le « triomphe » annoncé de la méthodologie comtienne, répond aux critiques de Dilthey et reprend certains arguments de son maître de Leipzig, Wilhelm Wundt. Waentig rend hommage à la méthode comparative qui permet de dégager les faits typiques d’une manière beaucoup plus pertinente que celle adoptée par l’économiste Carl Menger. Ce texte est donc aussi pour lui l’occasion de prendre position dans la querelle opposant Schmoller à Menger.
Texte intégral
1[317]
2Résumé du chapitre. Portée actuelle de la méthodologie de Comte. Il est le premier partisan de la méthode comparative-historique. – Objections aux idées fondamentales de sa méthodologie. – Dilthey contre l’application de méthodes scientifiques à l’exercice des sciences sociales. Signification de cette application au moins en tant qu’outil de travail. – La méthode abstraite et déductive expliquée par C. Menger. Le point de vue de Wundt sur cette méthode. Sa principale faiblesse est qu’elle choisit un mauvais point de départ pour étudier les problèmes sociaux. La signification de la théorie de Comte selon laquelle il faut partir du tout. Différence par rapport aux sciences de la nature. Comte n’est pas un représentant de la méthode abstraite et déductive. – L’expérience comme fondement de toute connaissance sociologique. – Les 3 sortes d’observation : l’observation pure. – L’expérience scientifique. Donnat et Comte sur ce point. – La méthode comparative, en particulier génétique. Son efficacité. Portée de la méthode historique ou génétique. Knies sur ce point. – Hommage général à la méthodologie de Comte. Conclusion.
3Aujourd’hui, si l’état actuel des choses fait que l’on doit encore désigner la science sociologique comme problématique à plus d’un égard, et si l’on a pu mettre en doute, par des arguments plus ou moins pertinents venant de différents bords, le mérite de Comte, qui consiste à avoir effectué les premiers pas décisifs en ce sens, cela ne vaut pas, ou en tout cas dans une bien moindre mesure, pour sa méthodologie de la science sociale. Dans le paragraphe précédent, la [318] présentation de l’évolution des sciences sociales en France, en Angleterre et en Allemagne a en effet déjà montré que la technique d’observation réaliste de la vie en communauté, défendue par Comte, est sur le point de triompher – même si cela n’est pas dû seulement à ses théories – de l’ancienne technique idéaliste, et ce dans tous les domaines de la science sociale, particulièrement dans celui de l’économie politique. Mais la méthodologie de la science sociale de Comte se distingue aussi sur un autre point de son projet d’une justification de la sociologie. En effet, à supposer que ce projet soit réalisable, les précieux fruits de ses spéculations pourront seulement être récoltés dans un lointain avenir, tandis que sa méthodologie est très actuelle ; il ne s’agit pas, comme l’idée sociologique, d’un effet à long terme, mais de valeurs que l’on peut immédiatement mettre en application. Il est d’autant plus important de la considérer avec un œil critique pour pouvoir juger justement le penseur français.
- 1 A. Comte, Système de politique positive, t. IV. App. Plan des travaux scientifiques, p. 99 sq., 119 (...)
- 2 Wilhelm Roscher (1817-1894) : élève de Ranke, spécialiste de sciences politiques (Staatswissenschaf (...)
- 3 Karl Knies (1821-1898) : économiste, importante figure de « l’école historique de l’économie nation (...)
4Il s’agit avant tout de constater qu’il a été le premier à prendre fait et cause pour une observation historique comparative des phénomènes sociaux, un fait que généralement même les auteurs allemands impliqués dans cette élaboration ne contestent pas. Les écrits de jeunesse de Comte, en particulier son Plan des travaux scientifiques, paru en 1822, contiennent déjà des développements fondamentaux de ce type1. Il continua à soutenir ces nouvelles positions dans ses cours scientifiques publics des années vingt de ce siècle, en se référant explicitement à l’apparition parallèle de l’Ecole allemande historique du droit, et il rassembla enfin ces conceptions en un système cohérent dans le 4e volume du Cours de philosophie positive, dont la première parution date de 1839. Ce faisant, il anticipa pour l’ensemble des sciences sociales ce qu’accomplirent indépendamment de lui, pour le domaine spécifique de l’économie politique, Wilhelm Roscher2 dans son Grundriss zu Vorlesungen über die Staatswirtschaft nach geschichtlicher Methode (Plan de cours sur l’économie publique d’après une méthode historique) (dont la première publication date de 1843) et Karl Knies3 dans la première édition de sa [319] Politische Ökonomie vom geschichtlichen Standpunkte (Economie politique du point de vue historique) de l’année 1852.
5Parmi les objections qui ont été formulées, soit contre la nouvelle méthode de recherche en général, soit contre Comte en particulier, deux méritent notamment d’être soulignées. Le débat critique qu’elles provoquent donnera en même temps l’occasion de rendre un hommage spécial à ce qu’a accompli Comte dans ce domaine. En effet, ces remarques sont premièrement dirigées contre la tentative de Comte d’appliquer les méthodes des sciences de la nature à l’exercice des sciences sociales, avec l’argument suivant : compte tenu du caractère singulier des sciences sociales, qui sont des « sciences de l’esprit », une telle démarche est impossible à mettre en œuvre, ou du moins dépourvue de sens, pour atteindre à une connaissance profonde des problèmes sociaux. Deuxièmement, ces remarques sont dirigées contre la critique que fait Comte de la méthode de l’économie politique classique, au motif que cette critique n’est pas seulement partiale et injuste, mais aussi fausse, dans la mesure où la méthode réaliste que Comte lui substitue n’est certes pas sans valeur, mais n’est pas à même de fournir une connaissance théorique véritablement exacte de la vie en communauté, et n’est donc pas non plus en mesure de détrôner une méthode abstracto-déductive qui a pour but une telle connaissance théorique exacte.
- 4 À chaque fois qu’il s’agit de constater simplement l’état de fait extérieur des phénomènes sociaux, (...)
- 5 W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit (1883), p. 13 sq. ; p. 136 sq.
6La première de ces deux objections faites à Comte a été notamment soulevée par Wilhelm Dilthey dans son Introduction aux sciences de l’esprit. Dans les développements qui suivent, il sera par conséquent essentiellement question de ce penseur, qui fut ensuite rejoint par quelques autres auteurs. Le fondement de la polémique initiée par Dilthey est sa conception des sciences sociales comme pures sciences de l’esprit. Comme j’ai déjà tenté de démontrer plus haut que cette conception ne peut être généralisée ainsi, je me permettrai de renvoyer le lecteur au chapitre précédent. La double nature des faits de la vie en communauté y a également été démontrée ; et c’est de là que nous partirons. Pour autant qu’il s’agisse de l’apparence des phénomènes sociaux et avant tout de leur relativité au monde extérieur, [320] il est évident d’appliquer les méthodes des sciences de la nature, précisément parce que les faits sociaux ne se distinguent pas sur ce point des phénomènes purement naturels4. L’utilité d’une application plus large des méthodes des sciences de la nature à l’exercice des sciences sociales ne peut donc apparaître discutable que dans la mesure où il s’agit de l’aspect intellectuel des faits sociaux et de leur relativité au monde intérieur. Et c’est seulement sur ce point que les objections de Dilthey sont à examiner ici. Les voici : qu’importe si la science subordonne à son calcul – selon lequel les changements dans la réalité sont dus aux mouvements des atomes – des qualités ou des faits de conscience, à supposer que ces derniers se laissent assujettir à lui, le fait de la non-déductibilité ne représente pas un obstacle à ses opérations. Ainsi, l’impossibilité de déduire des faits intellectuels de faits de l’ordre naturel mécanique, en raison de leurs provenances différentes, n’empêche pas en soi d’intégrer les premiers dans le système des seconds. Dans le cas où les relations entre les faits du monde intellectuel se montrent à tel point incomparables avec les qualités uniformes du cours de la nature qu’une subordination des faits intellectuels à ceux constatés par la connaissance mécanique de la nature soit absolument exclue, et seulement dans ce cas, apparaissent alors, non plus des limites immanentes de la connaissance empirique, mais des frontières qui marquent à la fois la fin de la connaissance de la nature et le début d’une science de l’esprit autonome se construisant à partir de son propre centre. Les faits de la conscience de soi et de la liberté de la volonté d’un côté, la nécessité dans le mécanisme naturel de l’autre, sont incomparables dans ce sens-là. En conséquence, la tentative de Comte consistant à appliquer les méthodes des sciences de la nature à l’objet des sciences sociales est irrecevable, et elle est effectivement restée jusque-là stérile ; car seule « l’immersion de toutes les forces de l’âme dans [321] l’objet de la recherche est la nature de l’expérience des sciences de l’esprit et par conséquent aussi des sciences sociales5 ».
- 6 W. Dilthey, ibid., p. 138 sq.
- 7 Wilhelm Wundt (1832-1920) : fondateur, en 1879, de l’Institut de psychologie expérimentale à Leipzi (...)
7Je laisse à présent en suspens la question de la légitimité qu’a Dilthey, dans la situation actuelle des choses, de se référer à l’évolution moderne effective de la science sociale à son avantage, c’est-à-dire pour prouver la stérilité de l’application des méthodes des sciences de la nature à l’objet de la recherche en science sociale. On peut également se demander s’il n’est pas en quelque sorte contradictoire qu’il recommande d’un côté comme seule voie possible dans l’étude du contexte historique l’utilisation du même procédé que celui dont se servent les sciences de la nature, à savoir le découpage en contextes particuliers dans les théories particulières des systèmes de la civilisation et de l’organisation extérieure de la société6, tandis que, d’un autre côté, il repousse de manière véhémente une application plus large des méthodes des sciences de la nature. Mais une autre objection à son interprétation est bien plus importante. Dilthey affirme, et ce avec raison, qu’il est exclu de subordonner les faits intellectuels à ceux que la connaissance mécanique de la nature a constatés, et il en déduit l’impossibilité d’appliquer les méthodes des sciences de la nature à l’exercice des sciences sociales. En réalité, même la psychologie la plus moderne actuellement est très attachée au fait qu’une relation causale entre les processus somatiques-physiques-chimiques et les processus psychiques ne puisse pas être prouvée. Mais, d’un autre côté, elle a été en mesure de constater le parallélisme psycho-physique, selon lequel les deux séries de faits, même si leurs membres ne sont reliés causalement qu’entre eux, cheminent côte à côte, liés l’un à l’autre, non de manière indépendante, mais inséparablement. Et l’on peut vraiment se demander si le manque manifeste de subordination causale des phénomènes intellectuels aux phénomènes naturels est la condition nécessaire pour utiliser de manière analogue des méthodes des sciences de la nature dans le domaine des phénomènes intellectuels. Il est probable que l’on doive répondre négativement à cette question. Si aucune autre raison ne s’oppose à cette opération, [322] et dans la mesure où le procédé de toute méthode des sciences de la nature tend vers la mise au jour de relations causales, il suffit sûrement de prouver que les phénomènes intellectuels se situent aussi les uns par rapport aux autres dans une relation causale, peu importe que cette dernière soit subordonnée à la relation qui unit les phénomènes de la nature ou placée sur le même plan qu’elle. Si l’on n’admet pas cette relation nécessaire des faits intellectuels à l’aide de la « causalité intellectuelle », il est absolument impossible de penser une science des phénomènes intellectuels et de comprendre le phénomène du parallélisme psycho-physique. En effet, reconnaître la particularité des phénomènes intellectuels n’a pas permis à la psychologie moderne d’exclure de son domaine l’utilisation – ou plutôt l’application – des méthodes des sciences de la nature. Au contraire, les tentatives de W. Wundt7 et de ses nombreux disciples pour explorer la vie intellectuelle à l’aide de la méthode expérimentale jouissent en Europe comme en Amérique du Nord d’une grande considération, et les résultats atteints grâce à cette méthode se sont révélés utiles pour détruire le préjugé très répandu contre l’application susmentionnée. Il semble d’autant moins justifié d’écarter cette dernière du revers de la main lorsqu’il ne s’agit même pas de processus purement intellectuels, mais de nature mixte, à savoir dans les sciences sociales. Que les partisans de la position adverse se réfèrent tout de même à la nature interne des processus intellectuels, par opposition au caractère des méthodes des sciences de la nature, qui vise essentiellement l’élucidation des processus externes par la perception sensible ; que l’on fasse passer ces méthodes pour un pis-aller, dans la mesure où leur utilisation ici ne parvient pas à une connaissance immédiate de la cause interne des phénomènes sociaux ; l’identification provisoire du processus externe représentera toujours une condition préalable importante et indispensable à toute étude approfondie. Cela d’autant plus que les phénomènes de la vie sociale, aussi parce qu’ils sont le résultat d’une cause interne, et donc d’un processus purement intellectuel, nous apparaissent en même temps comme faits d’un monde extérieur, et que l’on peut réévaluer la question de savoir si, lors de l’exploration de la vie en communauté – où il s’agit en grande partie de mouvements psychiques de masse – il ne semble pas plus indiqué de revenir des faits du [323] processus externe à la cause intellectuelle, plutôt que de faire le chemin inverse. Procéder ainsi devient même une nécessité dans toutes les situations où il nous est impossible d’explorer de manière immédiate la vie intellectuelle des peuples, lorsque nous ne possédons aucune trace de cette vie intellectuelle dans des écrits ou des œuvres d’art et que nous pouvons seulement déduire cette vie intellectuelle des vestiges inscrits dans les changements du monde naturel extérieur. C’est le cas notamment de l’exploration des étapes de l’évolution préhistorique. Mais si nous prenons conscience de notre méfiance envers les propos que tiennent les populations sur leur propre vie intellectuelle, particulièrement sur leur vie affective, même dans les cas où nous avons un accès direct à nos objets d’étude ; si nous sommes conscients du fait que nous préférons toujours dans la pratique déduire la cause psychique à partir des manifestations extérieures de leur vie intellectuelle et de leurs actions, et si nous considérons cette activité extérieure de la vie intellectuelle tout à la fois comme pierre de touche de toute analyse psychologique ; et si l’on prend enfin conscience du fait que, pour le moment en tout cas – le fait que l’on puisse dans un avenir lointain atteindre un résultat à l’aide de la télépathie (?) ne peut ici entrer en ligne de compte – une analyse immédiatement objective, c’est-à-dire sans l’assistance d’une conclusion par analogie, d’une vie intellectuelle étrangère, est à proprement parler complètement impossible, alors on apprend à estimer le monde extérieur, méprisé par certains représentants des sciences de l’esprit, comme source pouvant servir également à la connaissance de la cause sociale-psychique, et l’on ne se laisse pas détourner du chemin emprunté par ceux qui veulent nous en dissuader, certainement avec la meilleure volonté du monde, mais sans prendre toujours suffisamment en compte les difficultés que le sociologue doit combattre.
- 8 Citation de Goethe (Faust I, 575-577) [L. F.].
8Personne, et encore moins Comte, n’a affirmé que tout avait été dit avec l’application des méthodes des sciences de la nature à la méthodologie des sciences sociales. Comte a précisément toujours été d’avis qu’il ne s’agissait pas d’une application arbitraire, mais seulement d’une utilisation analogue, d’une adaptation de cette méthode. Bien loin de méconnaître ce qui différencie phénomènes sociaux et faits naturels, il était soucieux de prendre en compte, y compris dans la méthodologie, cette diversité de l’objet d’étude, [324] fait que Dilthey a presque complètement ignoré et qui n’est pas assez apprécié à sa juste valeur. J’y reviendrai plus loin en détail. Comte a aussi déclaré expressément qu’il serait toujours prêt à renoncer aux méthodes qu’il préconisait pour en adopter d’autres si ces dernières se révélaient davantage capables de transmettre une connaissance plus profonde de la vie en communauté des hommes. Et effectivement, c’est un domaine d’étude infini pour l’exercice de la sagacité humaine qui s’ouvre ici au chercheur en sciences sociales (Socialforscher). Wilhelm Dilthey a jadis annoncé une méthodologie des sciences de l’esprit mais n’a jusque-là pas concrétisé sa promesse. La science ne lui devra reconnaissance que si son projet est réalisé. Le conseil qu’il a donné jusque-là d’« immerger toutes les forces de l’âme dans l’objet » est un acompte un peu maigre et n’est pas sans risques du point de vue du contenu. Car, dans les œuvres d’auteurs qui voulaient procéder seulement suivant cette méthode, qui, là où il s’agit de connaissance, mettent en action les forces de leur âme et donc aussi leurs sentiments, on trouvera probablement moins d’éclaircissements sur l’esprit des temps et le cours de son évolution dans l’histoire de la vie des peuples que sur « l’esprit de ces Messieurs, dans lequel les époques se reflètent »8.
- 9 Carl Menger (1840-1921) : professeur d’économie à l’Université de Vienne, précurseur de l’école aut (...)
- 10 Cf. à ce propos la critique de G. Schmoller dans son écrit « Sur la littérature et l’histoire des s (...)
- 11 Menger montre ici les limites de la recherche empirique-réaliste (inductive) : celle-ci consiste à (...)
- 12 Il vaut la peine de citer tout le passage auquel Waentig fait allusion : « Plus un domaine de phéno (...)
- 13 Pour Menger, une partie des phénomènes sociaux (notamment économiques) et des phénomènes naturels s (...)
- 14 C. Menger, Recherches sur la méthode…, p. 6 sq., 25, 32, 34, 36, 40 sq., 53 sq., 68, 104, 127, 159 (...)
9Selon la deuxième objection généralement invoquée contre les conceptions méthodologiques de Comte, sa critique de la méthodologie utilisée par l’économie nationale classique serait injuste et fausse, dans la mesure où la méthode réaliste que Comte lui substitue n’est certes pas sans valeur, mais n’est pas à même de permettre une connaissance théorique véritablement exacte de la vie en communauté des hommes, et n’est donc pas non plus en mesure de détrôner une méthode abstracto-déductive qui a pour but une telle connaissance théorique exacte. Or, cette objection se retourne encore bien plus que celle de Dilthey qui vient d’être étudiée, contre la méthodologie des sciences sociales modernes plutôt que contre Comte lui-même. En effet, ce sont les Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, de Carl Menger9, dans lesquelles les positions adverses sont représentées de manière détaillée et exhaustive10. [325] Menger distingue dans son livre deux sortes de recherche scientifique, l’une individuelle, l’autre générale. La première, dont il cite comme exemples l’histoire économique et la statistique, est selon lui soucieuse de dévoiler l’essence individuelle et le contexte individuel des phénomènes sociaux ; la seconde, en revanche, par exemple l’économie nationale théorique, a l’intention de mettre en évidence l’essence générale et la configuration générale de ces phénomènes. La recherche sociale théorique se scinde alors à son tour en deux tendances, l’une réaliste et l’autre exacte. Pour connaître de façon théorique les types et les relations typiques, il semble logique d’explorer avant tout les phénomènes sociaux tels qu’ils se présentent dans toute leur réalité empirique, c’est-à-dire dans la totalité et toute la complexité de leur essence, ou, en d’autres termes, d’ordonner la totalité des phénomènes réels en formes phénoménales déterminées et d’identifier empiriquement les régularités dans la coexistence et la succession de ces phénomènes. Cependant, en suivant cette méthode, on ne peut atteindre que des types réels, des formes fondamentales des phénomènes réels, et des lois empiriques, c’est-à-dire des connaissances théoriques, dont nous font prendre conscience les régularités factuelles – qui ne portent toutefois pas la garantie de la non-exception – dans la succession et dans la coexistence des phénomènes réels. Mais ici, les connaissances théoriques « exactes » (rigoureuses) sont exclues11. La seule règle à respecter pour étudier les vérités théoriques exactes – à supposer qu’elles soient accessibles – qui ne soit pas seulement garantie de manière indubitable par l’expérience, mais aussi tout simplement par nos règles logiques, et qui revête donc la signification la plus fondamentale pour la tendance « exacte » de la recherche théorique, est selon lui le principe suivant : ce que l’on a observé dans un cas particulier doit toujours se répéter si les conditions sont exactement les mêmes ; ou, ce qui revient au même : les phénomènes strictement typiques d’une certaine forme doivent toujours et nécessairement, [326] si l’on tient compte de nos règles logiques, découler, dans les mêmes conditions, des phénomènes strictement typiques de cette forme tout aussi déterminée. Dans les mêmes conditions, C, phénomène strictement typique, doit toujours succéder aux phénomènes A et B, ces derniers étant considérés comme strictement typiques, et ce même si la succession des phénomènes dont il est question n’a été observée que dans un seul cas. Ce n’est qu’en procédant ainsi que l’on parvient à des lois exactes, c’est-à-dire sans exception, dont l’établissement est le but dernier de toute véritable science. Et si un penseur aussi admirable qu’A. Comte a exigé que les sciences sociales trouvent leurs lois de manière empirique et les garantissent donc à partir des lois générales de la nature humaine, ces conceptions sont manifestement fondées en dernière instance sur l’impression confuse que, lorsqu’il s’agit de phénomènes particulièrement compliqués, ce n’est pas la méthode « exacte », mais la méthode « empirique-réaliste » qui est privilégiée12. Tout cela, la direction moderne de la recherche l’a méconnu. Ainsi, elle s’est trompée en voulant jauger la pure théorie de l’économie politique à l’aune de l’expérience dans toute sa réalité, sans considérer que les lois de la physique et de la chimie ne pouvaient pas non plus être jaugées à l’aune de l’expérience, voire que le concept de « loi » n’avait pas pour objet la succession ou la coexistence de phénomènes constants, mais celle de formes phénoménales, et donc pas la pure réalité empirique. Elle s’est également trompée en rejetant la supposition d’une certaine direction de la volonté du sujet agissant – une particularité de la science sociale exacte, qui ne justifie en rien une distinction essentielle entre la science exacte de la nature et la recherche sociale exacte, puisque la première présuppose des conditions présentant une analogie formelle avec celles de la seconde13. Au lieu de cela, elle compare l’histoire économique de tous les peuples et à toutes les époques ; cela dans le but de constater, non la spécificité des évolutions particulières, mais les parallélismes entre ces évolutions, pourtant souvent très imparfaits. Elle s’est enfin retranchée, sans que cela soit justifié, derrière la nature organique de la formation sociale, tandis que la reconnaissance de cette nature n’est aucunement en contradiction avec l’aspiration à une compréhension atomistique (exacte) de [327] cette dernière. Car, tout comme, dans le domaine du monde organique, la tendance exacte de la recherche tente d’expliquer de manière exacte l’origine et les fonctions de ces formations homogènes, la nature particulière des organismes sociaux, dans le domaine des phénomènes sociaux, ne représente pas un obstacle à une explication exacte de leur origine et de leurs fonctions. Et l’idée selon laquelle la nature homogène de ces formations sociales exclurait une interprétation (atomistique) exacte de ces dernières est en réalité « un grand malentendu »14.
- 15 W. Wundt, Logik, II, p. 588 sq., 590 sq.
10Si l’on considère sans idée préconçue ces propos de Menger qui défendent l’ancienne direction et combattent la nouvelle direction de la science sociale, on doit nécessairement être frappé, quelle que soit la direction à laquelle on appartienne, par le fait que, selon ce savant, la science sociale a le privilège singulier de posséder deux courants de recherche théorique : tandis que le premier, se fondant sur quelques présupposés hypothétiques dont on connaît les lacunes, cherche à expliquer la réalité des choses à l’aide des conclusions logiques qu’il tire de ces présupposés, sans prétendre cela dit à ce que ses résultats concordent complètement avec la réalité, le second, qui choisit comme fondement la totalité de la réalité historique et sociale, s’efforce de déduire de l’expérience des principes généraux qu’il espère assembler en un système homogène dans un lointain avenir. Et l’on devra aussi réaliser que cette situation est insoutenable, étant donné qu’à toute science ne peut incomber qu’une tâche indivisible, à savoir la connaissance du monde tel qu’il est, qu’il ne peut donc y avoir qu’une solution théorique à ce dernier, et qu’une théorie qui n’est pas capable d’expliquer de manière satisfaisante la totalité des phénomènes d’un domaine de l’expérience est une théorie lacunaire, voire fausse. Bien entendu, Menger se trompe lorsqu’il identifie le noyau dur des attaques dirigées contre la méthode qu’il défend dans le reproche selon lequel les principes élaborés grâce à cette méthode, si on les considère isolément, ne coïncident pas sur le plan du contenu [328] avec les faits de la réalité et ne les traitent pas de manière exhaustive. Ce n’est pas là que réside l’axe essentiel de leur critique, mais bien plutôt dans le fait indéniable que ces principes, pour l’instant, ne remplissent pas cette mission non plus dans leur ensemble, voire même, d’après les opposants, qu’ils ne pourront jamais le faire. De manière selon moi très pertinente, Wilhelm Wundt15 a comparé d’une part la théorie économique abstraite, avec ses trois présupposés essentiels – intérêt personnel, égales dispositions humaines et libre circulation – et son penchant à l’abstraction et à la formation d’hypothèses, et d’autre part la mécanique générale, tout en remarquant que cette comparaison se faisait au détriment de la première. En effet, tandis que les conclusions tirées par exemple des hypothèses selon lesquelles les corps sont absolument immobiles et les liquides absolument mobiles sont proches des faits de la réalité, cela se passe bien autrement dans la théorie économique abstraite. L’expérience y présente non seulement des cas où les phénomènes de la réalité restent en-deçà des prédictions de la théorie, mais parfois aussi des résultats qui s’avèrent contraires aux prédictions. Ces contradictions ne peuvent être résolues que partiellement par l’introduction de présupposés spéciaux, à savoir par des modifications dans l’adoption des conditions objectives, mais pas des subjectives, qui sont précisément fausses. Car si l’on voulait aussi changer les conditions subjectives, on devrait nécessairement renoncer au caractère « exact ». Nous pouvons conclure de tout cela que la théorie abstraite ne peut être considérée que comme un outil de travail de l’induction, notamment en raison du grand nombre de conditions réelles que cette théorie doit laisser de côté. Le caractère tout à fait hypothétique de ses présupposés comme de ses résultats n’exclut certes pas de les utiliser pour expliquer certains phénomènes de la vie économique, mais ne permet pas de les transposer directement à la réalité.
- 16 Il va de soi qu’on ne doit pas nier de la sorte l’importance, voire la nécessité des études de déta (...)
11Cependant, indépendamment du fait que, comme dit Wundt, la théorie abstraite perdrait son caractère exact si l’on introduisait aussi des présupposés spéciaux en ce qui concerne les conditions subjectives, on peut toujours se demander si [329] une connaissance véritablement approfondie des problèmes sociaux pourrait être atteinte en multipliant les types individuels choisis comme points de départ de la déduction. Il est un fait que la théorie abstraite n’a jusqu’alors pas emprunté cette voie ; mais si elle l’avait fait, ou le faisait à l’avenir, cela apporterait-il une vraie amélioration ? Il y a de quoi en douter. Il n’est aucunement gravé dans le marbre que la meilleure façon, voire la seule, d’atteindre la connaissance théorique de la totalité de la réalité historique et sociale – tâche ultime de la science sociale – est d’analyser les phénomènes les plus élémentaires. En effet, tandis que, dans le domaine des phénomènes naturels, le tout est identique à la somme de ses parties, cela n’est pas le cas dans tous les domaines où la vie de l’esprit entre en jeu. Le tout y est quelque chose de particulier, différent de la somme de ses parties, et c’est par lui qu’elles acquièrent leur caractère spécifique. En découlent des conséquences importantes pour la méthode de recherche. Dans le domaine des phénomènes naturels, lorsqu’on a analysé les parties, ou seulement l’une d’entre elles si elles sont identiques, on est instruit sur le caractère du tout, et ce quelle que soit la taille du petit élément que l’on a étudié. Il en va tout autrement dans le domaine de la vie intellectuelle. Un écrivain qui voudrait faire comprendre à ses lecteurs Hamlet, la Madone de Raphaël ou la Symphonie n° 9 en s’appuyant sur l’explication de chaque mot, couleur ou son, serait jugé absolument incapable. Mais transposer cette méthode à un autre domaine de la vie intellectuelle, par exemple le domaine social, ne la rendra certainement pas plus adaptée. En effet, dans tous les cas où des faits intellectuels entrent en jeu, où le tout est non seulement différent de ses parties, mais ces dernières n’ont jamais de signification en elles-mêmes hors de la vie du tout, il est impossible d’approcher une compréhension approfondie du tout et de ses parties en entreprenant une analyse des composants les plus élémentaires et des phénomènes, mais la connaissance de ces derniers s’atteint en adoptant le point de vue du tout, celui-ci ne parvenant à sa pleine élucidation que grâce à l’analyse de ses parties, dans leurs relations entre elles et avec lui. Mais cette méthode est tout à fait correcte. En effet, l’expérience le prouve, lorsque les prémisses de toute formation intellectuelle [330], comme une œuvre d’art ou un système philosophique, sont constitués d’une idée générale qui, en se déployant dans toutes les directions et en s’approfondissant, conduit au façonnage de cette formation, il est au fond logique que l’on puisse accéder à une compréhension de ces unités et de toutes leurs parties à partir du seul point de vue de cette idée générale. C’est justement ainsi qu’il faut procéder dans l’étude des phénomènes sociaux, dans la mesure où ce sont des phénomènes essentiellement intellectuels. La situation sociale actuelle, par exemple d’un peuple, n’est au fond rien d’autre que le résultat définitif qu’a atteint aujourd’hui le développement de ses forces vitales intellectuelles sous l’influence d’un environnement donné, des forces qui réalisent dans ce processus leur plein développement. Il s’agit donc, ici aussi, de considérer dans un premier temps le tout et ses propriétés remarquables, puisque la vie des parties ne représente rien d’autre qu’une forme phénoménale partielle de la vie du tout. Ici aussi, d’ailleurs, la connaissance approfondie du tout ne se réalisera que par la connaissance de ses parties et dans cette connaissance. Toutefois, celui qui voudra s’appuyer sur la nature de chaque homme ou même s’y arrêter se fourvoiera dans des errements qui s’amplifieront à la mesure de l’évolution du tout – en dernière analyse le but de son étude. L’observation isolée d’un seul aspect de la vie sociale d’un peuple, par exemple de la vie économique ou de certains de ses aspects, mènera elle aussi à des résultats fructueux à la seule condition qu’elle s’appuie sur une analyse du tout comme de la position que prend le domaine d’étude à isoler16. Mais il ne fait aucun doute qu’une théorie qui ignore tout cela et qui, de plus, repose sur une méthode incapable de mener, par son essence la plus profonde, à cette connaissance absolument indispensable de la vie sociale globale des peuples, n’est guère en droit de prétendre représenter l’ultime sagesse à laquelle la recherche en sciences sociales soit capable d’arriver. Bien entendu, personne ne contestera le fait que le point de vue abstrait a jadis fait grandement avancer la science ; [331] il est cependant très peu probable qu’il soit aujourd’hui encore le moyen de réaliser le progrès à venir de la connaissance en sciences sociales.
- 17 Cf. Comte, Cours, t. IV, p. 194 sq., 197. [Il vaut la peine de citer l’extrait : « Si nos économist (...)
- 18 À ce propos, lorsque Comte affirmait que l’on devait partir de l’observation du tout, il avait surt (...)
12Par conséquent, il est peut-être vrai que Comte est allé trop loin dans sa critique de l’économie nationale classique en affirmant que cette dernière n’avait plus fait de progrès depuis Adam Smith17 ; il avait raison de condamner sa méthodologie ; et l’on pourra porter à son crédit le fait qu’il a reconnu l’inconsistance de cette position à une époque où elle passait encore pour inébranlable aux yeux de tous. Mais il ne s’est pas contenté de détruire ; il a également construit. Comme les développements précédents ont cherché à le montrer, on doit accorder une grande importance à sa théorie selon laquelle il faut partir du tout dans l’analyse de la vie sociale, et l’on ne peut commencer par considérer isolément chacun de ses aspects ou par s’intéresser aux parties d’une formation sociale ; il faut d’abord chercher à définir plus précisément leur rapport au tout18. Sur ce point, Dilthey ne se montre guère pertinent lorsqu’il affirme que seul le recours aux sciences particulières permet d’accéder à la connaissance de la totalité de la vie sociale, ne serait-ce qu’en raison de la nécessité, pour que chaque science sociale se déploie de manière fructueuse, d’avoir une certaine vue d’ensemble de la totalité de la vie sociale dans toutes ses relations.
- 19 Léon Donnat (1832-1893) : économiste et ingénieur français, élève de Le Play, partisan de réformes (...)
- 20 L. Donnat, La Politique expérimentale, p. 55 sq., particulièrement p. 58 et 62.
13Mais Comte n’a pas seulement transformé le point de vue général [332] à partir duquel on doit étudier les problèmes de la vie en communauté des hommes ; il s’est également efforcé de remplacer en détail les anciennes méthodes par des nouvelles. Et maintenant que nous avons tenté plus haut de justifier dans son ensemble l’idée principale à l’origine de ses innovations, il nous reste à soumettre à une courte observation de détail ses propositions pour une refondation de la méthodologie en sciences sociales. Comme cela a été démontré de manière circonstanciée dans la quatrième partie de cet ouvrage, toute la méthodologie de Comte est fondée sur le principe selon lequel l’expérience est la source de toute véritable connaissance, l’induction le moyen de connaître que l’on doit privilégier sur les autres, sans que cela signifie qu’il ait rejeté complètement la déduction. On devra donc tout de même désigner ce processus, grâce auquel il croyait pouvoir dégager l’organisation sociale à venir des étapes du développement passé, comme un processus déductif. Comme j’ai tenté plus haut de l’expliquer, il est en revanche erroné de considérer Comte comme un simple représentant de la « méthode déductive » en raison de sa préférence, perceptible dans ses dernières œuvres, placées sous la domination de la « méthode subjective », pour la formation audacieuse d’hypothèses et pour un procédé déductif tout à fait contestable qui en est le pendant. En effet, cette désignation pourrait éveiller la fausse impression qu’il a aussi recommandé cette méthode pour la sociologie. Comte distinguait essentiellement trois sortes de pratiques scientifiques : la méthode de l’observation pure, celle de l’expérimentation scientifique, et enfin la méthode comparative. La première d’entre elles ne nécessite pas d’explication supplémentaire ; il faut juste souligner que Comte sous-estimait largement l’importance des études statistiques, ce qui est certainement lié au développement encore insuffisant de ce procédé à l’époque. En ce qui concerne l’observation qualifiée de l’expérimentation scientifique, il la considérait inapplicable dans le domaine de la vie sociale, et, malgré les arguments adverses de certains auteurs, en particulier ceux de L. Donnat19, on doit aujourd’hui encore admettre que sa position est juste. La grande valeur de l’expérimentation scientifique repose manifestement sur le fait que l’observateur qui fait l’expérience peut soumettre l’objet observé à des conditions fixées arbitrairement, [333] modifier ces dernières selon les besoins, et ainsi constater l’effet des modifications entreprises sur le processus étudié. Les conditions requises pour sa mise en œuvre sont l’indépendance relative de l’observateur par rapport à l’objet observé, la possibilité d’isoler cet objet, et enfin le caractère modifiable des conditions fixées arbitrairement. Or, tous ces présupposés ne sont pas réunis dans l’étude des faits de la vie humaine en communauté. Un réel isolement de l’objet d’étude, même approximatif, est objectivement irréalisable, sans même parler du fait qu’il est incompatible avec les positions morales de l’homme civilisé d’utiliser comme objets d’étude des populations ou des contrées entières sans se soucier de leur sort. Si malgré tout Donnat, en particulier, semble passer outre à tout cela et recommande la méthode expérimentale comme seule indiquée pour l’exploration de la vie sociale également, cela tient seulement à ce que cet auteur se fait une idée du caractère de l’expérimentation scientifique qui diverge en tous points de celle que l’on s’en fait ordinairement. Cela est particulièrement clair lorsqu’on considère les exemples qu’il fournit pour expliquer sa méthode. Car, lorsqu’il veut trancher « expérimentalement » la question de savoir ce qui, du libre-échange ou de la taxe à l’importation, est plus utile à un pays, en sélectionnant à l’essai une partie de la zone frontalière, en la soumettant à une certaine politique douanière et en observant les conséquences de cette mesure sur ce territoire20, on assiste ici à une confusion désolante, non seulement à propos de l’essence de l’expérimentation scientifique en général, mais aussi à propos des faits fondamentaux de la vie sociale. Pour toute personne sans préjugés, il est évident qu’un tel procédé n’apporterait pas la moindre preuve. Le succès pratique d’une telle politique douanière partielle pour un territoire particulier ne permettrait évidemment pas de tirer quelques conclusions que ce soient à propos des effets d’une telle mesure sur des régions d’une autre nature, voire sur le tout, sans même parler de l’idée que ce procédé pourrait fournir une connaissance véritablement exacte du problème en question. Mais celui qui a pu [334] côtoyer les énormes difficultés auxquelles doit se confronter le chercheur lorsqu’il utilise la méthode expérimentale, ne serait-ce que dans le domaine de la psychologie, dès lors que les résultats obtenus grâce à elle peuvent être considérés comme un tant soit peu exacts, celui-là ne pourra s’empêcher de sourire en entendant parler de l’application de la méthode expérimentale au domaine de la vie en communauté.
14C’est la « méthode comparative » qui a été développée de la manière la plus élaborée, et de loin, de la part de Comte, et c’est à juste titre que l’on a cru devoir chercher en elle le centre de gravité de toute sa méthodologie des sciences sociales. Mais quelle importance une méthode « comparative » peut-elle bien avoir pour l’exploration de la vie sociale ? S’il est vrai en effet que l’objet d’une science théorique de la vie humaine en communauté est en dernière instance l’actualité de cette vie même, et que la tâche qui lui incombe est donc de reconnaître la réalité de cet objet ; et s’il est aussi vrai que, d’après le principe de la raison suffisante, la succession ou la coexistence de deux phénomènes, si elle a été observée une seule fois, a pour corollaire que, dans les mêmes conditions, ce sont toujours les mêmes phénomènes qui se manifesteront à l’avenir, en découle en principe l’idée que la pure observation de la vie réelle doit suffire pour fournir une connaissance théorique de la réalité sociale. En réalité, cette conclusion s’avère trompeuse, parce que tous les processus de la réalité ne se présentent jamais à l’observateur dans leur pureté typique, mais toujours entremêlés d’un grand nombre de composants aléatoires, et il est à coup sûr impossible de prendre la décision importante qui consiste à définir quels sont les éléments des phénomènes mixtes, observés naïvement, sans outil de travail méthodologique particulier, qui entretiennent entre eux une relation causale et fonctionnelle. Si une connaissance théorique et véritable de la réalité se fait tout de même jour, il s’agit de détacher des composants typiques les composants aléatoires du phénomène observé en prenant des précautions méthodologiques, jusqu’à ce que, dans une pureté intacte, ne restent plus que les composants typiques. C’est à cela que sert le plus souvent l’expérimentation scientifique dans les sciences de la nature et depuis peu aussi en psychologie, expérimentation qui est cependant, comme on l’a démontré, inapplicable en sciences sociales. Elle y est remplacée par la [335] méthode comparative. En comparant entre eux un grand nombre de processus semblables à première vue, le chercheur en sciences sociales aboutit à la fin, quoique sans la même certitude, comme en utilisant l’expérimentation, à un résultat analogue, à savoir une connaissance de ce qui est typique. Manifestement, cette comparaison ne peut avoir lieu que de deux façons. Premièrement, toutes les situations et tous les phénomènes sociaux analogues qui se présentent à l’intérieur d’un groupe social précis, d’un peuple, ou même sur la Terre entière, sont mis en comparaison les uns avec les autres. Et il ne fait aucun doute que, à supposer que cette étude soit menée de manière exacte, un grand nombre de faits typiques pour la vie humaine en communauté dans ses diverses formes phénoménales peuvent être repérés. Cette utilisation de la méthode comparative est aussi à même de prouver quels phénomènes sociaux sont à considérer comme des effets secondaires constants de certains autres phénomènes. Mais cette comparaison ne pourra renseigner sur la question la plus importante de toute science, à savoir quels faits sont en relation causale avec tels autres, c’est-à-dire ont pour conséquence directe ces derniers ; car si elle atteste bien, en plus des faits analogues, la présence simultanée d’une grande quantité de faits de caractères divers, elle ne révèle pas les relations qu’ils entretiennent entre eux. Pour répondre à cette dernière question, il faut recourir à une autre sorte de comparaison encore ; il s’agit de la comparaison « historique », qui possède de plus sur la première l’avantage particulier de n’avoir jamais affaire à un matériau qui, semblable à l’onde qui court, file entre les doigts du chercheur, mais toujours à un matériau figé, qui, pour autant qu’il soit préservé, tient bon face aux analyses les plus diverses.
15Knies a affirmé que la tâche qui incombe à la méthode historique est de constater des séries d’évolutions sociales, des « lois d’évolution de l’analogie », et il a vu dans leur aptitude à apporter une solution à cette tâche précisément sa valeur principale. Comte défendait une position semblable. Bien loin de contester l’importance de telles séries d’évolutions sociales tant qu’elles s’élèvent au-dessus du niveau de schémas insipides, également en ce qui concerne la théorie des sciences sociales, je ne peux néanmoins voir en elles le but ultime de la connaissance théorique. [336] Et ce non seulement parce qu’une telle série d’évolution n’apporte pas de réponse à l’interrogation sur les relations causales des différentes étapes en elles-mêmes, mais surtout parce que, par ce biais, la science sociale théorique risque d’une part d’oublier que pour elle, au contraire de la science historique, l’observation génétique n’est pas une fin en soi, mais seulement un outil de travail méthodologique afin d’atteindre la connaissance théorique, et d’autre part de se dissoudre dans une histoire sociale généralisatrice, dont se moquent, non sans raison, les historiens. On a déjà pointé ce risque ainsi que l’élément qui sépare l’histoire de la sociologie. Ce dernier a été caractérisé par le fait que, pour le théoricien de la société, en particulier pour le sociologue, les formations et processus sociaux des temps passés ne trouvent pas leur valeur, comme pour l’historien, dans leur caractère spécifiquement historique, mais en tant que formes phénoménales par excellence de la vie sociale.
- 21 G. Schmoller, Volkswirtschaft, Volkswirtschaftslehre und – Methode, Hand-wörterbuch der Staatswisse (...)
16Cela étant dit, en quoi la portée de la méthode comparative et historique pour la science sociale théorique réside-t-elle donc ? En dernière analyse, manifestement pas en ce qu’elle nous apprend à connaître le passé et la série des phases de développement en elles-mêmes, mais bien plutôt dans le simple fait qu’elle permet la compréhension du présent, ou plus exactement celle des problèmes de la vie en communauté des hommes ; et ce, principalement à trois niveaux. Premièrement, comme l’a dit récemment Schmoller21, en « faisant passer le chercheur du statut de mendiant à celui d’homme riche quant à la connaissance de la réalité », parce qu’elle lui fournit un matériau expérimental sans pareil. Deuxièmement, en lui permettant une connaissance approfondie du tout social. Si l’on considère la grandeur imposante et l’infinie complexité des grands Etats modernes, on sera volontiers disposé à qualifier d’irréalisable, voire d’utopique, l’exigence de faire éventuellement précéder une étude précise des détails d’une observation du tout et de sa structure générale. Or, la perspective historique ou génétique permet tout de même d’en passer par là. Si la sociologie [337] s’appuie sur l’étude de communautés relativement simples et de leurs formes structurelles et expressions vitales typiques ; si elle suit le cours de leur évolution, non seulement globalement, mais aussi particulièrement en tenant compte de la réorganisation de chaque partie ainsi que de son agencement et son adaptation à de nouveaux objectifs ; enfin, si elle apprend à reconnaître les phases tardives du développement comme formes phénoménales des mêmes forces vitales sociales que celles qu’elle a vu agir lors des phases précédentes, en tant que formes phénoménales de ces forces, mais plus épanouies et plus approfondies, alors la sociologie accède en même temps à une connaissance de l’essence typique des constructions sociales gigantesques du présent, connaissance qui se déroberait autrement toujours au chercheur, alors que, sans elle, tout son savoir demeurerait parcellaire. Troisièmement enfin, en menant indirectement à une découverte des relations causales entre les faits isolés de la vie des hommes en communauté. Il est vrai que les séries d’évolutions sociales que constate la méthode comparative et historique dans un premier temps, comme nous l’avons dit, ne donnent pas encore de réels éclaircissements sur les relations causales que ces étapes entretiennent entre elles ; mais, comme cette succession d’étapes ne peut être aléatoire, la connaissance que l’on a d’elle permet d’élucider les processus dont l’accomplissement toujours identique et immuable donne naissance à ces formes perpétuellement changeantes, qui se complexifient de plus en plus à mesure de leur évolution, c’est-à-dire qu’elle aboutit à la résolution des problèmes ultimes de la vie en communauté des hommes, à l’établissement de lois sociales.
- 22 W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, p. 133 sq.
17Quelle que soit la valeur essentielle que l’on accorde précisément à la méthode historique, sa portée générale ne se discute pas aujourd’hui, et l’on admettra que l’un des grands mérites de Comte est d’y avoir fait référence en premier, même si l’on ne partage pas son espoir de parvenir à décoder grâce à elle l’évolution sociale à venir. Son « procédé de vérification » de la méthode historique a également son importance, bien qu’il s’agisse d’une erreur lorsque W. Dilthey croit « toucher le nœud vital de la sociologie de Comte dans la vérification biologique des principes déduits historiquement »22, un point de vue qu’il est par ailleurs, autant que je sache, le seul à défendre dans les sciences sociales. [338] L’explication de ce procédé de vérification ne tient qu’une place fort modeste dans la longue partie sur la méthodologie en sciences sociales du Cours de philosophie positive, tandis que Comte, dans cet ouvrage, ne se contentait pas de condamner expressément tout procédé méthodologique visant la déduction des lois de la vie sociale non à partir de la réalité historique, mais de la nature humaine, mais s’efforçait également de fonder sa « loi des trois états », dans toute son envergure, sur le déroulé de l’histoire de l’évolution des peuples. Selon lui, ce procédé de vérification serait à même de tenir le chercheur éloigné de la fausse croyance selon laquelle on peut imaginer prolonger à l’infini chaque série d’évolution sociale dans la direction donnée, alors que les propriétés fondamentales de la nature humaine constituent ses limites. On est sûrement fondé méthodologiquement à supposer stables les propriétés fondamentales du caractère humain dans certaines périodes bien circonscrites. Il ne fait cependant aucun doute que Comte, en définissant par ce biais une limite absolue à l’évolution, a commis une erreur. Cela est lié à sa conception, du reste indéfendable, de l’évolution sociale, dont il sera question en détail dans le prochain chapitre.
18Si l’on veut résumer en un jugement global le résultat de cette partie, voici ce qui en découle : Dans le domaine de la méthodologie des sciences sociales également, Comte se révèle un penseur sagace, qui a non seulement décelé avec génie les faiblesses des théories existantes, mais a aussi contribué, en ce qui le concerne, à élaborer de nouvelles règles méthodologiques meilleures pour remplacer celles qu’il considérait dépassées. Sa référence à l’expérience comme seule source véritable et fondamentale de la connaissance en sciences sociales, à une époque où la grande majorité de ses contemporains se tenaient éloignés d’elle ; son principe selon lequel une compréhension approfondie des problèmes sociaux ne peut se réaliser que si l’analyse séparée de chaque partie de la formation sociale et de chaque aspect de la vie sociale s’accompagne d’une observation orientée vers la saisie du tout, voire que la première, si elle veut atteindre la vérité, présuppose à vrai dire dans une certaine mesure la seconde ; et enfin sa théorie selon laquelle, en plus de l’observation [339] de la vie sociale actuelle, la méthode comparative et historique, l’étude des phases passées de l’évolution, est l’un des meilleurs outils de travail de la connaissance en sciences sociales : tout cela non seulement le place d’office parmi les esprits de premier plan, mais le désigne aussi comme un penseur qui mérite encore grandement de susciter l’intérêt des chercheurs en sciences sociales d’aujourd’hui. Il est bien entendu affligeant que Comte lui-même ne soit pas toujours resté fidèle à ses théories méthodologiques, qu’il les ait même pratiquement reniées plus tard, mais cela peut d’autant moins altérer leur valeur et l’importance de Comte pour l’évolution de la science qu’il y a une explication satisfaisante, d’une part dans la complexité de l’objet de recherche étudié et le manque de travaux préliminaires suffisants, d’autre part dans la particularité de son évolution intellectuelle, déjà présentée dans une partie antérieure de cet ouvrage.
Notes
1 A. Comte, Système de politique positive, t. IV. App. Plan des travaux scientifiques, p. 99 sq., 119 sq. (Dans toutes les références données par Waentig la pagination d’origine a été conservée [L. F.]).
2 Wilhelm Roscher (1817-1894) : élève de Ranke, spécialiste de sciences politiques (Staatswissenschaften) et d’économie nationale, domaines dans lesquels il applique la méthode historique, opposée à la méthode philosophique. Sa théorie des stades de l’économie (nature, travail, capital) fut critiquée par Marx qui la classe dans la « Vulgärökonomie » [L. F.].
3 Karl Knies (1821-1898) : économiste, importante figure de « l’école historique de l’économie nationale » [L. F.].
4 À chaque fois qu’il s’agit de constater simplement l’état de fait extérieur des phénomènes sociaux, le bien-fondé de l’application des méthodes des sciences de la nature ne se discute pas. Toute la méthode statistique, ainsi que la conviction de pouvoir atteindre grâce à elle des résultats valables, reposent au fond sur cette réflexion.
5 W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit (1883), p. 13 sq. ; p. 136 sq.
6 W. Dilthey, ibid., p. 138 sq.
7 Wilhelm Wundt (1832-1920) : fondateur, en 1879, de l’Institut de psychologie expérimentale à Leipzig [L. F.].
8 Citation de Goethe (Faust I, 575-577) [L. F.].
9 Carl Menger (1840-1921) : professeur d’économie à l’Université de Vienne, précurseur de l’école autrichienne de « l’utilité marginale » (Grenznutzen), autrement appelée « économie marginaliste » ou économie néoclassique. Ses Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier (Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere, trad. Gilles Campagnolo, Paris : Presses de l’EHESS, 2011), furent, en 1883, le point de départ de la « querelle des méthodes » [L. F.].
10 Cf. à ce propos la critique de G. Schmoller dans son écrit « Sur la littérature et l’histoire des sciences sociales » (Gustav Schmoller (1838‑1917) : ce représentant de l’école historique allemande d’économie critiquée par Menger est auteur d’un ouvrage intitulé Zur Litteraturgeschichte der Staats- und Sozialwissenschaften (Leipzig, 1888) et non, comme Waentig l’écrit par erreur, Zur Litteratur und Geschichte der Sozialwissenschaften [L. F.]).
11 Menger montre ici les limites de la recherche empirique-réaliste (inductive) : celle-ci consiste à analyser des types tels qu’ils se présentent dans leur pleine réalité empirique, mais ne peut atteindre que des lois empiriques dont le niveau de généralisation reste limité. La recherche exacte a pour objectif l’établissement de lois rigoureuses : la science exacte n’analyse pas les phénomènes « réels », mais des éléments simples, rigoureusement typiques et en partie non empiriques [L. F.].
12 Il vaut la peine de citer tout le passage auquel Waentig fait allusion : « Plus un domaine de phénomènes est complexe, plus est difficile et vaste la tâche de rapporter les phénomènes en question à leur éléments les plus simples et de découvrir le processus par lequel les premiers sont construits à partir des seconds conformément à des lois, et plus encore il est difficile d’obtenir un résultat de la recherche exacte à la fois complet et satisfaisant. Ainsi s’explique également le fait que, dans le domaine de la recherche menée sur la société comme dans les sciences de la nature, ne se manifestent à nous, la plupart du temps, que des lois empiriques concernant des phénomènes complexes, tandis que, eu égard à des phénomènes moins complexes de la nature et de la vie des hommes, la compréhension exacte prend une importance prédominante. Par suite aussi, ce fait bien connu que, là où il s’agit de connaissances théoriques liées aux phénomènes complexes d’un champ phénoménal donné, il est de coutume que la direction réaliste de la recherche prédomine, tandis que, pour des phénomènes moins complexes, c’est la direction exacte. Toutefois, en principe, les deux directions de recherche ne sont pas seulement pertinentes pour tous les domaines du monde phénoménal, mais elles le sont encore aussi à tous les niveaux de complexité des phénomènes. Si un penseur aussi remarquable qu’Auguste Comte exige que les sciences sociales trouvent leurs lois par des voies empiriques et, qu’à partir de là elles puissent accréditer les lois générales de la nature humaine, et si John Stuart Mill attache à cette même méthode, qu’il nomme, lui, au contraire, déductive, une importance véritablement décisive pour la recherche sur la société, alors il est patent qu’en dernière analyse, c’est sur un sentiment bien peu clair que l’état de fait exposé ci-dessus fonde ses conceptions » (C. Menger, Recherches sur la méthode…, trad. G. Campagnolo, Paris : EHESS, 2011, Livre I, ch. 5, p. 209-210) [L. F.].
13 Pour Menger, une partie des phénomènes sociaux (notamment économiques) et des phénomènes naturels sont le produit émergent et non intentionnel d’un ensemble de processus décentralisés [L. F.].
14 C. Menger, Recherches sur la méthode…, p. 6 sq., 25, 32, 34, 36, 40 sq., 53 sq., 68, 104, 127, 159 sq., 260.
15 W. Wundt, Logik, II, p. 588 sq., 590 sq.
16 Il va de soi qu’on ne doit pas nier de la sorte l’importance, voire la nécessité des études de détail les plus poussées. On doit juste exiger que chaque recherche particulière nous montre toujours le détail comme partie d’un tout, chaque extrait de la totalité de la vie sociale d’un peuple ou des peuples comme tel et dans sa relation au tout.
17 Cf. Comte, Cours, t. IV, p. 194 sq., 197. [Il vaut la peine de citer l’extrait : « Si nos économistes sont, en réalité, les successeurs scientifiques d’Adam Smith, qu’ils nous montrent donc en quoi ils ont effectivement perfectionné et complété la doctrine de ce maître immortel, quelles découvertes vraiment nouvelles ils ont ajoutées à ses heureux aperçus primitifs, essentiellement défigurés, au contraire, par un vain et puéril étalage des formes scientifiques. En considérant, d’un regard impartial, les stériles contestations qui les divisent sur les notions les plus élémentaires de la valeur, de l’utilité, de la production, etc., ne croirait-on pas assister aux plus étranges débats des scolastiques du moyen âge sur les attributions fondamentales de leurs pures entités métaphysiques, dont les conceptions économiques prennent de plus en plus le caractère, à mesure qu’elles sont dogmatisées et subtilisées davantage. Dans l’un comme dans l’autre cas, le résultat final de ces absurdes et interminables discussions, est, le plus souvent, de dénaturer profondément les précieuses indications primitives du bon sens vulgaire, désormais converties en notions radicalement confuses, qui ne sont plus susceptibles d’aucune application réelle, et qui ne peuvent essentiellement engendrer que d’oiseuses disputes de mots. Ainsi, par exemple, tous les hommes sensés attachaient un sens nettement intelligible aux expressions indispensables de produit et de producteur : depuis que la métaphysique économique s’est avisée de les définir, l’idée de production, à force de vicieuses généralisations, est devenue tellement vague et indéterminée que les esprits judicieux, qui se piquent d’exactitude et de clarté, sont maintenant obligés d’employer de pénibles circuits de langage pour éviter l’emploi de termes rendus profondément obscurs et équivoques. […] Il faut d’ailleurs soigneusement remarquer que, de l’aveu général de nos économistes sur l’isolement nécessaire de leur prétendue science, relativement à l’ensemble de la philosophie sociale, constitue implicitement une involontaire reconnaissance, décisive quoique indirecte, de l’inanité scientifique de cette théorie, qu’Adam Smith n’avait eu garde de concevoir ainsi. Car, par la nature du sujet, dans les études sociales comme dans toutes celles relatives aux corps vivants, les divers aspects généraux sont, de toute nécessité mutuellement solidaires et rationnellement inséparables, au point de ne pouvoir être convenablement éclaircis que les uns par les autres […] » (Cours de philosophie positive, 47e leçon, Hermann, p. 94) [L. F.].
18 À ce propos, lorsque Comte affirmait que l’on devait partir de l’observation du tout, il avait surtout en tête l’idée que chaque forme de la vie sociale ne peut être étudiée séparément (Cours, t. IV, p. 254 sq.). Cependant, le fait qu’il était du même avis concernant les formations sociales prises isolément et leurs parties structurelles découle de sa volonté de voir appliquer la même méthode eu égard aux organismes biologiques. Toutefois, il a toujours justifié la justesse de ce procédé par la seule connexité des phénomènes sociaux et organiques, et c’est pourquoi il devait tolérer la remarque selon laquelle la connexion entre les éléments d’une relation chimique n’est certainement pas moins étroite. Il ne reconnaissait pas qu’au fond, dans les deux cas, c’est la connexité particulière et l’homogénéité des phénomènes intellectuels qui exigent ce procédé. Car, comme on l’a exposé plus haut, la résolution des ultimes problèmes de la vie organique nous conduira aussi nécessairement à recourir aux phénomènes intellectuels.
19 Léon Donnat (1832-1893) : économiste et ingénieur français, élève de Le Play, partisan de réformes expérimentales à l’initiative des citoyens ou des élus locaux. Sa conception expérimentaliste s’appuie sur une analogie entre le milieu physiologique des cellules vivantes et le milieu intellectuel dans lequel sont immergés les individus composant la société (La Politique expérimentale, Paris : C. Reinwald, 1885, 2e éd. 1891) [L. F.].
20 L. Donnat, La Politique expérimentale, p. 55 sq., particulièrement p. 58 et 62.
21 G. Schmoller, Volkswirtschaft, Volkswirtschaftslehre und – Methode, Hand-wörterbuch der Staatswissenschaften VI [Dictionnaire de poche des sciences politiques], p. 544 (tiré à part).
22 W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, p. 133 sq.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Heinrich Waentig, « La méthodologie des sciences sociales selon Comte », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 35 | 2014, 289-311.
Référence électronique
Heinrich Waentig, « La méthodologie des sciences sociales selon Comte », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/1081 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.1081
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page